Les groupes armés du camp de Balata (Cisjordanie)
Mobilisation, révolte et économie parallèle à l’ombre des réseaux du Fatah
p. 124-151
Texte intégral
« Fatah contre Fatah »
1Au cours de la nuit du 20 mars 2017, les forces de sécurité de l’Autorité nationale palestinienne (ANP) entrent dans le camp de Balata à Naplouse, en vue de procéder à l’arrestation d’un homme que tout le monde surnomme al-Za‘bûr1, accusé de meurtre et de trafic d’armes. Au cours de l’opération, une fusillade éclate. Al-Za‘bûr est arrêté. Le lendemain, des hommes en armes défilent dans le camp, arborant les couleurs du Fatah. Ils donnent un entretien à un reporter de la télévision israélienne, au cours duquel ils accusent l’ANP de Mahmoud Abbas de vouloir neutraliser les résistants de Balata. Le reportage conclut que ce qui se passe à Balata relève d’une lutte « Fatah contre Fatah2 ».
2Ce n’est pas la première fois que les bandes armées de Balata font parler d’elles. Ce camp de réfugiés surpeuplé qui jouxte Naplouse est depuis plusieurs années perçu par la population palestinienne environnante comme une zone de non-droit où les trafics d’armes et de drogues prospèrent. Quant aux accrochages qui opposent shabâb en armes aux forces de sécurité de l’ANP, ils sont régulièrement évoqués par les médias palestiniens, qui y voient des jeux d’influence souterrains s’inscrivant dans la rivalité entre le président Mahmoud Abbas et le dissident fatahoui Mohammad Dahlan. Ce dernier, depuis son exil aux Émirats arabes unis, enverrait des fonds dans les camps de Cisjordanie pour y disposer de loyautés, et les groupes armés de Balata lui auraient prêté allégeance. Ainsi, ces shabâb qui défient les forces de sécurité de l’ANP avec leurs armes sont unanimement perçus en dehors de Balata comme des musallahîn, des gunmen3 à mi-chemin entre le gangster et l’homme de main. Mais eux-mêmes se présentent comme des munâdilîn, c’est-à-dire des « militants armés », des « combattants ».
3Le munâdil était au cours de la deuxième Intifada une figure étroitement associée aux Brigades des martyrs d’al-Aqsa (BMA), une nébuleuse de groupes armés locaux se revendiquant du Fatah et menant des actions anti-israéliennes. Entre 2001 et 2007, les shabâb se réclamant des BMA étaient omniprésents dans le camp. Ils ouvraient le feu sur l’armée israélienne quand elle pénétrait dans le camp, organisaient des manifestations et des commémorations – avant souvent d’être tués ou capturés dans une opération israélienne. Les affiches des dizaines de martyrs des BMA de la deuxième Intifada ornent encore les murs de Balata. Pourtant, déjà à cette époque, les membres des groupes armés de Balata faisaient l’objet de perceptions antagonistes : appropriés comme des héros dans le camp, ils étaient perçus comme des voyous dans la ville voisine de Naplouse. De fait, nombre de ces shabâb de la deuxième Intifada se livraient, à côté d’une activité de résistance généralement circonscrite au périmètre du camp, à diverses opérations de trafic, de recel ou d’extorsion.
4J’ai effectué dans le camp de Balata quatre séjours entre 2004 et 2008. Durant cette période, j’ai fréquenté et mené des entretiens avec de nombreux shabâb s’inscrivant dans la mobilisation armée4. La lutte contre l’occupation et leur quotidien de semi-clandestinité étaient bien sûr au cœur des échanges, mais, au fil de mes séjours à Balata, alors que la période héroïque de la lutte armée contre Israël prenait progressivement fin, le caractère « impur » de l’activité des groupes armés, où engagement politique et inscription dans diverses formes de banditisme étaient étroitement mêlés, devenait de plus en flagrant. Dans les discours des shabâb, ces pratiques étaient formulées dans les termes d’une revanche sociale : elles les vengeait du mépris de classe qu’ils subissaient depuis des années de la part des classes moyennes et supérieures de la ville de Naplouse, qui ont toujours regardé les mukhayyamjî-s5 de haut. Au sein des groupes armés de Balata, à l’imaginaire de la résistance nationale se superposait de plus en plus ouvertement un éthos de « voyou ».
5Absent du terrain entre 2008 et 2015, j’ai ensuite mené à Balata une seconde série de séjours entre 2015 et 2017. Alors que les accrochages avec l’armée israélienne avaient cessé, ceux opposant les shabâb aux forces de sécurité palestiniennes étaient devenus récurrents, et, dans la tension entre la figure du résistant et celle du gangster, la balance semblait désormais clairement pencher du côté de la seconde. Le munâdil s’était fait musallah. Pourtant, ce dernier continuait de se revendiquer d’une identité politique et partisane : durant ces deux périodes (2004-2008 et 2015-2017) où j’ai fréquenté des shabâb liés aux groupes armés de Balata, ceux-ci n’ont jamais cessé de se revendiquer du Fatah. Le maintien de cette référence en 2017, alors que les groupes armés sont désormais disqualifiés et combattus par une Autorité nationale palestinienne elle-même contrôlée par le Fatah, peut sembler paradoxal.
6Que projettent ces shabâb, résistants et/ou gangsters, dans le Fatah ? Pour répondre à cette question, il faut s’intéresser aux transactions politiques et économiques qui lient, via les organes de sécurité de l’ANP, un camp de réfugiés tel que Balata à l’appareil d’État palestinien. Les BMA, de 2001 à 2017, n’ont jamais cessé d’évoluer dans un espace traversé par des réseaux de pouvoir au sein desquels les acteurs fatahouis sont omniprésents ; et elles n’ont jamais cessé de revendiquer l’accès à des ressources matérielles et symboliques circulant dans ces réseaux.
7Car, à Balata, le Fatah n’est pas une faction parmi d’autres. Bien sûr, les autres partis palestiniens, du Hamas au Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), y sont implantés et actifs6. Mais, après les accords d’Oslo, le Fatah a investi un champ qui est distinct de celui de la politique partisane et nationale, et où il est hégémonique : celui du gouvernement local et patrimonial. C’est au travers du Fatah que les mukhayyamjî-s de Balata sont liés au proto-État que constitue l’ANP ; et c’est aussi à travers le Fatah qu’ils revendiquent et protestent.
8Comment l’inscription des shabâb du camp dans les réseaux fatahouis modèle-t-elle leur rapport au politique ? Quelles relations au pouvoir de l’ANP ces réseaux induisent-ils ? Qu’est-ce qui a changé entre la deuxième Intifada et les années 2015-2017, pour aboutir à ces affrontements évoqués en termes de « Fatah contre Fatah » par le reporter israélien ? C’est à ces questions que l’on tentera de donner ici quelques éléments de réponse.
Une rupture, trois générations
9Cette contribution est articulée autour de l’hypothèse d’une rupture, intervenue en 2007. Cette date marque la fin des dynamiques de mobilisation armée apparues au cours de la deuxième Intifada. Les forces de sécurité palestiniennes sont alors redéployées en vue de rétablir « la loi et l’ordre », en coordination avec Israël et le général Keith Dayton, représentant du Département d’État américain auprès de l’ANP. Celle-ci, après avoir adopté durant plusieurs années une position ambiguë à l’égard de la résistance armée, investit pleinement son rôle de supplétif sécuritaire de l’État hébreu. Pour les groupes armés de Balata, il y a ainsi un avant et un après « Dayton » : c’est à ce moment que s’opère le passage de la figure du munâdil de la deuxième Intifada à celle du musallah des années 2010.
10Trois générations d’acteurs politiques fatahouis de Balata seront évoquées ici. La première génération est celle des militants nés dans les années 1960, qui sont les acteurs centraux de la première Intifada (1987-1993). C’est à cette génération qu’appartiennent tous les leaders fatahouis ayant accédé à des positions de notabilité locale au moment des accords d’Oslo. La deuxième génération est celle des militants nés dans les années 1970 et politisés dans les dernières années de la première Intifada. Ce sont les acteurs centraux des premières Brigades des martyrs d’al-Aqsa de la deuxième Intifada (2001-2002), qui incarnent par excellence la figure du munâdil. La troisième génération est formée de shabâb nés dans les années 1980. Ils constituent le gros des militants armés des dernières années de la deuxième Intifada (2002-2007), et on retrouve nombre d’entre eux parmi les groupes en lutte contre l’ANP dans les années 2015 : c’est au sein de cette troisième génération que s’opère le glissement entre la figure du munâdil et celle du musallah7.
Le munâdil. Rétribution de la militance et réseaux clientélaires (1994-2007)
Gouverner les camps (I) : la coordination
11Balata est le camp de réfugiés de Cisjordanie le plus peuplé : selon les estimations, il compte entre 25 000 et 30 000 habitants. Au fil des années, Balata est devenu une banlieue de Naplouse, dans un contexte de forte polarité sociale entre la ville et les camps de réfugiés qui la bordent (Bontemps 2009, p. 323-327)8. Alors que l’économie locale est demeurée structurée autour de la domination de grandes familles commerçantes, les réfugiés arrivés ici n’ont cessé de faire l’objet d’une discrimination marquée de la part des citadins « d’origine ».
12Espace ghettoïsé, Balata se constitue en avant-garde de la résistance à l’occupation israélienne dans les années 1980, au travers de l’activisme de militants de l’organisation de jeunesse du Fatah, la Shabîba. Les dynamiques de lutte qui se développent au cours de la période qui va de 1982 à 1987 annoncent celles de la première Intifada (1987-1993) : auto-organisation, mise en place de comités de lutte, affrontements émeutiers entre shabâb et soldats (Schiff & Ya’ari 1991, p. 71-73 ; Bucaille 2002, p. 34). Selon nombre de témoignages, Balata est durant près de dix ans un espace gouverné par les militants du camp, qui supplantent les structures de pouvoir traditionnelles et claniques9.
13Cette situation change en 1994-1995, quand l’ANP s’implante dans les Territoires occupés. Elle constitue alors un appareil régalien, certes national et « légitime », mais aussi extérieur à un espace social marqué par plus de dix ans de lutte. À Balata – comme dans la plupart des camps de Cisjordanie –, cette « greffe de l’État » (Bayart 1996) n’en demeure pas moins relative : elle s’accompagne de dispositions spécifiques au travers desquelles une forme d’extraterritorialité est officiellement maintenue. C’est autour de la notion de « coordination » (tansîq), qui malmène l’idée d’un exercice vertical de l’autorité politique, que s’élabore un contrôle périphérique sur les camps. Cette coordination implique que les services de sécurité de l’ANP ne pénètrent pas dans l’enceinte des camps sans y être invités par les autorités locales.
14Or celles-ci, dans les camps, ne sont que faiblement institutionnalisées ; elles se forment sur la base des organisations de lutte apparues au cours de la décennie précédente. Disséminé au sein de comités – « comité des services » (lajnat khadamât) et « comité de coordination » (lajna tansîqiyya) –, de centres sociaux et d’ONG créés ad hoc, le pouvoir local est investi par les leaders politiques fatahouis du camp. Ces dirigeants ne sont pas élus ; leur légitimité découle du capital politique acquis dans la lutte contre l’occupation, mais aussi sur leur capacité à défendre les intérêts des résidents des camps auprès du nouveau pouvoir installé à Ramallah. Leur pouvoir repose ainsi sur une double aptitude, constitutive de leur statut de « néo-notables » (Legrain 1998, p. 153-194) : disposer d’une capacité d’intercession – la fameuse wasta10 – pour accéder à des ressources clientélaires auprès de l’ANP, et incarner « la voix du camp » (sawt al-mukhayyam) face à cette même Autorité pour en défendre les intérêts et l’autonomie.
15Les nouveaux notables de Balata sont tous nés dans les années 1960 ; ils appartiennent à la première génération de militants fatahouis évoqués en introduction. Ils deviennent avec les accords d’autonomie les pivots des nouveaux réseaux de pouvoir qui lient, via le Fatah, Balata à l’ANP. Ils avaient tissé durant l’Intifada d’importantes connexions politiques au sein du mouvement nationaliste. Désormais l’ANP les reconnaît comme ses interlocuteurs, elle leur offre salaires et accès aux ressources du proto-État. Qu’ils soient élus députés (lors du scrutin de 1996), nommés responsables au sein d’un organisme administratif ou investis d’un grade au sein des services de sécurité, ils continuent généralement de résider à Balata, et les fonctions qu’ils occupent impliquent moins l’intégration à un corps d’État que l’inscription dans un réseau de pouvoir liant le camp à l’ANP.
16À Balata même, les leaders fatahouis devenus notables disposent de clientèles plus ou moins distinctes. Ils tissent des réseaux au sein du camp par le biais d’alliances politiques et de logiques claniques11. Depuis les années 1990, Balata n’a cessé d’être un espace traversé par des luttes de pouvoir entre les leaders fatahouis. Les réseaux de pouvoir notabiliaires s’y reconfigurent continuellement au gré des alliances qui se nouent et se dénouent, à la fois au sein du camp et de l’appareil politico-sécuritaire de l’ANP.
Le réseau politique de Hussam Khader
Au cours de la période du processus de paix (1994-2000), Hussam Khader s’impose comme le porte-voix le plus véhément de Balata face à l’ANP. Né en 1961, leader de la Shabîba, Khader a tissé dans les années 1980 un important réseau militant dans les Territoires. Israël l’expulse en 1988 et il rejoint la direction de l’OLP en Jordanie puis à Tunis. De retour d’exil en 1994, il est élu en 1996 député de la circonscription de Naplouse en tant que dissident du Fatah (Legrain 1999, p. 220). Dénonçant la corruption au sein de l’ANP et soutenant la lutte menée par les habitants du camp pour refuser de payer leurs factures d’électricitéa, Khader s’impose alors à Balata comme l’incarnation d’un Fatah ancré dans les luttes locales.
Khader est lié à Tayssir Nasrallah, autre leader fatahoui de Balata, lui aussi exilé au cours de la première Intifada, et désormais salarié par la Sécurité préventive. Khader et Nasrallah fondent en 1996 le centre culturel Yâfa, qui devient un des lieux de pouvoir du camp. Mais si ce réseau de pouvoir est doté à la fois d’une forte wasta et d’un capital politique en tant qu’incarnation des intérêts du camp, il est dénué de base clanique : Khader comme Nasrallah sont issus de familles isolées au sein du camp. Quand Khader est emprisonné par Israël entre 2003 et 2008, Tayssir Nasrallah devient le pivot du réseau constitué autour du Centre Yâfa, le liant au dirigeant sécuritaire Jibril al-Rajoub. Mais Nasrallah verra ses capacités d’intercession, et avec elles sa popularité au sein du camp, se réduire progressivement quand l’ANP cherchera à mettre fin à sa politique d’appui aux notabilités militantes du Fatah.
a. En 1997, une lutte oppose le camp à la municipalité de Naplouse autour de la question du paiement des factures d’électricité, entraînant manifestations et émeutes (Signoles 2001, p. 330).
Le Fatah comme espace d’échanges politiques
17Pour l’ANP de Yasser Arafat, le gouvernement à distance des camps repose sur la cooptation notabiliaire des leaders fatahouis, mais aussi sur l’intégration massive des shabâb de la première Intifada aux organes sécuritaires nouvellement créés. Cette opération vise à inscrire les acteurs des mobilisations politiques dans des rapports de dépendance et de loyauté partisane vis-à-vis de la nouvelle autorité (Bucaille 1998, p. 108-117). Mais leur recrutement est approprié par les shabâb selon des modalités propres : ils perçoivent leur intégration aux organes sécuritaires avant tout comme le résultat d’un échange politique. Ils voient dans les salaires versés la juste rétribution, non d’un travail, mais des sacrifices fournis au nom d’une lutte nationale dont le proto-État palestinien affirme être l’émanation. Le Fatah devient alors un espace de transaction politique, qui projette les salariés des organes de sécurité dans des modalités d’échange spécifiques avec le pouvoir palestinien, basées sur l’idée de rétribution militante12.
18En conséquence, beaucoup des shabâb recrutés dans les services au cours des années 1995-2000 ne sont que rarement en poste et en uniforme. Ils n’ont guère de discipline de corps : quand des manifestations émeutières opposent shabâb du camp aux forces de sécurité palestiniennes, nombre de mukhayyamjî-s recrutés dans les services sont présents au cours des affrontements… du côté des émeutiers (Rubin 1999, p 103)13. Au cours de ces affrontements, le principe de « coordination » qui a été mis en place entre les autorités locales et l’ANP trouve une illustration concrète : elles aboutissent à des tractations au cours desquelles l’Autorité négocie avec les représentants du camp les modalités de la désescalade. Les notables de Balata protègent les shabâb de la répression et garantissent le maintien de leur accès aux ressources salariales du proto-État palestinien.
Les enfants de Yasser Arafat (2001-2002)
19La deuxième Intifada débute fin septembre 2000. Les espoirs suscités par les accords d’Oslo ont laissé la place à une forte frustration et les shabâb de Balata sont à nouveau à la pointe de la mobilisation. L’usage d’armes à feu par les Palestiniens se répand dès les premières semaines du soulèvement. La signature des Brigades des martyrs d’al-Aqsa se généralise dans le courant de l’année 2001. À partir de février 2002, en réponse au flux continu d’assassinats ciblés de militants par Israël, les différentes cellules des BMA commencent à mener des attentats suicides sur le territoire israélien.
20Quels liens unissent ces combattants des BMA à l’appareil dirigeant du Fatah et de l’ANP ? Cette question éminemment sensible a fait l’objet de nombreux débats (Legrain 2002, p. 40-48). Alors qu’Israël voit dans les BMA des cellules dépendant d’un commandement centralisé et vertical au sein du Fatah, les dirigeants palestiniens contestent cette assertion. Elle est en revanche souvent reprise par les acteurs de la mobilisation armée eux-mêmes à Balata, qui affirment ainsi que leur action s’inscrivait dans une stratégie légitimée par les plus hautes instances du mouvement national14.
21Le camp revendique la création des BMA, sous l’autorité de Nassir Awis, qui en aurait été le « dirigeant militaire » dans toute la Cisjordanie. En réalité, cette verticalité – qui mobilise par exemple l’image d’un Yasser Arafat appelant Nassir Awis au téléphone pour lui confier la mission de former les BMA15 – est largement mythifiée. Plus que dans une structure organisationnelle unifiée, les rapports qui lient la première génération des BMA au Fatah s’inscrivent dans une économie politique complexe faite de dépendance, de jeux de loyauté et de revendication d’autonomie.
22À Balata, la formation des BMA est en fait une reformation. Tous les membres fondateurs de la cellule de Nassir Awis sont nés dans les années 1970 et appartiennent à notre deuxième génération de fatahouis. La plupart de ces militants participaient au début des années 1990 à un « groupe de choc » du Fatah faisant usage d’armes contre l’armée d’occupation et les collaborateurs. Exilés par Israël en 1992, la plupart de ces militants reviennent dans les Territoires après les accords d’Oslo et se voient offrir des postes au sein des services de sécurité16.
23C’est à partir de témoignages rétrospectifs de proches des membres du premier groupe des BMA que j’ai pu réunir des éléments relatifs à celui-ci17. Ces témoignages élaborent généralement les années 2001-2002 en une période glorieuse, durant laquelle la lutte armée s’inscrivait dans l’agenda politique du Fatah. Mais parallèlement, ils insistent sur le fait que les membres des premières BMA étaient avant tout « les enfants du camp », ne recevant d’ordres de personne d’autre que de Yasser Arafat en personne. Concernant la manière dont le groupe de Awis accède à des financements, des armements, des informations, les témoignages insistent sur son inscription dans une configuration impliquant les leaders fatahouis du camp et des relais au sein du Fatah et des services de sécurité.
24Une partie de ces réseaux a été tissée dans les années de clandestinité et d’exil qui précèdent les accords d’autonomie. Après la mise en place de l’ANP, la plupart des membres des futures BMA sont proches du réseau politique constitué autour de Hussam Khader, Tayssir Nasrallah et le centre culturel Yâfa. Khader affirme ainsi que les BMA ont été fondées dans sa maison en 200118. Il semblerait que ce soit au travers de ce réseau que les premières BMA accèdent à des ressources auprès des appareils politiques du Fatah et des organes sécuritaires de l’ANP. Car dans les premiers mois du soulèvement, à défaut de contrôler celui-ci, l’ANP renouvelle sa politique de rétribution de la militance. Elle soutient financièrement les familles de martyrs (officiellement) et les groupes armés se réclamant du Fatah (officieusement, via des canaux au sein des services de sécurité). C’est dans ce contexte que se forge la figure du munâdil. Signifiant « militant » ou « combattant », le terme désigne dans le contexte de la deuxième Intifada un combattant gravitant dans l’orbite des réseaux du Fatah et des services de sécurité.
25Les rapports qui lient les militants armés à l’appareil politico-sécuritaire palestinien n’en sont pas moins souvent conflictuels. La brève histoire des premières BMA de Balata est pleine de récits d’altercations avec les dirigeants sécuritaires de Naplouse. Quoique salariés par les services de sécurité, les militants revendiquent une autonomie d’action et refusent d’obéir aux ordres de leur hiérarchie. Et, déjà à cette époque, il apparaît que les militants armés évoluent dans une configuration où les canaux leur permettant d’accéder à des ressources en termes de financement et d’armement sont ramifiés au sein de réseaux multiples et croisés. Le groupe de Nassir Awis s’appuie sur les rapports de concurrence entre les services de sécurité et les segmentations au sein de l’appareil d’État palestinien pour continuer d’accéder à des ressources. Par ailleurs, les combattants disposent (déjà) de connexions propres au sein de la pègre palestinienne d’Israël pour s’approvisionner en armes.
26L’univers politique dans lequel évoluent les BMA porte ainsi l’empreinte de la gouvernance périphérique de l’ANP mise en place après Oslo, au sein de laquelle les militants du Fatah sont à la fois des fonctionnaires d’une Autorité vis-à-vis de laquelle leur loyauté est plus relative que jamais, et des résistants attachés à leur seul espace de solidarité (le camp).
Les enfants de l’Intifada (2002-2007)
27La période « héroïque » des BMA se clôt après l’opération Rempart, en avril 2002, au cours de laquelle Israël réoccupe les zones autonomes de Cisjordanie. Alors que la plupart des militants armés de la deuxième génération sont progressivement éliminés ou arrêtés – tous les membres du groupe de Awis sont arrêtés ou éliminés par Israël entre 2001 et 2004 –, la répression israélienne s’abat sur une partie de l’appareil dirigeant du Fatah et de l’ANP. Les BMA n’en continuent pas moins d’exister, mais les nouveaux groupes qui se forment dans ce contexte sont presque exclusivement constitués de shabâb de la troisième génération (nés dans les années 1980), dénués de passé militant. Leur parcours les a généralement amenés à évoluer au cours de la deuxième Intifada d’un engagement de type émeutier au maniement des armes. Dans les années qui suivent l’opération Rempart, les incursions de l’armée israélienne à Balata sont presque quotidiennes. Les combattants de la troisième génération ne sortent plus guère mener des opérations à l’extérieur de Balata : ils s’investissent du rôle de gardiens du camp.
28Les shabâb de troisième génération deviennent des résistants à une époque où l’échec de la stratégie de la confrontation armée face à Israël est devenu patent. Leur action se développe dans un contexte où le soutien populaire à l’Intifada s’est tari. Dans les discours mêmes des munâdilîn de cette génération, la perspective d’une victoire sur l’ennemi israélien n’est plus présente. Ces shabâb constituent une génération charnière. Presque tous se réclament du Fatah, mais rares sont ceux qui disposent d’une formation partisane. Au sein même du camp, les leaders fatahouis ont tendance à leur récuser le statut d’acteurs politiques.
29De fait, ces shabâb issus d’un des espaces les plus pauvres de Cisjordanie évoluent dans un univers politique différent de celui de leurs aînés. Durant les années 2003-2007, désignées à Naplouse comme la période de « l’anarchie des armes » (fawda al-silâh), défense du camp face aux incursions israéliennes, inscription dans une économie souterraine et revanche sociale exercée à l’encontre de la bourgeoisie de Naplouse convergent dans le registre d’action des groupes armés de Balata. Dans un contexte de violence exacerbée, découlant de l’omniprésence des raids israéliens, se développe à Balata un éthos où résistance et délinquance sociale se mêlent et où « l’honneur du camp » est lié à ses armes. La geste des shabâb de troisième génération est parfois sacrificielle, et une martyrologie locale se développe autour de ceux qu’Israël élimine, même si leur engagement est souvent mêlé à des activités délictueuses. Munâdilîn dans le camp, les membres des groupes armés sont perçus comme des « voyous » (zur‘ân) à l’extérieur.
30Les pratiques des bandes armées de cette époque doivent-elles pour autant être considérées comme non politiques ? Il serait plus juste de dire que les shabâb de la troisième génération reproduisent en réalité des formes de politisation « impures » qui étaient déjà celles de leurs aînés des deux premières : dès les années 1980, la référence à la lutte nationale palestinienne se mêlait chez les militants de Balata à une volonté de revanche sociale et de défense de l’« honneur » du camp face aux « bourgeois » de Naplouse19. Davantage que dans leur logique d’action, c’est en fait dans leur rejet progressif à la marge des réseaux partisans du pouvoir fatahoui que se joue une rupture pour les shabâb de la troisième génération.
Réseaux carcéraux, réseaux de trafics
31La prison joue un rôle central dans cette insertion des shabâb de troisième génération au monde fatahoui. Après le début de la deuxième Intifada et surtout la réoccupation des zones A en 2002, l’État hébreu procède à nouveau à des incarcérations massives20. À Balata, un très grand nombre de shabâb nés dans les années 1980 font l’expérience des geôles israéliennes, où, du fait du regroupement des prisonniers en fonction de leur appartenance factionnelle, leur intégration à l’univers fatahoui se trouve renforcée. Mais moins qu’un lieu de formation politique, la prison est pour ces shabâb un espace où se nouent des relations au sein du monde politico-sécuritaire fatahoui. Surtout, c’est souvent au travers de l’incarcération que s’opère la reconnaissance du statut de munâdil. Si l’ANP verse un salaire à tous les prisonniers, ceux qui se réclament du Fatah se voient systématiquement proposer d’intégrer les services de sécurité à leur sortie.
32Au contraire des militants de la deuxième génération qui renoncent généralement à la lutte armée au sortir de prison21, les shabâb de troisième génération qui rejoignent le camp dans les années 2003-2007 redeviennent souvent des acteurs de la mobilisation armée. Forts désormais de leur statut de « militaires22 » salariés par l’ANP, leur capacité de projection dans les réseaux du Fatah et des services de sécurité se trouve accrue. Mais, dans un contexte où la direction politique du Fatah en prison est morcelée et le cloisonnement entre prisonniers politiques et de droits communs s’atténue, l’incarcération massive des années 2000 permet aussi la constitution de réseaux de trafic liant entre eux des shabâb issus des différents camps de réfugiés de Cisjordanie et d’autres liés aux milieux criminels des Palestiniens d’Israël23.
33Ainsi, la porosité entre réseaux partisans et réseaux de nature mafieuse s’accroît au cours des dernières années de l’Intifada. L’implication accrue des shabâb de la troisième génération dans les réseaux de circulation informelle découle du poids croissant pris au cours des années 2002-2007 par l’« économie de la frontière24 » souterraine. Celle-ci s’est développée dès les accords d’Oslo avec le redéploiement des dispositifs de contrôle de l’occupation, mais le bouclage systématique des villes par l’armée israélienne et l’absence de contrôle de l’ANP sur le terrain entraînent la constitution de réseaux multiples de trafiquants, où acteurs de la pègre, shabâb des camps de réfugiés et des services de sécurité cohabitent25.
34Tandis que Balata devient un vaste marché où se déroulent toutes sortes de transactions illicites – des voitures volées aux animaux de compagnie –, les shabâb de la troisième génération se mettent parfois au service de notables claniques du camp ou de Naplouse. Les armes qui circulent alors à Balata servent à tirer sur l’armée israélienne, à mener des opérations d’extorsion à Naplouse et à tenir les forces de sécurité palestiniennes à distance. Mais elles sont aussi souvent à vendre. Durant les dernières années de la deuxième Intifada, résistants, trafiquants et hommes de main évoluent dans un même univers, traversé par les luttes de pouvoir et les affrontements pour le contrôle de marchés informels.
35Quand Mahmoud Abbas accède à la présidence de l’ANP en 2005, il affirme immédiatement sa volonté de mettre fin à l’Intifada. Entre 2005 et 2007, ce processus suit un chemin tortueux : Israël entrave l’action des forces de sécurité palestiniennes, les groupes armés refusent de rendre les armes en l’absence de garanties. Mais l’année 2007 marque la fin des louvoiements de l’ANP à l’égard des enfants de l’Intifada. Elle va désormais faire le choix de la répression pour imposer une gouvernance tournée vers la « loi et l’ordre ».
Le musallah. Dissidence et réseaux parallèles
Gouverner les camps (II) : la loi et l’ordre
36Alors que le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza en juin 2007, Israël, les États-Unis et l’Union européenne cherchent à renforcer l’emprise sécuritaire de la présidence palestinienne en Cisjordanie. Le parlement dominé par le Hamas est suspendu, un gouvernement dénué de légitimité électorale est formé sous la houlette de Salam Fayyad, et Israël autorise les forces de sécurité de l’ANP à se redéployer dans les agglomérations de Cisjordanie pour y mener des « campagnes sécuritaires » (hamla amniyya). L’ANP entre dans une logique autoritaire tout en promouvant une politique de state building. Cette politique implique la fin de la gouvernance clientélaire « à distance » des camps et, pour les combattants, la fin de la rétribution de la militance. Prenant prétexte de la lutte contre le « chaos sécuritaire » (faltân amnî), l’ANP fait à partir de 2007 des camps de Jénine et de Balata les cibles prioritaires de ses campagnes (Tartir 2017, p. 7-22). Elle dénie aux membres des BMA le statut de militants pour les traiter en hors-la-loi.
37Le contrôle politique et social du proto-État palestinien se resserre sur la population : les arrestations se multiplient et l’ANP recrute pléthore d’informateurs au sein même des camps. Appelés « délégués » (manâdîb) ils surveillent la population au même titre que les collaborateurs travaillant pour Israël (jawâssîs). Surtout, alors que le retour de la sécurité est censé alléger la pression économique, la « modernisation » de l’appareil d’État palestinien aboutit en réalité à une marginalisation sociale et politique accrue d’une population subalterne désormais privée des prébendes clientélaires qui circulaient dans les réseaux du Fatah.
38Pour les shabâb des groupes armés fatahouis qui sortent des prisons israéliennes dans les années qui suivent la fin de la deuxième Intifada, l’accès aux services de sécurité palestinien est désormais fermé. Dénués de formation et de diplôme, portant le double stigmate de l’appartenance au camp et de la mobilisation politique, beaucoup d’entre eux font l’objet d’arrestations, d’interrogatoires et de pressions physiques de la part des services de sécurité palestiniens. Ils commencent à subir la politique de la « porte tournante » (al-bâb al-dawwâr), ce mouvement de va-et-vient carcéral entre les geôles israéliennes et palestiniennes qui se généralise pour les militants islamistes, mais aussi pour ceux issus des BMA.
39C’est autour de ces enfants sacrifiés du Fatah que les groupes armés vont progressivement faire leur retour à Balata au cours des années 2010. Il s’agit d’abord de petites bandes de quartier qui n’ont plus guère d’activité anti-israélienne et trempent dans toutes sortes de trafics. En 2015, l’ANP lance une nouvelle série de campagnes sécuritaires pour procéder à des arrestations à Balata. Les forces de sécurité palestiniennes procèdent alors à de véritables assauts, mobilisant des centaines de fonctionnaires de sécurité équipés de fusils d’assaut pour investir le camp. Alors que nombre de jeunes de Balata ont déjà expérimenté les geôles palestiniennes26, ces campagnes sécuritaires ont pour conséquence d’unir les bandes armées dans la défense du caractère sanctuarisé du camp. Elles ouvrent le feu sur les forces de sécurité palestiniennes, et, parallèlement, elles recommencent à se manifester publiquement en tant que Brigades des martyrs d’al-Aqsa, via des communiqués, des marches et des rassemblements, au cours desquels elles produisent un discours de « résistance » contre les velléités de contrôle de l’ANP sur le camp. Elles affirment leur loyauté à l’égard du Fatah de Yasser Arafat et leur opposition à celui de Mahmoud Abbas.
40Les BMA sont de retour, mais pour qualifier les acteurs de la mobilisation armée, le terme musallah supplante désormais celui de munâdil.
Dissidence notabiliaire
41Cette nouvelle mobilisation armée résulte des frustrations liées à la fin de la rétribution de la militance. Mais elle est aussi liée à une autre dynamique politique, qui se développe conjointement : l’entrée d’une frange des notables fatahouis du camp dans une logique de dissidence vis-à-vis du pouvoir de Ramallah.
42Alors que la « défatahisation » des services de sécurité atteint directement les capacités d’intercession (wasta) des notables du camp, beaucoup d’entre eux, dans les années post-deuxième Intifada, ont converti leur capital politique dans une carrière au sein d’un ministère. Intégrés à l’appareil d’État, ils perdent leurs statuts de notables. Dans ce contexte, un leader fatahoui se distingue dans sa volonté de continuer à investir les attributs de la notabilité : incarner la voix du camp et fournir des ressources à ses clients. Né en 1967, Jamal al-Tirawi fait partie de ces militants de la première Intifada ayant accédé à la notabilité au moment des accords d’autonomie. Président du comité des services du camp entre 1997 et 1999, il dispose à la fois d’une base clanique importante dans le camp (les Tirawi, originaires d’un même village près de Yâfa) et d’une forte capacité de wasta (Jamal est le cousin de Tawfiq al-Tirawi, qui fut le premier chef des Renseignements généraux en Cisjordanie).
43Alors que Hussam Khader a été arrêté en 2003 (il est libéré en 2008), Tirawi est élu député aux élections parlementaires de 2006 sur la liste du Fatah. À son tour arrêté en mai 2007, Tirawi est libéré en 2013. À sa sortie de prison, le député organise une parade armée jusque dans la ville de Naplouse, défiant le slogan « une seule Autorité, une seule arme » promu par l’ANP. S’imposant alors comme le porte-voix contestataire du camp, Jamal al-Tirawi réinvestit parallèlement des rapports de patronage auxquels ont renoncé ses concurrents fatahouis. Mais, alors que les ressources patrimoniales circulant au sein des réseaux de l’ANP se sont taries, il les trouve désormais en s’inscrivant dans un réseau fatahoui parallèle : celui du dissident Mohammad Dahlan.
44Ancien dirigeant de la Sécurité préventive de Gaza, Dahlan a été exclu du Fatah après s’être vu accusé de menées factieuses par le président Abbas en 2011. Il s’est exilé aux Émirats arabes unis. Disposant de moyens financiers et de réseaux considérables, il est devenu un acteur géopolitique de l’ombre, sans renoncer à se positionner dans les jeux de pouvoir internes au champ palestinien. Les liens entre Dahlan et Tirawi sont très médiatisés. Alors que ce dernier les reconnaît à demi-mot27, il a vu son immunité parlementaire levée en décembre 2016, en même temps que quatre autres députés supposés soutenir Dahlan. Des poursuites pour détournement de fonds et trafic d’armes ont été annoncées.
Marché des allégeances et réseaux de trafics
45Quelle est l’incidence de la dissidence dahlaniste de Tirawi sur la politisation des shabâb de Balata ? Si beaucoup des musallahîn recherchés par l’ANP sont réputés appartenir au « groupe » de Tirawi28, ce n’est pas le cas de tous. « Dans le camp, Dahlan a son groupe, Jibril Rajoub a son groupe, Majid Farraj a son groupe. Nous allons avec qui nous donne de l’argent et des armes », explique l’un de ceux qui sont recherchés par les services de sécurité de l’ANP29. Balata, à la suite de la dissidence de Tirawi et de l’afflux de fonds en provenance de Dahlan, est en effet devenu le théâtre d’un jeu d’allégeances complexes et tournantes, lié aux luttes de pouvoir internes au personnel dirigeant palestinien. Tous les musallahîn rendent compte de l’existence de dynamiques miliciennes concurrentes : les réseaux du Fatah sur lesquelles s’appuyaient les BMA de la deuxième Intifada sont devenus en 2015 des réseaux « parafatahouis » dominés par des entrepreneurs politico-sécuritaires pris dans des jeux de concurrence.
46Les chaînes de loyauté demeurent pourtant lâches : les musallahîn n’ont aucun discours d’adhésion politique vis-à-vis des leaders sécuritaires de l’ANP de la part desquels ils affirment percevoir indirectement des ressources. Dahlan lui-même ne suscite guère d’adhésion partisane. Pour les musallahîn, les rapports de concurrence entre les différents entrepreneurs politico-sécuritaires ouvrent avant tout des opportunités d’autoentrepreneuriat criminel. Car le marché des allégeances politico-sécuritaires dans lequel ils s’inscrivent est lié à une autre économie : celle du trafic d’armes, de drogue et de marchandises volées en provenance d’Israël. Or, dans le contexte du maillage sécuritaire toujours accru de la Cisjordanie, de la transnationalisation des réseaux fatahouis et des luttes intestines au sein du mouvement, les armes et les allégeances circulent à Balata au sein des mêmes circuits. Les réseaux évoqués par les musallahîn comportent toujours trois niveaux : les différentes bandes armées sont prises dans un « mouvement brownien30 » permanent les reliant à divers pourvoyeurs de ressources par le biais d’intermédiaires locaux au sein du camp.
47Parmi leurs interlocuteurs directs au sein du camp, outre Tirawi, les shabâb évoquent des membres des factions islamistes, dont l’accès à des ressources (armes et financement) est selon eux toujours lié à des puissances étrangères ou des réseaux transnationaux. Mais ils évoquent surtout des leaders claniques du camp : au cours de la deuxième Intifada, le pouvoir de ces petits chefs dotés d’une capacité de wasta circonscrite à un quartier ou à un clan du camp s’est en effet autonomisé de celui des notables et ils ont développé leurs propres canaux au sein des services de sécurité. Le troisième niveau, lui, ne fait l’objet que de supputations de la part des acteurs du premier niveau. Dans les discours qu’ils portent sur ces réseaux, les musallahîn mobilisent toujours l’idée d’un grand jeu de l’ombre, dont ils affirment ignorer l’étendue et les ramifications politiques.

Nadir : de l’engagement sacrificiel au travail des armes
Le parcours de Nadir, né en 1988, est caractéristique de celui de nombre de ces shabâb de troisième génération ayant participé à la deuxième Intifada avant de basculer dans le travail des armes propre aux musallahîn. Adolescent, Nadir lance des pierres et des cocktails Molotov sur l’armée israélienne quand elle pénètre dans le camp. En 2005, il est arrêté par Israël et reste un an et demi en prison. Quand il est libéré, fin 2006, il rejoint les BMA.
Six mois plus tard, il est à nouveau arrêté par Israël. En prison, il devient le délégué de son groupe de codétenus fatahouis, avant d’être relâché en 2009. La séquence politique de la deuxième Intifada est alors terminée et les réformes ont mis fin au recrutement des anciens combattants dans les services de sécurité. Après quelques tentatives pour reprendre des études ou trouver un emploi, Nadir recommence à « travailler avec les armes » en 2012. Il entre dans le jeu tournant des allégeances. Désireux de combattre l’Autorité, il fraye avec le Hamas puis le Jihad islamique.
En 2014, il est arrêté une première fois par la sécurité palestinienne, détenu un an sans jugement et torturé. En 2016, il est à nouveau recherché. Il appartient à un « groupe » composé de cinq individus habitant le même coin de rue. Nadir et ses comparses affirment travailler « pour eux-mêmes ». Ils se livrent à des petits trafics, essentiellement avec des Palestiniens d’Israël. Ils se retrouvent dans un salon de coiffure où sont entreposées de nombreuses armes. Ils participent aux émeutes contre les forces de sécurité.
Le rêve de Nadir est de ne plus dépendre d’aucun jeu d’allégeance en devenant lui-même un fournisseur d’armes au sein du camp. Pourtant, dans les derniers mois de 2016, devant la pression accrue que les services de sécurité exercent sur leurs proches, Nadir et ses comparses choisissent de rejoindre un groupe plus important, lié à un notable clanique et financé, selon lui, par Dahlan.
Économie informelle et économie morale
48À Balata, les bandes armées comme celle de Nadir sont légion. Et finalement, plus grand-chose ne distingue un musallah à proprement parler de nombre de shabâb, qui, dans un contexte de profusion des armes dans le camp, enfilent occasionnellement une cagoule, se font prêter un M16 et participent à une manifestation armée.
49Durant les dix premières années d’existence de l’ANP, les réseaux liés à l’économie de la frontière se situaient en périphérie des réseaux patrimoniaux où circulaient ressources salariales et prébendières du Fatah. Ce rapport s’est progressivement inversé. Balata est devenu un espace où prédominent des formes de salariat précaires. On peut travailler dans une usine un jour et se faire employer illégalement en Israël le mois suivant ; s’inscrire dans du trafic de ciment avec la colonie voisine et se voir octroyer occasionnellement une arme par un leader clanique en échange d’une précaire loyauté. L’ensemble de ce monde de l’informel est lui-même traversé par nombre de réseaux (familiaux, claniques, carcéraux, mafieux) dans lesquels les shabâb en quête de ressources sont amenés à s’insérer.
50Les émeutes de Balata réunissent une grande part de cette jeunesse ballotée entre chômage et économie informelle, qui se reconnaît dans les shabâb en armes que l’ANP prétend vouloir neutraliser. Snipers postés sur les toits, progression des services de sécurité vers le centre du camp à partir de ses différentes entrées : les campagnes sécuritaires de l’ANP élaborent l’ensemble des habitants de Balata en population dangereuse et, en 2017, le sentiment de subir désormais « deux occupations » est général dans le camp. Dans ce contexte, la révolte des shabâb a cessé d’utiliser le lexique de la lutte nationale pour emprunter des revendications formulées en termes de « dignité31 » (karâma). « C’est quand les possibilités matérielles de légitimation reculent que se produisent des émeutes » (Siméant 2010, p. 51-57) : pour les habitants de Balata, ces possibilités étaient inscrites dans les logiques de redistribution patrimoniales qui avaient présidé à la mise en place de l’ANP. Il y a dès lors dans les émeutes de Balata une dimension d’économie morale.
51C’est davantage en ce sens que comme l’expression d’une lutte factionnelle intestine qu’il faut comprendre le maintien de la référence au Fatah par les musallahîn. Ceux-ci sont en effet les premiers à revendiquer le rétablissement du « contrat » qui liait Balata à l’ANP via le Fatah : la loyauté du camp à l’égard du pouvoir de Ramallah en échange du respect de l’autonomie locale et de la reconnaissance matérielle et symbolique du sacrifice effectué par les militants et les prisonniers. Ce qu’ils réclament, c’est avant tout le rétablissement du statut de munâdil.
* * *
52Entre 2001 et 2017, Balata a été le théâtre d’une intense mobilisation armée à laquelle plusieurs générations de shabâb ont participé, mobilisant l’étiquette des Brigades des martyrs d’al-Aqsa et du Fatah. J’ai choisi d’interroger ici la permanence de cette étiquette partisane au travers d’une approche centrée sur les réseaux politiques dans lesquels les shabâb des groupes armés s’inscrivent. En conclusion, il apparaît que le référent fatahoui se déploie moins dans une identité partisane que dans une logique transactionnelle liant les shabâb au pouvoir palestinien.
53Alors que les camps demeurent des espaces déshérités et stigmatisés au sein des Territoires occupés, les réseaux politico-sécuritaires du Fatah constituaient une courroie de transmission, au travers desquels s’est élaboré un rapport ambivalent entre les shabâb et le pouvoir protoétatique palestinien. Formés dans les premiers temps des accords d’Oslo, ces réseaux étaient d’abord les instruments d’un contrôle clientélaire, dont les notables fatahouis constituaient le pivot. Les shabâb, eux, se les appropriaient à leur manière, en vue d’accéder à des formes de reconnaissance symbolique et matérielle.
54Mais les termes de cet échange politique ont commencé à être modifiés au cours de la présidence de Mahmoud Abbas qui a cherché à promouvoir une logique de state building. Dans un contexte de suspension des institutions démocratiques palestiniennes, ce virage s’est manifesté dans des modalités autoritaires. Alors que les relais notabiliaires qui liaient Balata à l’ANP se voyaient affaiblis, la politique de reconnaissance des shabâb du camp comme acteurs politiques prenait fin. Il en a découlé des tensions qui n’ont cessé de s’accroître au cours de la deuxième Intifada, pour aboutir aux affrontements des années 2015-2017.
55Ce tournant n’a pourtant pas marqué la disparition des réseaux liant le camp à l’ANP. Des rapports instables continuent de lier les groupes armés de Balata à des segments de l’appareil d’État, via les services de sécurité et les notabilités, mais aussi des relais mafieux. Cessant d’être des instruments de gouvernance clientélaire, les réseaux fatahouis dans lesquels s’inscrivent les shabâb du camp ont plongé dans l’ombre des jeux de pouvoir internes à l’ANP. En 2017, ces réseaux lient une jeunesse ghettoïsée à divers entrepreneurs politico-sécuritaires cherchant à exploiter leur force (armée) de travail.
56Le munâdil était un homme dont l’engagement dans un groupe armé se voyait rétribué par les instances nationales dont il se réclamait. Quelques années plus tard, le musallah est un homme dont l’inscription dans un groupe armé se revendiquant du Fatah conduit à être stigmatisé comme un voyou dénué d’engagement politique. Il est perçu comme appartenant à des réseaux de l’ombre. Pourtant, de Nassir Awis à al-Za‘bûr, les différentes générations d’hommes en armes de Balata sont les produits d’une socialisation politique relativement similaire. Les groupes armés de Balata se sont forgés dans un moule où l’espace d’appartenance local – « ethnolocaliste32 » – prime sur l’identité partisane. De 2001 à 2017, le Fatah n’a cessé d’être approprié par ces shabâb comme un référent identitaire devant leur permettre d’accéder à une reconnaissance sociale. Mais de leur propre point de vue, les différentes générations de BMA de Balata n’ont cessé d’être avant tout les « gardiens du camp », affirmant une volonté sans cesse renouvelée de défendre le caractère sanctuarisé de celui-ci, face à l’armée israélienne comme face aux forces de sécurité palestiniennes.
57Le passage du munâdil au musallah est inséparable de la fin des logiques de rétribution militante et de la reconnaissance symbolique des shabâb des camps comme acteurs de la lutte nationale. Le renoncement (provisoire ?) des BMA à la lutte armée contre l’occupant israélien est à comprendre dans cette configuration : alors que les instances palestiniennes ont criminalisé la mobilisation politique des shabâb de Balata, la projection dans une « libération nationale » a cessé d’être appropriée par cette jeunesse ghettoïsée comme une ressource pour affronter la condition qui lui est faite.
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10.1525/jps.2017.46.2.7 :Notes de bas de page
1 « Le loquace ». Le surnom vient d’un personnage de dessin animé.
2 Interview visible à cette adresse : www.youtube.com/watch?v=DzUpJPgidmY
3 La traduction française serait « homme en armes », ou « professionnel des armes ».
4 Le terme shâbb (pl. shabâb) désigne un jeune homme, mais en Palestine le terme articule la dimension générationnelle au statut d’acteur de l’Intifada. Le terme est aujourd’hui souvent connoté pour désigner les acteurs fatahouis de mobilisations « de rue ». C’est dans ce sens qu’il est utilisé ici.
5 Le terme mukhayyamjî désigne – parfois de manière stigmatisante, mais pas toujours – un habitant d’un camp (mukhayyam) de réfugiés.
6 Y compris sur le terrain de la lutte armée : les cellules locales du Hamas, du Jihad islamique, du FPLP ont ainsi revendiqué des opérations anti-israéliennes. Mais elles s’inscrivent dans une logique de clandestinité très différente des BMA, qui ont toujours eu une visibilité publique à Balata.
7 J’ai effectué en tout sept séjours, de durées très variables (de trois jours à trois mois) à Balata – quatre entre 2004 et 2008 et trois en 2015-2017. Deux de ces séjours s’inscrivaient dans des projets de recherche universitaire en sociologie politique. Elles ont donné lieu à un mémoire de master 2 soutenu en 2016 à l’université d’Aix-Marseille sous la direction de François Burgat et intitulé « Contester l’Autorité palestinienne depuis le Fatah. Groupes armés et mobilisations protestataires dans le camp de Balata (Cisjordanie) ». La présente contribution s’appuie sur une vingtaine d’entretiens avec des membres des groupes armés, ainsi que de nombreuses observations participantes et conversations informelles avec plusieurs d’entre eux.
8 Avec ses trois camps de réfugiés (Balata, ‘Askar et al-‘Ayn), l’agglomération de Naplouse compte 200 000 habitants environ.
9 Entretiens (2005, 2008, 2016) avec des militants de la Shabîba dans les années 1980.
10 Le « piston », perçu comme indispensable pour accéder aux biens et services publics.
11 Une partie importante de la population de Balata s’inscrit dans une appartenance à des « clans » ou « tribus » (désignés sous les termes de hamûla, dâr, ‘achîra). L’appartenance à un clan sera essentiellement déterminée par la possibilité de désigner les individus en référence à un des grands « noms » du camp, qui renvoient soit à des hamûla-s qui se sont perpétuées comme telles après la Nakba, soit à des origines géographiques pré-Nakba (village) ou actuelles (quartier du camp).
12 Les entretiens (2008, 2016) menés avec des shabâb de Balata intégrés aux services dans les années 1990 ou 2000 rendent compte de la prégnance de cette représentation.
13 C’est le cas en 1997 au cours de la lutte sur le paiement des factures d’électricité, et également en décembre 1998, quand un rassemblement appelé par le Fatah de Balata attaque le poste de police de Naplouse.
14 Entretiens (menés en 2004-2005) avec des proches des combattants de Balata des années 2001-2002.
15 Idem.
16 Ce groupe comprend Nassir Awis (arrêté en avril 2002), Yassir al-Badawi (éliminé en août 2001) et son frère Nassir (arrêté en novembre 2002, libéré, puis assassiné en décembre 2004 par des Palestiniens non identifiés), Yasir Abou Bakr (arrêté en avril 2002), Mahmoud al-Titi (éliminé en mai 2002) et Majid al-Masri (arrêté en novembre 2002).
17 En particulier, une série d’entretiens a été menée avec un frère de Yassir al--Badawi, lui-même proche des BMA et incarcéré en Israël entre 2002 et 2004.
18 Entretien avec Hussam Khader (2016).
19 Plusieurs témoignages de militants des années 1980 évoquent cette dimension de lutte des classes dans leur engagement : « les bourgeois baissaient la tête » ; « les habitants de Naplouse ont cessé de mépriser les habitants de Balata » ; « ils avaient peur de nous » ; « nos armes imposaient le respect » (entretiens avec des leaders fatahouis, 2005, 2006, 2008).
20 69 000 Palestiniens passent par les prisons israéliennes entre octobre 2000 et novembre 2009. Alors qu’Israël ne détient plus que 800 « prisonniers de sécurité » palestiniens en 2000, ils sont 2 000 en 2001 et 9 600 en octobre 2006 (Rosenfeld 2011).
21 Entretiens (2016) avec des militants armés des années 2001-2003 incarcérés et libérés au cours des années suivantes.
22 Un membre des forces de sécurité est désigné comme ‘askarî (militaire). On trouve dans les groupes armés des individus qui sont ‘askarî et d’autres madanî (civil) : cela ne renvoie pas à leur activité, mais au fait qu’ils sont salariés ou non des services de sécurité.
23 Ces dynamiques se voient renforcées par les importantes mutations qui touchent l’organisation interne des geôles israéliennes au cours de la deuxième Intifada. Les prisonniers commencent à être groupés en fonction de leur espace d’origine, ce qui casse la discipline de « parti » (entretiens avec d’anciens prisonniers de Balata [2008, 2016] ; voir également Latte Abdallah 2011, p. 73-105)
24 Voir Parizot (2012).
25 Cela dès la période de processus de paix (Bucaille 1998, p. 229-236).
26 Tous les shabâb incarcérés à la fois dans les geôles de l’ANP et dans celles d’Israël affirment que les premières sont pires que les secondes (entretiens avec des musallahîn, 2016).
27 Entretien avec Jamal al-Tirawi (2016).
28 Dès la deuxième Intifada, un groupe armé distinct de Balata est lié à Jamal al-Tirawi. Formé sur une base clanique et utilisant un logo propre, il signe ses communiqués sous le nom de Commandement central des Brigades des martyrs d’al-Aqsa (al-Qiyâda al-markaziyya li-katâ’ib shuhadâ’ al-Aqsâ). En 2015-2017, le groupe de Tirawi comprendrait une vingtaine de musallahîn, la plupart issus du clan du député.
29 Entretien (2016).
30 Pour reprendre une expression utilisée par Michel Seurat dans son article sur les groupes de shabâb à Tripoli pendant la guerre civile libanaise (Seurat 2012 [1985], p. 243).
31 Un exemple parmi d’autres : « Nous ne sommes pas des animaux. Ils doivent respecter notre dignité. Il faut qu’ils comprennent » (entretien avec un musallah, 2016).
32 Cette notion est utilisée pour désigner l’élargissement des rapports de solidarités ayant cours au sein du clan à la localité (voir Legrain 1999, p. 410).
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