Jean Monnet, la méthode communautaire et le fédéralisme
p. 161-176
Texte intégral
1Dans cette étude basée sur les archives, nous allons présenter la pensée et l’action de Jean Monnet, concepteur de la première Communauté européenne et premier citoyen d’honneur de l’Europe, en matière de méthode d’intégration et d’architecture institutionnelle de l’Europe unie. Ce faisant, nous verrons que la méthode communautaire et le fédéralisme étaient au cœur des réflexions et des projets du bâtisseur de l’Europe unie. Son apport à la philosophie et à l’action politiques garde toute son actualité quarante ans après sa disparition1.
De la méthode communautaire
2Jean Monnet peut être considéré comme le principal père de la méthode communautaire2. Nous allons voir successivement quels sont d’après lui les fondements qui rendent cette méthode nécessaire, ses grands principes, le modèle qu’il a conçu pour la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), le modèle quelque peu adapté qui a vu le jour avec la Communauté économique européenne (CEE), enfin le bilan dressé cinq ans après l’entrée en vigueur des traités de Rome.
Fondements de la nécessité
3La nécessité de faire progresser des valeurs de civilisation apparaît très clairement dans une déclaration commune du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, appelé aussi parfois Comité Monnet :
« À l’intérieur de nos nations, nous avons créé des institutions qui permettent aux citoyens d’un même pays de débattre de leurs problèmes, de leur donner des solutions qui deviennent alors la loi commune cependant que d’autres institutions veillent à son application. Nous n’admettons plus que les notions de force, de supériorité et de domination règlent les relations entre les citoyens. Pour établir ces mêmes conditions entre les peuples d’Europe, il n’est pas d’autre moyen que d’appliquer entre eux la même méthode que nous appliquons, tous, à l’intérieur de nos frontières : adopter des règles communes que nos nations et leurs citoyens s’engagent à suivre et créer des institutions communes pour veiller à leur application3. »
4Pour Jean Monnet, qui a connu les deux conflits mondiaux sanglants de la première partie du xxe siècle, il est vital de donner la paix et la prospérité à l’Europe.
5Jean Monnet note aussi que le progrès technique change les conditions de la production au niveau mondial et crée des économies d’échelle. De grands ensembles émergent d’une façon accélérée et actent la diminution d’importance relative de l’Europe. Il en tire la conclusion que l’Europe ne pourra continuer de compter qu’en étant unie.
Grands principes
6À partir des expressions employées par Jean Monnet, on peut tenter de donner la définition suivante, au sens large, de la méthode communautaire : « la méthode communautaire consiste en la délégation des pouvoirs souverains des nations à des institutions communes et la fusion d’une partie des souverainetés nationales, soumises à l’intérêt commun.4 »
7Des délégations de souveraineté à des institutions communes sont nécessaires. Jean Monnet met en avant une certaine vision de la souveraineté, qui s’oppose aux positions nationales de prestige. Le résultat à atteindre est la fusion des souverainetés nationales dans certains domaines, et non pas leur perte. Les institutions communes sont le support de la civilisation. Dans ces dernières, il faut organiser non seulement la discussion mais aussi la prise de décision. Ce faisant, il faut mettre en œuvre la règle de la majorité qualifiée au Conseil, où sont rassemblés les représentants des gouvernements nationaux, donc en finir avec les vetos nationaux.
8Jean Monnet souligne l’importance de l’intérêt commun, qu’il faut dégager. Celui-ci est différent du plus petit dénominateur commun des intérêts nationaux. C’est là la tâche de l’une des institutions communes, sans doute la plus originale et que l’on doit à Monnet : la Haute Autorité, devenue par la suite la Commission européenne.
9Une progression par étapes est la seule possibilité effective sur le chemin de l’intégration. On peut lire dans la déclaration Schuman du 9 mai 1950 inspirée par Jean Monnet : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait5. » Un autre propos de Jean Monnet est instructif : « Ce qui importe est moins le chemin que nous allons parcourir que la direction dans laquelle nous allons nous engager6. »
10Le chemin d’intégration doit commencer par l’intégration économique. Puis viendra l’union politique. Il faut dès le début procéder à une mise en commun des ressources. Il n’existe pas d’automatisme pour le passage de l’intégration économique à l’intégration politique, comme le signale bien une résolution du Comité d’action : ce dernier « considère que l’intégration économique, dans le progrès social, conditionne et favorise l’intégration politique, mais celle-ci ne surgira pas spontanément sans effort et sans volonté délibérée7 ».
11La philosophie politique de Jean Monnet met en avant l’importance des règles communes et le nécessaire arbitrage du droit en lieu et place de la force. Monnet insiste aussi toujours sur l’importance du contrôle démocratique.
12La méthode communautaire ne doit jamais être appréhendée comme une forme constante et immuable. Bien au contraire. Même si le cap est fixé, la façon d’y parvenir doit rester souple. La méthode communautaire côtoie en effet au jour le jour la souveraineté nationale dont la caractéristique forte est la résilience. L’apprivoisement de la souveraineté nationale est une entreprise de très longue haleine, toujours réversible. À côté du monde qui change, c’est cette réalité profonde qui fournit la trame des développements de l’intégration européenne.
Le modèle CECA
13Pour Jean Monnet, l’architecture institutionnelle de la CECA se base sur le concept des trois pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Il déclare :
« Dans nos pays, la gestion des affaires communes est organisée de manière à combiner les nécessités de l’action collective et le respect des droits et des libertés individuels. L’exécutif fait, le parlementaire et le judiciaire contrôlent. Il est bien évident que ces garanties doivent subsister lorsque les pays décident de mettre en commun telle ou telle question et délèguent à des institutions fédérales les pouvoirs nécessaires pour les traiter. Mais il faut en outre assurer une articulation et une harmonisation entre l’action des institutions fédérales et la politique des gouvernements des pays participants8. »
14Dans la vision de Monnet, il revient à la Haute Autorité d’exercer l’autorité exécutive. L’Assemblée commune (futur Parlement européen) est une assemblée parlementaire qui contrôle la Haute Autorité et possède le pouvoir de la censurer. La Cour de justice exerce le pouvoir judiciaire et encadre ainsi également la Haute Autorité. Dans cette vision, les représentants des États membres, qui appartiennent au Conseil des ministres, occupent une place limitée et n’appliquent plus entre eux la règle de l’unanimité. Pour Monnet, il s’agit clairement d’un modèle institutionnel de type fédéral, mais limité à deux secteurs clés de l’économie.
15Jean Monnet reconnaît le caractère évolutif possible des institutions communautaires :
« Toutes ces institutions pourront être modifiées et améliorées à l’expérience. Ce qui ne sera pas remis en question, c’est qu’elles sont des institutions supranationales et, disons le mot, fédérales. Ce sont des institutions qui, dans la limite de leur compétence, sont souveraines, c’est-à-dire dotées du droit de décider et d’exécuter9. »
Le modèle CEE
16Au moment de la préparation des traités de Rome, Jean Monnet se bat pour que l’esprit de la méthode communautaire demeure le plus fort possible. Mais la méthode a évolué par rapport au traité CECA du fait de la présence d’un certain reflux intergouvernemental dans les années 1950. Les États membres ont repris plus de poids et la méthode s’est éloignée du fédéralisme.
17La définition donnée par le Comité d’action en 1962 acte cette évolution :
« Les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui à l’Europe sont rendues possibles par le fait que les pays d’Europe ont accepté de ne plus considérer leurs problèmes économiques comme des problèmes nationaux, mais comme des problèmes communs. Pour les résoudre, ils ont adopté une nouvelle méthode d’action communautaire.
Après une période de tâtonnements, elle est devenue un dialogue permanent entre un organisme européen responsable de proposer des solutions aux problèmes communs et les gouvernements nationaux qui expriment les points de vue nationaux.
Cette méthode est tout à fait nouvelle. Elle ne comporte pas de gouvernement central. Mais elle aboutit à des décisions communautaires au sein du Conseil des Ministres, notamment parce que la proposition de solutions aux difficultés communes par l’organisme européen indépendant permet d’écarter véritablement l’obligation d’unanimité. Le Parlement et la Cour de Justice soulignent le caractère communautaire de cet ensemble.
Cette méthode est le véritable “fédérateur” de l’Europe10. »
18Dans le modèle de la CEE, l’autorité exécutive est partagée entre le Conseil des ministres et la Commission, mais le Conseil a en réalité pris le dessus, contrairement à ce que Jean Monnet souhaitait.
19L’autorité législative appartient au Conseil des ministres, qui se prononce sur des propositions de la Commission. Mais la méthode communautaire ne prend tout son sens que quand le Conseil peut statuer à la majorité qualifiée sur une proposition de la Commission. C’est le fait que la Commission, représentant l’intérêt commun, propose quelque chose qui permet d’écarter l’obligation d’unanimité au sein du Conseil, le Conseil ne pouvant en effet s’écarter d’une proposition de la Commission qu’à l’unanimité.
20La responsabilité de la Commission devant le Parlement européen demeure, comme avec le traité CECA. Le judiciaire demeure aussi distinct avec la Cour de justice.
21Jacques Van Helmont, proche collaborateur de Jean Monnet, considère qu’il faut des « responsabilités parlementaires et démocratiques ». Les institutions européennes sont trop techniques selon lui et il faut les démocratiser. Le Parlement européen devrait participer à la désignation de la nouvelle Commission, et ne plus avoir seulement le pouvoir de la censurer11.
Bilan cinq ans après l’entrée en vigueur des traités de Rome
22Une note établie en 1963 pour les travaux du Comité d’action dresse le bilan sans concessions du fonctionnement des institutions communautaires cinq ans après l’entrée en vigueur des traités de Rome12.
23Le document souligne que le Parlement européen n’exerce alors ni les fonctions ni les pouvoirs d’un parlement. Ses débats sont certes publics, il est organisé en groupes politiques et il peut questionner les Commissions, mais il a un rôle réduit. Il ne légifère pas et ne vote pas le budget. Le pouvoir de censurer les Commissions apparaît plus théorique que réel car les Commissions proposent mais c’est le Conseil qui décide. N’ayant pas d’action sur le Conseil, on peut donc affirmer que le Parlement européen ne contrôle pas le pouvoir exécutif.
24La Haute Autorité et les Commissions n’exercent pas le pouvoir exécutif. Ce sont des institutions plus administratives que politiques, à l’autorité limitée. Le processus de nomination est contrôlé par les États membres sans application du principe électif. Cela est plus typique de la désignation de hauts fonctionnaires que de responsables politiques. Le résultat conduit à juxtaposer des personnes plutôt qu’à désigner une équipe. Le Comité d’action plaide en faveur de la fusion des exécutifs (qui sera réalisée en 1967 et conduira à n’avoir plus qu’une Commission des Communautés européennes en lieu et place de la Haute Autorité de la CECA, de la Commission de la CEE et de la Commission d’Euratom).
25Il est relevé que le Conseil détient alors la quasi-totalité des pouvoirs de décision (sauf les pouvoirs judiciaires). L’unanimité est prévue dans la plupart des cas jusqu’en 1966 (puis la crise de la chaise vide et le compromis de Luxembourg retarderont dans les faits de plusieurs années l’application du vote à la majorité qualifiée). Le manque de contrôle sur le Conseil et le fait que ce dernier prenne ses décisions à huis clos sont regrettés.
26Le Comité d’action déplore aussi qu’il n’y ait pas de ressources communautaires propres, sauf pour la Haute Autorité, mais plutôt des contributions des États membres.
Application de la méthode communautaire à la politique étrangère et à la défense
27Ce thème est mentionné pour la première fois par le Comité d’action dans sa déclaration commune de 1964 et est développé l’année suivante. Il sera repris dans les déclarations subséquentes13.
28Le chemin proposé est le suivant : il faut négocier, ratifier puis mettre en œuvre un nouveau traité appliquant le « système institutionnel du Marché commun » à la politique étrangère et à la défense. Cela revient donc à charger une Commission européenne de faire des propositions reflétant le mieux l’intérêt commun, puis à les soumettre à la décision du Conseil des ministres, en un premier temps à l’unanimité puis à la majorité. Comme on le voit, il s’agit ici du modèle CEE et non du modèle CECA.
29Mais cette proposition n’est qu’une première étape vers la constitution d’un gouvernement européen. Le constat est fait qu’il n’est pas possible de procéder dans l’autre sens, c’est-à-dire de créer ex nihilo un gouvernement européen qui réaliserait l’unité politique et militaire de l’Europe14. La déclaration commune de 1965 affirme : « lorsqu’elles auront ainsi transformé leurs relations et parleront d’une même voix dans les questions essentielles, les nations européennes pourront aborder le grand débat qui enfin permettra de définir les formes d’un Gouvernement démocratique européen15. »
30L’importance du souci démocratique chez Jean Monnet doit être relevée, lui qui considère que « l’unification de l’Europe intéresse chacun de ses citoyens. Elle ne peut être un domaine réservé aux techniciens et aux diplomates. Les peuples eux-mêmes devront y participer et désigner à cette fin leurs représentants à une assemblée élue au suffrage universel lorsque les responsabilités confiées aux institutions communes auront été suffisamment développées16 ».
Jean Monnet et le fédéralisme
31Au-delà de la définition et de la défense de la méthode communautaire, Jean Monnet possède clairement une vision fédérale. C’est ce que nous allons voir à travers l’étude du vocabulaire qu’il utilise, la mise en avant du principe de subsidiarité et un grand pragmatisme quant au débat sur la confédération et la fédération.
Vocabulaire
32Dans sa note de réflexion sur l’avenir de l’Europe après la guerre, écrite à Alger le 5 août 1943, Jean Monnet affirme : « Leur prospérité et les développements sociaux indispensables sont impossibles, à moins que les Etats d’Europe se forment en une Fédération ou une “entité européenne” qui en fasse une unité économique commune17. »
33Dans des lettres au ministre des Affaires étrangères et au président du Conseil français, datées du 18 avril 1948, Jean Monnet plaide pour la création d’une « Fédération de l’Ouest18 ». Il ajoute : « La seule tâche à laquelle, en dehors du Plan, je serais prêt à me consacrer serait de contribuer à l’élaboration d’une véritable Fédération de l’Ouest19 ».
34On retrouve cette idée dans la déclaration du 9 mai 1950 (déclaration Schuman) inspirée par Jean Monnet, véritable point de départ de l’intégration communautaire. On peut y lire que « la mise en commun des productions de charbon et d’acier » est la « première étape de la Fédération européenne20 ».
35En août 1951, alors que les perspectives de développement rapide de l’intégration communautaire semblent favorables, Jean Monnet mentionne dans une note de travail l’année 1953 comme pouvant être celle de la ratification et de l’entrée en vigueur d’un « traité fédéral21 ».
36Au moment de quitter ses fonctions officielles à la présidence de la Haute Autorité de la CECA, Jean Monnet déclare qu’il faut créer les « États-Unis d’Europe », définis ainsi : « l’Union fédérale des peuples et des pays européens dans un marché de 160 millions de consommateurs22 ».
Subsidiarité
37Le concept de subsidiarité trouve une place avant l’heure dans la pensée de Jean Monnet comme en attestent les citations suivantes. « Les États-Unis d’Europe, dont nous poursuivons la création ne sont pas un état centralisé – c’est une fédération qui respecte les réalités nationales profondes [...]23 ». On peut lire dans une note de réflexion (note rose) de Jean Monnet :
« Il faut graduellement fédérer les questions que ces nations ne peuvent traiter seules – économie, défense, politique. [...] Laisser le reste national – l’Europe pour ce que ne peuvent faire les nations seules – Il ne faut pas monter une machine administrative trop grande – Il faut une décentralisation [...]24 ».
Confédération et fédération : un grand pragmatisme
38En 1960, Jean Monnet reconnaît qu’il serait souhaitable de prolonger les jeunes Communautés existantes, sans les dissoudre, par une confédération européenne, prélude à une véritable fédération. Voici ce qu’il écrit à ce sujet aux membres du Comité d’action :
« Une telle “Confédération” représente, à mon avis, au point où nous en sommes et dans les circonstances actuelles, le meilleur moyen de faire évoluer l’unité européenne vers des formes plus complètes. Je ne doute pas, pour ma part, qu’une “Confédération” mènera un jour à une “Fédération”. Mais pour le moment, est-il possible d’aller plus loin ? Je ne le crois pas. D’ici là, la “Confédération” aurait le grand avantage d’assurer l’opinion publique de nos pays qu’ils sont entrés dans une entité non plus seulement économique, mais politique et feront ainsi partie d’une unité plus grande qu’eux-mêmes25 ».
Des projets fédéraux
39Jean Monnet se bat pour l’union politique de l’Europe. Son projet n’est pas d’ordre purement technique ou économique. À ses yeux, la préservation de la paix, en Europe et dans le monde, et la quête de la prospérité doivent passer par l’union des hommes. À la suite de graves crises nationales et européennes, Jean Monnet n’hésite jamais à promouvoir des thèses fédéralistes comme le montrent les cas suivants.
Projet de déclaration d’union franco-britannique (1940)
40La déclaration d’union du 16 juin 1940, à laquelle œuvre Jean Monnet, vise à créer une union franco-britannique avec une union douanière, une monnaie unique, des politiques économiques communes, une défense commune, une citoyenneté, une constitution, un cabinet de guerre et un parlement. La signature de l’armistice par la France rendra ce projet caduc26.
Déclaration Schuman inspirée par Jean Monnet (1950)
41L’acte fondateur de l’intégration communautaire est d’essence morale, politique et philosophique. Si le néo-fonctionnalisme est présent, c’est seulement au niveau tactique. On peut lire dans la déclaration : « La mise en commun des productions de charbon et d’acier assurera immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne [...]27. » « Par la mise en commun de productions de base et l’institution d’une Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France, l’Allemagne, et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix28. »
Projet de Communauté européenne de défense (1950-54)
42Dans la foulée de la déclaration Schuman, à la suite de la grave dégradation du climat international et face au lancinant problème du réarmement allemand que demandent les États-Unis pour mieux faire face à l’Union soviétique, Jean Monnet prend une part très active à la préparation du traité instituant la Communauté européenne de défense, qui vise à créer une armée européenne et qui aurait été flanquée d’une Communauté politique européenne29. L’aboutissement de ce projet aurait permis aux Européens de ne pas devoir faire du « fédéralisme à l’envers » en se concentrant en un premier temps sur l’intégration économique à la quasi-exclusion de l’union politique.
Projet de charte franco-allemande (1955)
43Jean Monnet imagine en 1955, au moment où il faut relancer la construction européenne après l’échec de la Communauté européenne de défense, la signature d’une charte franco-allemande. Ce document, qui pourrait faire penser au projet de déclaration d’union franco-britannique de 1940, devait représenter un accord politique bref et simple par lequel les deux pays auraient accepté de rassembler graduellement leurs ressources avec celles d’autres pays. Ils auraient accepté d’établir des institutions fédérales communes, dont les décisions les auraient liés. La signature d’une charte politique aurait été suivie par une mise en commun des ressources, susceptible de toucher les domaines de l’énergie et des transports. Une communauté des armements aurait aussi pu être établie en priorité. Au vu des difficultés, un marché commun agricole et industriel serait venu à la fin du processus30.
À la recherche d’un gouvernement européen (années 1960 et 1970)
44Jacques Van Helmont, collaborateur de Jean Monnet, esquisse une formule ambitieuse dans une note de 1971 : « [...] un gouvernement européen remplace le Conseil et la Commission et en plus, est en charge de la politique extérieure et de la défense. Les membres du gouvernement européen ne font pas partie des gouvernements nationaux31 ». Jean Monnet reprend le modèle à son compte lorsqu’il écrit : « Les institutions de l’union européenne devraient comprendre notamment un gouvernement européen et une Assemblée européenne élue au suffrage universel32 ».
45Jean Monnet, favorable à l’établissement d’un gouvernement européen, décide de promouvoir la création de ce qui va devenir le Conseil européen. Même si ce projet est en deçà d’une réalité fédérale, il reconnaît ce faisant très pragmatiquement que la Commission ne saurait alors prétendre à ce rôle et qu’il serait souhaitable d’associer plus étroitement au processus de construction européenne les chefs d’État ou de gouvernement des États membres33.
Développements depuis les années 1970
46La méthode communautaire, apparue avec les Communautés européennes, distingue l’Union européenne d’une organisation internationale classique et la rend sui generis. À l’heure actuelle, il ne semble pas y avoir de perspective de création d’un État fédéral européen classique, typiquement sur le modèle des États-Unis d’Amérique. Mais les nouvelles théories juridiques montrent qu’il peut y avoir une fédération sans État fédéral, parfois nommée « fédération d’États-nations » et que l’Union européenne correspond à maints égards à cette définition d’une fédération34.
47De nombreux développements ont été conduits ou lancés depuis les années 1970, qui sont des pas importants dans la direction fédérale35 :
élection du Parlement européen au suffrage universel direct depuis 1979 et augmentation continue, traité après traité, de ses pouvoirs ;
capacité du Parlement européen à influer sur la composition de la Commission européenne et non plus seulement droit de la censurer, élection par le Parlement européen depuis 2014 du président de la Commission européenne à la suite du résultat des élections ;
généralisation, même s’il demeure d’importantes exceptions, du vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil ;
création d’un espace sans frontières intérieures ;
création de la monnaie unique, l’euro, de la Banque centrale européenne et de l’Eurosystème conduisant à la fédéralisation (actuellement au niveau de 19 États membres) d’un domaine régalien essentiel ;
encadrement de la politique budgétaire des États membres au niveau des objectifs à atteindre et établissement du mécanisme européen de stabilité ;
organisation d’un système bancaire unique.
La question de l’exécutif européen et de la légitimité démocratique
48La question de l’exécutif européen demeure cruciale. Elle trouve son origine dans la résilience des souverainetés nationales et la tentation intergouvernementale correspondante. De facto, le pouvoir exécutif au niveau de l’Union européenne est partagé de nos jours entre le Conseil européen, le Conseil de l’Union et la Commission européenne.
49La Commission européenne est une institution originale typique de la méthode communautaire. Elle possède formellement le monopole du pouvoir d’initiative législative, exerce des compétences d’exécution et est la gardienne des traités. Elle oscille de plus en plus entre une expertise technique, avec légitimation par les résultats, et un besoin croissant de légitimation démocratique renforcé par son lien avec le Parlement européen. Seule la Commission en tant qu’institution rend des comptes à une autre institution, à savoir le Parlement européen. Dans la ligne de Jean Monnet, la parlementaire européenne Sylvie Goulard insiste sur le fait qu’il faut créer un exécutif européen démocratique36.
50On le sait, l’importance du Conseil européen va croissant et la crise récente a encore accru le rôle des chefs d’État ou de gouvernement nationaux dans la construction européenne. Cependant, il ne faut pas oublier que le Conseil européen est une institution de l’Union, dotée d’un président permanent depuis 2009 et qui, dans une certaine mesure, s’est substituée dans les faits au Conseil de l’Union. Le problème au niveau du système institutionnel d’ensemble est que le Conseil européen en tant que tel, comme le Conseil de l’Union, ne rend de comptes à personne. C’est chaque dirigeant individuel qui rend des comptes au niveau de son pays selon des formules nationales propres37.
51Le problème de l’exécutif européen est seulement l’une des composantes du problème de la légitimité démocratique de l’Union européenne. Il y en a d’autres : légitimité du Parlement européen pas suffisamment perçue dans les Etats membres et auprès des citoyens malgré l’élection au suffrage universel direct, absence d’un système électoral unique, manque d’un espace public, politique et médiatique au niveau européen, absence de consensus sur la forme finale que devrait revêtir l’Union et sur ses limites géographiques, syndrome du « bouc-émissaire » dont souffre parfois l’Union.
Accroissement de la différenciation
52Sans parler des traités d’adhésion, faisant passer le nombre des États membres de neuf au milieu des années 1970 à vingt-huit aujourd’hui, il y a eu cinq révisions des traités entre 1986 et 2009 : Acte unique européen (1986), traité de Maastricht (1992), traité d’Amsterdam (1997), traité de Nice (2001) et traité de Lisbonne (2007). La situation est maintenant largement bloquée pour des raisons structurelles. On note la quasi-impossibilité de réviser les traités européens. Pratiquement, il ne reste que la voie des traités internationaux.
53Avec les deux traités adoptés durant la décennie (traité instituant le mécanisme européen de stabilité et traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’union économique et monétaire), l’Union européenne a dû opter pour la voie des traités internationaux n’impliquant pas tous les États membres afin de poursuivre son développement.
54Que l’on songe à la zone euro ou à l’espace Schengen, la différenciation au sein de l’Union européenne va croissant. C’est sans doute la seule solution qui puisse permettre des progrès à l’avenir. Mais comment articuler un centre de gravité (ou noyau dur) par rapport à l’Union et à ses institutions communes ? La question est complexe38.
Domaines cruciaux pour l’avenir
55Il existe assurément deux domaines cruciaux pour l’avenir de la construction européenne :
le parachèvement de l’intégration économique : il est difficile et touche déjà des domaines éminemment politiques (que l’on songe à la politique budgétaire des États membres) ;
la politique étrangère, de sécurité et de défense commune : là le changement d’échelle, du national vers le niveau européen, est extrêmement difficile à atteindre. Même l’application de la méthode communautaire à ce domaine n’a pas été possible. L’architecture institutionnelle de l’Union européenne faisant suite au traité de Lisbonne est intéressante. Elle va en direction de la méthode communautaire, mais seulement une partie du chemin a été faite et les États membres n’ont pas renoncé au principe intergouvernemental39.
La voie tracée par Jean Monnet
56Jean Monnet écrit dans ses Mémoires :
« Vers quel aboutissement nous conduit cette nécessité, vers quel type d’Europe, je ne saurais le dire, car il n’est pas possible d’imaginer aujourd’hui les décisions qui pourront être prises dans le contexte de demain. L’essentiel est de s’en tenir aux quelques points fixes sur lesquels nous nous sommes guidés depuis le premier jour : créer progressivement entre les hommes d’Europe le plus vaste intérêt commun géré par des institutions communes démocratiques auxquelles est déléguée la souveraineté nécessaire. [...] Je n’ai jamais douté que ce processus nous mène un jour à des États-Unis d’Europe, mais je ne cherche pas à en imaginer aujourd’hui le cadre politique, si imprécis sont les mots à propos desquels on se dispute : confédération ou fédération. Ce que nous préparons, à travers l’action de la Communauté, n’a probablement pas de précédent. Cette Communauté est fondée elle-même sur des institutions qu’il faut renforcer, tout en sachant que la véritable autorité politique dont se doteront un jour les démocraties européennes reste à concevoir et à réaliser40 ».
57On peut tirer les éléments suivants des propos de Jean Monnet :
La construction européenne est un processus sans précédent, sui generis.
Les Européens se trouvent en cours de route, au milieu du gué.
Les évolutions sont des phénomènes de long terme.
On ne connaît pas encore la forme institutionnelle définitive de l’Europe unie.
58Force est de constater que tout cela reste vrai plus de 40 ans après la parution des Mémoires de Jean Monnet.
Notes de bas de page
1 Le présent texte a été originellement publié par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe. Référence bibliographique : Gilles GRIN, 2014, Méthode communautaire et fédéralisme : le legs de Jean Monnet à travers ses archives, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Collection débats et documents, n° 2, p. 27.
2 Jean MONNET, 1955, Les États-Unis d’Europe ont commencé : la communauté européenne du charbon et de l’acier, discours et allocutions 1952-1954, Paris, Robert Laffont. p. 126 ; Jean MONNET, 1996, Repères pour une méthode : Propos sur l’Europe à faire, Paris, Fayard, p. 119.
3 Déclaration commune adoptée par le Comité, onzième session, 1er juin 1964, Bonn. Lausanne, archives de la FJME, AMK 16/6/207, p. 8.
4 Jean MONNET, 1955, Les États-Unis d’Europe ont commencé, op. cit., p. 44-48.
5 Henri RIEBEN, Martin NATHUSIUS, Françoise NICOD et Claire CAMPERIO-TIXIER, 2000, Un changement d’espérance : La Déclaration du 9 mai 1950, Jean Monnet-Robert Schuman, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Centre de recherches européennes, p. 149.
6 Note manuscrite de mai 1955. Lausanne, archives de la FJME, AMM 5/1/18.
7 Résolutions du Comité du 16 décembre 1969. Bonn. Lausanne, archives de la FJME, AMK 151/1/3, p. 6.
8 Interview de Jean Monnet pour Les Échos, 28 novembre 1955. Lausanne, archives de la FJME, AML 120/3.
9 Allocution de Jean Monnet lors de la séance d’installation de la Haute Autorité, Luxembourg, 10 août 1952. Source : Jean MONNET, Les États-Unis d’Europe ont commencé, op. cit., p. 49-50.
10 « Déclaration commune » du Comité d’Action pour les États-Unis d’Europe, 26 juin 1962. Lausanne, archives de la FJME, AMK 14/3/54, p. 2.
11 Aide-mémoire, de Jacques VAN HELMONT, 29 octobre 1963. Lausanne, archives de la FJME, AMK 55/6/13. « Proposition en vue de démocratiser les institutions communes », 29 octobre 1963. Lausanne, archives de la FJME, AMK 55/6/15.
12 La réalité actuelle des institutions communes, 9 mai 1963. Lausanne, archives de la FJME, AMK 55/6/3.
13 Voir le recueil des déclarations communes et résolutions du Comité d’action, 2001, « 20 ans d’action du Comité Jean Monnet (1955-1975) », In Problématiques européennes, n° 8, p. 121 ; Voir l’article suivant : Gilles GRIN, 2009, « Jean Monnet et le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe : une vision de la paix et de la sécurité », In Une dynamique européenne : le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. Actes du colloque organisé par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, 11 et 12 septembre 2009, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Paris, Économica, p. 239-278.
14 « Comment peut être réalisé un gouvernement européen ? ». Note de Jacques Van Helmont, 2 octobre 1964. Lausanne, archives de la FJME, AMK 55/6/35.
15 Déclaration commune adoptée par le Comité, douzième session, 8 et 9 mai 1965, Berlin. Lausanne, archives de la FJME, AMK 17/5/154, p. 5.
16 « La création des États-Unis d’Europe peut seule stabiliser les rapports Est-Ouest », interview de Jean Monnet par André FONTAINE, Le Monde, 16 juin 1955. Lausanne, archives de la FJME, AML 109/1.
17 Note de réflexion de Jean Monnet, Alger, 5 août 1943. Lausanne, archives de la FJME, AME 33/1/3.
18 Henri RIEBEN, Martin NATHUSIUS, Françoise NICOD et Claire CAMPERIO-TIXIER, Un changement d’espérance, op. cit., p. 65-70.
19 Ibid., p. 70.
20 Ibid., p. 149-152.
21 Lausanne, archives de la FJME, AMM 3/2/25.
22 « Allons vers les États-Unis d’Europe et ne retournons pas à la S.D.N., déclare Jean Monnet avant de quitter Luxembourg ». Combat, 10 juin 1955. Lausanne, archives de la FJME, AML 377/1.
23 Discours de Jean Monnet au Congrès européen du travail du 29 avril 1956. Lausanne, archives de la FJME, AMM 5/2/20.
24 Note rose d’août 1965. Lausanne, archives de la FJME, fonds en cours de classement. Voir aussi la pièce AMM 5/11/76.
25 Lettre de Jean Monnet aux membres du Comité d’action, 22 novembre 1960. Lausanne, archives de la FJME, AMK 55/3/32.
26 Declaration of Union, 16 juin 1940. Lausanne, archives de la FJME, AME 8/2/7. Henri RIEBEN, Martin NATHUSIUS, Françoise NICOD et Claire CAMPERIO-TIXIER, Un changement d’espérance, op. cit., p. 19-21.
27 Henri RIEBEN, Martin NATHUSIUS, Françoise NICOD, Claire CAMPERIO-TIXIER, Un changement d’espérance, op. cit., p. 149.
28 Ibid., p. 150.
29 Interview de la Fondation Jean Monnet : Hervé Alphand par Roger MASSIP, 17 juin 1981. Lausanne, archives de la FJME.
30 Gilles GRIN, 2009, « Jean Monnet et les crises européennes », In Construction européenne : crises et relances. Actes du colloque organisé par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne, 18 et 19 avril 2008, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Paris, Economica, p. 35.
31 « Esquisse », de Jacques VAN HELMONT, 28 avril 1971. Lausanne, archives de la FJME, AMK 114/1/49, p. 2.
32 « Note de réflexions pour préparer le projet d’union européenne et assurer la capacité de décision des institutions de la CEE ». Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, 15 février 1974, Annotations manuscrites de Jean Monnet, Lausanne, archives de la FJME, AMK 151/1/10, p. 3.
33 Lettre de Jean Monnet aux membres du Comité, 20 décembre 1974. Lausanne, archives de la FJME, AMK 151/1/21. Pascal FONTAINE, « Du projet de Gouvernement européen provisoire (août 1973) à la création du Conseil européen (décembre 1974) », Lausanne, archives de la FJME, AMK 116/1/84.
34 Olivier BEAUD, 2007, Théorie de la Fédération, Paris, Presses Universitaires de France, p. 447 ; Frédéric ESPOSITO et Nicolas LEVRAT, 2010, Europe : de l’intégration à la Fédération, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, Genève, Université de Genève, p. 179 ; Gaëtane RICARD-NIHOUL, 2012, Pour une Fédération européenne d’États-nations : la vision de Jacques Delors revisitée, Bruxelles, Larcier, p. 203.
35 Nous avons pu bénéficier sur ces questions de nos échanges avec José Maria GIL-ROBLES, ancien président de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe et ancien président du Parlement européen.
36 Sylvie GOULARD, 2013, Europe : amour ou chambre à part ?, Paris, Flammarion, p. 132.
37 Ibid.
38 Voir la contribution d’António Vitorino, président de Notre Europe-Institut Jacques Delors, qui plaide pour ne pas créer de nouvelles institutions distinctes : VITORINO, António : European Commission and Parliament What Relations?, Paris, Notre Europe-Jacques Delors Institute, Tribune, 29 January 2014, p. 1-2.
39 Gilles GRIN, 2012, “Common Defence in an Enlarged European Union: Illusion or Reality in the Making?”, In Bruno ARCIDIACONO, Katrin MILZOW et Axel MARION, Pierre-Étienne BOURNEUF (eds.), 2012, Europe Twenty Years after the End of the Cold War. The New Europe, New Europes?, Brussels, Bern, P.I.E. Peter Lang, p. 165-181.
40 Jean MONNET, 1976, Mémoires, Paris, Fayard, p. 615-616.
Auteur
-
Gilles Grin
Gilles Grin est directeur de la Fondation Jean Monnet à Lausanne.

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