1Le processus de paix initié en septembre 1993 entre l’État israélien et l’Organisation de libération de la Palestine a représenté un tournant politique, économique et social dans l’histoire contemporaine palestinienne. En effet, les accords d’Oslo et la manne financière internationale qui les a accompagnés¹ ont entraîné une mutation économique et sociale dans les zones urbaines de Cisjordanie et une certaine internationalisation du pouvoir politique et économique dans ces mêmes zones. À mesure de l’enlisement du processus de paix et de l’aggravation de la situation politique et économique des Territoires palestiniens occupés (TPO) dès le début des années 2000, les bailleurs de fonds étrangers – les pays d’Europe occidentale et les États-Unis étant les donateurs principaux – ont augmenté les montants de l’aide internationale², atteignant actuellement plus 2,5 milliards de dollars par an et faisant des TPO l’un des pays recevant le plus d’assistance humanitaire et de développement au monde³. C’est dans ce contexte que de nombreuses institutions et organisations internationales, gouvernementales ou non gouvernementales et des agences onusiennes se sont installées dans les TPO afin d’accompagner l’établissement de l’Autorité nationale palestinienne, base institutionnelle et politique d’un potentiel État palestinien, et de permettre le développement économique et social des TPO, afin d’assurer les conditions favorables à un accord de paix pérenne entre Israéliens et Palestiniens. Ainsi, de nombreux travailleurs étrangers qualifiés se sont installés dans les TPO et le marché du travail palestinien s’est progressivement internationalisé sous l’effet de ces nouveaux acteurs. Principalement originaires des pays occidentaux, ils sont travailleurs humanitaires, directeurs d’associations, avocats internationaux, enseignants, chefs de projets de développement ou encore agronomes. Ils travaillent au sein d’institutions gouvernementales ou multilatérales (agences onusiennes notamment), mais également dans des ONG internationales ou palestiniennes.

2Si la dimension professionnelle de cette migration du « Nord » vers le « Sud » est centrale, elle ne doit pas pour autant masquer le fort intérêt de ces individus pour le Moyen-Orient et la situation des Palestiniens. L’étude des trajectoires sociales et migratoires des « internationaux⁴ » réalisée dans le cadre de ma thèse (Chaveneau 2016 ; 2018) a souligné la forte politisation à gauche d’une majorité des internationaux résidant dans les TPO et une partie d’entre eux étaient déjà engagés pour la cause palestinienne avant leur départ pour cette région. J’ai alors formulé l’hypothèse que le militantisme et l’inscription dans des réseaux militants transnationaux seraient des caractéristiques significatives de cette migration occidentale dans les TPO. Or, l’enquête de terrain questionnait cette hypothèse au vu de la faible participation de cette population à des activités militantes visibles dans l’espace public palestinien. C’est cette apparente contradiction que je souhaite explorer dans cet article.

3Grâce à la notion de réseau, au cœur de cet ouvrage collectif, ainsi qu’à celle de sociabilités⁵, je souhaite poursuivre ici les réflexions initiées dans ma thèse concernant les pratiques d’engagement des internationaux et comprendre les reconfigurations parfois opérées par ces acteurs. Bien qu’étudiant des mouvements et causes diverses, les sociologues de l’engagement et des mouvements sociaux s’accordent sur leurs rôles essentiels dans les phénomènes de mobilisation politique et de maintien dans le militantisme, étant à la fois des conducteurs et des supports de militance⁶. Dans un contexte coercitif et autoritaire, ce rôle s’affirme, devenant essentiel à la réalisation de certaines actions. Mais, dans le même temps, leur rôle est aussi amené à se transformer, l’individu s’étant éloigné de la base géographique de ses réseaux et se trouvant pris dans un contexte limitant sa liberté et son champ d’action. Convaincue par la nécessité d’intégrer pleinement les contextes non démocratiques à l’analyse de l’engagement et non d’en faire simplement un exemple « exotique » et limité, j’esquisse dans cet article une étude des réseaux militants et des sociabilités dans les carrières militantes d’individus en migration, pour mieux observer la manière dont ceux-ci peuvent éventuellement constituer une ressource pour les acteurs. Ainsi, dans les TPO, j’ai observé le passage d’un militantisme prenant corps dans des actions collectives et des dynamiques de groupes militants (associations ou collectifs) à des engagements individuels, à l’initiative de l’acteur engagé. Pour que ces actions dépassent le cadre individuel et anecdotique, les acteurs emploient une terminologie politique et militante, ils s’appuient sur des cadres de référence et d’action plus globaux et mobilisent les réseaux militants propalestiniens dont ils font partie de manière plus ou moins active. En effet, les internationaux mobilisent des sociabilités et des réseaux tissés auparavant dans le pays d’origine, mais aussi dans les TPO, depuis la migration, pour y poursuivre une activité politique. C’est cette inscription et cette mobilisation de leur réseau personnel, militant, voire professionnel qui permet de penser ces actions individuelles dans le cadre d’une analyse plus large d’une pratique militante.

4Fondé sur 23 mois d’enquête de terrain réalisé entre janvier 2010 et décembre 2015, et sur 69 entretiens semi-directifs conduits auprès d’internationaux résidant depuis au moins un an dans les TPO, cet article s’attachera à démontrer dans un premier temps qu’une migration d’individus au profil engagé a lieu vers les TPO, résultant d’une conjonction des carrières militantes et professionnelles. Toutefois, une fois sur place, leur participation politique est limitée et entravée par la répression israélienne, et un contexte sociopolitique et professionnel local contraignant l’engagement. Afin de s’adapter à ces contextes, les internationaux mobilisent leurs réseaux militants et leurs ressources internationales et culturelles pour initier une reconfiguration des pratiques d’engagement, passant d’un modèle d’engagement « classique » fait d’actions collectives (dans leur pays d’origine) à un modèle plus flottant où l’engagement prend vie dans des actions individuelles mises en réseau.

Rôles des réseaux dans les carrières militantes des internationaux

5« Dernier avatar du colonialisme occidental » et se situant sur la ligne de faille entre le Nord et le Sud – comme l’était le Vietnam et l’Afrique du Sud (Gresh 2012) –, la Palestine est certainement la cause politique internationale mobilisant le plus de militants dans les pays occidentaux actuellement. La cause palestinienne occupe une place relativement ancienne (années 1970-1980) et significative parmi les mouvements de gauche européens et nord-américains (Gresh 2012 ; Collins 2012). On trouve des associations propalestiniennes dans toutes les principales villes de France, d’Italie ou d’Espagne, la majorité des campus universitaires britanniques, américains ou canadiens abritent des groupes étudiants militants pour la cause palestinienne et des manifestations rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes ont eu lieu à Londres, Paris, Madrid lors de l’opération Rempart⁷ en 2002 ou durant les offensives israéliennes contre la bande de Gaza (2008-2009, 2012, 2014). Si trois quarts des internationaux enquêtés peuvent être considérés comme engagés socialement ou politiquement dans leur pays d’origine avant leur migration, un quart de cet échantillon a plus spécifiquement participé à des activités politiques en faveur du peuple palestinien⁸. On peut dès lors se demander si la migration dans les TPO est une migration militante, à l’instar des Occidentaux partis s’installer au Nicaragua dans les années 1980, ou s’il s’agit plutôt des personnes militantes en situation de migration.

Les réseaux déterminants dans la socialisation politique et la prise d’engagement

6La socialisation politique, processus au cours duquel l’individu intériorise des normes, des valeurs politiques et des attitudes face à un phénomène, se réalise au travers de la famille, de l’école, des médias ou par les groupes communautaires ou amicaux. Les parcours d’engagement des internationaux enquêtés révèlent que leur socialisation politique a débuté en premier lieu au sein de l’espace familial et s’est poursuivie plus tard dans les milieux étudiants et militants. Ainsi, la grande majorité de mon échantillon d’enquête fait état d’un environnement familial situé à gauche sur l’échiquier politique, ouvert à la discussion politique et aux débats sur les sujets sociaux ou de politique internationale. De nombreuses personnes enquêtées évoquent l’engagement civique ou politique de leurs parents pour expliquer leurs propres engagements. Dans un certain nombre de cas, la cause palestinienne a été découverte dans l’espace familial :

J’ai grandi dans un foyer en partie arabe [père originaire d’un pays du Golfe], et je dis toujours que l’Intifada avait aussi lieu dans notre maison. La télévision était en permanence allumée, mon père en parlait tout le temps. J’ai grandi avec Jérusalem et la Palestine comme repères politiques importants. (Assia, 28 ans, Canadienne, analyste politique pour une organisation multigouvernementale⁹)

7D’autres personnes font état de l’engagement militant actuel ou passé d’un de leurs parents ou des deux : « Mes parents étaient très actifs dans les années 1960 et 1970, ils faisaient partie de groupes de gauche, et ils étaient très concernés par la Palestine, c’était une cause importante dans la gauche italienne. » (Carolina, 27 ans, Italienne, journaliste indépendante) Certains parents ont effectué des voyages de solidarité ou des visites engagées dans les Territoires palestiniens occupés. C’est le cas pour Stéphanie, Française travaillant dans la coopération internationale et âgée de 26 ans lors de son installation dans les TPO, dont le père était parti avec une association pro-palestinienne française à Jénine après l’opération israélienne contre le camp de réfugiés en avril 2002. Les engagements des parents, qu’ils soient de gauche en général ou engagés en faveur des Palestiniens, participent de la formation d’un cadre de pensée politique et de la transmission de savoir-faire et savoir-être militants. À ce capital militant¹⁰ s’ajoute l’insertion dans un réseau militant pour les profils les plus engagés. Par exemple, c’est le réseau militant de son père qui a permis à Stéphanie de réaliser son premier voyage dans les TPO, tant dans la transmission d’un intérêt pour la situation palestinienne que d’un point de vue pratique (contacts et informations) et psychologique (connaissance et confiance dans l’organisation dans laquelle elle travaille, forme de familiarité au lieu, etc.).

8La socialisation politique dans la sphère familiale se poursuit et prend forme à la fin de l’adolescence, notamment au travers des mouvements lycéens et étudiants. En effet, la période des études est « une phase de socialisation politique accélérée » du fait de l’éloignement du cercle familial, de la proximité sur les campus et de l’ouverture intellectuelle que peuvent offrir les enseignements (Franquemagne, Gouin & Récappé 2008). Les opportunités d’engagement sont plus importantes grâce aux associations étudiantes présentes sur les campus (anglo-saxons notamment), ou aux mouvements sociaux étudiants qui peuvent avoir lieu pendant les années d’étude. Pour un certain nombre d’enquêtés, la sensibilisation propalestinienne a lieu lors de cette période, au travers des réseaux militants dans lesquels ils s’insèrent. Les groupes d’amis, des relations amoureuses ou des camarades militants vont être des initiateurs et jouer un rôle crucial dans l’engagement, notamment lorsque ces rencontres ont lieu dans un contexte politique favorisant la participation à des activités militantes comme l’ont pu être la seconde Intifada (2000-2005) ou les différentes guerres contre la bande de Gaza (2008 ; 2012 ; 2014).

Le premier voyage en Palestine : usages et tissages de liens militants transnationaux

9À l’image de Stéphanie, de nombreux internationaux s’étaient déjà rendus dans les TPO avant leur installation. Militants pour la cause ou en cours de politisation sur le sujet, ils ont souvent réalisé un premier voyage dans les TPO dans le cadre de missions civiles encadrées par des associations propalestiniennes (Hecker 2011) – telles que Génération Palestine, la Campagne civile internationale pour la protection du peuple palestinien (CCIPP), l’International Solidarity Movement (ISM) – ou en organisant eux-mêmes leur voyage à l’aide de contacts tissés dans le réseau militant. Un double objectif motive généralement ce type de voyage : d’une part la volonté de « voir par leurs propres yeux » et d’autre part l’envie de participer à leur échelle et de manifester leur solidarité aux Palestiniens. Ces séjours s’inscrivent dans une tendance internationale de plus en plus affirmée – le tourisme politique ou de solidarité – et dont les TPO offrent un bon exemple, notamment depuis la seconde Intifada (Stamatopoulou-Robbins 2008 ; Isaac & Ashworth 2011 ; Koensler & Papa 2011 ; Beerli 2013). Cette étape est importante pour le « militant par conscience¹¹ », car elle offre l’occasion de concrétiser son engagement et de s’affirmer socialement dans son identité de militant.

10L’inscription, même partielle, dans un réseau militant est souvent essentielle dans la réalisation de ce type de voyage. La confiance accordée aux organisateurs pour un voyage militant repose en grande partie sur la réputation de l’organisation et l’interconnaissance possible entre les différents acteurs ou organisations d’appartenance. Dans le cas de voyages individuels, c’est la possession de contacts – généralement tissés lors de rencontres militantes – qui leur permet d’organiser leur séjour : connaissance du directeur d’une ONG où ils pourront faire du volontariat, contacts de personnes qui pourront les recevoir ou leur faire visiter, etc.

11Dans un second temps, lors du voyage, de nouveaux liens sont créés et contribuent à consolider le réseau militant de l’individu, voire de l’association à laquelle il appartient. Les sociabilités qui naissent pendant le séjour – avec les Palestiniens, mais aussi entre participants – seront des ressources par la suite. En m’appuyant sur les trajectoires des internationaux enquêtés, j’avancerai trois manières dont les sociabilités ont pu être constitutives de la suite de la carrière militante d’un voyageur. Premièrement, les liens tissés avec des Palestiniens jouent un rôle de renforcement du militantisme en personnalisant la cause palestinienne. Ils connaissent maintenant les lieux, les gens et le rapport à la Palestine n’est plus uniquement idéologique ou politique, mais aussi personnel :

Dans ce type de voyage, tu crées très vite des amitiés fortes, tu t’attaches aux gens et tu vis des choses fortes avec eux. Et du coup, quand tu regardes les informations, une fois chez toi, cela prend complètement vie et forme dans ta tête, c’est dur de les lâcher après. (Stéphanie, 26 ans, Française, coordinatrice de projets pour une ONG française)

12Deuxièmement, les liens amicaux entre participants peuvent créer un effet d’entraînement, une dynamique de groupe, qui, si les conditions géographiques le permettent, peut participer à renforcer le militantisme. Des antennes associatives ou de nouvelles associations ont ainsi été créées dans leur pays d’origine par d’anciens participants, à l’image de l’association française Génération Palestine. Troisièmement, le séjour est aussi l’occasion de rencontres amoureuses qui peuvent marquer profondément la trajectoire de vie de l’individu et qui entraînent parfois la migration future dans les TPO, comme cela fut le cas pour plusieurs personnes enquêtées.

Partir vivre en Palestine : le produit d’une carrière militante et des réseaux ?

13Ainsi, les carrières militantes d’un certain nombre d’enquêtés ont débuté à l’âge adolescent ou de jeune adulte. Entre un héritage familial et un militantisme développé à l’université, ils sont sensibles et engagés pour la cause palestinienne à la période où ils construisent leurs carrières professionnelles. Alors qu’ils poursuivent des études dans des domaines professionnels tournés vers l’international ou aisément « internationalisables », ils décident de chercher un emploi dans les TPO ou de saisir une opportunité qui s’offre à eux. Dans les deux cas, le réseau militant occupe à nouveau un rôle important. C’est un lieu de transmission d’information, de contacts et de soutien potentiel. Plusieurs enquêtés ont ainsi obtenu leurs emplois au travers du réseau militant (formel comme informel) qu’il possédait dans leur pays d’origine, mais aussi dans les TPO, à la suite d’un ou de plusieurs séjours. Par exemple, une ONG palestinienne partenaire d’une association propalestinienne européenne pourra relayer un besoin d’un employé étranger sur place. De même, les structures palestiniennes dans lesquelles ils ont réalisé un stage ou un bénévolat peuvent leur proposer un emploi plus pérenne en leur sein. Enfin, de manière plus générale, les sociabilités engagées entretenues par les acteurs sont aussi une ressource d’ordre psychologique et social. Les familles, les amis, eux-mêmes sensibilisés à la cause palestinienne, peuvent être des soutiens précieux dans la prise de décision du départ en migration vers les TPO. Il est beaucoup plus facile de réaliser ce choix – notamment dans le cas de bifurcation de vie¹² – lorsque les proches comprennent, voire approuvent, la décision et ses motivations.

Effets de la répression israélienne et du statut d’étranger sur le militantisme

14Compte tenu de l’inscription de ces migrants dans des carrières militantes en Europe et en Amérique du Nord et de leurs expériences passées d’engagement ponctuel dans les TPO, on pourrait présumer de la continuité de ces activités dans leur nouveau pays de résidence. Toutefois, le contexte politique local y pose un frein majeur : la répression israélienne de toute action de protestation ou de résistance à l’occupation affecte aussi les internationaux. Olivier Fillieule et Mona Bennani Chraïbi (2003) rappellent que l’analyse des comportements protestataires doit être repensée dans le cas des contextes non démocratiques afin d’intégrer une réflexion spécifique sur la répression et ses effets. De plus, le statut d’étranger (ajnabî) pose des difficultés d’ordre éthique et pratique aux militants étrangers qui souhaiteraient s’engager sur place auprès des Palestiniens.

Gestion des peurs et des risques face à la répression israélienne

15Bien que les niveaux de prise de risque entre militants palestiniens et étrangers ne soient pas comparables, prendre part à des activités politiques dans les TPO représente néanmoins un « engagement à haut risque et coût »¹³ pour ces derniers. Cette prise de risque prend forme à deux niveaux : la peur d’être expulsé ou refoulé à la frontière et la crainte d’être blessé ou arrêté.

16Les autorités israéliennes exercent un fort contrôle des mobilités entrantes et sortantes des citoyens étrangers se rendant ou résidant dans les TPO depuis les années 1990. Basé sur un profilage reposant sur des critères ethniques, politiques, de genre ou encore religieux, ce contrôle conditionne l’obtention d’un visa (Chaveneau 2015) pour les internationaux. Les profils militants sont ciblés par ce profilage et l’appartenance actuelle ou ancienne à des associations ou des réseaux militants dans les pays d’origine ou sur place, ainsi que les sociabilités entretenues dans les TPO sont questionnées aux frontières israéliennes. En connaissance de cause, les personnes réalisant des séjours de solidarité limitent leur présence à la durée du visa de tourisme (trois mois) ou bien choisissent de rester sans visa afin de ne pas prendre le risque de repasser la frontière et d’en être refoulées¹⁴. De ce fait, si les militants adaptent le séjour en fonction de leurs actions politiques, les migrants doivent, eux, ajuster leurs pratiques militantes à la contrainte des visas. Ils ont peur d’être photographiés, arrêtés ou dénoncés s’ils participent à des actions politiques et ils décident souvent de faire « profil bas » et de ne pas participer aux actions les plus exposantes. Ils mettent en balance leur désir de rester vivre dans les TPO et leur envie d’engagement, et ils font généralement le choix de l’arrêt temporaire de leur militantisme.

17Les outils répressifs israéliens concernant les internationaux ne se limitent pas à la politique des visas. Bien qu’ils bénéficient d’une forme de protection du fait de leur passeport, la participation à des activités politiques dans les TPO reste un engagement à haut risque et coût. En participant à des manifestations ou à des actions de protection¹⁵, ils peuvent être arrêtés par l’armée israélienne puis expulsés du territoire¹⁶, interrogés ou encore blessés, voire tués¹⁷. Régulièrement, des manifestations pacifistes palestiniennes ont lieu dans certains villages de Cisjordanie (Nabi Saleh, Bilin, Nilin, Halhul, entre autres exemples). On compte à chaque fois plusieurs blessés et des dizaines d’arrestations parmi les participants palestiniens, mais aussi internationaux. Ce fut le cas d’une personne rencontrée durant mon enquête, qui a été grièvement blessée à la tête par une cannette de gaz lacrymogène tirée à courte distance et en hauteur, durant une manifestation à laquelle elle participait :

Il y avait du sang partout, la cannette de gaz avait décollé une partie de ma peau sur le crâne, j’avais un gros trou, à vif. Cette blessure a affecté durablement ma capacité de parler, de lire, d’écoute, pendant près d’un an. Et j’ai toujours régulièrement de très grosses migraines. (Jack, 26 ans, Américain, analyste politique pour une ONG locale et étudiant en master)

18Dans le cas de blessures, d’arrestations ou d’un refoulement à la frontière, la possession d’un réseau militant est un élément important dans l’écho médiatique et politique que peut avoir ce cas et dans le soutien que la personne peut recevoir. Les individus insérés dans un tissu associatif dynamique dans leurs pays d’origine sont plus à même de relayer leur témoignage et d’interpeller et de mobiliser les autorités compétentes. En effet, ils bénéficient à la fois de leur propre réseau personnel et militant et de celui de l’association à laquelle ils appartiennent. Ainsi, les membres d’organisations transnationales, comme l’ISM, bénéficient généralement d’une couverture médiatique (articles dans la presse traditionnelle et militante) et d’un soutien logistique (assistance à l’hôpital, contact d’un avocat si besoin, etc.) dont sont dépourvus des individus participant en « électron libre » à une manifestation, comme ce fut le cas de Jack, cité précédemment. Ni la gravité de sa blessure ni l’existence d’une vidéo montrant le caractère délibéré du tir reçu ne lui ont permis d’obtenir d’articles dans la presse américaine (à l’exception d’un média alternatif¹⁸) ni même sur les sites Internet « propalestiniens »¹⁹. À l’inverse, lorsque Andreas Ias (pseudonyme), jeune homme danois et membre d’ISM, a été frappé au visage par un soldat israélien avec une crosse de fusil, il a été interviewé par plusieurs médias et son histoire ainsi que la vidéo de son attaque ont été relayées dans tous les principaux journaux internationaux (The Guardian, Le Figaro, L’Express, Daily news UK, etc.²⁰). Ainsi, s’il est certain que les internationaux arrêtés ou blessés reçoivent une attention bien plus grande que les Palestiniens, j’avancerais que l’insertion dans des réseaux (militants, mais aussi de journalistes, de chercheurs, etc.) modifie le niveau d’exposition et de soutien que reçoit un individu victime de la répression israélienne²¹.

Difficultés de positionnement dans un contexte politique local délicat

19Les « années Oslo » (1993-2000) représentent un tournant majeur dans le contexte politique et militant palestinien. La mise en place de l’Autorité nationale palestinienne (ANP) en 1994 modifie en profondeur le paysage local : l’ANP est créée comme pouvoir centralisateur, institutionnalise le mouvement national palestinien et devient progressivement une force coercitive supplémentaire, en vertu de la coordination sécuritaire entre l’ANP et Israël instituée par les accords de paix intérimaires d’Oslo. Cette transformation politique s’intensifie à partir de la fin de la seconde Intifada et la mort de Yasser Arafat (2004), alors que l’ANP adopte un régime économique néolibéral prônant le développement économique de la Cisjordanie comme instrument clé de la création de l’État palestinien. Les années 2005-2010 marquent l’aboutissement d’un basculement idéologique initié durant Oslo au sein de l’élite palestinienne : les objectifs de libération nationale cessent d’être envisagés dans le cadre d’une résistance populaire ou armée, mais dans celui d’une construction économique et institutionnelle d’un proto-État palestinien (Khalidi & Samour 2011). Ces modifications fortes dans le paysage palestinien sont accompagnées et encouragées par les bailleurs internationaux (Europe et Amérique du Nord principalement) : elles ont comme conséquences sociales la création d’une classe d’obligés, composée de la classe moyenne croissante et de l’élite locale qui trouvent des intérêts matériels et financiers dans le maintien du statu quo politique (Khalidi & Samour 2011).

20Ce retour succinct sur les difficultés actuelles du mouvement national palestinien permet de souligner que l’engagement étranger est également conditionné par ce contexte local. Les années 1970 avec l’internationalisation de la cause palestinienne offraient un espace d’engagement inédit pour les militants étrangers. La manière dont les partis politiques palestiniens envisageaient la lutte a permis à des centaines de citoyens étrangers d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie ou du monde arabe de prendre une part active dans la lutte armée palestinienne (Arar 2011 ; Dot-Pouillard 2012). Actuellement, en l’absence de stratégie nationale de libération claire, il est difficile pour les internationaux de trouver une place sur la scène militante. La position d’étranger en contexte colonial et postcolonial²² complique la position militante des internationaux :

J’ai eu quelques activités politiques ici, mais c’est difficile de savoir ce qu’il est approprié de faire en tant qu’étranger. J’ai appris beaucoup depuis trois ans sur cette position, [il y a] beaucoup de débats sur le sujet. Et puis, en l’absence de stratégie nationale, c’est difficile pour les internationaux de participer d’une manière appropriée et adéquate. (Noah, 22 ans, Américain, coordinateur de projet pour une ONG locale)

21Ainsi, il semblerait que les seules places offertes pour les étrangers dans la résistance palestinienne soient auprès des comités populaires de villages ou auprès d’organisations transnationales comme ISM. Cependant, ces formes de participation sont particulièrement exposantes et risquées. C’est pourquoi cet engagement n’est possible que pour les militants de passage, dont la résidence principale est à l’étranger. Les internationaux installés à l’année dans les TPO ne peuvent risquer un refus de visa ou une reconduite à la frontière par les autorités israéliennes.

22En second lieu, les engagements publics sont limités par les contraintes encadrant la profession d’une grande partie des internationaux. Les organisations gouvernementales, multilatérales comme non gouvernementales étrangères, imposent un devoir de neutralité à leurs employés internationaux et il leur est interdit de prendre position sur le conflit de manière publique : participer à une manifestation ou à une action protectrice, de faire part de leurs opinions personnelles publiquement (réunions, discussions informelles, etc.) ou de publier une tribune ou un article dans la presse ou sur Internet. Les réseaux sociaux (Twitter et Facebook) sont aussi concernés par ces restrictions et sont surveillés par les employeurs²³ :

Cela me manque d’être militant, mais le monde des ONG t’emprisonne. Ils ont des règles stupides, ils te censurent, dans ce que tu fais et ce que tu dis. Si tu veux simplement poster quelque chose sur Facebook, tu dois y réfléchir à deux fois. (Malik, 26 ans, Portugais, analyste politique pour une grande ONG internationale)

23Cette exigence de neutralité ou de réserve est courante dans le monde diplomatique ou celui de l’aide et du développement et n’est pas spécifique au terrain palestinien. Toutefois, de nombreux internationaux, au parcours relativement engagé auparavant pour la cause palestinienne, m’ont fait part de leur frustration et du sentiment d’être en contradiction avec leurs convictions politiques et humanistes.

24Enfin, je soulignerais l’absence quasi totale de mouvements politiques formels ou informels étrangers dans le paysage politique local. La présence de collectifs offrirait des opportunités d’engagement, mais, en leur absence, les velléités politiques restent individuelles et donc facilement démobilisables. En 2000, au début de la seconde Intifada, un collectif d’internationaux s’était constitué pour interpeller gouvernements et populations occidentales sur la gravité de la répression israélienne²⁴. Toutefois, le mouvement n’a pas duré longtemps en raison de désaccords politiques importants entre les membres, du turn-over fréquent propre à cette population migrante, et peut-être de la création d’une organisation locale transnationale comme ISM.

25Comme le souligne Olivier Fillieule (2013), la démobilisation – phénomène relativement peu étudié dans le champ de l’étude des mouvements sociaux – prend plusieurs formes et modalités. Il évoque notamment la lassitude de la militance, l’indisponibilité temporelle ou encore une perte de croyance dans l’efficacité des actions militantes entreprises comme raisons pouvant participer à la baisse ou à la fin d’un engagement. L’exemple palestinien permet de souligner le rôle des contraintes politiques extérieures sur la militance, y compris pour des individus pouvant s’en extraire. La répression israélienne et une difficulté de positionnement sur la scène politique et militante palestinienne contribuent, à des échelles différentes, à l’effacement progressif d’une certaine forme d’engagement politique parmi les internationaux, notamment ceux déjà inscrits dans une carrière militante tournée vers la cause palestinienne. On voit ainsi que dans le contexte de sociétés non démocratiques et répressives, le coût et le risque des activités militantes sont très élevés et poussent un certain nombre d’individus à réduire leurs activités ou à rediriger leur militance vers des sphères plus « légitimes » ou moins exposantes. Élise Massicard (2013), étudiant le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne, montre bien comment les militants sont amenés à adapter leur activisme au contexte politique et à la répression, en reconsidérant leurs pratiques et en adaptant leurs modes d’action, passant de la lutte armée et de la désobéissance civile à un engagement dans la sphère professionnelle et les associations de solidarité où les modes d’action employés sont plus consensuels.

26Ainsi, l’étude de la militance des internationaux ne doit pas se faire sans la prise en compte des reformulations des engagements et réinvestissements des ressources, et des réseaux militants dans des formes d’action plus discrètes et individuelles.

Les ressources internationales et le réseau militant comme moyens d’adaptation ?

27Je connais beaucoup de militants qui vont au village de Halhul dans le cadre de la cueillette des olives, mais je n’irai pas participer avec eux. Il y a le risque de se faire arrêter ou ficher. Tu y vas et après tu trouves ta photo dans Al-Quds [journal quotidien palestinien], c’est mauvais pour toi. C’est bien qu’il y ait des événements comme cela, mais ce n’est pas les mêmes personnes qui y vont. Personnellement, je fais un travail sur la longueur, petit à petit, mais sans grande publicité… C’est aussi pour nous, il faut faire gaffe. On vit sous occupation, il ne faut pas oublier. (Carole, 45 ans, Française, enseignante dans une association locale)

28Plusieurs témoignages soulignent la différence entre les modes d’action employés dans le cas d’un séjour court ou d’une installation. Les résidents venus dans le cadre militant vont progressivement abandonner les activités à forte exposition. Ils se tournent alors vers des formes d’action plus discrètes et davantage tournées vers l’international. Je reviendrai ici sur deux d’entre elles – le témoignage et le boycott – qui reposent en grande partie sur les sociabilités transnationales et le réseau formel et informel militant dans le pays d’origine. Ces deux modes d’action me permettront d’illustrer le passage d’un mode d’engagement classique, basé sur une participation à des événements ou des mobilisations collectives (manifestations, réunions et conférences publiques, tractage, etc.) à un mode d’engagement où l’individu est l’acteur principal de sa pratique militante, lui permettant de varier l’intensité et l’exposition qu’il souhaite (ou peut) donner à son engagement. Alors que cette individualisation du militantisme peut être perçue comme un affaiblissement, voire une disparition du politique dans la vie de ces individus, je propose d’analyser ces actions individuelles dans leur dimension collective, à savoir leur inscription dans des réseaux. Ainsi, le militantisme prend du sens, à la fois dans l’addition d’actions individuelles, mais également dans l’inscription réelle et symbolique de ces modes d’action dans une démarche plus globale, plus collective. Or, celle-ci repose principalement sur l’existence et l’appartenance à des réseaux militants transnationaux ou nationaux actifs, et c’est cette mise en réseau qui donne son sens et sa valeur politique à l’action.

Le témoignage : un mode d’action à différentes formes et intensités

29Au début de leur installation dans les TPO, les internationaux sont nombreux à écrire régulièrement à leurs proches afin de partager leurs impressions, expériences et opinions sur le pays et le conflit israélo-palestinien. Ces récits sont partagés par courriers électroniques et sur les réseaux sociaux (Facebook en tête) ou encore par la création d’un blog. L’accès à Internet est très développé dans les TPO et l’utilisation de ces outils de communication est une pratique quotidienne chez ces migrants appartenant majoritairement aux générations ayant grandi avec l’outil informatique. Ainsi, l’usage d’Internet pour communiquer avec ses proches et transmettre des informations et des ressentis est très répandu parmi les internationaux et ce travail de témoignage virtuel peut être envisagé comme un mode d’action politique à part entière. En effet, bien plus que de simples nouvelles, ils partagent le quotidien d’un pays occupé, ils décrivent une situation politique et font très souvent état des sentiments multiples qu’ils peuvent ressentir devant celle-ci. Le témoignage de première main est pensé par les acteurs à la fois comme un mode de partage de soi et de son quotidien (vis-à-vis de leurs proches ou d’un public plus large dans le cas des blogs) et un outil de transmission d’informations visant à sensibiliser les lecteurs à la situation des Palestiniens. D’ailleurs le caractère personnel de ce type de publication participe à sensibiliser des personnes qui n’auraient peut-être pas été sensibles à d’autres types d’écrits (presse, militant, etc.). Le récit à la première personne et les expériences décrites par les yeux de quelqu’un qu’ils connaissent apportent une proximité plus forte entre le lecteur et la situation.

Date : 23 janvier 2010 23 h 45

Objet : Barreaux et négociations²⁵

Vendredi, jour de repos et pourtant il faut se lever bien tôt. Nous devons être au Consulat de France pour récupérer les visas de nos amis avant la fermeture de midi (ils n’ont pas le droit de se rendre à Jérusalem). Il paraît que Jérusalem est à une quinzaine de kms, mais on décide quand même de partir à 7 h 30. Petit rappel, Jérusalem ou Al-Quds, territoire si disputé qu’Israël a décidé d’exclure autant de Palestiniens que possible de « sa capitale éternelle et indivisible ». C’est pourquoi les habitants palestiniens de Jérusalem n’ont pas de nationalité, mais une simple « carte de résident » (plus facile à retirer).

On arrive au checkpoint de Qalandia, principale entrée, à 8 h 30. Les gens qui sont arrivés avant nous sont déjà en ligne dans les couloirs de barreaux. Ces passages mènent à des tourniquets qui mènent à d’autres couloirs de barreaux menant à d’autres tourniquets. (…) Nous arrivons enfin au dernier tourniquet, qui ne s’enclenche que pour laisser les gens passer trois par trois. Ce dernier obstacle mène à l’endroit où les Israéliens passent nos sacs au scanneur et vérifient nos papiers. Avant d’y arriver, j’ai pu voir : deux vieux hommes se coincer entre les barreaux du tourniquet ; c’est toujours dur quand on voit des personnes très âgées, de se dire qu’ils ont connu l’avant, leurs terres près de la mer, les oliviers à perte de vue, et puis les guerres, l’exode, et l’occupation maintenant, l’humiliation. C’est encore plus dur de les voir faire face aux soldats plus jeunes que moi.

30Ce type de témoignage est du ressort de l’action politique dans un certain nombre de cas, compte tenu de l’intention de l’auteur. En effet, si certains souhaitent uniquement faire part de leurs découvertes, d’autres soulignent que l’écriture de leur blog ou l’envoi régulier d’emails descriptifs ou informatifs répondent à un besoin d’agir à leur échelle, voire à un sentiment de devoir, d’obligation morale. Pour eux, le statut de témoin, « celui qui a vu et qui sait », imposerait une forme de contre-don : la transmission à ceux qui n’ont pas vu ou qui ne veulent pas voir. « C’est un devoir que l’on a, on vient ici pour voir la situation, il faut trouver un moyen pour rendre l’information chez nous. Éviter le voyeurisme en fait, tu vois, tu plains et tu ne fais rien. » (Cécile, 30 ans, Française, photographe indépendante) Ainsi, ils partagent leurs photographies du mur de séparation, des camps de réfugiés, des checkpoints, des colonies ou des scènes de vie quotidienne et ils racontent des anecdotes, des histoires vécues ou entendues, ou ils tentent d’expliquer le point de vue des Palestiniens à leurs correspondants. Ce rôle et ce sentiment de devoir est accentué dans les périodes de violences intenses, comme l’ont été les deux Intifadas ou les différentes guerres contre la bande de Gaza (2008, 2012, 2014). Dans ces moments-là, la présence étrangère diminue, l’accès des journalistes étrangers est souvent limité et les internationaux peuvent être un relais d’informations, comme témoin direct ou comme intermédiaire, mettant en contact différents acteurs ici et là-bas :

C’était surtout un travail de témoignage et de relais pendant la seconde Intifada. Et puis il a commencé à y avoir beaucoup de visites des militants des associations, donc, on les pilotait un peu ici, où aller, qui contacter, etc. Et puis, des journalistes aussi. Car on était les seuls Français ici, pratiquement, donc on nous a contactés beaucoup pour témoigner. On passait à la radio, on racontait ce qui se passait. (Françoise, 65 ans, française, retraitée)

31Insérée dans les réseaux actifs d’une grande association propalestinienne française, Françoise a été rapidement identifiée comme un relais d’information et sollicitée régulièrement par cette association pour témoigner ou accueillir des militants de passage ou des journalistes en quête de contacts locaux et d’informations de première main. Mais, dans le même temps, par sa facilité, son faible coût/risque et son inscription dans des pratiques familières, le témoignage est un registre d’action aisément mobilisable par des individus disposant de peu de capital militant et non inscrits dans des réseaux de solidarité. Et c’est peut-être ce détachement du milieu militant qui fait la force de ce mode d’action, permettant de toucher un public peu exposé et sensibilisé à la question palestinienne et parfois méfiant du caractère trop polémique de ce conflit. Comme je l’évoquais précédemment avec l’envoi d’emails collectifs, le témoignage, par son statut assumé de partialité et la proximité qu’il induit entre le lecteur et l’objet du récit, peut se révéler un mode d’action efficace lorsque les internationaux n’évoluent pas dans leur pays d’origine dans des milieux familiaux et amicaux déjà sensibilisés à la cause palestinienne.

32Au-delà des supports électroniques, l’action de témoignage prend aussi corps dans le cadre d’expositions photographiques, de publication d’articles dans la presse ou encore la participation à une conférence ou un débat visant un public spécifique (étudiants, lycéens, militants, etc.). Plusieurs internationaux s’appuient sur leur légitimité de résidents des TPO et sur une expertise acquise dans le cadre de leur emploi pour expliquer la situation palestinienne à l’étranger. Encore une fois, c’est l’international qui est ici visé et les actions prennent très souvent place dans les pays d’origine des acteurs. En revanche, ce type d’actions nécessite souvent la détention d’un certain réseau. En effet, soit les personnes ont souhaité organiser cette action et ont mobilisé leur réseau militant ou professionnel pour mettre en place cet événement, soit elles ont été contactées directement par un journal ou une organisation qui a voulu leur donner la parole.

J’ai contacté un grand journal espagnol lors de la guerre de Gaza de 2014 par le biais d’un ami journaliste. Grâce à mon emploi sur place (au sein d’une ONG espagnole), ils ont accepté de publier mon témoignage/analyse de la situation. C’était important pour moi de faire cela, j’avais besoin de trouver un moyen d’être utile à mon niveau. (Gabriel, 28 ans, Espagnol, chargé de projet dans une ONG étrangère)

J’ai fait une tournée, il y a quelques mois, de conférences ou de débats en Allemagne et en Europe. C’était organisé par des groupes de solidarité, des associations chrétiennes, avec des partis de gauche. J’ai aussi parlé dans des universités. J’ai organisé ça au travers de mes propres contacts militants de gauche, mais aussi professionnels, que j’ai pu tisser par mon métier depuis que je suis ici. (Mark, 35 ans, allemand, consultant)

J’ai été contacté par des amis qui enseignent en lycée qui m’ont demandé de parler dans leurs lycées au moment de la dernière guerre de Gaza. Je l’ai fait quand j’étais encore en Italie et j’ai continué ici, par Skype. Les lycéens sont vraiment curieux et intéressés, c’est vraiment intéressant à faire. (Giulia, 30 ans, Italienne, chargée de projet ONG étrangère)

33Dans les trois cas, l’action de témoignage public s’appuie sur le capital culturel, social et militant de la personne et l’existence d’un réseau dans lequel l’acteur est bien inséré ou possède une légitimité lui permettant de témoigner en public. Ce réseau a généralement été tissé avant le départ dans les TPO, alors que ces personnes étaient engagées dans des mouvements de gauche ou propalestiniens. Toutefois, il est nécessaire que le réseau ait été entretenu, notamment si la migration est longue. Il peut aussi avoir été créé ou consolidé localement. Dans le cadre de leurs emplois, les internationaux sont souvent amenés à rencontrer des partenaires associatifs étrangers ou transnationaux, d’autres internationaux engagés ou des militants de passage. Ces rencontres favorisent la création ou le renforcement de leurs réseaux militants et professionnels et ces contacts peuvent les solliciter pour participer à des actions de témoignages à l’étranger ou pour les aider à les organiser.

34Les ressources internationales sont essentiellement mobilisées par les militants qui souhaitent maintenir un engagement politique malgré le contexte répressif en vigueur dans les TPO et les difficultés de positionnement qu’ils peuvent ressentir en tant qu’étrangers. Ce changement de mode d’action répond en effet à une reconfiguration de la perspective militante. Sous l’effet de ce contexte et par prise de conscience des limites de leurs statuts, ils sont nombreux à considérer que le théâtre d’engagement des internationaux propalestiniens doit se dérouler à l’étranger et non dans les TPO. Ainsi, le pays d’origine est à nouveau perçu comme le lieu d’engagement bien qu’ils n’y résident plus. Les outils technologiques, la fréquence de leurs voyages et la possession de ressources militantes à l’international leur permettent de maintenir une activité militante comme le témoignage.

Boycott : une action militante individuelle en réseau

35Un autre mode d’action leur permet de maintenir leur engagement propalestinien malgré les contraintes locales qui pèsent sur l’action politique dans les TPO. Le boycott est un mode d’« action collective individualisée » (Micheletti 2003) particulièrement mobilisé par les internationaux, déjà sensibilisés aux pratiques de consumérisme politique²⁶ et enclins à réorienter leurs pratiques militantes vers des modes d’action moins exposants et plus tournés vers l’étranger.

36En juillet 2005, 170 organisations palestiniennes ont lancé un appel au boycott, aux sanctions et aux retraits des investissements contre Israël jusqu’à l’application du droit international et des principes universels des droits de l’Homme sur le territoire israélo-palestinien. À la suite de cet appel, les initiatives se sont multipliées dans le monde construisant progressivement un mouvement autour des mots d’ordre « Boycott, désinvestissement, sanctions » (BDS). Bien que l’appel de la société civile palestinienne date de 2005, on peut dire que c’est depuis les années 2010 que la campagne BDS a pris de l’ampleur en Europe et aux États-Unis. Dans les TPO, le mouvement de boycott est plus irrégulier : les boycotts académique, culturel et sportif sont bien établis alors que le boycott économique est peu suivi à l’échelle collective comme individuelle. Alors qu’il a été un mode d’action politique mobilisé par les Palestiniens lors de la première Intifada²⁷, le boycott – et son versant positif, le « buycott²⁸ » – a depuis perdu beaucoup de son ancrage populaire pour des raisons économiques et psychologiques. En revanche, parmi les internationaux, c’est un mode d’action apprécié et relativement suivi. Une partie des militants avait déjà été sensibilisée à la campagne BDS dans leur pays d’origine. En résidant dans les TPO, ils sont d’autant plus confrontés à l’importance de l’action de boycott que les produits israéliens inondent le marché palestinien. De plus, ce mode d’action est idéal pour les individus souhaitant maintenir une activité militante malgré le contexte local, car il est peu exposant, quotidien, à faible coût et risque militant et il permet de contourner à la fois les contraintes de la répression israélienne et la méfiance quant aux rôles des étrangers dans la lutte palestinienne. En effet, l’action de boycott répond à une demande formulée par les Palestiniens et son terrain d’intervention est à la fois local, dans les TPO, et international. Enfin, la campagne BDS, en allant au-delà d’un boycott individuel, permet aux individus de s’inscrire idéologiquement dans un mouvement transnational de plus grande ampleur. À ce titre, ils peuvent signer des pétitions ciblées initiées par des groupes BDS, prendre part à des actions ponctuelles lorsqu’ils sont dans leurs pays d’origine, ou encore interpeller leurs gouvernements ou des entreprises étrangères en tant que citoyens européens ou nord-américains. Ainsi, la campagne BDS, composée de multitudes de petits et grands réseaux nationaux et transnationaux, représente un cadre militant relativement approprié à cette population, elle-même située dans plusieurs espaces nationaux. En revanche, si les ressources internationales des internationaux participent au succès idéologique et concret de ce mode d’action, l’absence de réseau militant, elle, peut s’avérer être un frein à une participation plus intensive. En effet, j’ai pu noter que ce sont les personnes possédant déjà des contacts dans les milieux propalestiniens dans leur pays qui sont les plus enclines à s’inscrire dans la campagne BDS. Pour les autres, le boycott est seulement un mode d’action individuel qui permet d’agir modestement à son échelle.

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37La population étrangère résidant dans les TPO est un cas d’étude pertinent pour penser le rôle des sociabilités et des réseaux engagés dans les carrières militantes des acteurs. Participant à leur socialisation politique puis à l’entrée dans le militantisme, les sociabilités primaires et secondaires contribuent à l’engagement propalestinien d’une partie des personnes enquêtées. Dans le cadre de cette militance, ils découvrent la possibilité de partir pour quelques semaines dans les TPO en séjour de solidarité au travers de contacts tissés dans ces réseaux militants transnationaux et lors de ces voyages, ces sociabilités formelles et informelles se consolident, se multiplient et jouent ensuite un rôle dans les parcours migratoires d’un certain nombre d’entre eux. Forts de leurs engagements passés, on imagine en première lecture que ces individus vont poursuivre leurs activités après leur installation dans les TPO. Or, en raison de la répression israélienne qui affecte aussi les internationaux et un climat politique palestinien sensible, on observe une faible participation politique publique de ces acteurs. Cette apparente démobilisation, souvent pointée du doigt localement, se voit néanmoins nuancée dès lors qu’on porte une attention particulière aux formes d’engagement plus individuelles et privées, ou discrètes.

38En effet, une partie des internationaux, précédemment militants, tentent d’adapter leur militantisme à cet environnement politique et se saisissent de modes d’action moins exposants ou permettant de reconvertir leur capital militant. Parmi ceux-ci, il y a le témoignage et le boycott. Ces deux modes d’action sont particulièrement intéressants, car ils sont utilisables à la fois par les acteurs disposant de peu de réseau militant et ceux qui y sont bien insérés. Malgré cela, il apparaît que la possession de ressources internationales et de contacts permet une utilisation plus optimale de ces modes d’engagement. Ainsi, une partie des internationaux s’inscrivent moins dans un processus de démobilisation que dans une transformation de leurs modalités d’action, passant d’une participation politique au sein de réseaux militants constitués et organisés dans leur pays d’origine à une participation individuelle, à leur initiative, qu’ils peuvent – à différents degrés – inscrire dans une démarche plus collective, au travers de la mobilisation de leurs réseaux et de leurs sociabilités.

39Le cas des étrangers dans les Territoires palestiniens occupés et leurs engagements est l’occasion de contribuer à une analyse des carrières et des réseaux militants dans les contextes politiques non pacifiés et coercitifs. Au sein d’une riche sociologie des mouvements sociaux et de l’engagement, on remarque néanmoins le nombre limité de travaux empiriques sur la militance et ses (re)configurations singulières en raison des risques et contraintes spécifiques aux territoires en conflit. Les internationaux, s’ils ne sont pas soumis aux mêmes contraintes que les Palestiniens, doivent également s’adapter et, pour ce faire, mobilisent leurs réseaux afin de maintenir une forme d’engagement. Un examen plus approfondi des milieux militants propalestiniens en Europe et en Amérique du Nord reste néanmoins nécessaire pour analyser les rôles joués et les liens tissés entre les internationaux et les associations propalestiniennes avec lesquelles ils sont en contact.