Préface
p. 6-9
Texte intégral
1Phénomène exemplaire dans l’ordre politique mais aussi éditorial, l’État islamique, renouvelant la promesse califale abolie en 1924 par Kemal Atatürk et multipliant les saillies violentes contre les sociétés du Moyen-Orient d’abord, occidentales et africaines ensuite, se démarque par ses composantes et ses modes opérationnels. Bien sûr, il s’intègre dans les formes diverses prises par des groupes politiques se revendiquant du djihad et de l’islam en politique pour s’imposer localement. Il s’en distingue néanmoins par sa territorialisation en Irak et au Levant, assumée dès 2012, et par la proclamation de l’État califal, en 2014. Dans un contexte de décalage grandissant entre les pouvoirs politiques au sein des sociétés musulmanes et la pratique religieuse, la question de l’abandon du califat avait en effet été laissée pendante depuis les années 1920 et ne suscitait plus de la part des grands organismes musulmans aucun positionnement. À rebours de ce délaissement et dominant des espaces post-impériaux, Abu Bakr al-Baghdadi vient, par son geste, se faire le détenteur de l’héritage prophétique.
2Il articule cette revendication sur un contexte unique, où sociétés irakienne et syrienne – berceaux des premiers califats et objets, dans le cas de l’Irak, du présent ouvrage – tentent de secouer les ressorts des autoritarismes locaux enracinés dans les promesses révolutionnaires des années 1960 tout en repensant les liens sociaux et politiques unissant leurs composantes. Dans ces circonstances uniques, les nouvelles autorités de l’État du califat emploient des modes théâtraux pour affirmer leur hégémonie et briser les ressorts de l’État moderne. Là où les sévices humains et l’esclavage furent par exemple deux pratiques bannies au nom de la modernité étatique, les membres de l’EI les réinstaurent comme symbole d’un ordre nouveau qu’ils tentent d’imposer. En cela, l’État islamique impose un regard toujours actualisé sur le régime califal tel qu’il a pu exister et ce qu’il pourrait devenir.
3Le lecteur pourrait cela dit se demander pourquoi publier un nouveau livre sur un acteur devenu de moindre importance sur la scène moyen-orientale depuis la victoire de la coalition internationale qui, à Baghouz en 2019, célébrait la chute du dernier bastion de l’État califal. Qui plus est, quand sa genèse, son essor, ses constituants organiques ont déjà suscité une ample littérature de la part des think tanks et autant de vocations d’experts découvrant ou redécouvrant soudainement le Moyen-Orient. Ainsi, à l’orée des années 2015, de nombreux ouvrages portant sur l’État islamique trônaient déjà dans les vitrines des librairies, témoignant du souci du secteur éditorial d’offrir à un public élargi des connaissances sur l’un des phénomènes d’actualité les plus en vue à cette période. Quel est alors l’apport du livre de Faleh Abdel Jabar ?
4Situant son approche comme une enquête historique de terrain, l’auteur, un des meilleurs spécialistes de l’Irak, nous propose un pas de côté et met en perspective le lieu de naissance de l’État islamique pour montrer comment, dans une configuration historique bien spécifique, celui-ci devient à la fois mouvement social et phénomène politique. En cela, il assume sans l’expliciter les points de vue critiques pointant les continuités fortes entre régime baathiste et État islamique. Si certains journalistes avaient signalé les recrutements d’anciens moukhabarats, ces officiers des services de renseignement, d’autres soulignaient la résurgence d’un agenda politique très souple autour de grands mots d’ordre (le nationalisme arabe d’abord, le califat ensuite) et, naturellement, la dimension répressive au plus intime des sociétés. Ce pas de côté constitue l’apport principal de l’ouvrage et permet de comprendre comment la situation de crise ouverte en 1991 détermine en profondeur l’essor et le déploiement de ce phénomène inédit.
5Menant son enquête sur l’État du califat entre 2015 et 2016, publiant en 2017, Faleh Abdel Jabar disparaît en 2018. De par cette temporalité inattendue, ce livre devient aussi le testament éditorial d’un grand chercheur irakien. Faleh Abdel Jabar s’était en premier lieu fait connaître par ses analyses sur le renouveau de l’islam politique chiite, avec un livre devenu un jalon incontournable des études sur l’Irak : The Shi’ite Movement in Irak (Saqi Books, 2003). Son étude visait à l’époque à corriger le prisme focalisé sur la nature du régime baathiste en enquêtant ailleurs, sur ce qui s’était joué au sein d’un monde politique chiite en recomposition après l’écroulement de la monarchie et l’avènement des révolutions. Depuis son asile libanais, Jabar a aussi contribué à institutionnaliser les études irakiennes autour du centre qu’il dirigeait, l’Iraq Institute for Strategic Studies (IISS), et alimenté plusieurs décennies durant le dialogue scientifique et l’expertise sur ce pays. Son œuvre se lisait en réseau : depuis Londres, où les premières communautés exilées dans les années 1960 avaient mis en place think tanks et librairies spécialisées, en passant par Beyrouth, mais aussi Doha, où les chercheurs irakiens ont très tôt pris part à l’aventure du Doha Institute. S’appuyant ainsi sur sa connaissance intime et profonde de l’Irak, l’auteur revient, dans cet ouvrage, sur le décor déstructuré d’une société irakienne travaillée par les polarisations, la montée aux extrêmes et la fragmentation critique de son tissu social.
6Comme l’indique l’éditeur dans son avertissement, une partie du travail publié en arabe a été mise de côté et un réagencement chronologique a été opéré, visant à rendre la lecture de l’ouvrage plus aisée au lecteur français. Cette traduction n’en restitue pas moins, dans la finesse, la manière dont les groupes d’appartenances – les tribus et leurs branches travaillées par les répressions et cooptations de Saddam, les difficultés de l’embargo ou encore par les heurts et affrontements de la guerre civile préludant à l’État islamique – s’étaient progressivement positionnés face au nouvel acteur. Elle donne à voir comment, dans ce monde sunnite de l’ouest irakien, les configurations d’acteurs se recomposent au long de deux décennies. En cela, ce livre est tout à la fois une étude de l’histoire très contemporaine de l’Irak, une réflexion sociologique sur les supports du politique et une analyse des recompositions partisanes en temps de crise.
7Témoignage testamentaire, ce livre mérite d’être attentivement lu à l’heure où le regard se détourne un peu vite de l’aventure violente de l’État islamique, alors même que ce dernier demeure présent dans son berceau – et très actif dans ses extensions africaines. Né d’une rencontre inédite entre un mouvement politique et un contexte critique, l’État califal impose de repenser l’histoire sociopolitique de la région, non seulement pour comprendre les conditions de l’émergence de l’EI et sa vitalité, mais aussi, peut-être, pour envisager ses possibles résurgence.
Matthieu Rey,
Institut français du Proche-Orient,
Beyrouth, février 2024
Auteur
Institut français du Proche-Orient
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