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    Plan détaillé Texte intégral Une minorité compacte Un autre islam Ethnogenèse d’une communauté religieuse Une communauté historiquement marginale et méprisée Les chemins du pouvoir Des rapports d’allégeance Une minorité dominante ? Une communauté dominée Notes de bas de page Auteur

    Minorités en Islam, islam en minorité

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Histoire et religion des alaouites de Syrie

    Bruno Paoli

    p. 79-100

    Texte intégral Une minorité compacte Un autre islam Ethnogenèse d’une communauté religieuse Une communauté historiquement marginale et méprisée Les chemins du pouvoir Des rapports d’allégeance Une minorité dominante ? Une communauté dominée Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1La communauté alaouite de Syrie a été projetée sous les feux de l’actualité à l’occasion des dramatiques événements qui secouent le pays depuis 2011 : stigmatisée par certains en tant que communauté au pouvoir (car c’est d’elle que sont issus le président de la République, Bachar al-Assad, et nombre de dirigeants actuels), elle s’est retrouvée victimisée par d’autres, parce que ses membres appartiennent à la communauté du pouvoir, dont ils seraient non pas tant les complices que les otages. La vérité doit se situer quelque part entre les deux. L’expression trop souvent entendue ou lue dans les médias de « régime alaouite » témoigne d’un amalgame trompeur entre un groupe humain et un pouvoir qui en serait en quelque sorte l’émanation. Elle masque une réalité plus complexe, celle d’une communauté qui, comme toute autre, est traversée par des clivages plus ou moins visibles et durables, par des hiérarchies mouvantes et par toutes sortes de rapports d’influence, de clientèle ou de rivalité.

    Une minorité compacte

    2Tout ce qui peut être dit de la répartition confessionnelle et ethnique de la population syrienne doit être pris avec une extrême prudence, compte tenu, d’une part, de l’absence de recensement récent la prenant en compte et, d’autre part, des bouleversements provoqués par neuf ans d’un conflit qui a fait des millions de réfugiés et de déplacés, des centaines de milliers de morts et des dizaines de milliers de disparus. Les alaouites représenteraient 10 à 12 % de la population syrienne, soit entre deux millions et deux millions et demi de personnes, pour 70 à 75 % de sunnites, selon qu’on y inclut ou non les Kurdes, majoritairement sunnites, et 8 à 10 % de chrétiens. Le reste de la population se répartissant entre druzes, ismaéliens et chiites duodécimains. Il faut y ajouter l’importante communauté alaouite – peut-être un million de personnes – du Sandjak d’Alexandrette (Hatay) et du sud-ouest de la Turquie (Adana, Tarsus), souvent confondue à tort avec les alevis, ainsi que celle, moins nombreuse (environ 100 000 personnes), du Nord-Liban, à Tripoli et dans sa région.

    3En Syrie, les alaouites sont minoritaires à l’échelon national, mais localement majoritaires dans la chaîne de montagnes qui longe la côte orientale de la Méditerranée, ainsi que dans la plaine et les villes côtières de Lattaquié, Jablé, Banyas et Tartous, traditionnellement peuplées de sunnites et de chrétiens, mais majoritairement alaouites depuis environ trois décennies. On trouve aussi d’importantes communautés alaouites dans les grandes villes du pays (Damas, Alep, Homs), ainsi que dans la plaine du Ghâb, où ils ont de longue date constitué l’essentiel de la main-d’œuvre des grands propriétaires terriens de la région, sunnites ou chrétiens, tout comme ce fut le cas dans les plaines côtières.

    Un autre islam

    4La communauté alaouite de Syrie trouve son origine dans une gnose coranique élaborée en Irak entre le 8e et le 10e siècle dans l’entourage des imams chiites, dont elle est jusqu’à nos jours la dépositaire et qui est connue dans les sources musulmanes sous le nom de nusayriyya. Ce nom dérive d’Abû Shu‘ayb Muhammad ibn Nusayr al-Numayrî (m. vers 864), disciple des dixième et onzième imams (Alî al-Hâdî, m. 868, et al-Hasan al-‘Askarî, m. 874). Cette doctrine est la principale héritière de ce mouvement multiforme que les hérésiographes musulmans ont appelé ghulât (littéralement, « exagérateurs », terme improprement traduit par « chiites extrémistes » dans la tradition orientaliste) et qui constitue le « noyau originel » du chiisme.

    5C’est en effet à Kûfa, dans l’entourage de Alî ibn Abi Tâlib (m. 661), gendre du Prophète, quatrième calife de l’islam et premier imam chiite, que serait né le ghuluww (« exagération »). L’idée que Alî serait une hypostase divine, thème central des doctrines des ghulât, remonterait vraisemblablement au vivant même de celui-ci. Les notions d’occultation (ghayba) et de retour (raj‘a) de l’imam caché (al-mahdî), avant d’être adoptées par l’orthodoxie chiite au 10e siècle, seraient apparues d’abord chez les ghulât qui, pour la plupart, semblent aussi avoir fait leur le principe de la métempsycose (tanâsukh), voire de la transmigration des âmes dans des corps inférieurs (maskh). Ces éléments se retrouvent pour une bonne part dans la doctrine alaouite.

    6Si la religion alaouite a certainement subi des influences diverses, néoplatoniciennes, chrétiennes, persanes ou autres, elle n’en demeure pas moins fondamentalement musulmane et, plus précisément, chiite. Elle consiste en effet en une interprétation ésotérique du Coran basée sur l’enseignement secret des imams. Les alaouites font même, à leur manière, partie du courant majoritaire du chiisme, dans ce sens où ils reconnaissent douze imams : Ibn Nusayr, nous l’avons mentionné, était le disciple des dixième et onzième imams ; et al-Husayn Ibn Hamdân al-Khasîbî (m. 969), qui donna à la doctrine nusayrie sa forme définitive, telle qu’exposée notamment dans l’épître dite al-Risâla al-râstbâshiyya, est aussi l’auteur d’un classique de la littérature chiite consacré à la vie et aux miracles des imams. Ibn Hamdân avait donc, si l’on peut dire, « deux casquettes », l’une ésotérique (bâtin) et l’autre exotérique (zâhir).

    7Dans la religion alaouite, Dieu est une entité abstraite, impossible à décrire sinon négativement – il n’a ni forme ni limite, n’a été ni créé ni incarné – et dont émane l’ensemble des créatures, ainsi que la lumière du soleil. Ces émanations sont présentées comme une série de régressions graduelles : plus elles sont éloignées de la source, et plus elles ont de défauts. Le cosmos est hiérarchisé et divisé en deux : le grand monde lumineux (al-‘âlam al-nurânî al-kabîr) et le petit monde obscur (al-‘âlam al-zulmânî al-saghîr), chacun habité par un ensemble d’émanations divines.

    8Cette cosmogonie repose sur la corrélation de deux principes : la cyclicité du temps et la transmigration des âmes, dans une conception très proche de celle des philosophes néoplatoniciens, mais interprétée dans un cadre islamique. Ainsi, le cycle des transmigrations n’est pas infini, mais limité par le jour du Jugement, appelé jour de la révélation et du dévoilement (yawm al-kashf wa-l-zuhûr). Il n’y a donc pas contradiction avec le concept apocalyptique musulman d’un salut messianique.

    9Dans ce cadre, Alî n’est pas Dieu, mais seulement, dans le septième cycle de prophétie, la première des émanations divines. Il est le ma‘nâ (« sens » ou « essence »), dont le prophète Muhammad, qui est l’ism (« nom ») ou le hijâb (« voile » cachant la divinité aux non-initiés), est à son tour l’émanation. Et Salmân al-Fârisî (« le Perse », compagnon du Prophète, qui fut l’un des premiers non arabes convertis) est le bâb (« porte » par laquelle l’initié peut contempler le mystère de la divinité), émanation du « nom ». Cette « trinité » est cyclique : le ma‘nâ, l’ism et le bâb du sixième cycle, par exemple, sont Pierre, Jésus et un certain Rûzbih b. Marzubân. Après Alî, et donc au terme des sept cycles prophétiques, où l’on retrouve les prophètes bibliques, la divinité s’est également manifestée en la personne des imams, d’al-Hasan, fils de Alî, à al-Hasan al-‘Askarî, à chacun desquels est associé un bâb. À chaque triade prophétique sont également associées des émanations inférieures, parmi lesquelles figurent des personnalités grecques, persanes et musulmanes. Toutes ces émanations peuplent le grand monde lumineux, tandis que le petit monde obscur est habité par des cheikhs et leaders charismatiques de la communauté et, tout en bas de l’échelle, par les adeptes ordinaires, simples membres de la communauté, initiés en quête du salut.

    10Dans ce contexte, la voie du salut passe par la connaissance (ma‘rifa). L’initiation progressive au mystère de l’unicité divine est censée permettre à l’âme de gravir, cycle après cycle, de réincarnation en réincarnation, les degrés de ce monde hiérarchisé et de se rapprocher de la source (la lumière divine) tout en se débarrassant progressivement de son enveloppe matérielle.

    11Si la religion alaouite est encore aujourd’hui très mal connue, c’est d’abord parce qu’elle est une religion initiatique et secrète : seuls sont initiés les jeunes adultes de sexe masculin qui en sont jugés dignes, et ceux-ci sont alors tenus au secret et à la dissimulation (taqiyya). Le prosélytisme y est donc totalement étranger, même si, comme nous le verrons plus loin, cela n’a pas toujours été le cas. De plus, la religion, chez les alaouites, relève essentiellement de la sphère privée. La société alaouite est de ce fait fortement sécularisée.

    12Bien qu’originale, cette doctrine est bien d’essence islamique. On me rétorque souvent qu’elle est « très éloignée de l’islam » ; mais de quel islam parle-t-on ? Et comment, précisément, se mesure la distance invoquée ? Contrairement à ce que voudraient nous faire penser bien des sunnites prompts à vilipender et excommunier tout ce qui n’est pas conforme à leur vision de ce que doit être l’islam, celui-ci, pas plus que n’importe quelle autre religion, n’est un, indivisible et monolithique. Le temps est encore loin, malheureusement, où tous les courants de l’islam seront également acceptés par tous les fidèles et où l’islam tirera fierté de sa pluralité en la considérant comme une richesse.

    Ethnogenèse d’une communauté religieuse

    13L’histoire des nusayris, aujourd’hui appelés alaouites, reste mal connue. La question se pose notamment de savoir comment une doctrine somme toute marginale, réservée à un groupe d’initiés gravitant dans l’entourage des imams, s’est progressivement incarnée dans la société. Et ce, au point de délimiter de manière exclusive une communauté particulière, aujourd’hui forte de près de deux millions et demi d’âmes.

    14Au vu des rares informations disponibles, sa genèse peut être schématiquement décomposée en deux phases : à une première phase de prédication et de diffusion de la doctrine succéda une deuxième de repli et de regroupement progressif dans une « montagne-refuge », la chaîne côtière qui borde le pourtour nord-est du bassin méditerranéen, du nord du Liban au sud de la Turquie, en passant par la Syrie. Ce double processus est à l’évidence lié aux circonstances politiques. La phase de diffusion (10e siècle et début du 11e) est contemporaine de « l’âge d’or » du chiisme, l’époque où Fatimides, Hamdanides et Buwayhides dominaient la région. Quant à la phase de repli (11e-13e siècles), elle coïncide avec la fin de cet âge d’or et la reprise en main sunnite (Seldjoukides, Ayyoubides, Mamelouks), synonyme de persécutions et de marginalisation pour tous les groupes musulmans hétérodoxes.

    15Au 10e siècle, dans un contexte politique favorable et au prix d’une activité missionnaire intense, la doctrine alaouite fut donc diffusée dans tout l’Orient musulman et nombre d’hommes de pouvoir y furent initiés, y compris chez les Fatimides ismaéliens d’Égypte : des disciples d’al-Khasîbî, leader de la communauté à l’époque, dispensaient leur enseignement dans la mosquée Ibn Tulûn du Caire, tandis qu’un prince fatimide, Ismat al-Dawla, transmettait et commentait, dans son Épître égyptienne, les enseignements de son maître alaouite, Abû al-Fath al-Baghdâdî. Du Caire à Bagdad, en passant par Alep, les alaouites étaient partout, dédiant leurs ouvrages au hamdanide Sayf al-Dawla ou au bouyide Bakhtiyâr, mais aussi, déjà, bien implantés en Syrie centrale et côtière, entre Lattaquié, Tripoli et Hama 1.

    16Puis le vent tourna : des dynasties sunnites succédèrent aux dynasties chiites et c’est dans les montagnes côtières que se regroupèrent progressivement les alaouites 2. Au début du 12e siècle, nombre de châteaux de la région étaient aux mains de potentats locaux qui auraient joué un rôle dans la préservation de la doctrine. Il paraît fort probable que ces derniers soient, pour partie au moins, à l’origine de certains des clans alaouites actuels. C’est le cas, par exemple, de ceux qu’on appelle aujourd’hui Mahâriza, qui sont de toute évidence les descendants des Banû Muhriz des 11e et 12e siècles, lesquels possédaient vraisemblablement la forteresse de Marqab, la Margat des Croisés. Un siècle plus tard, un certain Hasan Ibn al-Makzûn al-Sinjârî, membre de la grande tribu arabe des Ghassanides, serait venu au secours des nusayris des montagnes côtières où il se serait finalement établi et aurait vécu jusqu’à sa mort, en 1240. Trois des quatre groupes alaouites actuels se réclament de sa descendance 3.

    17Le témoignage d’Ibn Battûta (m. 1377) est extrêmement précieux. Dans son récit de voyage, il nous informe que « la plupart des habitants de cette région appartiennent à la secte des nusayris, qui croient que Ali ibn Abi Tâlib est un dieu ; ils ne prient, ni ne sont circoncis, ni ne jeûnent ». Il raconte ensuite comment, en 1316, une révolte de paysans nusayris de la région de Jablé fut matée par les Mamelouks :

    La nouvelle [de la révolte], rapporte-t-il, parvint à Lattaquié et l’émir Bahâdûr Abd Allâh arriva avec ses troupes […]. On poursuivit les nusayris et on en tua environ vingt mille. Les survivants se retranchèrent dans les montagnes et envoyèrent un message au prince des émirs [i.e. le gouverneur mamelouk de Damas] pour l’informer qu’ils s’engageaient à verser un dinar par tête si le prince voulait bien les épargner. Mais la nouvelle de ces incidents avait été communiquée par pigeons voyageurs à al-Malik al-Nâsir [sultan mamelouk de 1285 à 1341] qui ordonna de les passer par le fil de l’épée. Le prince des émirs tâcha de faire revenir le roi sur sa décision, en lui faisant valoir que les nusayris étaient ouvriers laboureurs au compte des musulmans et que donc, si on les supprimait, les musulmans en seraient affaiblis. Alors le roi décida de les épargner 4.

    18Jusqu’à la fin du 19e siècle, les puissances qui dominèrent la région, Mamelouks et Ottomans en particulier, n’eurent de cesse de « pacifier » et d’« islamiser » les montagnes alaouites, sans grand succès, mais en causant invariablement des dégâts considérables lorsqu’ils s’y aventuraient pour collecter les impôts ou pour mener des expéditions punitives. Si ces expéditions étaient le plus souvent motivées par des raisons qui n’étaient pas tant religieuses (faire le jihad contre les hérétiques) que politiques (contrôler et administrer le territoire) et économiques (lever les impôts), il n’en reste pas moins que la violence exercée en ces occasions était, d’une certaine manière, légitimée par un discours religieux fondamentalement hostile.

    Une communauté historiquement marginale et méprisée

    19Les groupes humains marginaux et les doctrines religieuses hétérodoxes ou mystérieuses ont de tout temps piqué la curiosité des uns et suscité le mépris des autres. Les alaouites n’ont pas échappé à cette règle, comme en témoigne la littérature qui leur fut consacrée en Occident, de Maundrell (1705) à Renan (1864), en passant par Pococke (1741), Niebuhr (1780), Volney (1785), Burckhardt (1822), Lamartine (1835) et bien d’autres. On y trouve un écho des légendes colportées à leur sujet dans la région, lesquelles ont contribué à en façonner une représentation imaginaire faite de stéréotypes à forte connotation péjorative et de croyances naïves sans fondements. Certains prétendent ainsi qu’ils vénèrent les chiens (kalb), d’où émanerait le nom du groupe alaouite des Kalbiyyé ; et d’autres, la mâchoire d’un âne qui aurait mangé leurs textes sacrés ! Nombre de ces auteurs évoquent aussi le culte qu’ils voueraient aux parties naturelles de la femme et la « fête de la Matrice », cérémonie nocturne périodique à l’occasion de laquelle ils pratiqueraient la communauté des femmes et l’inceste.

    20Il serait naïf de croire que ces légendes appartiennent au passé. Bien plus nombreux qu’on ne le pense sont les Syriens qui, aujourd’hui encore, croient à ces affabulations contribuant à façonner une image de l’autre qui, aussi fausse soit-elle, peut facilement engendrer des réactions violentes, surtout si elle est exacerbée par des événements politiques. Ce fut le cas dans les années 1970 et 1980 : le massacre de Hama (1982), aussi abominable fût-il, ne doit en effet pas faire oublier la vague de terreur anti-alaouite qui l’avait précédé et qui culmina, en 1979, avec le massacre de quatre-vingt-deux cadets de l’Académie militaire d’Alep, tous alaouites.

    21Dans les années 1980, comme aujourd’hui, le discours officiel des Frères musulmans syriens se veut rassurant. La charte promulguée par la direction de l’organisation parle de démocratie, de laïcité, de liberté de culte et de respect des minorités religieuses ; et une distinction claire est établie entre la communauté alaouite et le régime des Assad, dont ils reconnaissent qu’il n’en est en rien l’émanation. Mais il en va tout autrement de la base du parti, comme de mouvements islamistes plus radicaux, qui décrivent la religion alaouite comme un mélange de judaïsme, de bouddhisme et de zoroastrisme et affirment, entre autres, que les alaouites vendent leurs filles, vénèrent la vulve des femmes et, à l’occasion de la nuit de la Kabicha, « se rassemblent dans des maisons et des clubs, à un moment donné éteignent la lumière et chacun se jette sur la première femme qui lui tombe sous la main pour abuser d’elle 5 ».

    22Pour une majorité de musulmans sunnites radicaux, la fatwa que prononça contre eux Ibn Taymiyya (1268-1328) fait encore autorité 6. Il y encourageait les musulmans à la guerre sainte contre les nusayris et autres « sectateurs du sens caché », considérés comme plus infidèles et impurs que les chrétiens et les juifs. Tout contact avec eux est interdit et il est permis, si ce n’est recommandé, de les tuer et de s’approprier leurs biens. Leur conversion à l’islam peut être acceptée à condition qu’ils cèdent tout ce qu’ils possèdent ; et cela ne doit pas dispenser les « croyants » de continuer à se méfier d’eux et de les surveiller, car leur conversion n’est peut-être que pure dissimulation.

    23Les événements de ces dernières années ont renforcé la défiance entre sunnites et alaouites, une réalité qu’on ne saurait nier, quand bien même serait-on le plus ardent promoteur d’une Syrie laïque et démocratique. Récemment, le 4 mai 2015, le talk-show très suivi de l’un des présentateurs vedettes de la chaîne Al Jazeera, Faysal al-Qassem, avait pour thème : « Faut-il exterminer tous les alaouites de Syrie, femmes et enfants compris ? ». Déchaîné, encouragé par le sondage effectué pour l’occasion parmi les auditeurs, qui indiquait que 95 % d’entre eux étaient pour, le présentateur s’y livra à une diatribe d’une violence inouïe, ni plus ni moins qu’un appel au génocide. Dans un État de droit, ce que n’est pas le Qatar, il aurait été immédiatement licencié et assigné en justice pour incitation à la haine raciale ou apologie de crimes contre l’humanité.

    24L’identité alaouite est aujourd’hui fondée sur le complexe minoritaire, la peur d’une domination sunnite, « donc islamiste », et sur une histoire qui la justifie et l’explique. Tout ceci doit aider à comprendre, à défaut de l’accepter, le réflexe communautaire d’une très grande majorité d’alaouites qui se sont rangés quasi aveuglément derrière un régime pour lequel ils n’ont pas forcément beaucoup de sympathie, mais qu’ils considèrent finalement comme un moindre mal comparé à l’éventualité d’un régime islamiste qui pourrait les ramener à des temps de misère et de persécutions. Aussi légitimes que puissent être leurs craintes, leur repli communautaire n’a fait que renforcer la majorité des sunnites dans l’idée que ce n’est pas seulement le régime qu’il faut combattre, mais tous les alaouites.

    Les chemins du pouvoir

    25Sans nier les efforts consentis par l’Empire ottoman, à la fin du 19e siècle et au début du 20e, pour intégrer les alaouites au tissu social, économique et politique de la région, c’est au Mandat français (1920-1946) que ceux-ci doivent leur première véritable occasion de s’émanciper. En effet, la politique française visait à favoriser les minorités, chrétienne bien sûr, mais aussi druze et alaouite, pour contrecarrer et affaiblir la majorité sunnite et, ce faisant, les nationalistes arabes. Après s’être essayés à la création d’une fédération d’États indépendants (un État alaouite fut créé en 1920 7), ils durent finalement, sous la pression des nationalistes, accepter, en 1936, l’idée de l’unité de la Syrie. Parmi les alaouites, le débat fit rage à l’époque entre les partisans du rattachement à la Syrie et ceux qui prônaient la création d’un État indépendant, sans qu’il soit possible d’évaluer avec précision l’équilibre des forces en présence. Nombreux furent à l’époque les alaouites qui intégrèrent l’Armée française du Levant. En 1945, ils en constituaient près du tiers.

    26Après l’indépendance (1946), le début d’intégration des alaouites (et des druzes) fut classé sans suite. Sous prétexte d’abolir le système de représentation confessionnelle au Parlement, ce qui fut formellement fait en 1953, l’État ne fit qu’entériner la domination de la confession majoritaire et l’emprise sur la vie politique d’une cinquantaine de grandes familles, essentiellement sunnites, dans un système où la concurrence se limitait à l’ancestrale rivalité entre les Damascènes du Bloc national et les Alépins du Parti du peuple. Rien ne fut fait pour laïciser la vie sociale et politique. C’est d’ailleurs seulement sous la pression des chrétiens que le projet de stipuler, dans la Constitution, que l’islam est religion d’État fut abandonné au profit d’un article, toujours en vigueur aujourd’hui, précisant que l’islam est la religion du chef de l’État, ce qui, de fait, exclut l’accession d’un chrétien à cette fonction… Rien ne fut fait non plus pour redistribuer les terres. Au contraire, les grands propriétaires terriens continuèrent de mater avec la plus grande violence des révoltes paysannes sporadiques. Enfin, les mouvements de revendication druze et alaouite connurent le même sort, les deux communautés étant jugées coupables de collaboration avec les autorités mandataires.

    27Le destin de Salman Mourchid en fournit une bonne illustration. Né en 1907 dans une famille très modeste du village de Jawbat Bourghal, il eut, dès l’âge de seize ans, des visions messianiques qui lui valurent très vite une grande popularité dans la montagne, à tel point que se constitua autour de lui un groupe indépendant au sein de la communauté alaouite, sous le nom tout sauf anodin de Ghasâsina (Ghassanides), groupe qui existe toujours et est aujourd’hui connu sous le nom de mourchidiyya. Bénéficiant de la bienveillance des autorités mandataires, il devint vite l’un des hommes les plus puissants de la région. Membre du Conseil représentatif de l’État alaouite en 1936, il devint l’année suivante député du Parlement syrien. On lui reprocha plus tard d’avoir créé un véritable État dans l’État, mais il s’avère qu’il ne menaçait pas tant l’unité du jeune État syrien que les privilèges des grands propriétaires terriens de la région. Peu de temps après l’indépendance, il fut arrêté avec une centaine de ses partisans et pendu sur la place publique en décembre 1946.

    28La suite est bien connue : ces deux leviers que sont l’armée et les partis politiques de gauche permirent aux minoritaires de conquérir le pouvoir, puis aux alaouites de le monopoliser. Contrairement aux minoritaires pour qui l’armée constituait un vrai « ascenseur social », les riches sunnites arabes, en général de grands propriétaires terriens, commirent l’erreur historique de négliger la hiérarchie militaire. Dès 1955, 65 % des sous-officiers étaient alaouites et le Comité militaire chargé du recrutement dans les Académies militaires était dominé par les alaouites. Quant au parti Baath, son pouvoir d’attraction était grand : sa doctrine nationaliste arabe, laïque et socialiste était à même de mobiliser les minoritaires. Le 8 mars 1963, un coup d’État porta au pouvoir un groupe d’officiers baathistes ismaéliens, druzes et alaouites. Ces derniers éliminèrent progressivement les ismaéliens et les druzes. Salah Jadid dirigea ensuite le pays de 1966 à 1970, puis fut renversé par Hafez al-Assad, qui devint en 1971 le premier président alaouite de la République arabe syrienne.

    Des rapports d’allégeance

    29La mémoire des migrations qui sont à l’origine de la formation de la communauté est aujourd’hui encore intacte. Elle est à l’origine de la composition actuelle de la communauté en quatre groupes (Matâwira, Kalbiyyé, Haddâdîn et Khayyatîn) se subdivisant eux-mêmes en un grand nombre de clans et de familles. Ces groupements ont gardé la mémoire de leurs origines. Les Khayyâtîn seraient les descendants de familles venues du Golan qui se seraient installées dans la région au début du 11e siècle, avec à leur tête le cheikh Isâ al-Adîb al-Bânyâsî, puis le cheikh Alî al-Khayyât, à qui ils doivent leur nom. Haddâdîn, Kalbiyyé et Matâwira disent descendre des familles sinjarites venues s’établir dans la région avec al-Makzûn. Cela ne signifie pas pour autant que tous les clans rattachés à ces trois groupes ont un lien de parenté avec eux. Par exemple, les Haddâdîn doivent leur nom à Muhammad al-Haddâd, vraisemblablement l’arrière-petit-neveu d’al-Makzûn, mais les Mahâliba et les Mahâriza, qui leur sont rattachés, étaient selon toute vraisemblance déjà établis dans la montagne au moment de la venue d’al-Makzûn. L’organisation en quatre groupes traduit donc des rapports de pouvoir et d’allégeance, plus que de parenté.

    30Cette organisation est encore bien vivante. Par exemple, les Assad sont une famille modeste du groupe Kalbiyyé, tandis que les Makhlouf, dont est issue la mère de Bachar, sont des Haddâdîn. Mohamed Nassif, l’un des piliers de l’appareil sécuritaire du régime, appartient au clan Kheirbek, qui appartient à son tour au groupe Kalbiyyé. Comme l’écrivait Alain Chouet du temps de Hafez al-Assad, « les Kheirbek, clan nombreux et prestigieux chez les Kalbiyyé, constituent pour la modeste famille Assad un parrainage puissant et utile au sein de la tribu 8. » C’est aussi le cas des Makhlouf. Si ces alliances endogènes ne constituent pas une règle absolue, Bachar ayant épousé une sunnite, elles s’inscrivent néanmoins clairement dans une stratégie de contrôle communautaire.

    Une minorité dominante ?

    31Les alaouites peuvent-ils ou non être considérés comme une minorité dominante, autrement dit un groupe exerçant une domination politique, économique ou culturelle disproportionnée par rapport à son poids démographique, à l’instar des Afrikaners en Afrique du Sud du temps de l’Apartheid ou des sunnites au Bahreïn actuellement ?

    32Le régime syrien est d’abord celui d’un clan, les Assad, et de sa clientèle. Depuis quarante ans, le pouvoir, en Syrie, est une affaire de famille : aux frères al-Assad ont succédé… les frères al-Assad. Les similitudes entre les couples Hafez-Rifaat, dans les années 1970 et 1980 9, et Bachar-Maher à l’heure actuelle sont nombreuses. Maher, le petit frère de Bachar, commande la Garde républicaine et les troupes d’élite de la quatrième division. Les deux frères sont entourés d’une garde rapprochée de fidèles, essentiellement alaouites et souvent de clans apparentés, comme les Makhlouf et les Chalich. Le régime ayant construit son pouvoir sur l’armée et les services de sécurité, ces fidèles contrôlent l’appareil sécuritaire, et l’armée n’est pas en reste : actuellement, 80 % des officiers seraient alaouites. Les alaouites sont aussi très majoritaires dans le gouvernement : au 23 juin 2012, sur trente-deux ministres, on comptait un chrétien, cinq sunnites et pas moins de vingt-six alaouites.

    33Sur le plan économique, Rami Makhlouf, cousin du Président aujourd’hui tombé en disgrâce sur fond de rivalités au sein du clan Assad, était à la tête d’un empire économique (Syriatel, deux banques, zones de libre-échange, duty free, une compagnie de construction, une compagnie aérienne, deux chaînes de télévision, des sociétés d’import de produits de luxe, etc.). Il fut à ce titre l’un des premiers visés par les manifestants en colère, qui criaient : « Nous ne voulons ni laitue ni chou, nous voulons la tête de Rami Makhlouf » (mâ baddnâ khass wa-mâ baddnâ malfûf, baddnâ râs Râmî Makhlûf). D’autres alaouites membres des familles dominantes, tel l’entrepreneur Mohamed Haydar, ont également connu une insolente réussite, mais ils ne sont pas les seuls. Globalement, le secteur économique reste encore en partie contrôlé par la bourgeoisie commerçante sunnite des grandes villes du pays, qui n’a d’ailleurs pas bougé depuis 2011, sinon pour tenter de mettre à l’abri ses capitaux, voire émigrer.

    34Mais croire que la communauté alaouite est soudée comme un seul homme derrière son leader serait commettre une sérieuse méprise. En effet, les Assad n’ont pas que des amis parmi les alaouites : les familles Jadid et Omrane, en particulier, n’ont pas oublié le sort que Hafez al-Assad a réservé à deux de ses compagnons de la première heure, Salah Jadid, qu’il a laissé croupir en prison jusqu’à sa mort, en 1993, et Mohamed Omrane, qu’il a fait assassiner à Beyrouth en 1972. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver un Jadid, Mahmoud, comme porte-parole du parti Baath arabe socialiste démocratique, dissidence du Baath créée en 1970 en Algérie par Ibrahim Makhos, alaouite proche de Salah Jadid qui fut notamment ministre des Affaires étrangères à la fin des années 1960 et dont le neveu, Mounzer Makhos, est le représentant de la Coalition nationale syrienne (CNS) à Paris.

    35Le parti d’Ibrahim Makhos est membre de l’Assemblée nationale démocratique (AND) qui regroupe six petits partis de gauche, dont le Parti d’action communiste. Il fut créé en 1981 et sévèrement réprimé par le régime, avant d’être ressuscité en 2004, sous la direction d’Abdelaziz al-Khayyer. Celui-ci, membre d’une illustre famille de cheikhs alaouites originaire de Qardaha (tout comme les Assad), fut arrêté en 2012, à l’aéroport de Damas. Huit jours après son arrestation, des manifestations hostiles au régime se sont déroulées à Qardaha même, dégénérant en affrontement armé entre milices locales, suite à une altercation entre des membres des familles Assad et Chalich, d’une part, al-Khayyer, Othman et Abboud, d’autre part. Le fondateur historique des chabbihas 10, Mohamed al-Assad, cousin de Bachar, y aurait trouvé la mort selon la « coordination de Qardaha », rassemblement de jeunes opposants alaouites. Ces tensions ravivèrent des rancœurs plus anciennes : en 1979, un autre membre de la famille Assad, le poète Hassan al-Khayyer, avait été enlevé et torturé à mort. L’enlèvement d’Abdelaziz, comme celui de Hassan avant lui, a été attribué par le régime à des insurgés islamistes. Mais il est plus vraisemblable qu’il soit mort sous la torture dans les geôles du régime.

    36Il existe donc une vraie culture politique chez les alaouites, qui sont nombreux à avoir adhéré, dans les années 1970 et 1980, à des organisations politiques clandestines et à avoir payé leur engagement au prix fort. Membres de partis politiques interdits, ils ont été aussi considérés comme des traîtres à la cause communautaire et immédiatement ostracisés, voire purement et simplement éliminés.

    Une communauté dominée

    37Jusqu’au milieu des années 1960, les alaouites fournissaient une main-d’œuvre bon marché aux grands propriétaires terriens. À l’époque, la ville était pour eux terra incognita et les « petites bonnes » n’étaient pas philippines, sri-lankaises ou éthiopiennes comme c’est le cas à l’heure actuelle, mais alaouites. En l’espace d’un demi-siècle, leur situation s’est globalement améliorée : la réforme agraire mise en œuvre en 1965 a permis aux paysans d’accéder à la propriété. Les membres de la communauté ont aussi massivement intégré la fonction publique, au prix d’une certaine discrimination positive, mais aussi grâce à un accès généralisé à l’éducation et aux études supérieures.

    38Toutefois, dire que les Assad ont servi les intérêts de leur communauté paraît exagéré. Ils n’ont pas tant servi les intérêts des alaouites que ceux de leur clan et de ses affidés. Et les fonctionnaires alaouites moyens ne sont pas mieux lotis que leurs collègues d’autres confessions : comme eux, ils touchent des salaires de misère et doivent compter sur les bakchichs ou sur un second emploi pour subvenir aux besoins des leurs. Seuls quelques officiers se sont enrichis : les somptueuses villas qu’ils ont bâties dans la montagne contrastent avec l’habitat pour le moins rudimentaire du reste des alaouites, chez qui la précarité est la règle.

    39Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la communauté alaouite a aussi considérablement souffert de la politique de « modernisation » menée par Assad père, lequel était très préoccupé de son intégration dans la société syrienne. La fatwa prononcée en 1973 par Moussa Sadr, principale autorité chiite libanaise à l’époque, pour reconnaître l’islamité des alaouites, allait dans ce sens. Hafez al-Assad fit aussi du cheikh Abderrahmane al-Khayyer le porte-parole de cette politique : dans ses ouvrages, vendus dans toutes les aires autoroutières de Syrie, celui-ci s’efforça de gommer les différences entre les alaouites et les autres courants de l’islam. Dans le même temps, Hafez al-Assad marginalisa, avec un succès certain, les grandes familles de cheikhs. Abderrahmane al-Khayyer lui-même eut trois fils dont aucun ne souhaita prendre la relève… à moins qu’ils n’en aient été dissuadés. Les cheikhs éclairés des générations précédentes ont été remplacés par de petits cheikhs sans envergure ni éducation dont la principale fonction est de surveiller leurs ouailles pour le compte des services de renseignement. Quant aux chefs de villages (muqaddam), ils sont devenus des employés de l’État ne songeant qu’à s’engraisser sur le dos de leurs administrés en érigeant la corruption comme seul moteur de fonctionnement. Si l’on ajoute à cela qu’à quelques rares exceptions près, toutes les familles alaouites comptent au moins un membre ayant fait carrière dans l’armée ou dans les services de sécurité, il est de fait que le maillage de la communauté est extrêmement serré et la surveillance, maximale.

    40À l’allégeance aux cheikhs et aux muqaddam-s s’est finalement substituée une allégeance à la famille « élue », les Assad. L’analogie entre la triade constituée du père (Hafez), du fils (Bachar) et du « martyr » (Bassel, frère aîné de Bachar, décédé dans un accident de voiture en 1994) et celle, traditionnelle, constituée de Ali, Muhammad et Salmân, a été maintes fois soulignée. À Qardaha, dont est originaire la famille Assad, Hafez a fait construire autour de la tombe de Bassel un imposant mausolée de marbre blanc qui n’est pas sans rappeler les ziyâra-s où sont enterrés les cheikhs alaouites, et qui est sans doute destiné à en tenir lieu. Cette démarche constitue ni plus ni moins qu’une confiscation de l’identité alaouite. Des mosquées furent aussi bâties en pays alaouite. Qardaha en compte cinq pour seulement six mille habitants. Malgré cela, les alaouites continuent de préférer, à la fréquentation des mosquées, celle des mausolées dédiés à leurs cheikhs, nombreux dans la montagne et qui, pour les plus importants, font l’objet de pèlerinages annuels. En 1997, Jamil al-Assad, frère de Hafez et homme fort de Lattaquié, fit détruire deux ziyâra-s de la plaine de Jablé et la population des villages environnants prit les armes pour venger le sacrilège. Le Président dut se résoudre à envoyer son frère en exil en France pour un an afin de calmer les esprits.

    41Dans le même temps, rien n’a jamais été fait pour mieux faire connaître la religion alaouite, au-delà des clichés réducteurs et des déformations grossières évoqués précédemment. Il est difficile d’évaluer aujourd’hui la proportion des jeunes alaouites qui continuent d’être initiés. Une chose est certaine : la religion semble en perte de vitesse et souffre à l’évidence d’une certaine forme de désaffection à laquelle la politique de « modernisation » voulue par Hafez al-Assad n’est probablement pas étrangère. Mais l’ampleur de ce phénomène reste difficile à évaluer avec précision, tant la religion alaouite, dont les initiés doivent se soumettre à la discipline de l’arcane, a toujours été une affaire privée, suivant une tradition qu’on qualifierait aujourd’hui de séculariste, et que cinquante années de socialisme baathiste n’ont pas manqué de renforcer.

    42En Syrie, la religion (diyâna) est une matière obligatoire au baccalauréat. Mais qu’y enseigne-t-on et à qui ? Les chrétiens ont leur catéchisme et les musulmans le leur. Quant aux alaouites, ils suivent le programme musulman. Dans ce système, les chrétiens n’ont pas de cours sur l’islam et les musulmans n’ont pas de cours sur le christianisme. Quant à la religion alaouite, elle est totalement absente du programme. Autrement dit, le ministère de l’Éducation n’a jamais essayé d’inculquer aux jeunes Syriens la tolérance et le respect de la diversité religieuse.

    43L’échec de la construction nationale

    44À l’évidence, le conflit syrien actuel entérine l’échec de la construction nationale, autrement dit, de l’intégration de toutes les communautés du pays dans un projet social et politique qui transcenderait le confessionnalisme et les frontières visibles ou invisibles qu’il perpétue depuis des siècles et que l’État, depuis son indépendance, n’a fait au mieux que masquer et, au pire, instrumentaliser. Aux raisons structurelles et conjoncturelles de cet échec s’ajoutent des causes sociologiques plus profondes qui tiennent, pour l’essentiel, aux rapports qu’entretient la majorité arabe sunnite avec les minorités ethniques et religieuses. En particulier, la question de la place des alaouites dans la société syrienne est de celles auxquelles il faudra le moment venu trouver les réponses adéquates.

    Notes de bas de page

    1 Bruno Paoli, « La diffusion de la doctrine nusayrie au ive/xe siècle d’après le Kitāb Khayr al-sanī’a du cheikh Husayn Mayhûb Harfūš », Arabica, 2011, 58/1-2, p. 19-52.

    2 Bruno Paoli, « Note sur l’ethnogenèse de la communauté alaouite de Syrie », Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 2013, 64, p. 315-339.

    3 Bruno Paoli, « Des Alaouites de Syrie : 4. le rôle fédérateur de Hasan b. Yūsuf al-Makzûn al-Sinjârî », Les Carnets de l’Ifpo, 2013 (http://ifpo.hypotheses.org/4997).

    4 Ibn Battuta, Voyages et périples, dans Charles-Dominique Paule, Voyageurs arabes, La Pléiade, 1995, p. 439-440.

    5 Extrait d'une publication clandestine de l'époque citée par Olivier Carré et Gérard Michaud [Michel Seurat], Les Frères musulmans (1928-1982), Gallimard, 1983, rééd. dans Michel Seurat, L’État de barbarie, PUF, 2012, p. 125.

    6 Éditée et traduite par Stanislas Guyard, « La fetwa d'Ibn Taimiyyah sur les Nosairîs », Journal asiatique, 1871, 6e série, t. XVIII, p. 158-198.

    7 En même temps que l’État du Grand-Liban (Liban actuel), l’État de Damas et l’État d’Alep. Deux ans plus tard, en 1922, fut créé l’État druze, tandis qu’était décrétée l’autonomie du Sandjak d’Alexandrette, actuel Hatay turc.

    8 Alain Chouet, « L’espace tribal alaouite à l'épreuve du pouvoir : la désintégration par le politique », Maghreb Machrek, 1995, n° 147, p. 93-119.

    9 Rifaat al-Assad, frère cadet de Hafez, fut, jusqu’en 1984, l’un des hommes forts du régime. Il dut ensuite s’exiler, après avoir échoué à renverser son frère malade. Depuis la France, il utilisait une partie de son immense fortune à financer le parti d’opposition qu’il dirige, le « Groupe d’union nationale », marginal et peu actif, avant d’être poursuivi en justice pour détournement de fonds publics syriens.

    10 Les chabbihas, terme aujourd’hui employé pour désigner toute milice pro-régime, étaient à l’origine des hommes à la solde de membres de la famille Assad qui avaient, dès l’époque de Hafez, mis la région de Lattaquié en coupe réglée et se livraient à toutes sortes de trafics (drogue, armes, etc.).

    Auteur

    • Bruno Paoli

      Professeur d’arabe, Université Lumière Lyon 2

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    1 Bruno Paoli, « La diffusion de la doctrine nusayrie au ive/xe siècle d’après le Kitāb Khayr al-sanī’a du cheikh Husayn Mayhûb Harfūš », Arabica, 2011, 58/1-2, p. 19-52.

    2 Bruno Paoli, « Note sur l’ethnogenèse de la communauté alaouite de Syrie », Mélanges de l’Université Saint-Joseph, 2013, 64, p. 315-339.

    3 Bruno Paoli, « Des Alaouites de Syrie : 4. le rôle fédérateur de Hasan b. Yūsuf al-Makzûn al-Sinjârî », Les Carnets de l’Ifpo, 2013 (http://ifpo.hypotheses.org/4997).

    4 Ibn Battuta, Voyages et périples, dans Charles-Dominique Paule, Voyageurs arabes, La Pléiade, 1995, p. 439-440.

    5 Extrait d'une publication clandestine de l'époque citée par Olivier Carré et Gérard Michaud [Michel Seurat], Les Frères musulmans (1928-1982), Gallimard, 1983, rééd. dans Michel Seurat, L’État de barbarie, PUF, 2012, p. 125.

    6 Éditée et traduite par Stanislas Guyard, « La fetwa d'Ibn Taimiyyah sur les Nosairîs », Journal asiatique, 1871, 6e série, t. XVIII, p. 158-198.

    7 En même temps que l’État du Grand-Liban (Liban actuel), l’État de Damas et l’État d’Alep. Deux ans plus tard, en 1922, fut créé l’État druze, tandis qu’était décrétée l’autonomie du Sandjak d’Alexandrette, actuel Hatay turc.

    8 Alain Chouet, « L’espace tribal alaouite à l'épreuve du pouvoir : la désintégration par le politique », Maghreb Machrek, 1995, n° 147, p. 93-119.

    9 Rifaat al-Assad, frère cadet de Hafez, fut, jusqu’en 1984, l’un des hommes forts du régime. Il dut ensuite s’exiler, après avoir échoué à renverser son frère malade. Depuis la France, il utilisait une partie de son immense fortune à financer le parti d’opposition qu’il dirige, le « Groupe d’union nationale », marginal et peu actif, avant d’être poursuivi en justice pour détournement de fonds publics syriens.

    10 Les chabbihas, terme aujourd’hui employé pour désigner toute milice pro-régime, étaient à l’origine des hommes à la solde de membres de la famille Assad qui avaient, dès l’époque de Hafez, mis la région de Lattaquié en coupe réglée et se livraient à toutes sortes de trafics (drogue, armes, etc.).

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    Paoli, B. (2021). Histoire et religion des alaouites de Syrie. In Élise Voguet & A. Troadec (éds.), Minorités en Islam, islam en minorité (1‑). Diacritiques Éditions. https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.2120
    Paoli, Bruno. « Histoire et religion des alaouites de Syrie ». In Minorités en Islam, islam en minorité, édité par Élise Voguet et Anne Troadec. Marseille: Diacritiques Éditions, 2021. https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.2120.
    Paoli, Bruno. « Histoire et religion des alaouites de Syrie ». Minorités en Islam, islam en minorité, édité par Élise Voguet et Anne Troadec, Diacritiques Éditions, 2021, https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.2120.

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    Voguet, Élise, & Troadec, A. (éds.). (2021). Minorités en Islam, islam en minorité (1‑). Diacritiques Éditions, Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman. https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.1907
    Voguet, Élise, et Anne Troadec, éd. Minorités en Islam, islam en minorité. Marseille: Diacritiques Éditions, Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman, 2021. https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.1907.
    Voguet, Élise, et Anne Troadec, éditeurs. Minorités en Islam, islam en minorité. Diacritiques Éditions, Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman, 2021, https://doi.org/10.4000/books.diacritiques.1907.
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