Le groupe de liaison des professeurs d’histoire auprès de la Commission européenne
p. 177-190
Texte intégral
1Faire l’état de la recherche sur l’histoire de la construction européenne est impossible sans un regard sur les relations entre les institutions européennes et les historiens qui étudient leur histoire. Sont-ce les institutions qui « font » leur histoire, comme un important colloque au Pôle européen d’administration publique de l’Université de Strasbourg l’a suggéré1 ? Ou bien l’histoire de la construction européenne est-elle plutôt « faite » par ceux qui l’écrivent ? Comment les institutions cherchent-elles à influencer leur image dans l’histoire, si jamais elles le cherchent ? À quelles fins les historiens étudient-ils des institutions européennes ? Les institutions considèrent-elles l’attention des historiens comme une nécessité ? Comment les relations entre institutions et historiens se sont-elles développées ? Quelle place relative attribuer dans ces relations aux institutions, aux historiens et, pour le troisième partenaire dans la construction d’une mémoire collective, au public européen si ce dernier existe, ou à défaut aux publics nationaux qui sont en train de le constituer ? Voilà toute une série de questions dont on ignore en grande partie la réponse. Le « Groupe de liaison des historiens auprès de la Commission européenne », organisation située quelque part entre une institution européenne – la Commission – et le monde académique des historiens est un cas emblématique pour étudier ces questions2.
Les origines du groupe de liaison
2Le caractère particulier du « Groupe de liaison des professeurs d’histoire auprès de la Commission européenne » résulte du fait qu’il est issu d’un dialogue entre institutions européennes et historiens de l’Europe. Plus exactement, ce fut au cours d’entretiens entre Émile Noël, secrétaire général de la Commission des Communautés européennes depuis sa naissance, et Jean-Baptiste Duroselle, doyen des historiens français de relations internationales, que l’idée d’une action de la Commission pour la promotion de recherches sur l’histoire de la construction naquit au début des années 1980. Jusqu’alors, les institutions européennes n’avaient que rarement été objet d’analyses historiques, la plupart des travaux académiques relevaient du droit, de la science politique ou de l’économie. Par conséquent, l’action de la Commission à l’égard du monde académique ne visait que ces disciplines « classiques » de la politique contemporaine. En offrant des bourses de recherches et organisant des colloques, la Commission avait contribué à la mise en réseaux au niveau communautaire de juristes, d’économistes et de politistes travaillant sur la construction européenne.
3À l’exception de quelques pionniers comme Pierre Gerbet et Walter Lipgens, les historiens ne se sont intéressés à la construction européenne qu’à partir des années 1970, c’est-à-dire à partir du moment où le processus avait déjà acquis une certaine ancienneté. Il s’agissait donc de le reconstruire afin de mieux l’appréhender. De surcroît, les archives des acteurs de cette construction devenaient peu à peu accessibles3. Il en résultait deux nécessités : promouvoir et coordonner cette ouverture des archives au niveau européen et national, et promouvoir et coordonner la recherche sur l’histoire de la construction européenne. Comme la discipline historique s’était développée surtout à échelle nationale, la coordination des travaux des historiens au niveau européen et le développement d’un échange de points de vue au-delà des discours nationaux devenaient particulièrement urgents.
4Quand en 1976 Walter Lipgens4 fut appelé à participer à la mise en place du département historique de l’Institut universitaire européen à Florence (IEU), il prit l’initiative d’une action collective des historiens en faveur d’une ouverture générale des archives des institutions européennes à l’échéance d’un délai de trente ans, comme c’était déjà le cas pour les archives des gouvernements nationaux de plusieurs États membres. En même temps, il s’employa à réunir une équipe multinationale pour écrire une histoire des débuts de la construction européenne et publier une sélection de documents tirés de ces archives, devenus accessibles5. C’est ainsi qu’en septembre 1977 Lipgens réunit à Florence un colloque de spécialistes de l’histoire des relations internationales ainsi que des archivistes des divers pays membres de la Communauté pour préparer ce vaste projet. Une résolution issue de ce colloque souligna la nécessité de faciliter l’accès aux archives et esquissa les grandes lignes du projet de recherche et de documentation6.
5Ce fut à la suite de cet appel de Walter Lipgens et du groupe d’historiens qu’il avait su mettre en place que la Commission européenne introduisit la « règle du délai de trente ans » pour l’ouverture des archives de toutes les institutions des Communautés européennes. Afin de mettre en œuvre cette décision de principe, elle créa en 1978 un service « Archives historiques ». En outre, on décida que toutes les archives de la Communauté devraient être transférées à Florence, à proximité de l’Institut universitaire européen, après avoir été enregistrées sur microfilm. Ainsi, la recherche sur l’histoire des institutions européennes pourrait être à la fois encouragée et facilitée.
6L’organisation des historiens au niveau européen fit un pas décisif après la finalisation du projet d’ouverture des archives de la Communauté en 1981. Préparé notamment par Jacqueline Lastenouse, chargée de l’information universitaire à la direction générale de l’information de la Commission, et Hans-Peter Schwarz, politologue allemand et grand spécialiste de Konrad Adenauer, qui à l’époque s’occupait beaucoup de l’organisation de la recherche sur l’histoire contemporaine après la Seconde Guerre mondiale, un deuxième colloque se tînt en janvier 1982 à Luxembourg. Organisé par la direction générale de l’information en collaboration avec le Centre universitaire de Luxembourg, il rassembla des fonctionnaires de la Commission ainsi qu’un grand nombre d’historiens venus de neuf pays membres de la Communauté (seule manquait la Grèce qui venait de rejoindre la Communauté) afin de discuter des conditions d’accès aux archives et les perspectives de la recherche.
7Les historiens présents à ce colloque réclamèrent notamment un plus large accès aux sources communautaires. En guise d’ouverture, Hans-Peter Schwarz regretta le retard que les historiens avaient pris dans les études européennes en comparaison avec les spécialistes des relations internationales issus de l’économie, du droit ou de la science politique. Étant donné leur dépendance aux archives, il souligna l’importance stratégique d’une telle ouverture pour rendre possible la contribution des historiens à l’explication de la construction européenne. D’autres participants comme l’Anglais Donald Watt, les Français Raymond Poidevin et René Girault ou encore Walter Lipgens dénoncèrent les restrictions apportées à la règle du délai de trente ans dans le projet d’ouverture des archives des Communautés. Ils revendiquèrent également d’être étroitement associés au travail de tri et de mise à disposition des chercheurs des documents par le service « Archives historiques » nouvellement créé. À la fin du débat, René Girault proposa de créer un réseau d’historiens ayant pour objectifs de favoriser la recherche historique sur l’intégration européenne, de « conseiller les Communautés sur les actions scientifiques à entreprendre avec son appui » et « d’aider à une meilleure utilisation par les chercheurs des moyens de recherche mis à leur disposition, tels que les archives7 ».
8Si c’est donc bien avec l’appui d’une direction générale de la Commission que le Groupe de liaison a été créé, il s’est agi néanmoins dès le début d’un groupe indépendant de la Commission, un groupe purement scientifique, constitué selon les principes d’expertise en histoire de la construction européenne et de représentativité des recherches menées dans les divers pays membres. Bien sûr, le groupe a beaucoup profité de l’énergie et du conseil de Jacqueline Lastenouse, qui a participé à ces réunions au siège de la Commission à Bruxelles (c’est-à-dire au Berlaymont) durant une bonne douzaine d’années. Pendant ce temps, la Commission a également financé les réunions du groupe (généralement deux fois par an) et elle a contribué au financement des premiers colloques du groupe8.
9Mais il faut souligner que la constitution du Groupe de liaison à l’issue du colloque de Luxembourg fut précédée par une initiative des historiens eux-mêmes qui avaient commencé à s’organiser sous l’impulsion de Walter Lipgens. Autrement dit : la Commission a aidé un réseau européen naissant d’historiens à s’établir définitivement. L’intérêt général de la Commission à promouvoir la recherche sur l’histoire de l’intégration européenne et l’intérêt particulier du service d’information universitaire à se profiler au sein de la Commission comme dans le monde académique coïncidaient avec l’intérêt de certains historiens à mener à bien cette recherche et à établir un nouveau sujet de recherche historique susceptible de répondre à l’intérêt public.
Un vaste champ de recherches
10Ce réseau indépendant a librement choisi ses membres, ses méthodes de travail et ses objets de recherche. Pour être efficace, il ne rassemblait pas tous les historiens et historiennes travaillant sur l’histoire de la construction européenne. Le groupe fut davantage constitué par des représentants de la recherche historique des divers pays membres, capables de donner des informations sur les recherches en cours dans leur pays respectif, de promouvoir des recherches sur la base d’interrogations communes et d’encourager la coopération et l’échange entre historiens des différents pays. Pour la plupart des pays membres un seul représentant fut considéré comme suffisant tandis qu’on accordait deux ou trois « sièges » aux communautés scientifiques plus élargies.
11Ainsi, la France fut d’abord représentée par René Girault et Raymond Poidevin, à partir de 2001 par Gérard Bossuat et Marie-Thérèse Bitsch ; cette dernière étant remplacée en 2010 par Sylvain Schirmann. Pour l’Allemagne, les représentants furent d’abord Walter Lipgens et Hans-Peter Schwarz, suivis en 1984 par Wilfried Loth et Klaus Schwabe ; en 2010 le groupe fut élargi à Kiran Klaus Patel ; en 2014 Klaus Schwabe s’est retiré. La Grande-Bretagne fut représentée par Alan Milward (jusqu’en 2010), Donald C. Watt (jusqu’en 1987), Anne Deighton (de 1988 à 2013) et N. Piers Ludlow (à partir de 2006). La délégation italienne fut constituée par Enrico Serra, suivi en 1991 par Antonio Varsori et augmentée en 2010 par Elena Calandri ; pour les Pays-Bas, leurs représentants furent successivement Adrian Manning (jusqu’en 1990), Albert Kersten (jusqu’en 1999) et Jan van der Harst (à partir de 2000). La Belgique fut toujours représentée par Michel Dumoulin, le Luxembourg par Gilbert Trausch, et à partir de 2013 aussi par Charles Barthel. L’Irlande ne fut représentée (par Dermot Keogh) que jusqu’en 1999. En 2000 on cooptait Johnny Laursen pour le Danemark et les pays scandinaves et Fernando Guirao pour l’Espagne. En 2005, Michael Gehler fut admis comme représentant de l’Autriche et des pays de l’Europe centrale. Finalement, en 2010, on s’assura de la coopération de Nicolae Pamn comme représentant de la Roumanie et d’autres nouveaux membres de l’Union européenne9.
12Dans la période initiale la présidence du groupe fut assurée par René Girault, titulaire d’une chaire d’histoire de relations internationales à l’Université de Paris I-Sorbonne. En 1989, Gilbert Trausch, directeur du Centre d’Études et de Recherches Européennes Robert Schuman (CERE) à Luxembourg et professeur à l’Université de Liège, lui succéda. À partir de 2000 le groupe fut successivement présidé par Wilfried Loth, titulaire d’une chaire d’histoire moderne et contemporaine à l’Université de Duisburg-Essen puis, en 2014, par Antonio Varsori, titulaire d’une chaire d’histoire des relations internationales à l’Université de Padoue. Après Antoine Marès (jusqu’en 1989) et Monique Kieffer (jusqu’en 1998), c’est Charles Barthel, ancien collaborateur de Gilbert Trausch au CERE de 2001 à 2015 et son successeur comme directeur de ce centre, qui assume aujourd’hui le secrétariat du groupe.
13Le premier instrument de travail du Groupe de liaison fut et demeure l’organisation de grands colloques internationaux réunissant les chercheurs des divers pays qui travaillent sur le même sujet ou la même période de cette histoire. Si ces colloques facilitent le dialogue et la coopération entre ces historiens, leur préparation suscite également des recherches nouvelles sur tel ou tel aspect de la construction européenne. La première approche de ces colloques fut donc de suivre l’ouverture successive des archives. Le décès prématuré de Walter Lipgens en 1984 laissa le projet initial de l’IUE inachevé. De son Histoire des débuts de la construction européenne ne paraîtrait qu’un premier volume, portant sur la période 1945-194710. En ce qui concerne l’édition de documents sélectionnés, quatre volumes, retraçant la période 1939-1950, furent publiés par Wilfried Loth11. Le premier colloque du Groupe de liaison, organisé par Raymond Poidevin en novembre 1984 à Strasbourg, portait sur la période 1948-1950 et comblait ainsi d’une certaine façon la lacune laissée par Walter Lipgens12.
14Les publications faisaient suite aux colloques sur les débuts du plan Schuman (mai 1986 à Aix-la-Chapelle) et sur la « relance européenne » et les traités de Rome (mars 1987 à Rome). Deux autres colloques complétèrent la série sur les origines et les débuts de la construction européenne : un premier couvrit la période entre le plan Schuman et les traités de Rome (mai 1989 à Luxembourg) et un deuxième porta sur les plans d’unification européenne pendant la Seconde Guerre mondiale et la période de l’immédiat après-guerre (mai 1993 à Bruxelles). La série de manifestations sur les phases successives de la construction européenne se poursuivit par des colloques sur les années de 1957 à 1963 (mai 1996 à Oxford), les crises de 1963 à 1969 (novembre 1999 à Essen), la relance de La Haye et le premier élargissement 1969-1975 (octobre 2005 à Groningen), et les crises et nouveaux départs de 1973 à 1983 (février 2010 à Aarhus).
15La série de colloques thématiques fut ouverte par une conférence sur les acteurs et politiques au niveau européen de 1957 à 1972 (novembre 1992 à Florence). Celle-ci fut prolongée par un colloque sur l’Europe unie et l’Afrique jusqu’à la première convention de Lomé (avril 2004 à Paris). À. l’occasion du 50e anniversaire des traités de Rome, un grand colloque portant sur le bilan historiographique et thématique de la construction européenne fut organisé en mars 2007 à Rome. En février 2013 un colloque sur le rôle de l’Europe centrale et orientale dans la construction européenne a eu lieu à Cluj. Le dernier colloque s’est tenu à Padoue en novembre 2014 : il était dédié aux migrations en Europe et à la politique migratoire de l’Union européenne.
16À chacun des quatorze colloques tenus en trente ans participèrent entre trente-cinq et cinquante historiennes et historiens venus d’un grand nombre de pays membres, des États-Unis et de Suisse. Le colloque de Rome en mars 2007, organisé en collaboration avec le réseau « Temps et espaces de l’Europe13 » rassembla même plus de cent participants. Chaque fois, de quinze à vingt-cinq contributions furent présentées, discutées, et ensuite publiées sous forme enrichie dans des actes de colloque14. Loin de monopoliser la recherche sur l’histoire de la construction européenne, les membres du Groupe de liaison ont donc réussi à rassembler un assez grand nombre de chercheurs, à stimuler la recherche et à établir un réseau de débats et d’échanges au niveau européen. Comme le montrent les changements intervenus dans sa composition, le groupe a su s’adapter au renouvellement des générations et à l’évolution du champ de recherches dans les divers pays. Aucune tendance de recherche n’a été imposée, toutes les interprétations ont été et sont toujours les bienvenues afin d’animer le débat et d’améliorer les résultats.
17Un autre concours à la promotion et à la diffusion des recherches est constitué par la Revue d’Histoire de l’Intégration Européenne (mieux connue sous son nom anglais Journal of European Integration History) que le Groupe de liaison publie depuis 1995. Première et seule revue scientifique traitant exclusivement de l’histoire de la construction européenne cette revue, par ses deux numéros annuels publiant des articles et des comptes rendus en trois langues (l’anglais, le français et l’allemand) offre un forum permanent au nombre croissant de chercheurs qui travaillent sur cette histoire. Tout article publié par la revue a été soumis au processus du peer-reviewing, c’est-à-dire il a été lu et finalement accepté (après révision, si nécessaire) par deux membres du Groupe de liaison agissant sans connaissance du nom de l’auteur. Un numéro par an est consacré à une thématique spécifique tandis que l’autre, qualifié de « numéro ouvert » rassemble toutes sortes d’articles acceptés15.
18Le Groupe de liaison fut aussi le point de départ de plusieurs autres réseaux qui se sont constitués autour de quelques thématiques et projets spécifiques de l’histoire de l’intégration européenne. Vers la fin des années 1980, René Girault constituait le réseau « Identité et conscience européennes au xxe siècle » qui fut dirigé par cinq membres du Groupe de liaison et cinq autres titulaires de chaires d’histoire contemporaine. Ce projet qui conduisit à de nombreux volumes sur les dimensions culturelles et sociétales de la construction européenne fut poursuivi et adapté sous la direction de Robert Frank. Il porta alors sur les « Identités européennes au xxe siècle » et les « Espaces et temps de la construction européenne16 ». De même, un bon nombre de membres du Groupe de liaison a participé à la rédaction des deux premiers volumes de l’Histoire de la Commission européenne dirigée par Michel Dumoulin17. Depuis 2004/2005 le Groupe de liaison cherche également le contact régulier avec deux groupes de jeunes chercheurs qui se sont constitués autour de la thématique européenne : le Réseau international de jeunes chercheurs en histoire de l’intégration européenne (RICHIE) et le History of European Integration Research Society (HEIRS)18.
19À travers ses quatorze colloques et les quarante-quatre numéros de sa revue parus depuis 1995, le Groupe de liaison a beaucoup contribué à la recherche historique sur les institutions européennes proprement dites. On y trouve une multitude d’études sur la genèse des institutions de la CECA, de l’ECC et de l’Euratom, sur leur évolution, sur la fusion des exécutifs dans les années 1960, sur la politique de la Commission dans tel ou tel secteur, sur l’action de Walter Hallstein et d’autres présidents de la Commission, sur le rôle de fonctionnaires comme Émile Noël. Depuis une période plus récente, on trouve dans les colonnes du périodique de plus en plus d’études sur l’action et l’évolution du Parlement européen et de la Cour de justice. Des membres du Groupe ont pris des initiatives afin de promouvoir des recherches collectives sur tel ou tel aspect de l’histoire institutionnelle. Il faut signaler notamment le grand colloque sur Jean Monnet, que Gérard Bossuai a organisé en 1997 en collaboration avec l’Institut historique allemand à Paris19 ainsi que les cinq colloques du groupe « Institutions européennes et identité européenne » que Marie-Thérèse Bitsch et moi-même avons animé dans le cadre du réseau Identités européennes20.
20Dans les limites de cet article, il n’est pas possible de faire le bilan de ces vastes recherches ni même d’énumérer simplement leurs résultats. Le moins que l’on puisse dire est que le regard historique sur les institutions nous aide à mieux comprendre leur dynamique : leurs mérites mais aussi leur faiblesses. La découverte de cette dynamique, à la différence d’une structure supposée fixe et immuable qui est l’objet favori des recherches des juristes et des politistes, nous permet de juger l’action des hommes (et des femmes bien sûr) au sein de ces institutions. Par exemple, en dressant le bilan de « l’expérience institutionnelle », lors du colloque à l’occasion du 50e anniversaire des traités de Rome, Marie-Thérèse Bitsch et moi-même avons écrit que
« la structure fondamentale de la CEE/CE ne correspond pas à une idée réglementaire ou constitutionnelle ayant un fondement intrinsèque, mais est bien plus le résultat d’un compromis qui reste en deçà des possibilités offertes par le cadre supranational, lors de sa création. Dès le départ, cette structure peut être modifiée et, par conséquent, ce n’est pas un hasard si la mise en place et l’approfondissement de la CEE vont de pair. Le mot d’Hallstein au sujet du caractère “incomplet” du traité reste valable, même si l’on ne partage pas sa définition des objectifs d’un “État fédéral21” ».
21Poursuivre l’évolution de cette dynamique vaut bien l’effort. C’est pourquoi le Groupe de liaison va continuer à travailler sur les institutions dans le contexte de la construction européenne.
La séparation de la commission
22L’indépendance du Groupe de liaison est d’autant plus à souligner que la restructuration de la Commission européenne après la démission de la Commission Santer en mars 1999 eut pour effet de couper tout lien institutionnel entre la Commission et le Groupe. Le travail de la Division information universitaire fut réparti entre la direction générale de la communication et la division M de la direction générale de l’éducation qui avait notamment en charge l’action Jean Monnet. Par conséquent, le Groupe de liaison n’avait plus de correspondant au sein de la Commission ; plus personne n’avait pour mission de participer aux réunions du Groupe en tant que représentant de la Commission. De plus, des règles financières furent instaurées qui rendirent impossibles l’obtention de subventions de manière informelle et les relations privilégiées avec un tel groupe : chaque financement devait désormais entrer dans le cadre d’un programme destiné à un chercheur, un colloque ou un réseau de taille supérieure. Le Groupe de liaison se retrouva donc dans l’obligation de solliciter des contributions financières ponctuelles à ses activités à l’instar de tout autre chercheur ou institution académique, en répondant à des appels d’offre plus ou moins proches de ses intérêts de recherche, soit dans le cadre de l’action Jean Monnet, soit au sein des divers programmes-cadres de recherche, ou bien en répondant à des adjudications spécifiques comme dans le cas du projet d’Histoire de la Commission européenne dirigé par Michel Dumoulin.
23Cette séparation formelle et complète entre la Commission et le Groupe de liaison s’est soldée par des avantages pour la recherche mais aussi par des inconvénients. Parmi les avantages, on mentionnera la fin de débats incessants et peu productifs sur telle ou telle proposition de la Commission mal adaptée aux exigences de la recherche. Par exemple, il y eut toujours une tension entre la demande réitérée des historiens visant à rendre les archives vraiment accessibles et la propension de la Commission à créer plutôt des archives orales, c’est-à-dire de collectionner des témoignages d’anciens fonctionnaires qui ont certes une certaine valeur, mais une valeur tout à fait limitée du point de vue des historiens. Un autre point de litige porta sur l’admission de membres du Groupe venant de pays membres où la recherche sur l’histoire de la construction européenne n’existait pas. Si le Groupe a toujours reconnu la nécessité de promouvoir la recherche dans ces pays, il a néanmoins insisté sur la qualification scientifique de ses membres et même sur leur excellence22.
24Du côté des inconvénients liés à la séparation totale on mentionnera l’effort supplémentaire à consentir par le Groupe pour financer ses activités. Fort heureusement, la publication de la Revue est longtemps restée (jusqu’en 2015) assurée par un engagement du ministère d’État de Luxembourg. Pour toutes les autres activités, les réunions, les missions, les colloques, les publications de livres, il faut toujours trouver des solutions ponctuelles, c’est-à-dire répondre à d’innombrables appels d’offres de la part des programmes nationaux de recherche, des fondations et des programmes de la Communauté.
25Cela implique beaucoup plus de travail bureaucratique et administratif, une incertitude constante quant au succès de nos candidatures et, par conséquent, une difficulté accrue de réaliser des projets à long terme.
26En théorie, aucune objection ne peut être émise à l’encontre du système de concurrence en matière de recherche de subventions auquel le Groupe est confronté depuis la fin des années 1990. La méritocratie est le meilleur garant du progrès scientifique, et les membres du Groupe de liaison n’ont jamais prétendu pour leur part à des relations privilégiées avec la Commission. Ce qui est à déplorer c’est plutôt le fait que les programmes actuels de recherche de la Communauté soient mal adaptés aux besoins de recherche sur l’histoire de la construction européenne. L’action Jean Monnet est concentrée sur l’enseignement de la construction européenne ; la promotion de la recherche n’y figure que comme point supplémentaire, ne permettant que des projets assez limités dans le temps et l’ampleur. Les programmes-cadres de recherche sont orientés vers de vastes groupements de recherche pluridisciplinaires ce qui ne correspond qu’imparfaitement à la méthode à la fois individuelle et collégiale des historiens. Les appels d’offres de ces deux programmes contiennent souvent des exigences correspondant aux débats politiques actuels, ce qui a comme conséquence la promotion de ce qui est « au goût du jour » au détriment parfois de ce qui est nécessaire d’un point de vue scientifique. Il en résulte une préférence à l’égard des sciences appliquées, comme les sciences politiques ou les sciences sociales, au détriment de la science historique. Le processus de sélection entre les multiples candidatures n’est pas transparent, ce qui éveille les soupçons quant à sa rigueur scientifique.
27La coïncidence de programmes peu adaptés aux besoins des historiens et de structures de décision peu élaborées a conduit à une situation de sous-représentation de l’histoire dans les programmes de recherche de la Communauté. Si l’initiative d’Émile Noël et de Jean-Baptiste Duroselle visait à corriger cette sous-représentation, force est de constater que cette initiative a aujourd’hui échoué. La Commission ne compte plus la promotion de la recherche sur la construction européenne au nombre des tâches dont elle se sent responsable. Peut-être elle a toujours intérêt à la reconstruction de sa propre histoire comme le montre la poursuite du projet Histcom. Mais il s’agit d’autre chose : écrire l’histoire d’une institution européenne en l’isolant du contexte global de la construction européenne accroît le danger de produire in fine une histoire à la simple gloire de la maison, d’une histoire sans grande valeur scientifique, et d’une histoire qui n’intéresse pas le public. Il est donc urgent d’ouvrir un nouveau débat non seulement sur l’utilité mais aussi sur la nécessité des recherches historiques au profit d’une bonne gestion de l’Union européenne.
28Ce débat est d’autant plus nécessaire que deux éléments de soutien logistique et financier dont le Groupe de liaison a beaucoup profité ont récemment disparu : en février 2014, ma retraite a mis fin au programme de recherches sur l’histoire de la construction européenne au Kulturwissenschaftliches Institut à Essen ; en juillet 2016, le Centre d’Études et de Recherches européennes Robert Schuman à Luxembourg a été absorbé par un nouveau centre de recherches de l’Université de Luxembourg. Il en résulte la nécessité de trouver un nouveau modèle de fonctionnement du Groupe de liaison.
Annexe
Publications du Groupe de liaison des historiens auprès de la Commission des Communautés européennes
29Raymond POIDEV1N (dir.), 1986, Histoire des débuts de la construction européenne, mars 1948-mai 1950, Bruxelles, Bruylant.
30Klaus SCHWABE (dir.), 1988, Die Anfânge des Schuman-Plans, 1950/ 51, Baden-Baden, Nomos.
31Enrico SERRA (dir.), 1989, Il rilancio dell’Europa e i Trattati di Roma, Milano, Guiffré.
32Gilbert TRAUSCH (dir.), 1993, Die Europâische Integration vom Schuman-Plan bis zu den Verträgen von Rom, Baden-Baden, Nomos.
33Michel DUMOULIN (dir.), 1995, Plans de temps de guerre pour l’Europe d’après-guerre, 1940-1947, Bruxelles, Bruylant.
34Gilbert TRAUSCH (dir.), 2005, Le rôle et la place des petits pays en Europe au xxe siècle, Baden-Baden, Nomos.
35Anne DEIGTHON et Alan M1LWARD (dir.), 1999, Widening, Deepening and Acceleration : the European Economic Community, 1957-1963, Baden-Baden, Nomos.
36Wilfried LOTH (dir.), 2001, Crises and compromises : the European Project, 1963-1969, Baden-Baden, Nomos.
37Antonio VARSORI (dir.), 2005, Inside the European community. Actos and Policies in the European Integration from the Rome Treaties to the Creation of the “Snake” (1958-1972), Baden-Baden, Nomos.
38Marie-Thérèse BITSCH et Gérard BOSSUAT (dir.), 2005, L’Europe Unie et l’Afrique. De l’idée d’Eurafrique à la convention de Lomé I, Bruxelles, Bruylant.
39Jan van der HARST (dir.), 2007, Beyond the Customs Union : The European Union’s Quest for Deepening, Widening and Comple-don, 1969-1975, Bruxelles, Bruylant.
40Wilfried LOTH (dir.), 2009, Experiencing Europe. 50 years of European construction 1957-2007, Baden-Baden, Nomos. (Version française : Wilfried LOTH (dir.), 2010, L’expérience européenne. 50 ans de construction de l’Europe, 1957-2007, Bruxelles, Bruylant).
41Anjo G. HARRYVAN et Jan van der HARST, 2011, Max Kohnstamm. A European’s life and work, Baden-Baden, Nomos.
42Johnny LAURSEN (dir.), 2014, The Institutions and Dynamics of the European Community, 1973-83, Baden-Baden, Nomos.
43Claudia HIEPEL (dir.), 2014, Europe in a Globalising World. Global Challenges and European Responses in the "long" 1970s, Baden-Baden, Nomos.
44Wilfried LOTH et Nicolae PAŬN (dir.), 2014, Disintegration and Integration in East-Central Europe, 1919-post 1989, Baden-Baden, Nomos.
45Klaus SCHWABE, 2016, Jean Monnet. Frankreich, die Deutschen und die Einigung Europas, Baden-Baden, Nomos.
Notes de bas de page
1 Voir les actes de ce colloque : Michel MANGENOT et Sylvain SCHIRMANN (dir.), 2012, Les institutions européennes font leur histoire. Regards croisés soixante ans après le traité de Paris, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
2 Ce récit est basé sur la mémoire de l’auteur qui est membre du groupe depuis 1984 et fut à sa présidence de 2000 à 2014. Il convient de signaler une première étude scientifique de ce groupe : Morgane LE BOULAY, 2010, « Investir l’arène européenne de la recherche. Le “Groupe de liaison” des historiens auprès de la Commission européenne », In Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 23, n° 89, p. 103-124. Une première version de cet article fut publiée dans les actes du colloque de Strasbourg : Michel MANGENOT et Sylvain SCHIRMANN, Les institutions européennes, p. 47-58. Je remercie Sylvain Schirmann pour son support de l’édition de ce texte.
3 Voir à cet égard Wilfried LOTH, 2001, “Beiträge der Geschichtswissenschaft zur Deutung der Europäischen Integration”, In Wilfried LOTH und Wolfgang WESSELS (dir.), Theorien europäischer Integration, Opladen, Leske 8c Budrich, p. 87-106.
4 Pour un portrait de ce pionnier de l’histoire de la construction européenne voir Wilfried LOTH, 2006, “Walter Lipgens (1925-1984)”, In Heinz DUCHARDT, Malgorzata MORAWIEC, Wolfgang SCHMALE und Winfried SCHULZE (sous la direction de), Europa Historiker. Ein biographisches Handbuch, vol. 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, p. 317-336.
5 Voir Wilfried LOTH, « Walter Lipgens et la construction transnationale des études européennes », In Fabrice LARAT, Michel MANGENOT et Sylvain SCHIRMANN (dir.), 2017, La construction transnationale des études européennes. Figures et instituts, Bruxelles, P.I.E. Lang.
6 Voir la collection des rapports présentés à ce colloque : Walter LIPGENS, 1980, Sources de l’histoire de l’intégration européenne (1945-1955). Guide des archives conservées dans les pays de la Communauté, Leyden e.a., Sijthoff e.a.
7 Étude du début de la construction européenne. Apport des sources et archives, 1946-1952. Colloque multinational des professeurs d’histoire contemporaine, Luxembourg 28-29 janvier 1982, Bruxelles, Commission Européenne, 1982, p. 20. Voir aussi le récit de ce colloque de LE BOULAY, op. cit., p. 112.
8 Concernant les activités du service de l’information universitaire auprès du Groupe de liaison voir Oriane CALLIGORO, 2013, Negotiating Europe. EU Promotion of Europeanness since the 1950s, Basingstoke, Palgrave Macmillan, p. 43-51.
9 Voir le tableau des membres du Groupe de liaison chez LE BOULAY, op. cit., p. 110.
10 Paru en allemand : Walter LIPGENS, 1977, Die Anfânge der europâischen Einigungspolitik 1945-1950, 1. Teil : 1945-1947, Stuttgart, Klett-Cotta ; une version anglaise, augmentée d’une contribution de Alan MILWARD and Walter LIPGENS, 1982, A History of European Integration 1945-1947 Oxford, Clarendon Press.
11 Walter LIPGENS (dir.), 1985, Documents on the History of European Integration, Vol. I : Continental Plans for European Union, 1939-1945, Berlin / New York, De Gruyter ; 1986 ; Vol II : Plans for European Union in Great Britain and in Exile, 1939-1945, Berlin / New York, De Gruyter ; Walter LIPGENS and Wilfried LOTH (dir.), Documents on the History of European Integration ; 1988, Vol III : The Struggle for European Union by Political Parties and Pressure Groups in Western European Countries, 1945-1950, Berlin / New York, De Gruyter ; 1990, vol. IV : Transnational Organizations of Political Parties and Pressure Groups in the Struggle for European Union, 1945-1950, Berlin / New York, De Gruyter.
12 Raymond POIDEVIN (sous la direction de), 1986, Histoire des débuts de la construction européenne, mars 1948-mai 1950, Bruxelles, Bruylant.
13 Voir infra.
14 Voir la liste des publications du Groupe de liaison en annexe.
15 Journal of European Integration History, volumes 1 à 22, Baden-Baden, Nomos, 1995-2016. L’ensemble des anciens numéros de la revue peut être consulté sur le site du Groupe de liaison : www.eu-historians.eu.
16 Voir René GIRAULT (dir.), 1984, Identité et conscience européennes au xxe siècle, Paris, Hachette ; Robert FRANK (dir.), 2004, Les identités européennes au xxe siècle. Diversités, convergences et solidarités, Paris, Publications de la Sorbonne ; Gérard BOSSUAT, Éric BUSSIÈRE, Robert FRANK., Wilfried LOTH et Antonio VARSORI (dir.), 2010, L’expérience européenne. 50 ans de construction de l’Europe, 1957-2007, Bruxelles, Bruylant.
17 Michel DUMOULIN (dir.), 2007, La Commission européenne 1958-1972. Histoire et mémoire d’une institution, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes ; La Commission européenne 1973-1986. Histoire et mémoire d’une institution, Luxembourg, 2014, Office des publications officielles des Communautés européennes. Voir à cet égard Marie-Thérèse BITSCH, 2015, « Regard sur les histoires de la Haute Autorité et de la Commission européenne », In Michel MANGENOT et Sylvain SCHIRMANN, Les institutions européennes, p. 115-126 ; Michel DUMOULIN, « Entre mémoire et histoire », ibid., p. 127-142.
18 Voir le site commun de ces deux groupes : www.europe-richie.org.
19 Gérard BOSSUAT et Andreas WILKENS (dir.), 1999, Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix, Paris, Publications de la Sorbonne.
20 Marie-Thérèse BITSCH, Wilfried LOTH et Raymond POIDEVIN (dir.), 1998, Institutions européennes et identités européennes, Bruxelles, Bruylant ; Marie-Thérèse BITSCH (sous la direction de), 2001, Le couple France-Allemagne et les institutions européennes, Bruxelles, Bruylant ; Maire-Thérèse BITSCH (dir.), 2003, Le fait régional et la construction européenne, Bruxelles, Bruylant ; Wilfried LOTH (dir.), 2005, La gouvernance supranationale dans la construction européenne, Bruxelles, Bruylant ; Marie-Thérèse BITSCH, Wilfried LOTH et Charles BARTHEL (dir.), 2007, Cultures politiques, opinions publiques et intégration européenne, Bruxelles, Bruylant.
21 Marie-Thérèse BITSCH et Wilfried LOTH, 1997, « L’expérience politique et institutionnelle des Communautés européennes », In Gérard BOSSUAT et al., L’expérience européenne, p. 139-169, citation p. 164.
22 Pour les points de conflit entre Commission et Groupe de liaison voir l’exploitation des procès-verbaux des réunions jusqu’au milieu des années 1990 chez LE BOULAY, op. cit., p. 120-122.
Auteur
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Wilfried Loth
Wilfried Loth est professeur à l’Université de Duisbourg-Essen.

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