1Étudier les responsables communautaires par le prisme biographique revient à lancer une grande enquête européenne à la recherche de sources, publiques et privées, écrites et orales, afin de restituer des parcours de vie dans leur dimension individuelle et collective. Prenant appui sur plusieurs recherches conduites depuis le début des années 2000 sur les premiers hauts responsables communautaires (membres de la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, commissaires européens, juges à la Cour de justice européenne)1, l’article analyse la place particulière des sources privées dans la perspective de reconstruction biographique historique.

Biographie et construction européenne

2L’étude des élites européennes est un chantier récent malgré quelques ouvrages anciens2. Les travaux qui s’intéressent aux parcours des acteurs de la construction européenne se sont multipliés ces vingt dernières années, aussi bien sur les dirigeants que sur le personnel administratif européen et l’« eurocratie », pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Didier Georgakakis3. Les historiens ont renouvelé l’approche biographique, longtemps décriée4, par des approches transversales ou collectives5, ainsi que par des biographies d’acteurs majeurs de l’histoire de la construction européenne éclairant d’un jour nouveau le contexte dans lequel ces acteurs évoluent, leur environnement institutionnel6. Ces approches récentes s’ajoutent aux biographies traditionnelles des grandes figures, des « pères fondateurs », ayant fait de longue date l’objet d’études biographiques : Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, etc.7 Complémentaire des études sur les champs politiques, économiques ou juridiques, le genre biographique a aujourd’hui toute sa place dans l’historiographie de la construction européenne.

3Jusqu’en 1973, les hauts responsables communautaires nommés à Luxembourg ou à Bruxelles dans les différentes institutions sont originaires des six premiers États membres des Communautés européennes : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg. Dans le cadre d’une étude biographique collective, l’historien s’attelle à la recherche puis à l’analyse des sources, nombreuses et de nature variée. En effet, chaque individu étudié induit ses propres sources. Parfois, certaines sources sont communes, au premier rang desquelles les Archives historiques de l’Union européenne. Avant d’en arriver à des fonctions au sein des institutions européennes, pour lesquelles ils sont d’ailleurs nommés plutôt en fin de carrière pour ce qui concerne la période traitée (années 1950-1970), les responsables communautaires ont d’abord occupé des fonctions publiques sur le plan national. Dans quelques cas, les archives d’entreprises peuvent être utiles, telles celles de Léon Daum, membre de la Haute Autorité de la CECA en 1952, ayant fait la majeure partie de sa carrière dans l’industrie, au sein de la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt.

4Pour ce qui est du corpus précité (membres de la Haute Autorité, commissaires et juges jusqu’au début des années 1970), les sources publiques sont centrales au regard de la méthode biographique8. Parmi les sources permettant de reconstituer le parcours d’un individu ayant eu une carrière publique (ministre, secrétaire d’État, élu local, député, haut fonctionnaire), les archives des administrations (ministères) ainsi que les archives parlementaires dans les différents États sont les plus importantes et abondantes. Les archives des partis politiques ou des syndicats présentent aussi un grand nombre de fonds pertinents. Cependant, pour compléter cet apport institutionnel et politique, il s’avère indispensable de se mettre en quête de sources privées et familiales, ainsi que de sources orales, afin de rendre compte d’une vie et d’une carrière dans leurs multiples aspects. Familles, proches, acteurs directs des Communautés européennes sont témoins, porteurs d’une mémoire et, parfois, pour le plus grand bonheur de l’historien, détenteurs d’archives personnelles éclairant l’individu étudié d’un jour nouveau.

5Une fois les fonds d’archives dépouillés et les entretiens réalisés, la « reconstruction biographique » peut commencer, c’est-à-dire le travail d’historien consistant à croiser les sources et les données pour restituer un parcours de vie dans son contexte, dans son environnement, pour ensuite l’inscrire dans une analyse collective et prosopographique, allant parfois à l’encontre des biographies et discours officiels. S’agissant des hauts responsables communautaires, il convient par ailleurs de s’extraire du point de vue déterministe qui a tendance à faire de leurs parcours des destins d’Européens. Une vie n’est pas un destin et l’on ne naît pas européen, quand bien même les contemporains ne retiennent que cette empreinte liée à des fonctions au sein des institutions communautaires. Cela est d’autant plus vrai pour des hommes qui arrivent à Luxembourg ou à Bruxelles dans les années 1950, au début de l’histoire communautaire mais ayant déjà derrière eux une longue carrière. Il n’y a pas pour eux de point de comparaison possible dans les décennies précédentes. L’avant Communautés européennes se situe presque exclusivement à l’échelon national, parfois européen ou transnational – mais pas au sens communautaire. Les parcours de vie et les carrières étudiés prennent place globalement dans un cadre national. Seuls certains pans de vie sortent de ce cadre : études dans des universités européennes, notamment pour les Luxembourgeois9 –, voyages privés, missions professionnelles à l’international ou, dans le contexte particulier de la Seconde Guerre mondiale : exils, déportation, champs de bataille. En définitive, sont ainsi mises à jour la diversité et la complexité des parcours nationaux et européens d’hommes ayant connu la tourmente de deux guerres mondiales, souvent comme parties prenantes à la seconde, les confrontations idéologiques (presque) inévitables, les renversements personnels, professionnels et politiques du xx^e siècle.

La place des sources privées

6Le propos de ce texte est d’illustrer, par des exemples concrets, la place des sources privées dans le travail biographique. Ces sources peuvent être de différentes natures : fonds privés déposés dans des archives publiques, fonds déposés dans des associations et organismes privés ou fonds constitués par ces associations et organismes privés, archives familiales, sources orales.

7Les sources privées10 – archives familiales ou fonds privés déposés dans des centres d’archives – contiennent nombre de documents potentiellement précieux pour l’historien et couvrent des aspects jusque-là restés inaccessibles de la personnalité, de la vie familiale, sociale. Les fonds d’archives privées, déposés ou non en centre d’archives, sont de composition variée, hétérogène : documents de travail, annotés ou non, correspondance professionnelle et privée, copies d’archives publiques, journaux intimes, photographies, notes de travail et de réflexion, poèmes, dossiers thématiques, coupures de presse, interviews. Rarement exhaustives, elles peuvent avoir été constituées par l’intéressé lui-même ou par un membre de sa famille, lesquels ont fait un tri dans les archives ou ont conservé une partie des archives familiales, de façon non organisée, au gré des fractionnements, des pertes et destructions liées à des événements familiaux (déménagements, décès et successions) ou extérieurs (guerres). Ces archives peuvent être riches de documents personnels introuvables par ailleurs comme les journaux intimes ou autres écrits personnels. Dans ces documents, l’expression y est plus libre, moins formelle que les propos tenus dans le cadre de fonctions publiques (discours, publications officielles, correspondance professionnelle). La finalité de ces documents n’est pas la même, publique pour la communication officielle, privée pour les écrits personnels. Pour l’historien, l’interprétation de ces sources apporte une strate de compréhension supplémentaire, en complément de la personnalité « publique » que les sources publiques révèlent. Dans les écrits privés, la vision du monde exprimée est moins contrôlée que celle que l’on trouve dans les documents publics, où les hommes se conforment à ce qui est attendu de leur position. À la Haute Autorité de la CECA, les discours sont confondants de similarité lorsque les membres de la Haute Autorité sont en déplacement ou en conférences : ils portent en toute logique la parole de l’institution. Les archives historiques de l’UE, fondamentales pour comprendre l’évolution des institutions, leur fonctionnement, les relations entre services ou personnes, sont beaucoup moins pertinentes pour la dimension personnelle, spirituelle, philosophique, affective, physique même ! Le croisement des sources, privées et publiques, permet de ne pas tomber dans la caricature, le discours convenu ou la reproduction de curriculums officiels qui égrènent les fonctions et les titres.

Les fonds personnels déposés dans les centres d’archives

8Il existe de nombreux fonds personnels, mêlant archives privées et publiques, déposés dans des centres d’archives. Il s’agit de fonds constitués par les administrations concernées, par les intéressés eux-mêmes ou leur famille et donnés aux archives de leur vivant ou après leur décès. Un fonds personnel remarquable - et posant question à l’historien - est celui de l’Allemand Fritz Hellwig. Il a constitué, de son vivant, deux fonds personnels : le premier destiné aux archives fédérales allemandes (N1359) et le second à la Fondation Konrad Adenauer (01-083). Fritz Hellwig a effectué un tri préalable – comme c’est le cas pour la plupart des dépôts d’archives privées – des choix personnels dans la documentation et les archives qu’il souhaitait rendre consultables. Ces archives sont abondantes, riches de contenus officiels (copies de rapports, discours) mais somme toute assez pauvres en documents privés. Ces archives, « sous contrôle », donnent à l’historien beaucoup de fil à retordre parce qu’elles correspondent à ce que l’intéressé cherche à montrer de lui-même et de son parcours. Il s’agit d’un sujet d’analyse en soi relatif à la critique des sources : ou comment l’individu, à travers la manipulation des archives, écrit son propre passé, écrit sa propre histoire pour la postérité.

9D’autres fonds personnels dans le cadre du corpus proposé ont été explorés, avec des contenus variés et, pour certains, révélant des documents de nature privée tout à fait essentiels à l’approche biographique. Citons ici les fonds Franz Etzel (Archives fédérales Allemagne, N1254), Victor Bodson (Archives nationales Luxembourg, FD094), Pierre-Olivier Lapie (Archives nationales France, 331AP), René Mayer (Archives nationales France, 363AP), Enzo Giacchero (Archives historiques de l’université de Pavie), Johannes Linthorst Homan (Archives nationales Pays-Bas, 2.21.205.35). Par exemple, le fonds (Nachlass) Franz Etzel des archives fédérales contient près de quatre cent dossiers, classés de façon chronologique et thématique. De nombreux documents personnels y sont conservés, de même que sa correspondance, ses discours et ses brouillons de discours, beaucoup d’articles de journaux. Dans ce type de fonds, il arrive que des papiers de nature privée soient conservés et disponibles pour l’historien, comme dans le cas de Pierre-Olivier Lapie.

10Pierre-Olivier Lapie, député socialiste, ministre, proche du général de Gaulle depuis les années d’exil pendant la Seconde Guerre mondiale, a une longue carrière politique : député de Lorraine de 1936 à 1958, ministre de l’Éducation en 1950-1951, membre de la Haute Autorité de la CECA de 1959 à 1967. Outre les sources publiques attendues (archives des ministères, de l’UE, archives parlementaires, presse), un fonds personnel comprenant son journal intime a été constitué puis déposé par l’intéressé aux Archives nationales. La partie de son journal qui a été conservée couvre la période 1946-1958, soit exactement la même période que ses mémoires politiques, publiés aux éditions Fayard en 197111. La confrontation entre les deux sources est instructive et permet de mettre en perspective discours public, donné à lire, et pensée tenue cachée, secrète. Une remarque méthodologique s’impose ici. Le journal intime ne doit pas, comme tout écrit autobiographique, être pris au pied de la lettre et n’est pas le reflet exact de ce qu’est l’auteur, de ce qu’il pense. Le journal intime s’écrit au jour le jour, il dépend fortement des circonstances du quotidien qui influencent l’écriture personnelle. Il dépeint l’instant, l’immédiat. Cependant, l’image de soi et le discours sur soi qu’on peut y lire donne un véritable contrepoint au discours public et officiel des mémoires. Pierre-Olivier Lapie a dû se servir de son journal pour rédiger ses mémoires. On trouve régulièrement les mêmes phrases, les mêmes formules, dans les deux documents. Ainsi, à propos de l’investiture d’Antoine Pinay, il écrit par deux fois la même phrase : « son discours de présentation est aussi terne et aussi minime que son discours d’investiture12 ». Dans son journal intime,

11Lapie a toute la liberté de critiquer et de vilipender ses adversaires politiques, avec une virulence qu’il ne s’autorise pas dans ses mémoires. S’il critique ouvertement Antoine Pinay au moment de son investiture dans les deux documents, il garde pour lui les diatribes qu’il lance contre le secrétaire général de la SFIO à la fin des années 1950. Il décrit ainsi Pierre Commin après avoir effectué un voyage en train avec lui : « effroyable vide, ignorance, autosatisfaction de ce gros porc, suant et soufflant pour dire, non sans talent d’ailleurs, des platitudes. Il est secrétaire général par intérim du parti. Il est conseiller de Guy Mollet, ou son esclave13 ». Son rapport à la Lorraine, dont il est député, est saisissant et cynique, à moins que le journal soit un exutoire quand les circonstances lui sont désagréables.

« Rien de ce qui intéresse ceux qui m’accueillent, les gens de la rue [...], ne m’intéresse. Ne plus les voir ne serait pas un manque. Au fond, depuis vingt ans que j’y suis, aucun attachement personnel, affectif, pour qui que ce soit, ni pour l’ensemble. Le ton des conversations, l’allure des gens, leurs préoccupations, tout cela m’ennuie à mourir et m’est étranger14. »

12Il parcourt pendant les campagnes électorales la Lorraine et les meetings ; ce passage obligé d’un député en quête de réélection lui devient de plus en plus insupportable. Il en vient à maudire la région, à dénigrer ceux qu’il rencontre lors de ses visites, à vilipender l’esprit « provincial ». Pensées intimes, les écrits de son journal reflètent ce qu’il ne peut – en tant qu’homme politique – se permettre d’exprimer ouvertement. En parlant des voyages en Meurthe-et-Moselle et de ses obligations de député, il écrit, alors qu’il arrive en fin de carrière et que la lassitude devient omniprésente :

« Se montrer. Toujours se montrer. Quel ennui ! Ennui de cette ville sinistre, aux maisons affreuses, aux rues vides. [...] Que cette province est mortelle et retardataire. Pendant ce temps est-ce que nous débarquons ou non à Port Saïd et à Suez ? Je suis suspendu à la radio, je dévore les journaux. J’ai l’impression d’être sur une île déserte. A Paris, tous les gens que je rencontre savent tout. Ici, aucun ne sait rien15. »

Même si dans ses mémoires on distingue son goût prononcé pour les affaires internationales et le centre du pouvoir, ce n’est – bien sûr – pas exprimé de la même manière que dans son journal. Ce document permet de nuancer la vision parfois lisse que l’homme politique peut donner à lire dans ses mémoires.

Les archives familiales

13Ce type de document privé – le journal intime – se retrouve plus généralement dans les archives familiales. Les archives privées et familiales revêtent un aspect aléatoire, car liées au bon-vouloir, à l’intérêt (ou au désintérêt) des individus eux-mêmes et de leurs proches. Il n’y a pas, en matière d’archives familiales, de versement automatique, quelle que soit l’importance politique de la personne. Les fonds Fritz Hellwig sont un exemple de sauvegarde réfléchie et anticipée d’archives personnelles, mais c’est un cas isolé. Rares sont ceux qui s’investissent sur les traces écrites qu’ils souhaitent laisser pour la postérité. Le plus souvent, il s’agit de faire jouer la complémentarité des sources : archives publiques, archives privées, sources orales, écrites, pour couvrir le spectre des sources le plus large possible. Il en est ainsi du commissaire européen Victor Bodson pour qui les fonds publics et privés sont nombreux. Comme pour chaque responsable communautaire étudié, une recherche systématique des familles et proches a été effectuée, dans de nombreux cas avec succès. Ces rencontres avec les enfants, épouses, amis, proches collaborateurs sont parmi les plus précieuses pour l’historien car elles comportent une double valeur : en tant que source orale directe tout d’abord à travers des entretiens et la récolte de la mémoire, mais aussi au regard des sources écrites que les témoins peuvent détenir. La rencontre avec le neveu de Victor Bodson, Victor Weitzel, relève de ce double intérêt : mémoire d’un membre de la famille, ayant connu et fréquenté dans sa jeunesse Victor Bodson d’une part, archives familiales d’autre part, parmi lesquelles les mémoires inédits de Victor Bodson. Ces « mémoires » sont issus de la transcription de plusieurs entretiens réalisés en 1978 par l’historien luxembourgeois Emile Haag, lequel n’a pas utilisé cette source pour entreprendre une étude biographique de Victor Bodson. Le document compte 690 pages dactylographiées dans lesquelles l’auteur retrace son parcours personnel et professionnel. Cette matière première doit être prise en compte avec les précautions d’usage par l’historien, qui croise ses sources et porte une attention particulière au biais induit par les souvenirs d’un homme de presque quatre-vingts ans, dans sa subjectivité et sa tendance à glorifier les heures passées – et à majorer son rôle dans les événements traversés. Cette source, outre les informations précises qu’elle contient, dévoile le regard d’un homme sur sa propre vie.

14Toutes les archives familiales ne recèlent pas des documents d’une telle importance. Des plus riches aux plus anecdotiques, leur intérêt pour l’historien et la méthode biographique sont donc variables.

15Malgré tout, quelques lignes manuscrites humoristiques (cf. document rédigé par Enzo Giacchero sur le caractère des membres de la Haute Autorité) ou des poèmes amoureux peuvent entrouvrir les portes de la vie intime. Ainsi, Marie-Thérèse Giacchero, veuve d’Enzo Giacherro, a ouvert ses propres archives et a autorisé la consultation de lettres, de poèmes, de notes manuscrites (réflexion politique ou personnelle sur l’évolution de l’Italie et de l’Europe). Nombre de ces documents datent d’une période ultérieure aux fonctions européennes qu’Enzo Giacchero a occupées. En « reconversion » dans le secteur privé, Enzo Giacchero disparaît de la vie politique dans les années 19601970. Ses archives familiales couvrent aussi une période pour laquelle peu de traces publiques sont disponibles.

16Autre exemple, les archives de la famille de Charles-Léon Hammes (juge à la Cour de justice européenne) contiennent des dossiers professionnels (curriculum, arrêtés grand-ducaux de nomination, lettres de démission de fonctions), un dossier de presse (articles, nécrologie), des discours, des documents personnels datant de la Seconde Guerre mondiale concernant le déménagement de la famille à Bruxelles en 1942, une demande de dédommagement de Hammes auprès du ministère de la Justice, des notes sur la guerre, des interventions et correspondance en faveur du dénommé Albert Moes lors de son procès pour collaboration, ainsi que de nombreuses photographies.

17À ces sources écrites diversifiées, il convient d’ajouter les sources orales16, à savoir les enquêtes auprès des familles et proches des personnes étudiées, qui constituent une source importante pour les historiens contemporanéistes. Parfois, archives privées et sources orales se confondent. Ainsi, l’Allemand Karl-Maria Hettlage et sa famille n’ont pas constitué de fonds d’archives personnel, les administrations qu’il a servies non plus. Ce haut fonctionnaire allemand a laissé peu de traces écrites, ne publiant quasiment rien au cours de sa longue carrière dans l’administration allemande et européenne. La quête de sources pour l’historien est un parcours chaotique, parsemé de manques et de documentation partielle. Son nom apparaît dans les archives publiques en creusant les rouages des services dirigés par Albert Speer depuis la fin des années 1930, ponctuées de Kriegsverlust (perte de guerre), puis dans des dossiers techniques du ministère des Finances ou de la Haute Autorité de la CECA où il poursuit sa carrière après la Seconde Guerre mondiale. De cet ensemble qui a permis de reconstituer son parcours dans le détail, notamment au sein de l’administration du III^e Reich, peu de documents révèlent la personnalité, la conception du monde, le ressenti face aux événements, l’engagement de cet expert des affaires financières17. La rencontre avec son fils, Peter Hettlage, a permis d’ouvrir des pistes concernant la personnalité de Karl-Maria Hettlage et le regard porté sur son propre passé. Peter Hettlage a donné lecture des mémoires inédits rédigés par son père à des fins familiales (200 pages) : une lecture partielle et minutieusement choisie, évitant visiblement les années les plus sensibles de la guerre qui voient son père atteindre le sommet de la pyramide administrative dans le domaine de l’armement ; il en est même un organisateur influent. Ce document est le seul écrit autobiographique connu à ce jour de Karl-Maria Hettlage. Dans les extraits lus, il évoque les années du nazisme et les responsabilités qu’il a occupées en essayant de s’en dégager, ainsi que le jeu politique de la CDU et du gouvernement allemand autour de sa nomination à la Haute Autorité de la CECA en 1962. On découvre qu’il n’aspire pas à cette nomination à Luxembourg, qu’il est contraint de l’accepter parce qu’en désaccord avec son autorité de tutelle (le ministre des Finances) et que cette nomination est vécue comme un exil dont il revient en 1967 quand la Haute Autorité disparaît dans la fusion des exécutifs des Communautés. Il retrouve alors « le but de sa vie professionnelle : secrétaire d’État aux Finances18 », selon son fils.

18Ainsi, les archives privées et familiales constituent un élément essentiel de la méthode biographique, qu’elles soient centrales ou secondaires dans l’ensemble de sources consultées. Les sources publiques, très instructives sur le déroulé des carrières des responsables communautaires et sur les relations professionnelles, sont moins disertes sur la vie personnelle, la vision du monde, le regard sur son propre passé. C’est bien grâce aux archives privées, parfois exceptionnelles, que l’historien s’approche de l’intimité d’une vie, restituant dans leurs multiples facettes et leur complexité, les parcours d’individus aux commandes de la destinée communautaire dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale.