En décembre 2007, alors que j’effectuais mon terrain de thèse sur la question des apatrides à Koweït, j’invitais mes parents à venir passer les fêtes de fin d’année dans ce petit émirat qui ne fait pourtant pas figure de destination touristique. Pour faire honneur à ce séjour qui ne durait que quelques jours, le père d’une de mes amies koweïtiennes proches, membre d’une famille marchande, détentrice d’une grande entreprise dans l’industrie alimentaire, décidait de les inviter à un déjeuner précédé d’une visite de Koweït.
L’endroit choisi pour cette visite n’était autre que la coopérative de « Shamiyya », quartier résidentiel, central et opulent de Koweït. Les coopératives ou jama‘iyyât, en dialecte koweïtien, sont des supermarchés, de surface moyenne, qui structurent l’ensemble de l’urbanisme résidentiel du pays. Chaque quartier d’habitation ou « block » en possède une, et ce depuis les premiers plans de développement urbain du pays dans les années 1950 (Figure 1). Autour de ces jama‘iyyât, on trouve habituellement d’autres services et commerces – comme des agences bancaires, des cordonniers et, de plus en plus souvent, des restaurants, fast-foods et galeries marchandes qui, même si elles ne forment pas nécessairement un cœur battant de la vie commerciale de proximité en constituent néanmoins le centre.
La visite consista en un tour en bonne et due forme des rayonnages de la coopérative entre ses deux étages, les chariots et les têtes de gondole. L’attention de mon père, à qui les commentaires s’adressaient principalement, était attirée sur la multiplicité des denrées venues du monde entier, de l’incroyable diversité de leurs origines géographiques et de cet achalandage défiant, en réalité, toute concurrence. Il était aussi amené à comprendre l’importance de ces coopératives de quartier pour les Koweïtiens, qui en étaient les actionnaires – y compris le dernier-né de la famille –, de sorte que les bénéfices dégagés par ces circuits de consommation leur étaient redistribués.

1Cette scène anecdotique est néanmoins importante car elle illustre trois thèmes fondamentaux du propos de cet article. Tout d’abord, le rôle de la consommation dans l’identité touristique koweïtienne qui fait que, ses lieux et ses pratiques relevant a priori de l’ordinaire du quotidien, méritent une visite que l’on peut qualifier de touristique, c’est-à-dire digne de l’attention de visiteurs étrangers. Deuxièmement, lié à la problématique de la consommation comme support d’imaginaires et de symboliques urbains, l’anecdote révèle en creux le peu d’attrait relatif du pays, qui est internalisé par les acteurs sociaux – à commencer ici par des visiteurs de France, mais aussi très largement répandu dans l’opinion publique koweïtienne, voire du Golfe. Enfin, elle montre l’importance, soulignée par l’insistance sur l’origine globale des marchandises, qu’il y a à penser la consommation, le marché, les échanges, et les images qu’ils produisent, à différentes échelles. Il existe en effet, d’une part, un marché des modes d’échange locaux, celui des circuits moyens, comme les grandes surfaces, qui fonctionnent comme des « hubs » ou de gros centres de distribution, et, d’autre part, un circuit long du marché des matières premières (Desjeux 2010). Dans les États du Golfe, dont l’économie est intimement liée aux exportations d’hydrocarbures, la perception des échanges de matières premières influence non seulement les circuits moyens d’approvisionnement, dans un sens matériel, mais aussi l’image et la valeur associées à la consommation, définie comme globalisée et permise par les revenus pétroliers et gaziers.

Figure 1 : Exemple de coopérative de quartier à Yarmouk (19/05/2010)

2Cet article s’inscrit dans la perspective plus large de la construction des manières de consommer qu’Isabelle Garabuau-Moussaoui décrit ainsi : « La consommation n’est pas uniquement une pratique sociale située dans l’univers domestique ou sur le lieu d’achat. Elle s’intègre dans un système plus large, comprenant non seulement l’offre (production, distribution) mais également les stratifications géographiques, l’urbanisme, les politiques publiques, les technologies, le système de valeurs, etc. qui participent de la construction des manières de consommer, historiquement, socialement et matériellement situées. » (Garabuau-Moussaoui 2010, p. 4) Il s’intéresse, dans une perspective historique, à la façon dont les politiques publiques, la position dans les circulations et les flux commerciaux, financiers et de personnes, ont fait de la consommation un élément central de la société koweïtienne – comme c’est le cas ailleurs dans le Golfe et notamment à Dubaï (Gallois 2006). Comme l’indiquait Jean Baudrillard, « la consommation est un mythe. C’est-à-dire que c’est une parole de la société contemporaine sur elle-même, c’est la façon dont notre société se parle. Et en quelque sorte la seule réalité objective de la consommation, c’est l’idée de la consommation, c’est cette configuration réflexive et discursive, indéfiniment reprise par le discours quotidien et le discours intellectuel, et qui a pris force de sens commun. » (Baudrillard 1970, p. 311-312) Pourtant, dans le cas de Koweït, il s’est également produit un phénomène de rupture qui prend la forme de l’idée diffuse d’un déclassement ou d’une relégation en position secondaire, en ville démodée ou « has been », après avoir construit sa modernité comme « une image à consommer », pour reprendre les termes de l’historienne urbaniste koweïtienne Farah al-Nakib (2013).

3Cet article s’articulera en deux parties : il retracera, tout d’abord, la construction à Koweït de ce que l’anthropologue Sulayman Khalaf appelle « l’image des biens illimités » (the image of unlimited goods) (Khalaf 1992). Dans un second temps, il analysera l’évolution de cette image vers celle d’un déclassement qui est aussi liée à celle de la fin de ce caractère illimité, retravaillé par l’obsession de la diversification réussie, de la sortie du caractère rentier¹ que sous-tend dans d’autres émirats la peur de l’épuisement (depletion) des ressources et qui est in fine incarnée par la réussite emblématique de Dubaï – même si elle est peut-être plus claironnée qu’avérée et durable.

Indépendance, pétrole et « image des biens illimités »

4Aujourd’hui, dans son environnement régional, Koweït fait figure de ville périphérique, largement en retrait dans la compétition à laquelle se livrent des métropoles comme Istanbul, Beyrouth ou Dubaï. À l’échelle du Golfe, la comparaison est encore moins flatteuse : la nouvelle centralité du Golfe s’articule autour des figures emblématiques de Doha, Abou Dhabi et Dubaï, tirant désormais vers le sud de la région, le centre de gravité des circulations de biens et de personnes. C’est dans ces trois cités que la performance des infrastructures de transport, portuaires et aéroportuaires, et des compagnies aériennes contribue à la captation des flux de commerce mondiaux de biens et de personnes (Ziadah 2018) séduites par l’imaginaire construit par des stratégies agressives de promotion branding des cités-émirats comme destinations touristiques et de salons professionnels². Forte de ses quelque trois millions d’habitants, la grande conurbation de Koweït ne fait pas rêver. Elle n’attire que très peu de touristes étrangers ou régionaux et son développement n’a pas l’attrait des autres destinations golfiennes. Ses atours touristiques, musées, salons et bien sûr malls, n’ont pas fait l’objet des campagnes et des politiques publiques volontaristes qui ont construit la renommée internationale des autres villes-émirats.

5Pourtant, Koweït n’a pas toujours été si peu attractive : capitale du premier protectorat du Golfe à obtenir son indépendance des Britanniques, en 1961, elle façonne et fait figure, pendant trois décennies, de modèle de modernité, particulièrement dans les émirats plus petits : industrie pétrochimique, désalinisation de l’eau de mer, hub aérien, système éducatif et universitaire, constitution et parlement, vie culturelle, dans tous ces domaines, le Koweït fait figure de précurseur. Mais cette réputation est largement oubliée aujourd’hui, perdue de la mémoire des Golfiens. Si la ville de Koweït n’est pas celle de Dubaï, comme s’en lamentent souvent les Koweitiens lors d’entretiens privés, personne ne se souvient qu’elle l’a été avant elle, pour le dire ainsi. Au Koweït même, la presse koweïtienne et les témoignages relaient désormais un sentiment fort de « retard », voire de déclin.

6Le développement de Koweït s’inscrit d’emblée dans les circuits longs des matières premières et des tendances lourdes de circulations mondiales. Dans The Price of Wealth, Kiren Aziz Chaudhry montre que l’Arabie saoudite et les pays du Golfe sont intégrés dès leurs émergences dans les circuits mondiaux de capitaux et de biens – et ce bien avant que la mondialisation ne soit théorisée comme un phénomène récent lié au néo-libéralisme (Chaudhry 1997). Sur la base d’une lecture marxiste, Adam Hanieh, spécialiste d’économie politique, avance le même type d’argument dans son ouvrage Capitalism and Class in the Arab Gulf States (Hanieh 2011). Pour lui, le pétrole, « marchandise ancrée dans un ensemble de relations sociales (déterminées au niveau mondial)³ », est doté d’une signification particulière pour le système capitaliste puisqu’il est placé au cœur même de son processus d’expansion (Hanieh 2011, p. 16). Hanieh étaye son analyse en invoquant Marx qui mettait en garde contre le fétichisme de la marchandise (« commodity fetishism ») à savoir cette tendance à expliquer, de façon simpliste, un modèle de développement social par la seule présence ou absence d’un bien d’échange (ou matière première) dans un pays donné, au lieu d’analyser la signification qu’il revêt dans un système beaucoup plus large de relations sociales dans lequel il convient de le situer (2011, p. 16). L’idée du pétrole comme moteur de croissance rejoint celle d’une recherche de profit, toutes deux tangentiellement illimitées. De façon emblématique, cette insertion dans les circulations capitalistes mondiales prend la forme du plus vieux fonds souverain au monde, le Kuwait Investment Board qui deviendra la Kuwait Investment Authority (KIA). Fondé dès 1953, huit ans avant l’indépendance du pays et sept ans après que l’exploitation du pétrole ne génère ses premiers revenus en 1946, il est reconnu pour sa gestion prudente et ses rendements constants : d’après Karen Young, le fonds souverain du Koweït a toujours axé sa stratégie sur l’investissement extérieur et ne s’est jamais vraiment préoccupé des objectifs nationaux de développement ou de diversification (2019, p. 48). L’idée est d’exporter le capital et de le faire fructifier, dans une optique d’épargne. Dès 1986, le montant des revenus de la KIA, qui permettront le financement du gouvernement koweïtien en exil lors de l’occupation irakienne en 1990-1991, dépasse celui des revenus pétroliers de l’émirat (Bahgat, cité par Young, 2019, p. 48).

7Dans le registre des circulations de personnes, la même année, 1953, voit naître la compagnie aérienne nationale, Kuwait National Airways. Troisième plus ancienne compagnie aérienne du Golfe, Kuwait Airways précède de trente-deux ans la compagnie dubaïote Emirates comme modèle de compagnie « à la pointe du progrès », équipée d’aéronefs parmi les plus modernes du marché : ainsi, en 1962, Kuwait Airways est la première compagnie aérienne à passer commande du Trident à la British European Airways Corporation ; et, en 1964, elle ouvre une route aérienne directe entre Koweït et Londres, alors la plus longue du monde. En ce qui concerne la production et l’insertion dans les réseaux mondiaux de flux de biens, le Koweït ne se contente d’ailleurs pas d’extraire et d’exporter son pétrole brut : il cherche aussi, très rapidement, à utiliser ses revenus pétroliers pour maîtriser l’aval pétrolier et le reste de la chaîne de valeur. Le pays se dote ainsi de trois raffineries de pétrole en 1949 (Mina Al-Ahmadi), 1958 (Mina Abdullah) et 1966 (Shuaïba) de sorte qu’à la veille de la crise du Golfe, il parvient à raffiner la moitié de sa production de pétrole avant de l’exporter. De son port de Shuwaikh, construit en 1963, sont réexportés les nouveaux produits de consommation importés vers un Golfe sortant tout juste de modes de vie frugaux. C’est ainsi qu’à Ras al-Khaymah, il existait encore en 2007 une toponymie mentionnant « al-sûq al-kuwaytî » (le marché koweïtien), en référence aux marchandises modernes qui provenaient de Koweït⁴.

8Pourtant, le pétrole n’est pas seulement un produit stratégique et commercialisé à l’échelle mondiale, c’est aussi une perception. D’après l’anthropologue Mandana Limbert, le pétrole a une signification pour les individus car la perception qu’ils ont de leur présence modèle la façon dont ils agissent dans le monde et, dans le cas du sultanat d’Oman sur lequel elle travaille, cette perception est celle de l’épée de Damoclès d’un épuisement promis à moyen terme (Limbert 2010). Dans le cas du Koweït, au contraire, cette manne est construite par les pouvoirs publics et intériorisée par les citoyens comme étant « illimitée » ou presque. Le fonds souverain qui s’est forgé au fil du temps une réputation d’« actionnaire responsable et stable » d’après son site web officiel⁵, a pris la relève de la rente pétrolière. D’après les statuts de la KIA, cette dernière doit venir en aide au gouvernement koweïtien en cas de déficit⁶. De plus, depuis 1976, il existe un Fonds pour les générations futures (Future Generations Fund, FGF) – créé avec la moitié des fonds de la Réserve générale (General Reserve Fund, GRF) et auquel l’État est légalement contraint de verser 10 % de ses revenus et 10 % des revenus nets de la Réserve générale. Ce fonds atteignait, d’après un rapport du Bureau d’audit du Koweït, 399 milliards de dollars en 2014, permettant aux générations futures d’aborder l’avenir – même postpétrole – sereinement.

9Le terme « illimité » est emprunté à l’anthropologue Sulayman Khalaf, qui s’efforce de montrer comment, dans le contexte de transformations socioéconomiques drastiques impulsées par la richesse pétrolière, les relations État-société ont été consciemment construites autour de l’image de biens illimités. Cette image, qui informe les attitudes, pratiques et comportements, s’est formée graduellement et a été particulièrement exacerbée dans la décennie qui a suivi le choc pétrolier de 1973 et la montée en flèche des prix du pétrole. Plusieurs facteurs contribuent à la création de cette image du côté de l’État comme de la société. Bien sûr, il y a l’étendue de l’État-providence, dont le rôle est avant tout la redistribution de la rente pétrolière. L’État-providence inclut au Koweït un large éventail d’équipements et de services publics gratuits : éducation, santé, sécurité sociale, prestations et allocations pour les familles, les jeunes, les personnes âgées et les handicapés, aides de l’État pour le mariage, la construction et la rénovation de logements, service téléphonique local gratuit, denrées alimentaires, essence, électricité et eau fortement subventionnés – quand ils ne sont jamais payés. En outre, l’État assure constitutionnellement un droit au travail dans une institution publique, lié à de généreuses prestations de retraite, ce qui a contribué à la segmentation du marché de l’emploi dans le pays entre nationaux travaillant dans le secteur public et étrangers dans le secteur privé.

10L’image de l’opulence et de la générosité de l’État s’est aussi traduite dans une spécificité propre au pays : la politique étatique d’acquisition du foncier. En 1951, les autorités koweïtiennes mandatent des sociétés britanniques d’urbanisme pour rédiger un plan de modernisation de la ville-port de Koweït, dans l’objectif d’en faire une métropole moderne (al-Nakib 2013, p. 10). Ce plan, qui s’inspire des concepts urbanistiques de « ville nouvelle » de l’époque, repose sur les notions de zonage fonctionnel et prévoit de faire du centre-ville historique un espace à dominante commerciale, relocalisant toutes les autres activités (industrie, éducation, santé), à commencer par l’habitat résidentiel au-delà de cet espace, dans des suburbs délimités par un réseau routier constitué de grandes avenues et d’autoroutes urbaines (ring roads) (Figure 2). Cette restructuration complète de la ville s’est accompagnée de l’achat à des prix très supérieurs à leurs valeurs de marché de terrains appartenant à des particuliers koweïtiens : ceux qui habitaient dans le centre-ville ont ainsi fait fortune littéralement du jour au lendemain (al-Nakib 2016). On estime ainsi qu’entre 1957 et 1962 près de 840 millions de dollars d’argent public (Khalaf 1992, p. 65) ont été dépensés dans l’achat de terrains à des citoyens koweïtiens, qui furent ainsi les principaux bénéficiaires de cette redistribution déguisée de la rente pétrolière naissante. Cette réalité sonnante et trébuchante explique aussi que cette modernisation urbaine accélérée, qualifiée dans les discours officiels de « renaissance architecturale » ou « urbaine » (nahda ‘umrâniyya), ait été aussi facilement acceptée, cela en dépit de la destruction d’une grande partie du patrimoine historique de la ville qu’elle a engendrée. Bon nombre de Koweïtiens ont voulu voir dans ce redéploiement urbain la marque du progrès et surtout de la prospérité nouvelle de l’émirat, tant était fort le souvenir des années de disette qui l’avaient précédée, au lendemain de l’effondrement de l’économie perlière dans les années 1930 (al-Nakib, 2018).

Figure 2 : Structuration de l’espace urbain par les autoroutes circulaires ou ring roads à Koweït (2015)

11La consommation des ménages est ainsi à analyser comme le résultat d’une production sociale, largement orchestrée par l’État. La participation au consumérisme est ainsi synonyme de sentiment d’appartenance tandis que le système des jama‘iyyât place les citoyens en position d’actionnaires et de bénéficiaires de la redistribution des dividendes de ce consumérisme. Le consumérisme se reflète aussi dans les niveaux élevés de biens importés. Entre 1973 à 1981, la valeur des marchandises importées augmente très rapidement, passant de 311 millions de dinars koweïtiens à 1 945 millions de dinars koweïtiens, donnant au Koweït l’un des taux d’importation per capita parmi les plus élevés au monde (Khalaf 1992, p. 63).

12Comment cette image des biens illimités est-elle intériorisée par les Koweïtiens eux-mêmes, qui perçoivent la rente pétrolière comme leur appartenant ? La jouissance des biens illimités est un phénomène relatif : il résulte d’une comparaison flatteuse avec la situation des autres pays arabes d’abord, mais aussi avec les autres résidents qui sont exclus des droits et privilèges de la nationalité – les quelque 100 000 à 200 000 « bidoun⁷ » dont la présence renforce chez les citoyens koweïtiens le sentiment de leurs propres privilèges et un phénomène de contre-distinction par rapport au reste de la population composée d’étrangers, qui a été analysé par l’anthropologue Anh Nga Longva (1997). Pour Sulayman Khalaf (1992), le flux constant de visiteurs et d’expatriés dans le pays a suscité un sentiment particulier chez les Koweïtiens : l’idée qu’ils sont l’objet de l’envie des étrangers ou la proie potentielle du mauvais œil. Les étrangers sont en effet souvent vus sous le prisme de personnes venues dans l’émirat pour profiter de l’argent des Koweïtiens.

13De fait, la présence de ce grand nombre de visiteurs à Koweït dicte le développement urbain qui, pour le gouvernement, prend la forme en 1986, dans une brochure de promotion du pays pour son 25^e anniversaire, du nombre d’hôtels de luxe équipés pour accueillir les représentants des entreprises multinationales venus profiter d’une partie de cette manne : « Kuwait had two first class hotels, five second class and six third class in 1964. By 1983, there were eight deluxe hotels, 11 first class, and five second class and third class. » (Khalaf 1992, p. 61) Pour Farah al-Nakib (2013), ce développement urbain prend une allure de « spectacle de la modernité » – l’analogie du spectacle et de la mise en scène étant utilisée aussi dans le cas de Dubaï (Elsheshtawy 2010), le spectacle fonctionnant comme l’opérateur fondamental de la marchandisation. Le design du centre-ville est axé sur de longues façades de commerces en arcades, le développement commercial permettant en théorie un retour sur investissement de l’État dans le foncier. Le Koweït, tout comme Dubaï, Abu Dhabi et Doha après lui, fait appel à des « noms connus » pour les fleurons de son architecture urbaine, qui devient ainsi produit de consommation, qu’il s’agisse de son aéroport international, des tours de Koweït, de la Banque centrale, ou du Parlement signé par l’architecte du très célèbre opéra de Sydney⁸. Enfin, dans le registre de la compétition ostentatoire, le Koweït se dote d’infrastructures récréationnelles depuis l’inauguration, en 1978, de la première patinoire de la région – détruite en 2020 –, en passant par l’ouverture, en 1984, du parc d’attractions Kuwait Entertainment City – « madînat al-kuwayt al-tarfîhiyya », le « Disneyworld » de Koweït fermé en 2016 pour être remplacé par la New Entertainment City –, jusqu’à, enfin, la création, en 1988, de « l’île verte »– « al-jazîra al-khadrâ’ », une île poldérisée conçue comme une aire de repos.

Figure 3 : Châteaux d’eau des architectes Sune Lindström et Malene Bjørn, 1976 (31/11/2011)

Koweït en prise avec l’évolution de la consommation

14Que s’est-il donc passé pour que le Koweït, longtemps à l’avant-garde de la modernité dans le Golfe, se retrouve déclassé et ne s’affiche plus, en guise de superlatifs, que comme le pays affichant le pourcentage le plus élevé au monde d’obèses (42,8 % en 2014) et un des plus élevés de diabétiques, ou les records mondiaux de consommation domestique d’eau – dans un pays qui en est dépourvu ? La réponse qui vient le plus rapidement à l’esprit est l’invasion irakienne du 2 août 1990 : occupé en l’espace de quelques heures, le Koweït est alors brutalement apparu comme un pays incapable de se défendre, aussi riche que fragile au milieu d’une région instable. Pourtant, l’insécurité est antérieure à l’invasion et elle va lui survivre largement.

15Dans le contexte de la guerre Iran-Irak (1980-1988), lors de laquelle le Koweït soutient financièrement l’Irak de Saddam Hussein contre la nouvelle République islamique d’Iran, l’émirat est confronté en 1983 à une vague d’attentats aux véhicules piégés visant des cibles symboliques occidentales, pétrolière et de transport. Le Koweït est aussi impliqué dans la « guerre des tankers » déclenchée au printemps 1984, qui vise les tankers koweïtiens transportant du pétrole irakien (Boghardt 2006). De plus, la réalité est plus complexe, car l’avant-gardisme du Koweït a été aussi freiné par d’autres facteurs de long terme affectant la confiance placée dans l’émirat, et notamment la spéculation financière : en 1982, le krach de « sûq al-manâkh », un marché boursier parallèle mis en place pour contourner les règles prudentielles du marché officiel, place en situation de faillite toutes les banques koweïtiennes, à l’exception d’une. Le développement de la place financière de Koweït est alors entravé, contrairement à celles de Manama et de Dubaï, qui captent toutes deux les flux financiers qui quittent la place libanaise alors en proie à la guerre civile. Cette situation affecte la position du Koweït dans certains flux mais ne remet pas en cause l’image de l’État bienfaiteur et prodigue : les Koweïtiens ruinés par la spéculation recevront une aide de l’État pendant deux ans⁹.

16De façon plus importante encore, à la suite de la libération du pays en 1991, la ville de Koweït a vécu pendant plus de dix ans dans la hantise de son voisin septentrional : alors même que ses concurrentes du Golfe s’ouvraient à la mondialisation et s’érigeaient en cités globales, Koweït perdait sa superbe et son statut de pionnière, comme reléguée au second plan, en marge de la mondialisation. La période postlibération est marquée par deux caractéristiques : l’attentisme, qui a poussé les grandes entreprises koweïtiennes à investir dans d’autres métropoles urbaines plutôt que dans la leur, et l’extraversion des comportements de consommation notamment immobilière ou de loisir.

17Cette position koweïtienne est à resituer dans un mouvement régional plus large, à savoir la mise en place, depuis les années 2000, de politiques d’ouverture économique dans le monde arabe, y compris dans les pays les plus fermés comme la Syrie. Cette ouverture fournit l’opportunité d’investissements massifs pour les entreprises et les particuliers du Golfe. Cette phase d’expansion du capitalisme golfien correspond à une période de prix hauts du pétrole lors du « boom pétrolier » des années 2004-2008. Elle se traduit par la multiplication des mégaprojets de coopération, se chiffrant en milliards de dollars (Hertog 2007). Même si, depuis la chute du régime baathiste en Irak en 2003, la ville de Koweït s’efforce de se repositionner, elle reste en marge de la recomposition des métropoles urbaines (Figure 4). Comme le montre l’ouvrage Dubaï, cité globale dirigé en 2001 par Roland Marchal, le spectacle urbain se déroule désormais sur une autre scène. En effet, c’est au cours de cette période que l’émirat de Dubaï connaît une expansion économique fulgurante, multipliant les grands projets immobiliers et d’infrastructures (à tel point que la ville concentre un dixième du parc mondial de grues), attirant capitaux, investisseurs et touristes, et affichant des ambitions démesurées de « cité monde », dont les symboles les plus extravagants sont alors le projet d’archipel artificiel, The World, la plus haute tour du monde, Burj Dubaï et le plus grand aéroport du monde, le Dubai World Central Airport. Pendant toute cette période, les pratiques de consommation demeurent des constantes des vies sociales à Koweït. Elles s’effectuent à plusieurs niveaux : entre les produits et les biens importés, qui continuent de circuler dans les jama‘iyyât, les nouveaux malls de Koweït (Suq Sharq, ouvert en 1998 ; Marina Mall, en plusieurs phases entre 2002-2004 ; Avenues et 360° pour la nouvelle génération). À un troisième niveau, Manama et surtout Dubaï constituent les terrains de jeu et de shopping des Koweitiens désireux de ne pas être en reste de la scène musicale mondiale et des extravagances consuméristes. En outre, les Koweïtiens sont d’importants investisseurs immobiliers dans les autres cités du Golfe¹⁰.

Figure 4 : La Skyline disparate de Koweït City (2018)

18Alors que son régime semi-démocratique faisait la fierté du Koweït de l’âge d’or, dans un phénomène typique de la constitution d’un âge d’or fantasmé, il est, depuis une à deux décennies, perçu comme l’une des causes des maux de l’émirat, en raison de la lenteur du processus décisionnel qu’il induit : l’existence d’un Parlement puissant, issu de la constitution de 1962, est perçue, dans un discours rétronarratif, comme une source d’instabilité et de paralysie en raison de son pouvoir d’interpeller et de contraindre à la démission des membres du gouvernement. Pourtant, le Parlement a un autre droit de regard, qui a une conséquence déterminante, d’après Michael Herb (2014), sur le modèle de développement : il s’agit du droit de regard sur l’octroi de terrains par l’État. Cette particularité apporte un élément majeur dans la compréhension des divers modèles de développement – et particulièrement urbains – du Golfe : quand, dans les autres émirats, les familles royales ont la latitude d’octroyer des propriétés foncières à des prix très avantageux, le Koweït, dont la majeure partie des terres est constituée de propriétés de l’État, a institué un système de BOT (Build Operate Transfer / construction exploitation transfert) étroitement surveillé par le Parlement. Ce contrôle parlementaire méticuleux explique aussi que le Koweït n’ait fait aucun effort pour accommoder ses mœurs au secteur du tourisme et conserve une interdiction stricte de l’alcool. Dans certains autres pays du Golfe, les familles royales fournissent les terrains aux investisseurs et aux promoteurs. C’est Dubaï, émirat aux recettes pétrolières limitées, qui est à l’origine du modèle de diversification économique qui fait sa réputation contemporaine, basé sur le commerce, l’efficacité logistique, un climat des affaires favorable et une main-d’œuvre importée bon marché. Dans le cas de Dubaï, il ne s’agit pas d’un changement de paradigme dans la mesure où l’activité de la ville reposait déjà, avant l’âge pétrolier, sur le commerce, mais bien plutôt d’un changement d’échelle, auquel les revenus pétroliers ont d’ailleurs contribué en finançant des infrastructures de transport clés, telles que le port en eaux profondes de Jebel Ali ou les deux aéroports géants qui desservent l’émirat. Le modèle dubaïote constitue d’ailleurs une source d’émulation dans la mesure où d’autres villes ont ensuite cherché à l’imiter sans forcément l’égaler, en particulier Doha et Abou Dhabi, qui, contrairement aux autres cités du Golfe comme Koweït, mais aussi Mascate, Dubaï ou Manama n’ont jamais joué de rôle d’intermédiation commerciale jusqu’à une époque récente.

19On peut soutenir que l’impératif du « postrentiérisme » est associé à la notion abstraite d’épuisement – en quelque sorte opposée à l’« image des biens illimités » précédente. La ville nouvelle de Masdar, aux Émirats arabes unis, par exemple, est en soi un exercice d’anticipation économique et politique par sa promotion d’une forme de sobriété énergétique, dans une région affichant les niveaux de consommation d’énergie et d’émissions de gaz carbonique per capita les plus élevées au monde. Au Koweït, l’épuisement semble être une idée moins déterminante. La confiance des citoyens est tirée du coussin financier accumulé par le fonds souverain d’investissement, soit 592 milliards de dollars, dès 2015, qui vient prendre le relais des revenus du pétrole et qui désormais s’oriente vers les nouveaux marchés asiatiques. En effet, pour promouvoir une forme de nouvel imaginaire urbain, le Koweït a fait le pari du Nord et de l’Orient, espérant créer un hub à l’embouchure du Chatt al-Arab.

20Le gouvernement koweïtien a, comme tous ses voisins, formulé une « vision 2035 » qui vise largement à se constituer en tête de pont vers le marché irakien – voire iranien, et à redonner du souffle à un nouvel imaginaire urbain. Ce plan futuriste prévoit le développement, largement hypothétique, du mégaprojet de « Cité de la soie » (« madînat al-harîr »/Silk City), susceptible d’accueillir 700 000 habitants, et intégrant une zone économique sur les cinq îles inhabitées du nord-est du pays, avec, entre autres, le développement du port de conteneurs Mubarak al-Kabir, sur l’île de Boubyan. Ce mégaprojet affiche l’ambition d’attirer les investissements étrangers¹¹ – 100 milliards de dollars pour la seule « Cité de la soie » –, et de constituer une plateforme d’échanges dans la région septentrionale du Golfe. Cette poussée vers le Nord est complétée par la construction du gigantesque pont-chaussée Jaber al-Ahmed al-Sabah (48 km), qui relie depuis le 1^er mai 2019 les deux rives de la baie de Koweït. En effet, les responsables koweïtiens considèrent désormais l’Irak voisin comme une opportunité commerciale et une carte importante à jouer dans le futur pour attirer les investissements étrangers¹². De fait, les conflits (guerre Iran-Irak puis la crise et la guerre du Golfe) avaient accéléré le redéploiement des flux commerciaux du nord vers le sud du Golfe. Dans ce contexte, le Koweït essaie de se repositionner sur la carte mondiale du commerce. Pour ce faire, l’émirat cherche à prendre appui sur la montée en puissance des visées commerciales de la Chine – contrairement à son voisin saoudien, qui a des visées comparables mais a porté son choix sur le Japon (Mogielnicki 2018). Par le nom même de son mégaprojet, le Koweït cherche à inscrire ses projets de développement dans le cadre de l’initiative chinoise de la ceinture et des routes de la soie, un réseau de projets d’infrastructure d’une valeur estimée à 1 100 milliards de dollars. À défaut de réalisations concrètes, il mobilise un nouvel imaginaire de croissance et de consommation potentielles, celui de la Chine, comme marché et atelier de production démesurément grands.

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21La fortune de Koweït n’est pas que pétrolière ou géostratégique. Elle résulte aussi de la combinaison d’un mélange de facteurs plus subjectifs aussi et notamment de la façon de concevoir la consommation. La formule golfienne dans laquelle l’État social tire sa légitimité de sa prodigalité et de l’octroi quasi illimité de biens de consommation grâce à ses revenus pétroliers a été remplacée par un autre modèle, fondé sur l’anticipation et la rationalisation de l’après-pétrole et sur la mise en place d’une économie de services et d’intermédiation commerciale attractive pour les investissements étrangers. N’ayant que peu anticipé ce changement de paradigme, le déclassement de l’émirat de Koweït montre qu’aucune position n’est acquise d’avance. Pourtant, ce déclassement est à relativiser : il résulte moins de la situation économique et surtout financière objective du pays que de la constitution du discours d’un âge d’or renvoyant à une époque où la ville était objet de désir et de consommation.