Les sciences politiques au Liban
Enquête sur un milieu savant dispersé
p. 134-183
Texte intégral
1« Lorsque l’Association libanaise des sciences politiques m’a demandé de vous parler de la meilleure manière d’enseigner ces sciences au Liban, je me suis demandé : quelle école pourrait être plus adéquate que celle de la société libanaise elle-même pour enseigner la politique ? […] Le Libanais est un politicien par excellence. » (Dib 1959) Cette boutade de Boutros Dib, historien et futur recteur de l’Université libanaise puis ambassadeur du Liban, invité à l’un des premiers séminaires organisés par l’Association libanaise des sciences politiques n’en est en fait peut-être pas une.
2Dès avant le conflit civil, le Liban apparaît comme un « laboratoire privilégié » pour des politistes libanais ou étrangers (Messara 2004, p. 17). Les premiers le revendiquent comme tel, y compris pour s’inscrire dans une arène professionnelle internationale, les seconds font le chemin de Beyrouth pour y travailler par exemple la question des identités politiques, des régimes consociatifs ou encore des violences politiques (Binder 1966 ; Picard 1977). Le politique, la politique et les politiques (que l’on traduirait en anglais par polity, politics et policies) y sont étudiés, discutés, enseignés et mises en œuvre dans de nombreuses officines : celle des universités bien sûr, mais encore celles d’autres lieux de production de savoirs1, ou celles constituées par ces centres de recherche extra-universitaires qui prennent racine à Beyrouth dès la décennie d’avant-guerre pour produire un « savoir engagé » (Raymond 2019a)2. Comme le suggère ci-dessus Boutros Dib à la fin des années 1950, les frontières du savoir profane et spécialisé, tout comme les formes d’autonomisation de la discipline notamment dans les arènes universitaires, s’avèrent d’emblée minces et plastiques. En ce sens, les sciences politiques libanaises sont peu conformes à la vision du « champ scientifique » que développe Pierre Bourdieu – un « espace relativement autonome, [un] microcosme doté de ses lois propres » (Bourdieu 1997, p. 14). Elles se développent dans un milieu professionnalisé peu homogène, au sein duquel les pratiques répondent à des principes hétéronomes.
3Nous empruntons cette notion de « milieu » au travail du politiste Frédéric Sawicki sur les milieux partisans, parce qu’elle engage à prêter attention « aux réseaux de réseaux » construits sur le temps longs qui irriguent des « configurations sociales localisées » et sont l’objet tant de concurrences internes que de la concurrence de cadres d’action externes et de contextes socialisateurs hétérogènes (Sawicki 1997). Nous l’adaptons pour aborder les sciences politiques au Liban, à travers différentes formes d’objectivation sociale qui se jouent dans des réseaux et interactions universitaires parfois antagonistes, mais aussi dans d’autres lieux de production et de reproduction de savoirs sur le politique qui en font sa dispersion. Comme discipline académique, les sciences politiques sont faiblement institutionnalisées au Liban. Malgré des cursus universitaires dans les différentes universités du pays arabophones, francophones et anglophones, et l’existence sporadique d’une Association libanaise des sciences politiques, la discipline n’échappe pas aux fragilités qu’elle connaît ailleurs. Elle les exhibe au contraire au gré d’une construction incertaine, entretenant l’ambiguïté sur ce qu’elle est : « mal définie, amorphe et hétérogène » (Greenstein & Polsby 1975, p. 5), peu reconnaissable en tant qu’espace scientifique discipliné de (re)production de savoir. Il existe une difficulté même à la dénommer et à la traduire : si dans le monde anglo-saxon, la science politique (political science) est singulière, elle est le plus souvent plurielle dans le monde arabe et au Liban en particulier (‘ulûm siyâsiyya), une nuance mal résolue dans les bibliothèques francophones où la science politique côtoie les sciences politiques3. La discipline s’adosse ouvertement aux autres sciences sociales (les politistes se présentent volontiers comme sociologue, anthropologue ou économiste du politique), ne revendique pas de méthode spécifique (il n’existe pas de politographie, à l’inverse de la sociographie, de l’ethnographie ou de l’historiographie [Rachik 2010]), et ne se distingue pas plus par des formes d’investigation spécifiques (comme le seraient « les archives pour l’historien, l’enquête par questionnaires pour la sociologie, le “terrain” pour l’anthropologie » [Passeron 1995, p. 71]). Moins « science de plein droit4 » (Leca 2012, p. 637) que « carrefour » (Idem, p. 648) entre pratiques, méthodes et corpus variés, surgi au gré d’une dérive des continents scientifiques mais encore des transformations des métiers politiques, les sciences politiques peuvent donc paraître indisciplinées ; au Liban comme ailleurs.
4Notre enquête au Liban ne s’est donc pas efforcée de discuter de ce que serait un défaut d’institutionnalisation de la discipline, mais davantage de comprendre les particularités libanaises de son ambiguïté disciplinaire et de sa dispersion institutionnelle. En effet, au-delà d’un constat partagé ailleurs sur l’acrobatie à laquelle conduirait de « servir la démocratie […] et être une véritable science » (Smith 1997, p. 58), ce qui est frappant dans les trajectoires des sciences politiques libanaises est l’obsédante quête des politistes libanais et libanaises à répondre à cette double vocation, et l’expression récurrente de frustration, voire d’impuissance, qui l’accompagne.
5Pour cela, notre enquête s’est conduite sur deux principaux terrains : d’une part, à la rencontre de politistes libanais, publiant ou enseignant les sciences politiques dans trois enceintes académiques principales (l’Université libanaise [UL], l’université Saint-Joseph [USJ] et l’American University of Beirut [AUB]), nous avons questionné leurs pratiques et leurs regards sur leur propre discipline. D’autres lieux d’enquêtes auraient pu être explorés, au vu de la richesse de l’offre et de la diversité du paysage universitaire du pays. D’autre part, nous nous sommes intéressés à plusieurs institutions pour leur objectif affiché de produire du savoir sur un objet politique décliné de multiples manières.
6Ceci nous amène à décrire d’abord les terrains d’exercice des sciences politiques au Liban d’une part comme des pâturages peu spécialisés dans l’espace universitaire et d’autre part comme soumis à plusieurs types de périphérisation, c’est-à-dire de mise en dépendances par rapport à d’autres disciplines, d’autres institutions, et d’autres arènes scientifiques internationales. Ces trois dimensions questionnent leur autonomie potentielle. Dans un second temps, nous avons questionné le sentiment d’échec moral et matériel de la discipline, notamment face à des diagnostics répétés de crise de la société politique, au chevet de laquelle ses praticiens auraient vocation à se pencher. Nous avons cherché à comprendre comment il a contribué à des ruptures et expériences alternatives hors des murs de l’université. Ce processus a institué des clivages entre pratiques et entre types de reconnaissance.
Les pâturages universitaires des sciences politiques
7À l’université, au Liban, les sciences politiques relèvent davantage du pastoralisme en de multiples champs que de l’exploitation de parcelles dûment délimitées. Enseignée depuis les années 1920 au sein de l’école de droit de l’USJ, « à l’initiative du Gouverneur du Grand Liban » et afin de « former les cadres de la nouvelle administration5 », la discipline s’organise plus explicitement dans les années 1950. Ces premières années de l’indépendance sont celles de l’entreprise de consolidation des institutions étatiques, mais aussi celles de la crise politique de 1958 qui conduit à l’élection du général Fouad Chéhab à la présidence de la République (1958-1964) et au déploiement du modèle développementaliste qui l’a accompagnée, notamment avec les activités de la mission IRFED au Liban dans les années 1960. Le besoin de formation (de cadres) et celui d’intelligibilité (de la situation) se conjuguent, et rencontrent à l’international les prémices de l’organisation de « la » science politique sous les bons auspices de l’UNESCO (l’Association internationale de science politique est fondée en 1949 [Boncourt 2009])6.
Un domaine d’étude au service du politique
8Un Institut des sciences politiques est créé en 1944 à l’université Saint-Joseph au sein de ce qui devient en 1946 la faculté de droit et des sciences politiques et dont l’objectif demeure de « former une élite entreprenante et agissante aussi bien dans le secteur public et privé que dans la société civile7. » L’actuel Department of Political Studies and Public Administration (PSPA) de l’American University of Beirut, opéra quant à lui en 1957 la fusion du département de Political Science and Law (créé en 1945) et de celui de Public Administration (créé en 1951) (PSPA 2011). Le développement d’une science de l’État et du gouvernement qui s’y ancre, fait écho durant la période chéhabiste à « une période de silence historiographique de la part de l’État » (Raymond 2013, p. 78) qui peut s’interpréter comme un effort de positionnement des institutions publiques par-dessus les lignes de fronts de l’échiquier communautaire : l’idéologie d’État s’y construit dans la constitution d’une administration (Traboulsi 1998), et en suspendant momentanément, du côté des historiens du moins, les controverses puissantes suscitées autour de la gestation d’une historiographie officielle.
9C’est d’ailleurs en 1958 qu’est fondée l’Association libanaise des sciences politiques8 (ALSP) – dans un contexte universitaire pluriel, qui se segmentera davantage, et quelques années seulement après la création de l’Université libanaise. Il s’agissait selon ses fondateurs de « réunir les diplômés de science politique » (art 2.a), « d’engager une réflexion et des recherches en sciences politiques, [afin d’]élever le niveau de formation à la politique en général » (art. 2.b), « d’établir des relations et coopérations avec les associations et fondations internationales au Liban et dans d’autres pays » (art. 2.c) et de « renforcer le niveau scientifique dans le domaine des sciences politiques » (art. 2.d)9. Dans le même mouvement, en 1960, la toute jeune faculté de droit de l’Université libanaise se dote d’un département de sciences politiques et devient en 1966 la faculté de droit et des sciences politiques et administratives.
10L’inscription de la discipline parmi les sciences sociales ne va clairement pas de soi à la lecture de ces découpages institutionnels. Elle décrit autant un ensemble d’enseignements portant sur le politique qu’un savoir spécialisé distinctif. Si le lien initial et intrinsèquement structurant à la discipline du droit est évident, l’articulation à l’art du gouvernement et de l’administration (plus tard, et en anglais, des « public policies ») s’impose rapidement.
11En raison de cette conjonction, les sciences politiques au Liban se développent d’emblée à l’université comme un domaine d’études « politisé » au sens premier du terme. Elles se caractérisent par « le fait que les problèmes extérieurs, notamment les problèmes politiques, s’y expriment directement » (Bourdieu 1997, p. 16) et pas nécessairement par l’opération d’une réfraction, c’est-à-dire d’une retraduction de la question propre à la discipline. C’est ainsi, par exemple, qu’après la défaite arabe de 1967, l’Amicale des étudiants de sciences politiques de l’USJ, inspirée par des enseignants, organise une rencontre entre étudiants libanais de diverses universités pour « définir les missions que les étudiants doivent assumer dans la période post-1967 » (Anderson 2011, p. 167). Cette politisation revendiquée n’empêche pas plusieurs porte-paroles de la discipline d’afficher parallèlement – voire de façon complémentaire et non pas en opposant une science « serve » à une science « pure » (Idem) – un objectif de recherche fondamentale. C’est dans cette double perspective qu’après la réunification des campus de l’AUB au lendemain de la guerre civile10, ses professeurs créent un cours portant spécifiquement sur la politique au Liban (Politics in Lebanon), pour mieux comprendre les transformations de l’époque11. Ce souci s’exprime également dans l’effort d’enseignants ou de diplômés de sciences politiques12 pour ressusciter au tournant des années 2000 l’Association libanaise des sciences politiques (sur laquelle nous nous pencherons plus loin). Ils revendiquent la mission de « faire renaître l’espoir des jeunes dans le changement et réagir contre la confessionnalisation » et de « promouvoir des recherches appliquées sur la société civile et son influence sur la vie publique13 ». Ils y adossent un besoin pressant d’élaboration « théorique et [de] conceptualisation », pour reprendre les termes de Marguerite Helou (2004, p. 23), alors professeure à la faculté de droit et des sciences politiques et administratives de l’UL et enseignante à temps partiel au PSPA de l’AUB. À lire les archives14 des discussions au sein de l’ALSP de cette époque, cette dernière préoccupation s’articule à un souci de réflexion critique et renouvelée sur les outils propres de ce qui se constituerait comme une discipline : sur le rapport aux méthodes mais aussi sur le statut d’un savoir perçu comme susceptible de multiples périphérisations, notamment celle d’une science locale dans la division internationale des sciences sociales, ou encore celles de sciences politiques spécialisées dans le concert des sciences humaines et sociales au Liban.
12Ces préoccupations rencontrent donc moins la problématique de l’indépendance vis-à-vis des pôles de domination politique que soulève Bernard Lahire (2012) que celle de l’autonomie conférée par la différenciation d’une discipline ancrée dans la réalité libanaise sans toutefois tourner le dos à une arène de savoir internationale ; une arène au sein de laquelle, néanmoins, leur position paraît périphérique.
Le local et le global : les logiques de la périphérisation
13Le problème de l’autonomie de la discipline posée par exemple à cette époque au sein de l’ALSP concerne donc d’abord l’articulation entre savoir local et savoir global. Certains « déplorent la subordination scientifique [aux écoles francophones et anglo-saxonnes] » et proposent de « rétablir les liens avec les sources et les écoles » (Messara 2004, p. 126) pour répondre à ce qu’ils analysent comme une subalternisation de leur savoir dans une internationale des sciences politiques. Ils réfléchissent aux conditions d’élaboration de grilles d’analyse propres ou du moins, non projetées depuis d’autres contextes. Si nous n’explorerons pas davantage cette préoccupation, il est utile de préciser qu’elle se repère également dans d’autres moments de notre enquête : pour les personnes rencontrées, il s’agit non seulement de « ne pas être une note de bas de page de chercheurs occidentaux15 », ni être relégués au statut « de chercheurs indigènes » dont l’apport principal serait l’accès au terrain ou la qualité de fixeur16, mais encore, dans une autre perspective critique, d’interroger l’utilisation de « concepts traduits de la littérature occidentale et qui peuvent ne pas être adaptés aux sociétés arabes en général et à la société libanaise en particulier. » (Helou 2004, p. 24)
14Il faut rapporter cela à d’autres préoccupations connexes et déterminantes quant à la pratique de la recherche, à l’enseignement et à l’expertise. D’une part, la hiérarchie des langues : l’anglais domine dans tous les sens du terme l’exercice du métier, mais surtout, les univers linguistiques départagent des mondes peu en dialogue les uns avec les autres. D’autre part, la réflexion récurrente mais peu audible sur les conditions et les singularités d’une science politique « arabe », incarnée par la fondation à Chypre et les difficultés d’existence d’une Association arabe de science politique pilotée notamment par l’Égyptien Ali E. Hillal Dessouki17 et dont le siège circula du Caire vers Bagdad, Beyrouth et Le Caire à nouveau (Hassan 2009). Enfin, comme nous le verrons plus bas, la façon dont les politistes libanais s’emparent du comparatisme : si l’on met souvent l’accent sur le libano-centrisme de la production – y compris en matière de comparaison (le Liban fait-il exception, fait-il modèle ?) –, reste que ceci n’est peut-être pas aussi singulier qu’il n’y paraît, ni tout à fait toujours le cas. Les deux seuls numéros de la Revue libanaise des sciences politiques accordent dans les années 1970 plus de la moitié de leur contribution à des cas non libanais.
15La problématisation « locale » de ce rapport au « global » s’exprime en effet aussi par le fait que des politistes libanais participent, mais à titre secondaire, à l’institutionnalisation d’une arène internationalisée des sciences politiques. Ainsi, dès le second congrès de l’Association internationale de science politique (AISP) tenu à La Haye en septembre 1952, des représentants libanais de la discipline sont présents, sans que l’on ne trouve trace de leur identité et de la nature de leur intervention dans les archives consultées18. Quoiqu’il en soit, dès sa création en 1958, l’ALSP adhère à l’AISP. Or, ses archives montrent que quarante ans plus tard, l’une des activités à laquelle s’attèle l’équipe qui tente de revitaliser l’association concerne précisément sa réinscription au sein de l’AISP, ce qui est acté en 2001. L’Association internationale ouvre les colonnes de son bulletin interne, Participation, à ce nouveau membre institutionnel, sous la forme d’un article rédigé par Antoine Messara, intitulé « Profil des associations nationales. Le Liban en perspective comparée » (Messara 2002, p. 15-17). Traduit en anglais et en arabe, ce texte est diffusé dans les quotidiens libanais. Cette nouvelle adhésion retombe en désuétude en même temps que l’association, une dizaine d’années plus tard : le site de l’AISP signale en 2019 l’ALSP comme « membre inactif19 ».
16Dans ce contexte, quelques articulations de carrière au Liban et hors du Liban traduisent plusieurs formes possibles de capitalisation d’expérience20. En effet, quelques rares mais emblématiques politistes libanais ont fait une carrière remarquée à l’international en valorisant leur expertise académique, mais le plus souvent dans des arènes extra-universitaires élargissant par-là les frontières du milieu. Un exemple serait celui de Ghassan Salamé, diplômé de l’USJ et de la Sorbonne, directeur de l’école des affaires internationales de Sciences Po Paris de 2010 à 2015, dont les va-et-vient entre mondes académiques (et spécialisation en politiques comparées) et institutions politiques internationales semblent s’être fécondés. D’une génération plus récente, et davantage ancrée dans le monde de l’expertise internationale anglo-saxonne et des think tanks, la trajectoire de Paul Salem est elle aussi éloquente : après l’obtention d’un PhD du Department of Government de Harvard University en 1987, il devient en 2018 le Président du Middle East Institute après avoir notamment ouvert le Carnegie Middle East Center à Beyrouth en 2006, dirigé la Fondation Issam Farès de 1999 à 2006 et fondé et dirigé le Lebanese Center for Policy Studies en 1989-1999 tout en enseignant à l’AUB dans les années 1990. Il est également possible de mentionner les trajectoires de personnalités influentes dans le monde académique des politistes libanais. Fadia Kiwan, docteur d’État en sciences politiques de Paris 1-Sorbonne, fondatrice et ancienne directrice de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, est élue en 2018 au poste de directrice générale de l’Organisation de la femme arabe, basée au Caire. Nawaf Salam est élu en 2017 juge à la Cour internationale de justice, après avoir occupé la fonction d’ambassadeur auprès des Nations-Unies à New York. Titulaire d’un doctorat en sciences politiques de l’Institut d’études politiques de Paris 1992 et d’un doctorat d’État en histoire obtenu en 1979 à la Sorbonne, ainsi que d’un LLM de la Harvard Law School, il enseigne au PSPA de l’AUB les relations internationales et le droit international entre 1985 et 1989 puis de 1992 à 2006 et dirige le département en 2005-2006. D’autres trajectoires enfin illustrent la façon dont peuvent se brancher des mondes académiques libanais et étrangers. C’est le cas de professeurs de sciences politiques français qui ont pu, par leurs enseignements à l’USJ notamment, participer à la formation de politistes libanais, mais c’est surtout l’enceinte de l’AUB qui fut un lieu de circulation de plusieurs générations d’enseignants arabes et anglosaxons notamment en science politique, à l’instar de l’américain John Waterbury qui présida l’université de 1998 à 2008.
17L’hétéronomie et la difficulté de constituer un milieu disciplinaire autonome se jouent également dans d’autres rapports de force, d’autant plus que les sciences sociales se pensent, ou du moins, se sont largement développées comme des sciences « politiques » dans tous les sens du terme (Favier 2000 ; 2004 ; Raymond 2019a). Les acteurs de la discipline en construction ont rarement posé la question du lien entre science fondamentale et art pratique21. Au contraire, la nécessité de répondre à une demande sociale est souvent mise en avant pour justifier du besoin de discipline. En revanche, plusieurs générations de politistes soulignent leur difficulté à faire valoir une « autonomie-spécificité » (Lahire 2012), à défendre une singularité propre à leur discipline vis-à-vis d’autres savoirs. Les rapports entre sciences politiques et science juridique sont révélateurs de certaines de ces tensions.
Le rapport incestueux au droit
18S’il est quasiment un lieu commun que de rappeler l’interface que constituent les sciences politiques (entre divers héritages disciplinaires, méthodes ou vocations), dans le cas précis du Liban, elles ont émergé et s’exercent particulièrement comme des sciences connectées plus que spécialisées ou autonomes : c’est-à-dire sensibles aux circulations de savoirs et de paradigmes, non seulement entre des bibliothèques de langues et disciplines variées, mais encore entre des configurations professionnelles ou militantes plurielles. Les relations au droit l’illustrent bien :
Il y a 20 ans, on a voulu séparer sciences politiques et droit dans toutes les universités du monde. […] Or, la politique sans le droit, c’est du rapport de forces. Qui peut domestiquer le politique sinon le droit ? Les sciences politiques deviennent de la sociologie politique, je ne suis pas contre ; de la polémologie, c’est très bien ; de l’irénologie, c’est très bien aussi, mais est-ce de la science politique ? (Entretien avec Antoine Messara – 31 janvier 2017)
19Enseignant à l’Université libanaise et à l’USJ, et membre du Conseil constitutionnel libanais depuis 2009, Antoine Messara fut le président de l’Association libanaise des sciences politiques de 2002 à 2009 ; il est membre de l’Association internationale de science politique et de l’Association arabe de science politique. Son propos traduit une influence française de l’histoire de la discipline – qui fait écho aux trajectoires de celle-ci à l’USJ et à l’UL – se distinguant par un héritage fort du droit public. Cela situe la science politique non seulement comme discipline scientifique en formation mais aussi comme instrument de discipline, au cœur duquel se situe un savoir sur et de l’État et ses institutions (Persichetti 2002).
20Les liens de la science politique au droit restent noués pour ces politistes, selon des modes divers allant de la relation quasiment incestueuse à la mise à distance, en passant par la nostalgie. Ce rapport n’est bien entendu pas une spécificité libanaise, mais repérable par exemple en France22 et dans sa sphère d’influence postcoloniale. Il est remarquable, en tout état de cause, que cette problématique continue au moment de notre enquête de marquer le discours de certains dans les milieux de l’UL ou de l’USJ où les facultés de droit disposent toujours d’une légitimité historique forte.
La science politique contemporaine a perdu sa colonne vertébrale, c’est-à-dire le droit public. Moi, de mon temps, la moitié des matières relevait du droit public, du droit constitutionnel, administratif ou international public. Aujourd’hui il n’y a plus rien de tout cela. C’était cela le socle des sciences politiques ! Peut-on vivre sans colonne vertébrale ? Je ne pense pas. (Entretien avec un professeur à l’UL – 25 octobre 2017)
21La science politique se trouve ainsi, dans ces représentations, toujours tributaire d’une discipline juridique qui lui fournirait l’armature même de sa démarche. Cette nostalgie disciplinaire par rapport à un passé révolu a pourtant des effets pédagogiques, scientifiques et institutionnels bien identifiables au présent. Quand nous interrogeons le doyen de l’école doctorale de droit et des sciences politiques, administratives et économiques de l’UL à Sin el-Fil, lui-même docteur en science politique, sur les thèses de science politique soutenues ces dernières années, la petite liste qu’il nous transmet comporte une part importante de sujets de thèse dans lesquels le droit occupe une place centrale23. De même, lorsque nous interrogeons un ancien professeur de l’Université libanaise sur les noms qui ont marqué la discipline au Liban, il cite celui d’Edmond Rabbath, juriste et historien, tout en regrettant l’absence de personnes « de ce calibre » dans la science politique actuelle. Il évoque aussi Pierre Delvolvé, juriste de droit public, dont le souvenir de la présence dans le corps enseignant de l’USJ avant la guerre rappellerait un certain âge d’or de la science politique libanaise24. Cette hégémonie disciplinaire, déjà visible dans l’article 2 des statuts de l’ALSP mentionné ci-dessus, était d’ailleurs dénoncée à l’issue du premier atelier organisé en mai 2003 par l’Observatoire de la science politique (de l’ALSP), dont les conclusions déploraient « l’absence de travail de terrain et la domination des approches légales-institutionnelles pour l’étude des phénomènes politiques » (Helou 2004, p. 24). Une partie non négligeable du cursus de la licence de sciences politiques de l’USJ est construite autour de matières juridiques enseignées dans le bâtiment de la faculté dédié aux filières du droit, ce qui est également observable à l’Université libanaise (Atallah 2014, p. 571). Plusieurs professeurs de l’UL déplorent à cet égard les nombreux cours de droit qui leur sont systématiquement attribués (aussi bien dans les années 1970 qu’aujourd’hui), au détriment des matières relevant de leur spécialisation en sciences politiques25.
22Ce cousinage disciplinaire et académique n’est pas égalitaire. Du côté des juristes, le besoin de revendiquer une consanguinité avec les politistes n’est pas réciproque. Cela se traduit par le maintien encore aujourd’hui d’une hiérarchie stricte entre les deux disciplines et leurs départements respectifs. Les sciences politiques sont ainsi réputées dans les facultés de droit libanaises n’être qu’une deuxième chance pour les étudiants « les plus faibles », incapables de passer leur droit, ou alors une formation de « culture générale » pour les étudiants les plus performants mais ennuyés par la technicité des matières juridiques.
23En dehors de l’université, une institution particulière condense bien ces liaisons tourmentées avec la discipline juridique : il s’agit du Conseil constitutionnel, dont les membres peuvent être des professeurs de sciences politiques26, comme l’atteste la présence de plusieurs politistes reconnus, comme Antoine Messara ou Issam Sleiman, qui est professeur de droit, spécialiste des régimes parlementaires et fédéraux, auteur d’une Introduction à la science politique (Slaymân 2015) et préside le Conseil depuis 2009. Les tensions au sein même de cette institution, entre la petite minorité de politistes et les juristes majoritaires, révèlent encore une fois l’autre facette du rapport droit-science politique : « Au Conseil constitutionnel, le grand problème, c’est avec les légalistes. Au début on ne me prenait pas au sérieux, maintenant si27. » D’autres membres du Conseil ne cachent pas le peu de crédibilité qu’ils accordent à leurs collègues non-juristes, accusés de « faire des sciences sociales sans comprendre le droit28 ». La non-maîtrise supposée des ficelles juridiques du droit constitutionnel financier par le président du Conseil a d’ailleurs été spécialement soulignée en septembre 2017 après une décision du Conseil constitutionnel29, dont la supposée fragilité juridique a été mise sur le compte du manque de compétence juridique de « celui qui a fait de la science politique » par plusieurs juristes rencontrés. Pour les juristes, la science du politique est encore aujourd’hui le nom même de l’ignorance de la science du droit.
24Ces rapports de force ne sont pas univoques et, toujours hors de l’université, d’autres tendances se dessinent, illustrant comment la définition d’un objet (le « politique », le « droit ») peuvent être des terrains de concurrences. C’est le cas des travaux menés dans le cadre du Legal Agenda (al-Mufakkira al-qânûniyya), dont l’édito du premier numéro du journal éponyme, signé par un avocat et un docteur en science politique de Paris-Saclay formé à l’USJ, appelle précisément à « ne pas laisser le droit aux juristes30 », en intégrant une réflexion sur les dimensions sociales et politiques du droit et de la justice à la démarche plus normative des juristes31.
L’interdisciplinarité comme discipline
25La question de l’autonomie et de la spécialisation des sciences politiques libanaises se pose également dans son rapport à ce que Jean-Claude Passeron (1995) appelle « l’espace mental de l’enquête » et qui organise le travail empirique et l’argumentation dans une langue partagée. Autrement dit, les sciences politiques font discipline dans le sens qu’elles conféreraient à « une unité de recherche particulière un ordre général d’attitudes face à la science, bref les éléments fondamentaux d’un éthos institutionnalisé » (Leclerc 1989, p. 41). Dans cette perspective, se départagent plutôt plusieurs espaces des sciences politiques au Liban. Il ne s’agit pas seulement des deux sciences politiques qu’opposait Jean Leca – « l’une, [juridiste] la “science politique-I” […], qui est l’affaire de tous les modes de connaissance qu’elle “enroberait”, l’autre, la “science politique-II” qui s’est progressivement institutionnalisée non sans peine par un processus d’émergence encore inachevé comme une des disciplines des sciences de l’homme et de la société et qui devrait être seule reconnue comme science politique avec ses sous-disciplines, autonome quoique communiquant avec les autres disciplines » (Leca 2012, p. 637-638). Il ne s’agit pas non plus stricto sensu d’une démarcation qui suivrait les frontières des segmentations universitaires du Liban. Mais un peu des deux : d’une part, la discipline est pratiquée par des étudiants, des enseignants et des chercheurs qui, par formation aux méthodes du droit, ou qui comme « dans la Revue arabe de science politique […] évite[nt] les études de cas de peur d’être poursuivis32 », ne quittent pas les rayonnages des archives et des sources de seconde main ; d’autre part, elle côtoie, avec peu de passerelles, une autre science politique qui fait recours à l’observation, directe ou indirecte, au questionnaire, à la production de nouvelles données de terrain (notons à cet égard le peu d’enquêtes quantitatives).
26Les « espaces mentaux » des politistes libanais s’explorent tant dans la trajectoire nomade de politistes que dans leurs productions et leurs rapports aux sources. Ainsi, comme nous l’explique un ancien professeur de sciences politiques à l’AUB :
L’interdisciplinarité, c’est nouveau depuis les années 1980. Aujourd’hui, plus personne ne peut penser la science politique seule. Il faut faire avec le droit, avec la socio, avec l’économie, avec l’histoire, pas seulement dans les diplômes et les carrières, mais aussi dans la construction des départements, on recrute des profs qui enseignent dans deux départements : c’est le cas de la sociologie politique. L’interdisciplinarité est désormais demandée. Il faut dire que je suis en science politique et dans autre chose. C’est dominant. (Entretien avec un professeur à l’AUB – 1er août 2018)
27Les relations à d’autres disciplines telles que l’histoire, la sociologie et l’anthropologie y occupent des places particulières. La première est une discipline plus clairement identifiée comme telle au Liban et offre aux sciences politiques des matrices régulièrement convoquées à rebours pour aborder la « question de la profondeur historique de l’entité politique libanaise » et les ressorts de sa singularité en se faisant l’écho – souvent non explicité – des débats qui ont pu opposer la communauté des historiens autour des thèses de Dominique Chevallier et Toufic Touma (Raymond 2014, p. 103). Ainsi les travaux de l’historien et juriste Edmond Rabbath sur la Formation historique du Liban politique et constitutionnel (1986), et de l’historien Kamal Salibi, The House of Many Mansions (1988), sont régulièrement mobilisés, pour déplier les processus qui ont dessiné les contours de la « formule libanaise » et offert une trame à la formation de l’État (Picard 1988 ; 2002 ; El-Khazen 2000). Des auteurs et enseignants à l’USJ et à l’AUB, tels que Samir Kassir ou Fawwaz Traboulsi, titulaires d’une thèse d’histoire, qui ont marqué des générations d’étudiants, sont souvent présentés comme politistes, et ont été professeurs en « sciences politiques » dans leurs institutions respectives. Ils ont connu en réalité des formations pluridisciplinaires d’histoire, de science politique, voire de philosophie pour le premier.
28Si la référence à l’histoire – et notamment à l’histoire ottomane et à celle du mandat – est une constante repérable dans plusieurs travaux et en particulier ceux qui portent sur les institutions, notamment dans leurs chapitres introductifs, en revanche les méthodes de l’histoire sont rarement utilisées par les sciences politiques libanaises. Peu de « braconnage » – à la différence du courant français actuel de socio-histoire du politique33 – « sur les terres des historiens, via l’usage des archives, en intégrant l’indispensable critique des matériaux utilisés, leur mise en série, et nombre d’autres outils et acquis » (Cossart & Taïeb 2011, p. 534). En d’autres termes, c’est moins d’un dialogue interdisciplinaire qu’il s’agit dans ces travaux libanais que de mobilisation de récits historiques, l’expression d’un « besoin d’histoire » pour s’efforcer de comprendre ce que certains analysent comme des « remontées de l’histoire », ayant trait principalement aux effets du « grand jeu » colonial sur les décombres de l’empire ottoman, au processus d’étatisation de la société ou à la construction communautaire des identités politiques (Catusse 2016).
29Les liens à l’anthropologie sont d’une nature ressemblante et complémentaire, quoique différente sous certains aspects. Peut-être d’abord parce qu’à la différence de l’histoire, l’anthropologie est très peu enseignée et instituée au Liban. Ce qui peut être souligné, c’est la fréquentation par un autre courant de la science politique au Liban des bibliothèques et des idiomes de l’anthropologie, et notamment de l’anthropologie anglo-saxonne. Elle fait écho à des incursions en sociologie, en partageant une attention au terrain, à l’enquête empirique et à la monographie. La description passe alors par l’emprunt de paradigmes sociologiques et anthropologiques. Si les travaux de Michel Seurat, sociologue, réunis dans l’État de barbarie (1989) viennent seulement d’être traduits en arabe (Seurat 2017), la destinée de ses recherches dans la ville de Tripoli notamment, qui interrogent les pratiques modernes de ‘asabiyya, rejoint par exemple celle des travaux de Michael Gilsenan (1996) dans le Akkar. Tous deux servent à certains politistes de trame d’analyse à la profondeur historique et anthropologique de ce qu’ils observent. C’est l’exemple de l’analyse de la mauvaise greffe de l’État, ou bien plus subtilement, de la formation d’un « État de discorde » (Picard 1988), du « Breakdown of the State » (El-Khazen 2000), ou encore des ressorts des leaderships traditionnels (zu‘amâ’) dans les mécanismes de contrôle de l’élite politique affairiste d’après-guerre (Mouawad 2015).
30Il faut souligner que la guerre de 1975-1990 a transformé les conditions de construction des savoirs sociaux (Raymond 2014) et des sciences politiques en particulier, pour les politistes libanais comme pour leurs collègues étrangers travaillant sur le Liban. Parmi ceux qui le peuvent, certains s’exilent. À Paris, ils retrouvent la « génération Dominique Chevallier » réunie dans le séminaire que l’historien a ouvert à Paris VI (Raymond 2019b) ; d’autres rejoignent le Center for Contemporary Arab Studies (CCAS) de Georgetown University qu’a cofondé Michael C. Hudson, l’auteur avant-guerre de The Precarious Republic (1968). Ceux qui restent connaissent de substantiels bouleversements de leur profession : l’encliquage partisan ou l’isolement, mais encore le développement de nouvelles façons de publier et de produire de la connaissance comme le montre Candice Raymond (2019b). C’est aussi un moment de reformulation des problématiques légitimes.
31Aux emprunts à la sociologie d’avant-guerre qui mettait l’accent, à partir de macro-données, sur le libéralisme politique et ses fondements économiques (Picard 2016), les formes libanaises des rapports de classe (Nasr & Dubar 1976 ; Johnson 1986) et sur la modernisation du système politique (Hudson 1968 ; Schemeil 1976), se substituent, au cours du conflit, des catégories plus anthropologiques pour comprendre, par une attention portée aux pratiques et dans le cadre de monographies, les ressorts de la violence politique, de sa domestication, et des formes localisées – et clientélisées – de l’exercice de l’autorité et du pouvoir34. Les paradigmes de la parentèle et des liens primordiaux (Picard 2006) y tiennent une place importante (Douaihy 1979), à un moment où l’État est perçu, par les chercheurs comme par les profanes, comme absent ou inévitablement effondré (El-Khazen 2000). La question du pluralisme identitaire et culturel devient obsédante (notamment dans des cercles intellectuels maronites du Front libanais, à l’université Saint-Esprit de Kaslik) et s’assorti de recherches sur les découpages territoriaux du pays en guerre et notamment de sa décentralisation. Malgré la publication de recherches marxistes sur les rapports de force (Amil 1986), le paradigme du confessionnalisme politique se naturalise et fait florès à la sortie du conflit.
32Pour les générations formées après-guerre, au contraire, il s’agit de se démarquer de ces analyses, tout en souscrivant au tempo international des sciences politiques qui accentue les pratiques de recours au terrain, aux méthodes de l’ethnographie. Le retour aux objets canoniques des sciences politiques y est remarquable (l’État, ses institutions, les mouvements sociaux qui contribuent au state-building), tout comme la mise à distance d’une supposée singularité anthropologique de la société politique libanaise (Harb 2005 ; Karam 2006 ; Bahout 2011 ; Majed 2011 ; Leenders 2012 ; Abi Yaghi 2013 ; Moussa 2014 ; Mouawad 2015 ; Ghamroun 2016 ; Baumann 2016 ; ou en sociologie Majed 2016).
33Enfin, ces années de guerre, décrites parfois comme « une guerre pour les autres » (Tuéni 1985), ont conféré un statut particulier à une autre spécialisation de la discipline, les relations internationales et études stratégiques. Dans un Liban sensible à la géopolitique et aux rapports de forces internationaux, elles font l’objet d’études, colloques, publications nombreuses et de statuts variés. Ceci contribue encore à complexifier « l’espace mental » du milieu disciplinaire, comme on le remarque ailleurs dans le monde arabe (Makdisi 2009). Elles ont donc connu un essor remarquable dans les années de guerre, notamment au tournant que furent pour la région les années 1978-1982. Un travail mériterait d’être conduit sur ces activités et productions souvent loin des enceintes universitaires, et fortement investies par les différents groupes belligérants mais aussi différentes puissances régionales. Candice Raymond (2019a, p. 13 et suivantes) montre par exemple comment ces dernières concentrèrent ressources financières et humaines derrière plusieurs centres de recherche tels que le département des études stratégiques de l’Institut (libyen) du développement arabe de Beyrouth, dont le travail s’apparente à celui des think tanks plus contemporains, organisant des séminaires, de luxueux colloques régionaux et des rapports d’expertise (parallèlement à la poursuite de la publication de la revue al-Fikr al-‘arabî). « L’ensemble de ces activités, régulièrement couvertes par la presse libanaise proche des Libyens, ressortit d’un régime d’expertise militante ouvertement revendiqué par certains chercheurs […], mais dénoncée par d’autres comme “un travail de gladiateurs dans un cirque”. » (Raymond 2019a, p. 17) C’est probablement dans cette sous-discipline que s’internationalise le plus visiblement la science politique libanaise, y compris dans l’après-guerre et avant tout dans des espaces d’expertise extra-académiques (à l’instar de la revue Shu’ûn al-Awsat du Centre stratégique du Hezbollah). Notons néanmoins la production régulière du Center for Lebanese Studies fondé à Oxford en 1986, celles à Beyrouth du Centre d’étude de l’unité arabe depuis 1975 et du Centre d’études stratégiques de l’USJ ouvert plus récemment en 1998.
34À l’université, relations internationales et études stratégiques n’occupent pourtant qu’une place secondaire. Elles sont enseignées dans le département de sciences politiques et administratives à l’UL, dans le cadre du département PSPA de l’AUB, qui englobe le programme de Public Policy and International Affairs (PPIA). Le Issam Farès Institute for Public Policy and International Affairs35 est ainsi successivement présidé par des docteurs en relations internationales ou sciences politiques spécialistes de questions stratégiques. Quant à Farid El-Khazen, l’auteur du devenu classique The Breakdown of the State, qui dirigea le PSPA de 2000 à 2005 avant d’être élu député (2005-2018) puis nommé ambassadeur, il est titulaire d’une licence d’économie et d’un doctorat en relations internationales obtenu à la John Hopkins University en 1987. Du côté de l’USJ, les relations internationales sont institutionnellement – et singulièrement – associées au département d’histoire, mais le directeur de l’Institut des sciences politiques de l’USJ depuis 2018, lui-même diplômé de l’ENA française36, est depuis plusieurs années directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris. En tout état de cause, la spécialisation aux Relations internationales dans les universités libanaises reste fragile, et débattue pour certains : « nous avons besoin de spécialistes » compte tenu des défis diplomatiques auxquels est régulièrement confronté le pays, déplore Antoine Messara, « l’enseignement reste superficiel : les étudiants libanais vont à Harvard ou Cambridge pour étudier les relations internationales alors qu’ils ont ici un laboratoire riche et douloureux pour le faire37. »
35Finalement, ce bref passage en revue de l’histoire universitaire des sciences politiques libanaises, que ce soit au niveau des publications ou à celui des trajectoires professionnelles centrifuges, dépeint une discipline en quête de discipline et dispersive. S’ajoute à cela le fait que les institutions académiques sont loin d’avoir un monopole sur la production de savoir sur le politique. Nous avons souligné que ceci n’est pas fondamentalement propre au contexte libanais et s’explique par les divisions du travail scientifique qui ont structuré plus globalement les sciences politiques. Le Liban offre cependant un poste d’observation éloquent de cette hétérogénéité, peut-être du fait de la combinaison de différentes traditions disciplinaires, francophones et anglo-saxonnes notamment. Cette trajectoire montre ainsi de manière frappante la façon dont des enjeux sociaux – ici, l’injonction à la « sortie de crise », la concurrence d’héritages institutionnels variés, les effets structurants des conflits – ont organisé la discipline (Leclerc 1989). En particulier, le sentiment de vocation contrariée accompagne des pratiques qui, individuelles ou collectives, positionnent les sciences politiques dans des milieux professionnels dédiés au conseil aux princes, aux policy studies. Ils présentent la particularité de partager un diagnostic de frustration relative sur l’utilité sociale et l’efficacité des institutions de savoir.
Les milieux éclatés des sciences politiques
36Ce malaise s’exprime à plusieurs endroits. D’abord, dans les tentatives répétées mais peu efficaces de créer une revue susceptible de jouer un rôle fédérateur, objectivant la discipline à l’échelle nationale. Cette absence de publication de référence illustre encore une fois comment leur régime de spécialité (Leclerc 1989) au sein des sciences sociales libanaises reste peu évident, cela bien que les sciences politiques soient, comme nous l’avons mentionné, héritières d’une longue tradition d’enseignement. L’autorité d’un savoir consacré à l’objet disciplinaire et un champ de connaissances que serait le, la et les politique(s) fonde une identité professionnelle qui ne se différencie et se transmet que discrètement dans l’enceinte universitaire38 et sans vraiment trouver sa matérialisation éditoriale stable. Rares sont les revues universitaires spécialisées (Raymond, dans ce volume). Aux marges des facultés, la Revue de l’Association libanaise des sciences politiques, créée en 1970, s’est arrêtée prématurément au bout de deux numéros39. Une décennie plus tard, dans des instances extra-universitaires, les dossiers spéciaux de la revue al-Fikr al-‘arabî consacrés à la pensée politique contemporaine (nos 22 et 23 1981) et à la société et au pouvoir sous l’angle de l’anthropologie politique (nos 33-34 et 35-36 1983) ne puisent pas dans le même cercle d’universitaires et contributeurs (Raymond, dans ce volume). Quant à la Revue arabe de sciences politiques (al-majalla al-‘arabiyya li-l-‘ulûm al-siyâsiyya), éditée à Beyrouth par le Centre d’étude de l’unité arabe et l’Association arabe de sciences politiques, elle positionne clairement un questionnement disciplinaire, mais extra-territorialisé en quelque sorte, car réunissant des contributeurs de nombreux pays, sur des sujets rarement « libanais ».
37Le malaise n’est pas simplement éditorial, mais se concrétise également par plusieurs initiatives qui traduisent non seulement des mutations des mondes universitaires, mais peut-être aussi du politique. D’une part, la trajectoire de l’ALSP atteste de la volonté de certains acteurs des sciences politiques de constituer une « communauté » de politistes afin de répondre à un sentiment répété de faillite des savants au service du politique, et des limites intrinsèques et extrinsèques à ces efforts. D’autre part, le développement d’institutions de recherche appliquée tournées vers l’action publique offre autant de laboratoires où s’élaborent un savoir pratique et un langage propre, voire des lieux de « formation sui generis et hybrides40 » que leurs animateurs opposent à des arènes universitaires qu’ils tiennent pour inefficaces dans leurs réponses à l’urgence du besoin d’expertise politique. C’est d’ailleurs, et paradoxalement, la perception d’une « dépolitisation » de leurs objets d’études (le droit, les politiques publiques) par des approches normatives ou technicisées, qui justifie pour ces « frondeurs » l’utilité de leur démarche et leur intervention de politistes.
38Ainsi, les sciences politiques au Liban apparaissent comme un domaine de savoirs dont un moteur central est un constat récurrent d’inaccomplissement ou de vocation contrariée, irriguant des réseaux d’acteurs dans un milieu fait de cercles de connaissance interpersonnels, situés, organisés et parfois concurrents.
L’Association libanaise des sciences politiques : les aléas d’un cénacle aux marges de l’université
39Les représentants de l’ALSP affichent leur ambition de n’être « ni un parti, ni un syndicat professionnel41 », mais de contribuer à « élever le niveau de formation à la politique » (art. 2.b du règlement de l’ALSP). Les vicissitudes de leur association pourraient être lues comme la manifestation de l’incapacité d’une profession à s’organiser autour d’un espace commun où pourraient se rencontrer et échanger les politistes libanais. L’enquête montre plutôt que cette association, qui a connu deux moments principaux d’activités (de 1958 à la guerre civile, au cours de laquelle ses locaux sont occupés, puis de 2001 à 2012), a fédéré un réseau de politistes essentiellement de l’UL, a produit des publications et de l’interconnexion, mais n’a pas été le lieu d’organisation plus large d’une profession, dont on a discuté de l’hétérogénéité, de l’éclatement des lieux et des conditions d’exercice. En 1958 comme dans les années 2000, c’est face aux défis politiques qu’a connus le pays que ces universitaires, mais aussi journalistes ou intellectuels, cherchent à s’organiser.
40L’ALSP est fondée en 1958, son premier comité d’administration étant composé de Hassan Saab (président), Bashir al-Aridi (vice-président), Salah Abbouchi, Adel Abd al-Rahim, Georges Dib, Antoine Fattal, Najib Hamdan, Amal Jabbour et Souad Tabbara. Son président, titulaire d’un PhD en Political Science à Georgetown University, et un temps engagé dans une carrière de diplomate, est l’auteur d’un The Arab Federalists in the Ottoman Empire (1958) recensé par Bernard Lewis dans le Bulletin of the School of Oriental and African Studies (1960) et contribue à l’ouvrage de Leonard Binder, Politics in Lebanon (1966). Il enseigna notamment à l’Université libanaise dont il occupa la direction de la faculté des médias et documentation (1972-1978), puis enseigna à l’AUB à partir de 1990. Son vice-président fut également professeur de sciences politiques à l’UL et à l’AUB, et s’est rangé parmi les analystes critiques du confessionnalisme dans les années 1960 (Hazran 2014, p. 218-219). Les autres membres de ce comité ont connu diverses carrières, souvent à l’université, mais également dans la haute fonction publique ou la diplomatie, à l’instar de Antoine Fattal, qui enseigna le droit international comparé à l’USJ de 1958 à 1977, date à laquelle il fut nommé ambassadeur au Vatican ; ou encore Souad Tabbara, qui devient haut fonctionnaire à l’UNESCO.
41L’article 2 des statuts de l’association fixe déjà comme principal objectif « le lancement d’une activité intellectuelle et l’activation des recherches scientifiques dans les domaines de la politique, de l’administration publique, des droits constitutionnels, des relations internationales et du droit international42. » Mais l’institutionnalisation est incertaine dès les premières années : les congrès sont organisés de manière irrégulière jusqu’en 1968 (1959, 1961, 1963, 1964, 1968) (Messara 2004, p. 38) puis, lorsque l’association est réanimée après-guerre – et ses statuts actualisés en 2001 – elle organise trois séminaires ouverts à la communauté des politistes du pays en 2003. Les ambitions de publication par l’association sont suspendues dès 1959 après quatre ouvrages, avant de connaître une brève résurrection en 1968 avec la publication d’un recueil de documents et de deux numéros de la Revue libanaise des sciences politiques en 1970. En 2006-2007 et 2008, elle publie trois autres ouvrages.
42La vie de cette organisation se poursuit en pointillé au cours de la guerre. En 1988, Antoine Messara fixe ainsi dans le quotidien al-Nahâr les objectifs d’un bureau nouvellement élu43, notamment celui de « ramener à la vie une culture polluée par treize années de guerre civile44 ». De nouvelles élections en 2001, une décennie après la fin du conflit, permettent encore une fois à ses principaux animateurs de « révéler le besoin d’une évaluation objective de l’état du champ des sciences politiques au Liban », dont la vision a été obscurcie par « vingt ans de guerre et la prolifération inédite d’universités privées offrant des diplômes en science politique », et d’insister sur la nécessité de « rassembler les professeurs, chercheurs et étudiants en science politique pour encourager leur coopération et l’échange des idées et des expériences pour contribuer au développement du champ. » (Helou 2004, p. 23)
43En 2002, Antoine Messara, alors nouveau président de l’ALSP et acteur principal de sa résurrection éphémère des années 2000, affirme sa volonté de « recréer un corps libanais de science politique, comprenant la génération des fondateurs et la nouvelle élite des politologues », affirmant que « telle est l’ambition des continuateurs » (Messara 2004, p. 41). Il réunit autour de lui un groupe d’enseignants de plusieurs universités. La liste des membres actifs au sein du bureau ou comité exécutif à cette époque permet d’identifier quelques profils, ancrés dans différentes universités du pays45. Avant-guerre, le siège de l’association se situe à Hamra, puis au cours du conflit dans les bureaux commerciaux de l’une de ses membres à Achrafieh46. Après-guerre, l’association se réuni parfois à la faculté de droit et des sciences politiques et administratives de l’UL, à l’espace sciences politiques de l’USJ, d’autres fois encore dans de grands hôtels de la capitale.
44L’entreprise s’est concrétisée par la mise en place d’un observatoire chargé de dynamiser une discipline perçue comme moribonde ou méconnue47, en améliorant la visibilité de la recherche libanaise en sciences politiques sur des questions considérées essentielles : « Parce que l’objectif principal de l’ALSP est de créer une communauté (jamâ‘a) libanaise de sciences politiques […], et parce que la participation au pouvoir, le dialogue des religions, et la place des petits États au sein de l’ordre mondial sont trois grandes questions qui intéressent tous les Libanais […], l’Observatoire de la science politique au Liban est une nécessité et un objectif. Une nécessité pour connaître la réalité de la recherche en sciences politiques, et un objectif pour pouvoir atteindre de nouvelles vérités concernant la société et l’État au Liban. » (Hussein 2004, p. 21)
45Pour parvenir à regrouper les politistes, il faut donc « observer » et disposer d’une vision globale de la discipline, dont les évolutions sont devenues obscures et mal connues après des années de conflit et une reconstruction chaotique de l’enseignement supérieur. Bien que les refondateurs s’efforcent de tenir compte de la disparité des situations et des profils des politistes (il s’agit de « rassembler sans faire ressembler48 »), le constat est celui de l’absence de corps disciplinaire. « Nous critiquons les étudiants, mais nous, enseignants de sciences politiques, nous ne nous connaissons pas, et les efforts pour réunir les enseignants d’une même université n’aboutissent pas49. » Le deuil du collectif est récurrent dans les entretiens avec les politistes ayant contribué ponctuellement à la vie de l’association :
L’association est passée par des moments difficiles, nous avons essayé de la faire revivre, mais ça n’a pas vraiment marché. […] ça ne marche plus vraiment aujourd’hui, l’association n’existe pas dans le paysage des sciences politiques libanaises. Vous savez, les associations au Liban, c’est une ou deux personnes qui font que tout fonctionne, sinon ça ne marche pas. (Entretien avec un professeur à l’UL – 25 octobre 2017)
46Les échecs successifs de cette refondation permanente, avec pour horizon un rassemblement et une coopération scientifique toujours reportés et jamais réalisés, se traduisent aujourd’hui par un sentiment d’isolement chez certains politistes, dans un milieu qu’ils avouent souvent très peu connaître. Ceci n’est bien entendu pas une particularité des sciences politiques, comme le rappelle Sari Hanafi en déplorant « la rareté des forums de rencontre » pour les sciences sociales libanaises (Hanafi 2011, p. 295-296). Ainsi une politiste de l’USJ témoigne-t-elle :
Je ne sais pas ce qui se passe dans les autres programmes, les autres universités. Ilter Turan [président de l’IPSA de 2016 à 2018] m’avait contactée avec le souhait de réactiver les liens avec la science politique libanaise. J’avais essayé de regrouper les chercheurs, mais ça n’a rien donné, les profs sont submergés, on enseigne beaucoup. Je me demande vraiment comment faire revivre l’ALSP, je ne vois pas… Il n’y a pas de réseau national. Quelques personnes viennent des autres universités, parfois, mais il n’y a rien de systématique, pas de mailing list générale, pas de conscience de groupe, les liens sont très ponctuels, pas de vision globale, il y a beaucoup de recherches faites, on ne les connaît souvent pas… Il faudrait créer un événement annuel, une organisation où tout le monde se retrouve. (Entretien avec une professeure à l’USJ – 31 octobre 2017)
47Isolement local et stérilité collective marquent ainsi un espace disciplinaire atomisé.
48D’ailleurs, en dehors du cercle qu’elle s’efforce de structurer mais surtout de valoriser, l’association est peu connue des autres politistes plus distants par rapport à ces efforts. Quand son existence passée est connue (ce qui n’est pas toujours le cas), elle n’est perçue que comme une pâle institution sans relief et avec peu de traces, comme nous l’explique ce politiste qui « se souvient qu’une association a été fondée par Antoine Messara et Adnan al-Sayyed Hussein », mais sans se souvenir de ses activités ou de ses élections50. Pourtant, les archives de l’association revendiquent plusieurs centaines de participants au premier séminaire que la nouvelle équipe organise en 2003, sans indications précises de leurs profils et de la façon dont ils ont été conviés à cette rencontre (les archives51 mentionnent une forte représentation d’étudiants, sans informations supplémentaires)52. Ces documents témoignent de l’effort de fédération entrepris à ce moment-là : par exemple, en proposant à la directrice de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, Fadia Kiwan, d’organiser en partenariat la première rencontre de l’Observatoire de la science politique au Liban en 2003 (les rencontres précédentes s’étaient tenues à l’Université libanaise, d’autres dans des hôtels)53. Le même souci de publiciser et de mobiliser la profession transparaît dans la publication en 2004 d’un ouvrage collectif Observatoire de la science politique au Liban. Mêlant l’arabe, le français et dans une moindre mesure l’anglais, à l’instar d’autres productions de l’association, qui ne semble pas vouloir en faire un objet de discussion, le livre réunit les interventions publiques et activités collectives de l’association. Reste que si l’expérience du Cénacle libanais (al-Nadwa al-lubnâniyya 1946-1975), dont l’objectif était de regrouper des savants afin de « contribuer à formuler une vision de ce que serait la nouvelle République » (Shehadi 1987, p. 3)54, leur sert d’inspiration pour « boussoler la science politique55 », l’initiative ne s’ancre ni ne s’étend, comme si finalement, ces différents milieux de politistes ne partageaient ni les mêmes préoccupations ni les mêmes ressources, que ce soit en termes d’élaboration de carrière, de constitution de bibliothèque ou de pratiques professionnelles.
Un miroir des princes ? Les policy studies
49Dans une autre arène de savoir, à cheval entre savoir académiques et savoirs experts, les « policy studies » occupent, comme on l’a souligné, une place de choix dans la formation, mais encore – et peut-être davantage – dans la pratique des politistes libanais. Si le terme anglo-saxon s’ancre de façon pérenne dans la décennie 2000, cette dimension camérale du savoir – c’est-à-dire son ancrage dans une science pour l’État – est constitutive du développement de la discipline, liée au développement de l’État, de ses pratiques, de sa bureaucratie (Laborier 2011). En ce sens, nous ne parlerions pas de « rechute camérale » contemporaine (comme le font par exemple Maslouhi & Saaf [2009] au sujet des sciences politiques maghrébines), mais bien d’intrication continue et complexe entre les sciences politiques et les sciences du gouvernement, le savoir d’État et de l’administration au Liban. Dans ce domaine de savoir, l’État fait question, comme objet distinctif de la discipline au sein des sciences sociales, mais surtout dans un rapport affirmé au policy making, la mission des sciences politiques étant conçue, nous l’avons vu, comme étant de se mettre au chevet d’une « société à la recherche de sa gouvernance56 ».
50Si l’on a souligné qu’à l’université cette préoccupation a accompagné la création de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, elle s’exprime tout aussi clairement dans des programmes inaugurés dans la décennie 2000 à l’AUB : le Public Policy and International Affairs (PPIA) en 2015 et le Issam Farès Institute for Public Policy and International Affairs (2006). Alors que le site Internet du département de sciences politiques de l’université explique que « l’objectif reste de fournir aux étudiants l’expertise nécessaire pour devenir des leaders responsables et efficaces, des chercheurs et des policy analysts ainsi que des fonctionnaires et des citoyens57 », l’un des fondateurs du master PPIA indique que « le but de ce programme est de devenir le laboratoire pour repenser les politiques publiques (policies) à travers le monde empirique » dans les pays arabes, tout en précisant que le terme policy ne doit pas être compris dans ce cadre dans son acception américaine positiviste, mais comme étant lié à tout ce qui touche à la sphère publique58.
51De façon faussement paradoxale – et peut-être fonctionnelle –, cette vocation pratique du savoir se nourrit d’un discours récurrent sur la faiblesse des institutions et de l’État. À côté de l’effort pédagogique fourni par l’université pour former le personnel adéquat, le caméralisme de la pratique professionnelle s’exprime en plusieurs endroits, qui articulent différemment les missions du savant et du politique, non sans ambitions contrariées.
52Ces potentiels antagonismes ont été amplement travaillés dans plusieurs contextes. Sari Hanafi (2011) distingue par exemple les « professional social scientists » des « public social scientists » : les premiers éviteraient, par rigueur et éthique professionnelle, de s’exprimer dans des forums publics pour chercher à publier dans des revues à caractère scientifique ; les seconds seraient quant à eux des intellectuels engagés dont les publications, visant une plus large audience, ne répondraient pas toujours aux critères d’exigence et de scientificité des revues académiques. Ces derniers finiraient par basculer inévitablement dans la catégorie des « experts », régulièrement sollicités par les médias ou les pouvoirs publics. Un ancien professeur de l’AUB, désormais cadre dans une organisation internationale régionale, souligne ainsi une facette négative de cette tension : l’inconvertibilité et l’incommensurabilité entre les deux espaces, académiques et plus militants. Il nous explique que des productions issues des centres extra-universitaires locaux ont pu ne pas être académiquement reconnues par l’AUB, dont les instances d’évaluation rechigneraient à prendre en compte les publications en langue arabe plus généralement59.
53La distinction entre « professional » et « public » political scientists s’avère toutefois insuffisante pour appréhender l’engagement et les pratiques des politistes libanais. Cela se vérifie d’abord dans le secteur universitaire national. Les incitations en matière de carrière tout comme les supports de publication sont très peu organisées disciplinairement, du fait notamment de la proportion de vacataires, d’employés à temps partiel, etc.60 Ce constat est également visible dans les activités publiques et centres de recherche extra-académiques qui relèvent souvent de mouvements de balancier entre un marché de l’expertise auquel il faut se convertir pour vivre et un espace du militantisme qui se nourrit en partie d’une légitimité acquise par la reconnaissance d’un savoir spécialisé aux racines souvent universitaires.
54À ceci s’ajoute une double frustration chez certains politistes oscillant entre ces deux types de postures ou d’ancrage : celle de ne pas trouver, à l’université, les ressources nécessaires au développement d’une recherche innovante, dans la mesure où « les sciences ne sont pas l’apanage de l’université, qui ne produit plus rien61 », alors que les expériences qu’ils vivent dans d’autres arènes de production de savoir « ringardisent le travail académique62 » ; celle, par ailleurs de ne pas trouver d’équilibre satisfaisant entre leurs ambitions en sciences sociales et les impératifs plus « court-termistes », souvent moins empiriques (ou différemment63) et toujours moins théoriques de la production experte et militante.
55La problématique des conditions professionnelles de la recherche, qu’elle soit appliquée ou fondamentale, est à cet égard importante. Elle contribue à approfondir des divergences de pratiques dans le milieu des politistes où les moyens dédiés à la recherche sont minimes et la gestion de la carrière pas toujours en lien avec la recherche (et les publications). À l’université, les critères de ce qui constitue un article scientifique comptabilisé dans les processus d’avancement de carrière sont différents selon les cas : certaines acceptent comme telles des publications de nature et de statuts divers (et parfois très éloignées des standards académiques) tandis que d’autres tendent à délégitimer les publications en langue arabe, indépendamment de l’existence de comités de lecture. Or, la publication dans des revues étrangères nécessite non seulement la maîtrise d’une autre langue que l’arabe, mais surtout impose des contraintes de temps et de format peu rentables dans la gestion de la carrière académique de beaucoup d’entre eux. Un professeur nous explique :
Les politistes libanais sont à jour et aussi compétents que n’importe quel chercheur étranger, mais ils ne publient pas autant, ce qui constitue un désavantage. Pourquoi ne veulent-ils pas publier ? Les locaux n’ont pas l’obsession des publications, ils ont d’autres contraintes ainsi que des problèmes structurels, comme par exemple le voyage et les questions de visa. Leurs contrats sont différents et ils n’ont pas à publier dans des journaux internationalement reconnus. (Entretien avec un professeur à l’AUB – 3 novembre 2017)
56Les modes de régulation professionnels universitaires sont également différents entre les universités dites « locales » et celles qui se veulent « régionales » ou même « mondiales ». Ainsi, contrairement à d’autres contextes universitaires, l’une des préoccupations majeures des politistes de l’AUB est de publier dans des revues spécialisées à comité de lecture, dont l’intérêt n’est pas nécessairement directement ancré ou connecté à « ce qu’il se passe dans la région64 ». Ce point soulève pour eux un dilemme en termes de stratégie de publication, car l’AUB est une institution hybride qui d’un côté a pour mission de « servir le Moyen-Orient et au-delà » (PSPA 2011), mais de l’autre côté affiche l’ambition « d’être à la hauteur de la communauté des chercheurs et des classements internationaux et de les intégrer, ce qui contribue à la dévaluation des publications en arabe », comme nous l’avons déjà mentionné (Hazbun 2016). Cette préoccupation s’accentue avec les évolutions du système de recrutement et de promotion, qui, dans le cas de l’AUB, exige des nouvelles générations de chercheurs une productivité scientifique de plus en plus restreinte au peer review, quand d’autres pratiques et conceptions prévalaient pour leurs aînés : « Hanna Batatu [enseignant à l’AUB de 1962 à 1982] a rédigé un livre de 1 000 pages sans aucun souci de publier un seul peer review65 », témoigne un politiste, de même que les CV de plusieurs professionnels de sciences politiques disponibles sur le site de l’UL par exemple66 mettent essentiellement en avant leurs publications dans la presse quotidienne ou hebdomadaire qui leur offre pour certains une tribune régulière67. Comme le souligne le chapitre de Candice Raymond dans ce volume, ceci n’est pas une spécificité des sciences politiques, mais une caractéristique des pratiques des sciences sociales au Liban.
57Ceci n’est pas non plus une tendance univoque. Pour les politistes, cela se conjugue avec la fréquentation de mondes de production de savoirs politiques travaillant sur financements (parfois conséquents) par projet, destinés à un public plus large qui n’accorde pas nécessairement une attention majeure aux questions théoriques. Si à l’AUB, les jeunes générations de politistes semblent incitées à s’aligner sur des standards disciplinaires internationalisés, dans d’autres cas, au contraire, c’est l’injonction au policy studies, et à l’interaction avec l’action publique plus qu’avec la discipline, qui s’accentue. Ainsi, hors cadre universitaire, un ancien responsable du Lebanese Center for Policy Studies signale que si les activités du centre consistaient, dans les années 1990-2000, en des productions peu éloignées de celles de l’académique (la publication d’ouvrages collectifs par un département de publication68, celle d’articles dans des revues et l’organisation de conférences), elles ont sensiblement évolué depuis pour répondre à un format de produits plus experts et plus tournés encore vers l’intervention publique (Policy Brief, Newsletter, consultance et workshops incluant des acteurs politiques)69.
58L’expérience universitaire, vécue au Liban et pour certains d’entre eux également à l’étranger, fournit néanmoins une ressource qu’il s’agit d’adapter ou de réinventer dans d’autres arènes pour en faire un mode d’action distinctif. On le repère dans les années 1970 et 2000 par l’effort entrepris par l’ALSP de discuter, dans le cadre de rencontres publiques et d’articles de presse, à partir de la lecture de textes théoriques, de l’utilité du concept de clientélisme au Liban par exemple (et d’en proposer une forme libanaise traduite par istizlâm et par zabâ’îniyya)70. D’autres, plus récemment, soulignent en retour que l’espace de la recherche appliquée, qu’ils souhaitent nourrir d’un apport théorique et de méthodes forgées par les sciences sociales, peut néanmoins entraver l’effort de conceptualisation. Docteure en science politique de l’université Paris 1 Sorbonne, la directrice de Lebanon Support met en avant l’usage des sciences humaines et sociales dans les activités de cette organisation non gouvernementale (voir infra) et affiche comme ambition d’en faire un lieu de « production des SHS sur la région » en créant un réseau de jeunes chercheurs, en adaptant des outils de travail – et notamment l’exigence d’enquêtes mais aussi des procédures de peer review des publications – et en relativisant les écarts entre expertise et recherche : « Finalement, écrire un rapport pour le PNUD ou pour le CNRS n’est pas si différent. Les bailleurs académiques et scientifiques réfléchissent eux aussi, et de plus en plus, à faire impact. C’est leur grande question71. »
D’autres laboratoires libanais des sciences politiques
59Ce n’est donc pas nécessairement dans les milieux universitaires, ni même dans un entre-soi disciplinaire affirmé, qu’évoluent politistes et sciences politiques au Liban. Certains n’ont pas trouvé de postes dans les chasses gardées de mandarins universitaires, dans les départements souvent privés de moyens ou dans une Université libanaise de plus en plus soumise à des logiques clientélistes72. D’autres sont déçus, fatigués et peu stimulés par l’enseignement dans les facultés, tandis que se développe par ailleurs un marché de l’expertise. Ils se retrouvent dans d’autres institutions qui participent à l’élaboration d’une lingua franca des public policies, alors que s’impose ici, comme ailleurs, un « mode de gouvernance à base de consultation, de participation, de recours à l’expertise » (Camau 2010, p. 33-34). Ce peut être dans les couloirs des institutions internationales qui siègent à Beyrouth et produisent une part importante de la matière grise des politiques publiques régionales. C’est aussi dans des think tanks et initiatives de statuts divers qui ont attiré ces deux dernières décennies nombre de diplômés en sciences politiques. Loin d’être un pis-aller, ces espaces leur ouvrent les portes de carrières certes moins sécurisées mais sinon mieux rémunérées, du moins plus propices à la circulation, plus en phase également avec la vocation d’intervenants dans la chose publique qui a motivé plusieurs d’entre eux à entreprendre des études de sciences politiques.
60Créé en 1989, au tournant des accords de Taëf, le Lebanese Center for Policy Studies (LCPS), déjà évoqué à plusieurs reprises, est peut-être la première de ces structures d’après-guerre, formant un espace commun ouvert à des acteurs politiques et académiques de diverses affiliations idéologiques ou partisanes. Son fondateur, Paul Salem, est alors professeur à l’AUB, et le sociologue Salim Nasr quitte son poste de directeur de programme à la Ford Foundation au Caire, pour en prendre la direction à la fin des années 1990. Le père du premier, ex-ministre des Affaires étrangères, est élu président de l’université de Balamand en 2003, si bien qu’à l’origine, plusieurs éventualités furent envisagées sur les liens (en l’occurrence l’autonomie) entre le LCPS et cette université73. Un ancien professeur de l’AUB, actif dans les premières années du LCPS, présente ainsi cette expérience : « Jeunes, motivés, ils voulaient faire quelque chose pour le Liban… […] Il y avait besoin d’un centre sérieux qui regroupe des têtes, hors du monde académique74 », dans la mesure où « l’université n’était pas réceptive pour un tel travail », en raison de « considérations très bureaucratiques », puisque « aujourd’hui un entretien n’est pas possible sans autorisation, alors qu’ils prennent l’essentiel de l’argent. La recherche universitaire est écrasée par des considérations bureaucratiques et financières : nous devions donc faire les choses du dehors. […] À l’époque, l’université était complètement fermée sur le dehors, isolée du pays. C’était Ras Beyrouth sans tout le reste du Liban. C’était visible dans les écrits, la plupart n’étaient pas concernés par le Liban, à part les Palestiniens comme Khalidi. Tout le reste portait sur le monde arabe ou l’étranger, pas sur le Liban75. »
61Les premiers dossiers dont s’empare l’équipe qui se constitue, incluant des universitaires, sont ceux qui occupent alors le Liban politique sortant du conflit. Ainsi le premier ouvrage, publié en 1993 sous la direction de Farid El-Khazen et Paul Salem, tous deux politistes à l’AUB, concerne les élections parlementaires de 1992. Sur la soixantaine d’ouvrages publiés jusqu’en 2015 – essentiellement des collectifs –, trois thématiques de recherches se distinguent clairement. Si elles ne sont pas toujours traitées par des politistes, elles sont des objets classiques et remarquables de la discipline : d’une part, la question électorale et partisane (17 ouvrages), d’autre part celle du State Building envisagée sous l’angle des institutions et du dialogue national (11), et enfin celles des politiques économiques, traitées principalement par des économistes (19). Notons que, notamment dans l’univers anglo-saxon des sciences sociales, l’étude des politiques publiques relève de façon de plus en plus ouvertement de l’économie.
62Ce qui ressort de l’expérience sur plusieurs décennies du LCPS est qu’il fut, pour quelques jeunes diplômés de sciences politiques et de social scientists intéressés par la chose publique, un lieu d’intégration aux milieux de la consultance en politiques publiques qui prennent leur essor dans le pays et la région. Sans statut pérenne (« il n’y a pas de chercheurs permanents, mais des chercheurs en permanence76 »), ils ont été parfois salariés contractuels dans le cadre de programmes qui prennent de l’ampleur dans les années 2000 du fait de l’intérêt que suscitent leurs activités – alors relativement pionnières au Liban – et des financements qu’ils obtiennent. Les rencontres et publications du centre réunissent également les contributions d’enseignants-chercheurs plus âgés, et mieux installés à l’université, leur offrant la possibilité de publier en langue arabe77. Elles s’ouvrent également à de nombreux hommes (très peu de femmes) qui ont occupé ou occuperont des fonctions politiques majeures.
63La conquête – et la fabrique – d’un marché de l’expertise en politiques publiques passe également pour ses promoteurs par une régionalisation de leurs activités et l’insertion dans un tissu de consultance internationale : le LCPS figure parmi les membres fondateurs en 1993 de l’Institut pour la recherche, le développement socioéconomique et la communication (IRESCO, siège à Yaoundé) ou a été associé à la création de l’Arab Reform Initiative (2005), ou encore, selon l’un de ses anciens directeurs, aux premières versions de l’Arab Barometer (2006). Ces succès des années 1990 et du début des années 2000 n’empêchent pas certains anciens collaborateurs de porter un regard critique sur l’institution, et plus largement sur l’ensemble des policy studies au Liban. Ainsi, « la policy libanaise en est restée au stade de la production de connaissances, sans se développer vers le lobbying comme aux États Unis, c’était donc une importation incomplète78. » Les projets seraient restés dépendants d’un financement éphémère et essentiellement étranger, produisant parfois des malentendus entre les bailleurs de fonds et certains chercheurs du centre (par exemple au sujet des accords d’Oslo ou de la privatisation des services publics). Quant à l’impact sur les politiques publiques, certaines des personnes interrogées regrettent qu’il se « limite » à leurs yeux, à la collaboration avec quelques hommes politiques réformateurs ayant adopté des idées du centre, sans réussir à « percer jusqu’au cœur du système politique » ou de « l’opinion publique ». Le centre a toutefois été l’incubateur de plusieurs initiatives telle que la création de la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE), ou de la Lebanese Transparency Association (LTA).
64Si le LCPS a accompagné l’agenda de réforme de l’accord de Taëf de 1989 (décentralisation, système électoral, réforme de la justice, etc.), d’autres initiatives plus récentes se sont penchées sur des dynamiques propres à la société civile. C’est le cas de Lebanon Support, créé à nouveau en contexte de crise. C’est dans le cadre des mobilisations suscitées par « la guerre de 33 jours » de juillet 2006 qu’a émergé l’initiative de fonder, en 2008, un « centre d’information et de recherche », une plateforme produisant et diffusant des données sur une « société civile » mise à l’épreuve pour venir en secours aux populations touchées par le conflit. Le recours aux sciences sociales et aux sciences politiques est assumé et revendiqué tant pour la méthode que pour l’analyse. Les membres du centre ambitionnent de combiner recherche appliquée et actions de plaidoyer, notamment par le truchement de la mise en accès libre des résultats de la recherche. Certains des trentenaires constituant l’équipe fondatrice défendent le projet d’innerver ainsi de nouveaux outils au sein d’une société en mouvements. « Nous avons fait appel à nos amis qui faisaient des thèses en sciences sociales, pour qu’ils publient avec nous79. » Le lien aux mondes académiques n’est pas rompu, mais se fait par tâtonnements autour de la recherche d’une formule originale qui s’engage dans des techniques contemporaines de publication et d’édition. Ainsi, parallèlement au soutien à la société civile par la mise en commun de données (sous la forme de l’animation du site Daleel Madani80) et la réalisation d’expertises pour des bailleurs de fonds du développement, l’équipe de Lebanon Support développe des enquêtes de sciences sociales et politiques de nature plus explicitement académiques : par des publications dans des revues de pairs internationales, par la création de la Civil Society Review, dotée d’un comité de lecture international en 2018, ou encore par la création, en collaboration avec l’Arab Council for Social Sciences, l’Orient-Institut Beirut et la Rosa Luxembourg Stiftung, d’un post-doctorat « Bassem Chit Fellowship for the Study of Activism ».
* * *
65Nous avons retracé dans ce chapitre la trajectoire des sciences politiques libanaise à travers leurs principales institutions universitaires, professionnelles, et d’autres institutions de recherche impliquées dans la public policy. Nous avons esquissé le portrait d’une discipline dont les acteurs sont en lutte pour la maîtrise intellectuelle des problèmes politiques du moment, pour la formation d’un personnel (d’une « élite ») capable de les appréhender aussi bien dans l’administration que dans la société civile, et pour se positionner dans les évolutions internationales de la discipline. Cependant, ces acteurs décrivent leurs efforts comme contrariés de manière récurrente, et l’objectivation sociale d’une discipline spécialisée comme un objectif peu fédérateur : les vies éphémères – et les morts répétées – de l’ALSP en constituent un symptôme parmi d’autres. Ceci peut être compris à l’aune de la dispersion des espaces universitaires du pays, dont les acteurs interagissent très peu à l’échelle nationale, tout en déplorant de manière permanente l’absence d’un espace commun qu’ils contribuent pourtant eux-mêmes à inhiber en donnant la priorité à des liens parallèles avec les espaces occidentaux et/ou internationaux de production de savoir (revues, congrès, etc.) sans convergence aucune vers un point de rencontre national. Les centres extra-universitaires, qui se sont développés pour leur part à la marge de l’institution universitaire – mais pas nécessairement de ses acteurs –, ont pu porter pour un moment la possibilité – réelle et sérieuse – de sciences politiques plus impliquées dans les problèmes de la Cité (travaux collectifs en langue arabe, conférences, etc.), avant de se heurter cependant à des obstacles structurels : l’effondrement de l’université publique domestiquée par les mécanismes clientélistes, des institutions publiques insensibles à la parole des savants engagés et aux savoirs qu’ils produisent ; la concurrence féroce des organisations et financements internationaux à la recherche d’une expertise et de résultats rapides pour répondre aux défis des crises successives locales et régionales, imposant ainsi des temporalités différentes peu compatibles avec les méthodes académiques des sciences politiques.
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Notes de bas de page
1 Entre autres exemples : la Revue phénicienne dès 1919 (Picard 2016), la Société libanaise d’économie politique à partir de 1943 (Shehadi 1987), des conférences du Cénacle libanais entre 1946 et 1968 (Shehadi 1987 ; Élias 2013).
2 Dès 1963, l’Institut d’études palestiniennes ; à partir de 1975, le Centre d’études de l’unité arabe et l’Institut du développement arabe ; le Center for Lebanese Studies fondé à Londres en 1984 ; et, après-guerre, le Lebanese Center for Policy Studies (1989), le Carnegie Middle East Center (2006) ou l’Arab Council for Social Sciences (2010), pour prendre quelques exemples emblématiques de différentes époques.
3 Dans ce texte, nous avons choisi d’opter pour le pluriel – sauf lorsqu’acteurs ou institutions cités font le choix inverse –, tant pour rendre compte d’une objectivation sociale fragile, que par fidélité à la traduction de l’arabe et aux formulations institutionnelles (telle que celle de l’Association libanaise des sciences politiques).
4 Nous soulignons l’expression, car, nous le verrons, la question du rapport au droit n’est pas la moindre.
5 « La science politique, une tradition à l’USJ ». [En ligne] http://www.sciences-po.usj.edu.lb/files/tradition.html [archive]
6 Dans les années 1940, l’UNESCO lance un programme de construction à l’échelle internationale d’arènes disciplinaires multiples, sous la forme d’associations semblables à l’Association internationale de sciences politiques, dans le but de « contribuer à l’établissement d’une paix mondiale durable ». [En ligne] https://www.ipsa.org/history/prologue [archive]
7 « La science politique, une tradition à l’USJ ». [En ligne] http://www.sciences-po.usj.edu.lb/files/tradition.html [archive]
8 À titre de comparaison et pour quelques jalons de l’histoire de la discipline, l’American Political Science Association est fondée en 1904, l’Association française de science politique en 1949 en lien étroit avec l’initiative de l’UNESCO, l’Association irakienne des sciences politiques en 1984 (Jasûr 2009), l’Association arabe des sciences politiques en 1985 (elle publie depuis 2006 al-Majalla al-‘arabiyya li-l-‘ulûm al-siyâsiyya [la Revue arabe des sciences politiques], au Centre d’études de l’unité arabe à Beyrouth), l’Association marocaine de science politique en 2001 et l’Association tunisienne des études politiques en 2014. Concernant le lien entre l’UNESCO et l’AFSP, voir « L’UNESCO, Raymond Aron et le “besoin” d’AFSP ». [En ligne] https://www.afsp.info/lunesco-raymond-aron-et-le-besoin-dafsp/ [archive]
9 Statuts de l’Association libanaise des sciences politiques (1958, vol. 1, p. 11). Les archives privées de l’ALSP ont été constituées et gracieusement mises à notre disposition par le professeur Antoine Messara.
10 En 1976, alors que la guerre divise Beyrouth en deux parties, l’AUB ouvre un Off-Campus Program (OCP) dans la région est de la capitale (à Achrafiyeh) et à Jounieh, régions majoritairement chrétiennes. L’objectif, selon les responsables de l’AUB, était de servir les étudiants qui ne pouvaient se déplacer vers le « main campus » situé dans la région ouest de la ville. Contrairement au cas de l’Université libanaise, qui est divisée en « branches » à la même époque – sur décision du ministre de l’Éducation, Camille Chamoun (le 24 août 1976) –, les cadres de l’AUB insistent pour que l’OCP ne soit pas considéré comme une « branche » pérenne mais se dote d’un statut temporaire. Un autre campus est ouvert à Broumana dans le Metn, sur les hauteurs de Beyrouth, au cœur des combats qui opposèrent en 1990 l’Armée libanaise et les Forces libanaises, les étudiants de la région ne pouvant plus se déplacer ni vers Achrafiyeh ni vers Jounieh (Karami-Akkary 1990).
11 Entretien avec un ancien professeur à l’AUB (1er août 2018).
12 Si l’on s’en tient aux informations distillées dans l’ouvrage édité par l’ASPL en 2004, il s’agit d’un réseau composite d’enseignants de l’UL, mais encore de l’université arabe de Beyrouth (à l’instar de Mohammed Majzoub), de l’USJ (par exemple Béchir Bilani), et d’une majorité de personnes sans affiliation académique explicite ou revendiquée.
13 Antoine Messara, Archives de l’ALSP, p. 572-579.
14 Déplorant la destruction des archives de l’association au cours de la guerre, Antoine Messara prend soin d’archiver ses activités à partir de 2001, lorsqu’il en est élu président. Entretien avec Antoine Messara (18 avril 2018).
15 Entretien avec un professeur à l’USJ (15 avril 2018).
16 Colloque « La construction de savoirs partagés. Comment faire de la recherche en sciences sociales au Proche-Orient ? », Ifpo, Beyrouth, 5-6 novembre 2018.
17 Il fut le doyen de la Faculté d’économie et de science politique de l’université du Caire et ministre égyptien de la Jeunesse de 1999 à 2004.
18 « Le deuxième Congrès international de science politique (La Haye, 8-12 septembre 1952) », Revue internationale de droit comparé, vol. 5, no 1, janvier-mars 1953, p. 124-127.
19 https://www.ipsa.org/fr/membership/collective [archive]
20 L’équation pourrait encore se complexifier si l’on questionnait la place des terrains libanais dans la réflexion politiste internationalisée (ou du moins dans le domaine de la politique comparée). On ne développera pas ici (mais la question serait passionnante en termes de réflexion sur la circulation des paradigmes) la façon dont les enquêtes au Liban ont pu nourrir des réflexions plus comparatistes sur le consociativisme (Picard 1997) par exemple, ni même comment le terme de « libanisation » d’une société politique a pu faire florès dans l’expertise politique internationale. Il serait aussi intéressant de creuser la façon dont les deux numéros de la Revue libanaise des sciences politiques s’intéressent à des travaux menés hors du Liban, avec une perspective comparatiste. Enfin, la plateforme intellectuelle régionale qu’a pu constituer le Liban à plusieurs moments du xxe et du xxie siècle inviterait à questionner ce que l’inscription au Liban d’études palestiniennes par exemple a pu générer en termes de régionalisation de la réflexion.
21 Ainsi, en 2002, le président de l’ALSP décrit la science politique comme relevant de la « recherche appliquée » (Messara 2002, p. 15).
22 Sur ce point en France dans les années 1945-1980, voir Favre (1981).
23 On peut mentionner par exemple des sujets portant sur le droit du président libanais à s’opposer à la promulgation des lois, les droits des personnes poursuivies devant le tribunal militaire, le système fédéral irakien, l’évaluation du travail du Conseil de sécurité de l’ONU, l’ordre public environnemental, etc.
24 Entretien avec un ancien professeur de l’Université libanaise (9 août 2018).
25 Entretiens avec un ancien professeur et une professeure en exercice à l’Université libanaise (9 août 2018 et 9 avril 2019).
26 Article 3 de la loi 250 du 14 juillet 1993.
27 Entretien avec Antoine Messara (31 janvier 2017).
28 Note de terrain (avril 2017).
29 Décision numéro 5/2017 du 22 septembre 2017 annulant la loi fiscale numéro 45 du 21 août 2017.
30 « al-Mufakkira al-qânûniyya kamâ tarâ nafsa-hâ : lâ tatrukû al-qânûn li-l-qânûniyyîn » [Le Legal Agenda comme il se voit : ne pas laisser le droit aux juristes], Legal Agenda/al-Mufakkira al-qânûniyya, no 0, 2010. https://legal-agenda.com/مجلــــــة/مجلة-لبنان/?issue=00 [archive]
31 Le Legal Agenda, association fondée en 2009 qui se donne le droit pour objet de recherche mais aussi, plus ouvertement, pour sujet de plaidoyer, réunit davantage de juristes (y compris des professionnels du droit, avocats notamment) que de politistes. Par leurs méthodes de travail, ses auteurs revendiquent une forme de politisation du droit (de construction du droit comme objet politique) au service d’une réflexion critique sur la juridiciarisation du politique.
32 Entretien avec Antoine Messara (31 janvier 2017).
33 Voir notamment « Chronique bibliographique de Socio-histoire », le dossier de la Revue française de science politique (2017/2).
34 Pour une lecture synthétique et critique de cela, voir l’article d’Élizabeth Picard (2001) sur la figure du za‘îm et ses avatars au cours du dernier siècle, ou encore des relectures de l’article d’Arnold Hottinger (1966).
35 Le Issam Farès Institute for Public Policy and International Affairs est inauguré en 2006 à l’AUB. Il accueille plusieurs programmes revendiquant l’interdisciplinarité et le dialogue entre recherche, société civile et politiques publiques. [En Ligne] https://www.aub.edu.lb/ifi/Pages/default.aspx [archive]
36 Il est directeur de la rédaction de l’ENA hors les murs, la revue mensuelle des anciens élèves.
37 Entretien avec Antoine Messara (31 janvier 2017).
38 Par exemple, tous les cursus de sciences politiques n’offrent pas nécessairement de cours intitulés « sciences politiques ».
39 Son rédacteur en chef, président de l’Association libanaise des sciences politiques, était assisté d’un comité de rédaction et de direction composé de quatre autres universitaires. Les articles qu’il rassemble en arabe, français et anglais sont rédigés par des universitaires libanais ou étrangers sur des sujets variés, bien au-delà des frontières du Liban.
40 Entretien avec des membres du Legal Agenda (20 avril 2018).
41 « Programme de l’Association libanaise des sciences politiques », L’Orient-Le Jour, 3 mars 2003, p. 7.
42 Les statuts sont publiés dans ALSP 1959, p. 12. Cette délimitation des domaines de la discipline est reproduite dans les statuts ultérieurs de l’association.
43 Élections du 29 décembre 1987 (Idem, p. 10).
44 Al-Nahâr, 19 avril 1988, dans un article dont le titre est évocateur : « Al-Jam‘iyya al-lubnâniyya li-l-‘ulûm al-siyâsiyya. Bahth ‘an al-asâla » (L’Association libanaise des sciences politiques : la quête de l’authenticité).
45 Par exemple, Toni Atallah (trésorier de l’association en 2006) est devenu doyen de l’école doctorale de droit et des sciences politiques de l’UL. Béchir Bilani (plusieurs fois vice-président de l’association) enseigne le droit à l’USJ et fut président de chambre au Conseil d’État en 1993-1994. Adnan Iskandar (membre du bureau) enseigne au PSPA de l’AUB à cette époque. Mohammed Majzoub (membre du bureau) a été recteur de l’UL en 1992-1993, doyen de la faculté de droit et de sciences politiques de l’UL et vice-président du Conseil constitutionnel. Marguerite Helou (membre du bureau), titulaire d’un PhD de sciences politiques de l’université de Syracuze aux États-Unis est enseignante à l’UL, mais donne également des cours à l’AUB et à l’université Haigazian. Adnan Al-Sayyed Hussein (membre du bureau), titulaire d’un doctorat de sciences politiques de l’UL, où il a enseigné et qu’il a également présidée après avoir poursuivi une carrière gouvernementale. Nadi Tyan (conseiller au bureau et ancien président de l’association), titulaire d’un doctorat de droit de Lyon 2, est alors professeur de droit à l’UL. D’autres, moins nombreux, exercent hors de l’université, à l’instar de Marie Yazbek (secrétaire générale), de Jean Diab (La Revue du Liban), ou de Joseph Doummar (trésorier), responsable juridique à la Lebanese Canadian Bank (Archives de l’ALSP, p. 425).
46 Hoda Keyrouz, qui figure parmi les membres du bureau de l’association (conseillère), se présente comme « chairman de l’agence de voyage familiale » (Archives de l’ALSP, p. 19). Elle met durant la guerre ses locaux à la disposition de l’association dont son époux, Joseph Keyrouz, fut l’un des membres fondateurs en 1958 (Archives de l’ALSP, p. 373-374).
47 Entretien avec la directrice de l’ISP de l’USJ (31 décembre 2017).
48 Antoine Massara, Archives de l’ALSP, p. 577.
49 Margueritte Helou, Archives de l’ALSP, p. 577.
50 Entretien avec un ancien professeur de l’AUB (1er août 2018).
51 « Premier séminaire de l’Association libanaise des sciences politiques », La Revue du Liban, 31 mai-7 juin 2003.
52 La liste des intervenants au débat donne à voir un panel d’invités choisis dans différents milieux et universités, parfois dans des réseaux familiaux : Tony Atallah (UL), Béchir Bilani (USJ), Nawaf Kabbara et Sami Afeiche (université de Balamand), Evelyne Messara (ministère des Finances), Paul Salem (LCPS, AUB), Issam Sleiman (UL, président du Conseil constitutionnel), Ghassan Abdel-Kader (Arab Open University).
53 Archives de l’ALSP, p. 595.
54 Les archives du Cénacle sont confiées à l’USJ en 2016.
55 Entretien avec Antoine Messara (31 janvier 2017).
56 Antoine Messara, Archives de l’ALSP, p. 572-579.
57 http://www.aub.edu.lb/fas/pspa/Pages/default.aspx [archive]
58 Entretien avec un professeur de l’AUB (3 novembre 2017).
59 Entretien avec un ancien professeur de l’AUB (1er août 2018).
60 Ainsi, dans les départements de sciences politiques de deux grandes universités libanaises, la proportion des enseignants vacataires tournerait autour de 70 %, voire davantage.
61 Entretien avec une docteure en science politique, directrice de Lebanon Support (19 avril 2018).
62 Entretien avec un membre du Legal Agenda (15 avril 2018).
63 Par exemple, en ayant recours davantage qu’en sciences sociales plus classiques, aux « focus groups ».
64 Entretien avec un professeur à l’AUB (3 novembre 2017).
65 Idem.
66 Voir le site de la faculté de droit et des sciences politiques de l’UL. [En ligne] http://droit.ul.edu.lb/index.php/research [archive]
67 À titre d’exemple de cette différentiation ténue de la pratique des sciences politiques comme enseignant-chercheur ou comme journaliste de presse, voir le dossier consacré dans les archives de l’Association libanaise des sciences politiques (p. 792-796) au décès de Marie Yazbek, membre du bureau de l’Association, journaliste de formation (American University in Cairo) et « responsable du département politique » de la Revue du Liban, responsable d’une rubrique hebdomadaire « Les saturnales ».
68 Avec une position de rédacteur en chef et un comité de lecture institutionnalisé.
69 Entretien avec un ancien rédacteur en chef au LCPS (24 mai 2018).
70 Archives ALSP, p. 552-557 et p. 777-784.
71 Entretien avec une docteure en science politique, directrice de Lebanon Support (19 avril 2018).
72 Entretien avec un ancien doyen de la faculté de droit et des sciences politiques de l’UL, (9 août 2018).
73 Entretien avec un ancien directeur du LCPS (24 mai 2018).
74 Entretien avec un ancien directeur du LCPS (24 mai 2018).
75 Entretien avec un ancien professeur de l’AUB (1er août 2018).
76 Entretien avec un ancien directeur du LCPS (24 mai 2018).
77 Toutes les publications du LCPS étaient en arabe, à l’exception de la Beirut Review publiée en anglais.
78 Entretien avec un ancien chercheur au LCPS (31 juillet 2018).
79 Entretien avec une docteur en science politique, directrice de Lebanon Support (19 avril 2018).
Auteurs
-
Myriam Catusse
Aix-Marseille Université, CNRS, IREMAM
-
Samer Ghamroun
Université Saint-Joseph
-
Jamil Mouawad
American University of Beirut

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