1À l’automne 1985, le pape Jean-Paul II demande au cardinal Gabriel-Marie Garrone (1901-1994), ancien préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique et président du Conseil pontifical de la culture, d’évoquer son expérience de Père conciliaire devant le synode extraordinaire des évêques convoqué à l’occasion du vingtième anniversaire de la clôture de Vatican II¹. Hommage rendu à un proche, le geste est aussi la reconnaissance du rôle joué par celui qui était alors l’archevêque de Toulouse². Sans doute n’est-il pas l’un des ténors de l’assemblée, à l’égal d’un Suenens, d’un Döpfner ou d’un Léger. Mais il y occupe une place importante, à titre personnel et comme représentant d’un épiscopat français dont l’action collective est encore peu étudiée³. Attentif aux enjeux du concile dès l’annonce du projet de Jean XXIII le 25 janvier 1959, il s’impose en 1962, au cours de la première session, comme un Père actif, engagé dans le travail de réorientation des schémas préparatoires, avant d’être responsable en 1965, durant la dernière session, de la rédaction finale du schéma XIII, la future constitution pastorale Gaudium et spes⁴.

L’affirmation d’une personnalité

2La vie de M^gr Garrone, né en 1901 en Savoie d’un père artisan tailleur originaire de la province de Novare, porte l’empreinte du Séminaire français de Rome, où il séjourne de 1918 à 1925, à l’exception du temps de service militaire⁵. Sensible à l’intransigeantisme du supérieur Le Floch, il reste en revanche à distance du maurrassisme, comme ses aînés Émile Guerry et Alfred Ancel, auxquels il se lie durablement⁶. Ordonné prêtre en 1925, docteur en théologie la même année, il est nommé professeur au grand séminaire de Chambéry à la rentrée 1926. Sans renier sa fidélité à la romanité redéfinie par Pie XI, il renouvelle peu à peu son univers théologique, marqué au départ par le thomisme de la Grégorienne, héritage du cardinal Billot. Il le fait en grande partie sous l’influence de Jacques Chevalier, qui guide ses études de philosophie à l’Université de Grenoble, l’initie à saint Augustin, Pascal, Newman et l’ouvre à la pensée contemporaine (Bergson, Gilson, Lacroix). Il est marqué parallèlement par l’expérience jociste et l’intègre à sa réflexion pour rénover la formation des séminaristes sur lesquels il acquiert un réel ascendant à la fin de la décennie 1930⁷. Celui-ci se prolonge en son absence entre 1940 et 1945, alors qu’il est prisonnier de guerre, une expérience majeure de vie spirituelle, de travail intellectuel et de formation de ses compagnons de captivité⁸. À son retour, il devient supérieur de l’établissement et directeur de l’enseignement libre, mais pour peu de temps.

3Le 24 avril 1947, en effet, le chanoine Garrone est nommé coadjuteur du cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, malgré la réserve initiale du ministre des Affaires étrangères Bidault, qui lui reproche la présence à Vichy de son frère Louis, directeur de la Jeunesse puis de la Formation des jeunes en 1941⁹. La tâche est délicate face à l’autoritarisme du vieux prélat, fort du prestige acquis pendant la guerre, qui ne lui laisse aucune initiative jusqu’à l’automne 1954¹⁰. Il obtient alors la direction du diocèse, dont il devient l’archevêque le 5 novembre 1956 et qu’il oriente vers une pastorale missionnaire centrée sur l’action catholique spécialisée et la restructuration du réseau paroissial. Dans le même temps, il écrit et s’affirme sur le plan national dans la ligne du rôle joué autour de la Mission de France auprès du cardinal Liénart, évêque de Lille, président de la commission épiscopale du clergé et des séminaires¹¹. En 1958, il lui succède à ce poste et devient aussi président de la commission des milieux indépendants¹². En 1959, il est chargé par la commission permanente de l’Assemblée des cardinaux et archevêques, dont l’archevêque de Cambrai Guerry est le secrétaire, de préparer et d’animer la quatrième assemblée plénière de l’épiscopat d’avril 1960 qui réaffirme l’option missionnaire de l’Église de France et développe ses structures institutionnelles¹³. À la fin de l’année 1961, il abandonne la responsabilité des milieux indépendants pour devenir le président de la nouvelle région apostolique du Midi, tout en conservant la tutelle du clergé et des séminaires¹⁴.

4C’est dans ce contexte que M^gr Garrone manifeste un intérêt immédiat pour le concile voulu par Jean XXIII. Le 30 août 1959, en réponse à l’invitation adressée aux évêques à formuler leurs propositions sur les thèmes de la future assemblée, il adresse son votum au secrétaire d’État Tardini, président de la commission antépréparatoire¹⁵. Alors que nombre de ses collègues sont peu originaux ou énumèrent des questions de détail, même si la note réformiste l’emporte chez les Français¹⁶, sa contribution témoigne d’une véritable conscience des enjeux et d’une vision d’ensemble. Dans le prolongement des articles qu’il avait rassemblés en 1957 sous le titre Sainte Église notre mère¹⁷ et en se référant à l’épître aux Éphésiens (4, 3-12), il suggère de centrer le programme du concile sur l’Église. Il fait de l’unité un axe structurant, écho de l’unification du monde par-delà ses divisions profondes, ne serait-ce que pour ne pas décevoir l’attente ou justifier le doute. Il importe, dans cette perspective, de définir d’abord la fin de l’Église, Corps mystique du Christ, sans esquiver les « difficultés, équivoques et erreurs » apparues entre elle et la société civile. Il sera possible ensuite de préciser la nature de son unité (unicité, universalité), qui ne doit pas être confondue avec l’uniformité, notamment face aux Orientaux, d’évaluer la démarche œcuménique et de préciser les fonctions (prêtres, laïcs, religieux). Dans un troisième temps, le concile pourra aborder le rôle du Siège apostolique comme vecteur d’unité en cherchant à améliorer les conditions d’exercice de sa mission (organisation de la curie, relations avec les diverses parties du monde). Il devra enfin se pencher sur le collège des évêques en définissant la nature et la charge de l’épiscopat (caractère sacramentel, juridiction ordinaire de l’évêque résidentiel, participation à la juridiction universelle) et en réfléchissant aux organes nécessaires, peut-être sous la forme de conciles régionaux, entre l’échelon diocésain et le centre romain, tous deux inadaptés pour régler nombre de problèmes pastoraux.

5Un an plus tard, le 31 août 1960, l’archevêque de Toulouse, connu pour ses réflexions sur l’action catholique¹⁸, est nommé membre de la commission préparatoire pour l’apostolat des laïcs au sein de laquelle il est très actif en se faisant l’écho de la préoccupation centrale de Jean XXIII d’exprimer la doctrine en termes accessibles à l’homme moderne¹⁹. Mais il se heurte à l’attitude de la curie et des théologiens romains qui tentent d’imposer leurs normes comme le suggère son appréciation d’un document discuté lors de la réunion de la sous-commission de l’action sociale le 26 octobre 1961 : « On est en présence d’une formulation juridique, d’un code, d’un traité de morale sociale [...]. Il y manque ce qui donnerait à ce travail le ton pastoral, comme tout semble l’exiger de nous. Autrement dit, il suffirait de comparer ces textes à ceux du concile de Trente pour saisir l’absence d’une certaine “vibration” pastorale, d’un frémissement de vie qui devrait être sensible²⁰. »

6Il n’est donc pas étonnant que M^gr Garrone, qui s’était préoccupé par ailleurs début 1961 de l’état de l’opinion publique, pour lui insuffisamment « avertie et orientée²¹ », réagisse vigoureusement à la lecture des premiers schémas préparatoires envoyés aux futurs Pères le 23 juillet 1962. Derrière une prudence apparente, qui le conduit à affirmer que ses remarques « portent sur la présentation plus que sur le fond » et à identifier la solution à « quelques mesures pratiques », il se fait incisif, comme plusieurs de ses collègues français, dans sa réponse du 8 septembre au nouveau secrétaire d’État Cicognani²². Il l’alerte sur « la grande attention » des « chrétiens séparés », « l’immense attente d’un monde qui a été longuement stimulé » et « l’angoisse créée chez les meilleurs par la nouveauté déconcertante des problèmes, par leur ampleur, par ce silence sur Dieu qui gagne peu à peu d’immenses portions du monde ». Or, le risque est réel que le concile « s’attache à mille questions de détail sans référence explicite perceptible aux grandes questions qui travaillent présentement le monde », aborde les problèmes « dans une langue abstraite, étrangère au temps, inintelligible ou mal intelligible », et ne laisse pas « immédiatement percevoir la Parole de Dieu » dans des textes qui feraient « penser bien plutôt à une philosophie ». « Grave appréhension », « peur » ... les mots sont forts pour provoquer une réaction et demander au minimum « la présence au début de tout chapitre d’une introduction capable d’orienter ainsi, en lui donnant le ton, toute la suite du développement » :

Il ne peut être question de renoncer aux précisions et déterminations rigoureuses que doit revêtir la parole d’un concile ; pas davantage aux instruments traditionnels de pensée et d’expression de l’Église. Mais ne doit-on pas s’imposer rigoureusement la loi suivante : en toute question, veiller à ce que soient toujours expressément perceptibles à la fois la Parole de Dieu en sa force native qui est celle de l’Écriture et le problème présent du monde [...]. Faute de ces deux signes réunis, l’homme d’aujourd’hui ne comprendra pas que c’est Dieu qui s’adresse véritablement à lui maintenant. Or, il faut à tout prix qu’il entende cet appel d’où peut naître l’espérance.

7Ce n’est donc pas sans inquiétude que M^gr Garrone aborde le concile, inauguré le 11 octobre 1962, d’autant qu’il s’interroge sur le règlement de l’assemblée et les modalités de désignation des commissions dont la reconduction en l’état, souhaitée par les milieux curiaux, pourrait hypothéquer l’avenir²³. Le 10 octobre, à peine arrivé à Rome et installé au Séminaire français, comme une quarantaine de ses collègues, il évoque la question avec le cardinal Lefebvre, archevêque de Bourges, M^gr Guerry, M^gr Ancel, auxiliaire de Lyon, et M^gr Veuillot, coadjuteur de Paris : ils décident de consulter le cardinal français Jullien, ancien doyen de la Rote et membre de la sous-commission du règlement, qui se dérobe²⁴. M^gr Garrone se tourne alors vers les cardinaux Tisserant, président du conseil de présidence de l’assemblée, Léger, archevêque de Montréal, et Liénart, fermés ou hésitants, et tente en vain de sensibiliser le secrétaire d’État Cicognani par l’intermédiaire de M^gr Veuillot, familier de la curie²⁵. Le 12 au soir, avec l’accord du cardinal Lefebvre et alors que l’épiscopat français a choisi ses candidats pour le scrutin prévu le lendemain, il prépare un projet d’intervention avec l’aide de M^gr Ancel, d’un ami de ce dernier, M^gr Larrafn, évêque de Talca (Chili), et du chanoine Martimort, professeur à l’Institut catholique de Toulouse²⁶. Dans la nuit, il remet le texte à l’archevêque de Bourges qui le transmet au cardinal Liénart, au matin du 13, en arrivant à Saint-Pierre. L’évêque de Lille, membre du conseil de présidence, semble se dérober avant de franchir le pas au moment où le processus électoral débute. Il prend alors la parole contre l’avis du cardinal Tisserant et demande le report des élections pour que les conférences épiscopales puissent se concerter sur les listes de candidats²⁷. La majorité des Pères applaudit et le conseil de présidence cède : « Le concile refuse de se couler dans des cadres préfabriqués », se réjouit M^gr Blanchet, recteur de l’Institut catholique de Paris²⁸.

8Le scrutin, retardé au 16 octobre, porte M^gr Garrone à la commission doctrinale. Son nom avait été retenu le 12 par les évêques français, qui lui avaient accordé 81 voix contre 14 à leur représentant dans la commission doctrinale préparatoire, l’archevêque de Besançon Dubois, sévèrement sanctionné²⁹ : « Ce que nous avons marqué, en ne votant pas pour lui, c’est que la théologie des schémas est précisément celle dont nous ne voulons plus », commente M^gr Ferrand, archevêque de Tours³⁰. Placé ensuite en quatrième position sur la liste européenne constituée par les épiscopats les plus favorables à l’aggiornamento, M^gr Garrone recueille 1 738 voix, second derrière M^gr Schröffer, évêque d’Eichstätt, qui obtient 1 761 suffrages³¹. Il reste le seul Français de la commission doctrinale jusqu’à l’élection de son ami Ancel lors de l’élargissement des commissions en novembre 1963. Il occupe ainsi une position stratégique qui lui confère des responsabilités particulières au sein de l’épiscopat français, à la mesure de sa personnalité et de ses qualités.

9« Quel esprit clair et complet, lumineux et pacifiant, synthèse de la charité et de l’intelligence³² ! » Le jugement qu’exprime en 1964 M^gr Hermil, auxiliaire d’Autun, est partagé par la majorité des acteurs français du concile. « M^gr Garrone, qui est le grand meneur, le fait dans un admirable esprit d’humilité, de foi, de charité épiscopale », écrit M^gr Guerry³³. « Il montre [...] un courage tranquille et il fait autorité en raison de sa compétence, mais aussi de son équilibre et de sa maîtrise de lui-même », explique M^gr Blanchet³⁴. Il est « remarquable de finesse, d’aisance, de concision », précise M^gr Le Cordier, auxiliaire de Paris³⁵. Le père Congar, qui a pourtant des griefs contre lui, n’est pas moins élogieux pour un « homme indépendant, qui sait voir l’essentiel parmi les détails et s’y tenir ». Il est doué, ajoute-t-il, « d’une grande faculté de travail et d’un calme étranger à tout énervement » et capable de « prendre “philosophiquement” les choses et d’éliminer l’inquiétude à mesure que, pense-t-il, les problèmes sont réglés et le travail fait » : « Ce sur quoi il s’est fait une conviction est pour lui acquis, réglé, assuré. Il passe alors à autre chose³⁶. » Les critiques sont rares, un peu plus présentes cependant à la fin du concile, alors que les difficultés augmentent en France comme à Rome : « Nos archevêques en pointe [...] font trop de choses pour les faire bien », estime l’évêque de Nice Mouisset, tandis que le recteur du Collège belge Prignon souligne les dissensions inédites autour du schéma XIII³⁷.

10Il n’empêche que M^gr Garrone conserve une large audience parmi ses collègues qu’il contribue à sensibiliser aux enjeux des sessions successives et aide à s’organiser en vue d’un travail collectif, malgré des lacunes durables. Il les invite dès la mi-octobre 1962 à « se faire une âme de pauvres » pour entrer en contact avec les évêques d’autres pays « parmi les plus éloignés géographiquement ou psychologiquement³⁸ ». Fin octobre, il est chargé, avec trois collègues, de préparer les réunions hebdomadaires de l’épiscopat à Saint-Louis des Français et des évêques forment le vœu qu’il les anime à la place du cardinal Feltin, archevêque de Paris, auquel le cardinal Liénart, président de l’Assemblée des cardinaux et archevêques, a cédé sa place en raison de ses fonctions au sein du conseil de présidence du concile³⁹. À la fin de la première session, c’est lui qui trace le programme de travail de l’intersession en proposant des rencontres dans les régions apostoliques pour élaborer, avec l’aide d’experts, des remarques destinées au secrétariat du concile⁴⁰. Au cours de la seconde session, il est chargé de réunir les secrétaires des régions apostoliques pour déterminer les interventions dans l’aula et reste un interlocuteur précieux pour ses collègues⁴¹. Mais il ne participe pas au Comité de réunion de l’épiscopat français, qui organise désormais le travail sous la direction de M^gr Marty, archevêque de Reims, puis de M^gr Gouyon, archevêque de Rennes, et se consacre en priorité à la commission doctrinale et à la structuration de l’épiscopat national.

11C’est en effet à M^gr Garrone que les évêques français confient en octobre 1963 la mission d’opérer le passage de l’Assemblée des cardinaux et archevêques à la Conférence épiscopale, préparé par l’expérience conciliaire et rendu nécessaire par les textes en discussion sur l’Église et le ministère épiscopal⁴². Il mène à bien le chantier sans délai et, dès mai 1964, le conseil permanent est créé, tandis que l’élaboration institutionnelle se poursuit jusqu’en 1966. Élu vice-président, il est en fait le responsable de la nouvelle instance, sous l’autorité nominale du cardinal Feltin, et se retrouve en première ligne dans une conjoncture tendue par les appréciations divergentes portées sur le concile, le début de la réforme liturgique, la contestation des mouvements d’action catholique et l’agitation intégriste qui fait figure de menace prioritaire à partir du printemps 1964⁴³. Avec constance, il explique le projet des Pères qui « ne va pas sans effort et sans sacrifice, sans une volonté de changer et de briser, s’il le faut, les structures [...] incompatibles avec [son] but » pour être présent à un monde en mutation⁴⁴. Il note le malaise d’une « masse de chrétiens de bonne volonté », troublés par les médias ou trompés par les agitateurs, et admet que « le concile était un risque, une aventure⁴⁵ ». Il parle même de « désarroi mental » et s’interroge sur la possibilité pour les évêques de procurer « régulièrement des points de repère fermes » aux fidèles en répondant à la question « Qu’est-ce que je dois croire⁴⁶ ? ». Sa tâche est rendue malaisée par les différences de tempérament au sein de l’épiscopat : des évêques regrettent « la manière de faire trop brutale, au moins dans les apparences », du conseil permanent lors de la crise de la JEC et du blâme adressé au journal Témoignage chrétien pour ses positions sur le dialogue avec les marxistes⁴⁷. M^gr Garrone doit gérer dans le même temps les attaques de son ancien condisciple M^gr Lefebvre, supérieur des Spiritains et leader de la minorité conciliaire, et tenir compte de l’étonnement de la secrétairerie d’État devant le manque de réactions des évêques confrontés à l’activisme de la presse intégriste⁴⁸. Il n’en reste pas moins fidèle au combat en faveur de l’aggiornamento qui a constamment guidé son engagement conciliaire.

Combats pour l’aggiornamento

12M^gr Garrone, travailleur infatigable, est actif dès les premières semaines de Vatican II dont il a contribué à rendre possible l’acte libérateur du 13 octobre 1962. Il s’intéresse tout d’abord au « Message au monde », une initiative française qui a cheminé depuis les propositions du père Chenu, relayé par le père Congar, en septembre⁴⁹. Il y travaille avec le cardinal Lefebvre, M^gr Ancel et M^gr Guerry, tandis que le cardinal Liénart et M^gr Veuillot sont chargés de consulter le secrétaire d’État et, par lui, le pape. Soucieux de créer « un choc psychologique dès le début » en montrant « combien le concile veut être proche du monde contemporain », ils refusent en revanche de dépendre du projet de religieux « d’une réelle valeur certes, mais très discutés à Rome », d’autant que celui-ci se situe « dans une ligne très humaine » et n’est pas relié à un « travail doctrinal ». Le 14 octobre, M^gr Garrone est pressenti pour rédiger un texte se substituant au canevas tracé par un expert, M^gr Glorieux, qui empruntait trop au document dominicain. Mais il se contente de suggérer des adjonctions au texte écrit par M^gr Guerry sur un plan de M^gr Ancel, notamment la référence aux « valeurs d’humanité », et d’améliorer la traduction latine du père Larnicol avec l’aide du chanoine Martimort⁵⁰. Le 20 octobre, le concile adopte largement le Message qui ne fait toutefois pas l’unanimité parmi les évêques français et a un impact modeste⁵¹.

13Quelques jours plus tard, le 10 novembre, M^gr Garrone prend la parole pour la première fois dans l’aula, lors du débat sur le schéma liturgique⁵². Fort de son expérience de traduction des psaumes⁵³, il souligne « l’anxiété » de l’Église et les problèmes de conscience des prêtres devant les difficultés suscitées par la récitation du bréviaire et recommande, sans être « avide de choses nouvelles », des aménagements, relevant en partie de l’autorité des conférences épiscopales, dans le temps imparti et la langue utilisée afin de revaloriser la place de la prière dans la vie sacerdotale⁵⁴. M^gr Blanchet estime son « intervention très bonne, mais peut-être trop nuancée, trop balancée, trop encombrée de confidences personnelles […] et dite d’une voix un peu pâle⁵⁵ ». Elle reste en tout cas en deçà des propositions audacieuses du cardinal Léger, archevêque de Montréal, qui provoquent malaise et division chez les Français⁵⁶, et ne représente qu’une incursion ponctuelle dans le dossier liturgique, si l’on excepte une remarque écrite sur la rénovation de la pratique pénitentielle avant la célébration dominicale⁵⁷.

14L’archevêque de Toulouse est engagé en priorité dans le combat contre les schémas doctrinaux, notamment celui sur les sources de la Révélation, qui doit être discuté en premier et qui pose la question du rapport entre Écriture et Tradition. Il y voit, dans la ligne de sa lettre de septembre au secrétaire d’État, un « manuel élémentaire, catalogue d’erreurs, simple juxtaposition sans unité », où les problèmes sont « abordés par des biais mesquins et secondaires » et où les « opinions libres » sont identifiées « soit avec des erreurs condamnées, soit avec des vérités tenues pour acquises⁵⁸ ». Il rejoint ainsi les critiques des experts réformistes en vue, dont il semble cependant se méfier, en raison peut-être des suspicions passées à leur égard, plus sûrement encore pour affirmer la responsabilité éminente des évêques. « Il est gentil, aimable, mais paraît ne vouloir leur devoir rien et montrer qu’il n’a pas besoin d’eux », note le père Congar. Il « ne m’a pas fait signe », regrette le père de Lubac⁵⁹. M^gr Garrone n’en participe pas moins à leurs côtés aux rencontres franco-allemandes initiées le 19 octobre par M^gr Volk, évêque de Mayence, et M^gr Elchinger, coadjuteur de Strasbourg⁶⁰. Il écarte la proposition germanique de rejet pur et simple des schémas préparatoires au profit d’une réécriture en profondeur, comme le font aussi le théologien belge Gérard Philips et M^gr Guerry, convaincu qu’il faut « éviter de mettre le pape dans une situation très délicate [et] rayer d’un trait de plume tout le travail d’une commission, et de quelle commission, celle du Saint-Office⁶¹ ». Il se rallie pourtant à l’idée de demander aux théologiens un schéma alternatif. Mais il vit mal la diffusion vers le 10 novembre du projet Rahner, que l’épiscopat allemand place sous l’autorité des présidents des conférences épiscopales, sollicités en fait a posteriori, au moins le cardinal Liénart, peu soucieux par ailleurs de consulter la « tête théologique » de l’épiscopat français avant de donner son aval⁶². Il pense même « qu’il serait heureux qu’on se désolidarise publiquement du texte Rahner et de la façon de procéder » et le dit lors d’une réunion agitée de l’épiscopat français qui oblige le cardinal Lefebvre à « recommander la sérénité⁶³ ».

15La situation se tend à l’approche du débat dans l’aula. Le 13 novembre, la réunion de la commission doctrinale se déroule dans une « atmosphère effroyable » selon l’archevêque de Toulouse, qui relaie le cardinal Léger et s’oppose au président, le cardinal Ottaviani, et au secrétaire, le jésuite Tromp, hommes clés du Saint-Office, en récusant des schémas étrangers à l’objectif pastoral du concile et en rejetant la relatio introductive⁶⁴. Le débat commence le lendemain et les Français sont offensifs. Le 16 novembre, M^gr Guerry refuse d’opposer doctrine et pastorale, qui doivent au contraire s’éclairer réci-proquement⁶⁵. Le 19 novembre, M^gr Garrone plaide le réalisme pastoral en saluant la brillante intervention de M^gr De Smedt, évêque de Bruges, qui avait parlé avant lui⁶⁶ : « La sollicitude même de tous les peuples exclut toute concession à propos de la vérité, qui seule peut sauver les âmes ; mais la sollicitude même de la vérité nous interdit de faire abstraction des hommes auxquels est adressée la parole de vérité. » Il demande en conséquence d’ajouter un proemium explicatif et de confier la réécriture du schéma à une commission mixte issue de la commission doctrinale et du secrétariat pour l’unité des chrétiens, créé en 1960 par Jean XXIII et placé au rang de commission conciliaire en octobre 1962⁶⁷. Telle est la solution finalement retenue par le pape le 21 novembre, après un vote ambigu, obtenu sur une question mal posée, qui conduisait à poursuivre le débat, alors que la majorité des Pères souhaitait le contraire.

16L’archevêque de Toulouse est aussitôt désigné comme membre de la commission mixte et chargé, lors de la réunion du 25 novembre, de rédiger, en lien avec le cardinal Lefebvre, un proemium pour le nouveau De fontibus revelationis, intitulé désormais De divina revelatione⁶⁸. Il en donne une première version deux jours plus tard puis, tenant compte des critiques, une seconde le 4 décembre, approuvée par la majorité des membres de la commission⁶⁹ : elle prend appui sur la première lettre de saint Jean (1, 2-4) pour présenter l’histoire de la Révélation jusqu’à son accomplissement ultime en Christ par l’Esprit. Mais le chantier est loin d’être clos et, alors que la première session s’achève, M^gr Garrone reste pessimiste et alerte le cardinal Liénart, membre de la commission de coordination, destinée à assurer la continuité durant l’intersession⁷⁰ :

La commission De Fide garde la responsabilité de tous les schémas de la Foi qui n’ont pas été expressément confiés à une commission mixte, comme c’est le cas pour le De fontibus [...]. Il est impossible, Éminence, que cette commission puisse par elle-même reprendre ces schémas selon le vœu de l’assemblée. Et même, pour le De Ecclesia, qu’elle puisse entrer dans la ligne qui a été demandée avec tant d’insistance et de tant de façons, et qui est au cœur même du concile. C’est d’autant plus impossible qu’elle va fonctionner pendant tout l’intervalle avec des éléments romains, car on ne nous a pas parlé avant notre départ de quelque collaboration que ce soit. Nous aboutirons donc à des schémas contre lesquels on se battra plus encore que contre le De fontibus, sans compter la grande déception que cela produira et l’inconvénient d’une opposition qu’on pourrait éviter.

17Le cardinal Liénart, chargé de suivre plus précisément les travaux de la commission théologique, s’efforce de le rassurer en lui confiant la volonté du pape d’obtenir la révision de tous les schémas « dans le sens réclamé par la grande majorité des Pères », sans cacher « les difficultés énormes de l’entreprise » : « Le cardinal secrétaire d’État est venu lui-même me le dire à la procure de Saint-Sulpice, la veille de mon départ [...]. Je suis autorisé à travailler avec vous comme membre de la commission de théologie et avec M^gr Villot comme membre du secrétariat et je devrai tenir le cardinal secrétaire d’État au courant par des rapports qui lui permettraient d’intervenir au besoin pour m’appuyer⁷¹. » Il demande en conséquence à M^gr Garrone de lui suggérer un plan de remaniement du programme conciliaire. L’archevêque de Toulouse s’exécute aussitôt dans la ligne de ses propositions de 1959 et des interventions des cardinaux Suenens et Montini dans l’aula les 4 et 5 décembre : « Ce schéma [De Ecclesia] doit devenir le centre rayonnant de tout le travail conciliaire. Quels que soient les éléments retenus, il faut trouver pour les présenter le mouvement théologique, et non d’abord juridique, qui correspond au but recherché : exprimer l’Église dans sa vérité, intelligible et séduisante pour les hommes d’aujourd’hui. » Il propose en conséquence que « chacun des schémas actuellement existants » devienne un « chapitre d’un schéma général » dont il esquisse le plan en deux versions successives fin décembre 1962 et début janvier 1963⁷².

18Sans jouer un rôle décisif ; M^gr Garrone contribue ainsi, par l’intermédiaire du cardinal Liénart, à la « seconde préparation » du concile, tout en prévoyant l’affrontement entre le parti curial et les réformateurs lors des rencontres de la commission mixte fixées fin février et début mars 1963. Le cardinal Ottaviani, « déchaîné », et le cardinal Ruffini, archevêque de Palerme, tentent effectivement d’imposer leur conception extensive de la Tradition en arguant du vœu pontifical pour censurer le proemium validé le 4 décembre et imposer à M^gr Garrone de le modifier en lien avec le père Tromp et le cardinal Bea, responsable du secrétariat pour l’unité des chrétiens⁷³. Le 2 mars, l’archevêque se confie au cardinal Liénart⁷⁴ :

Nous y avons retrouvé le même climat qui m’avait tant remué lors de la première réunion de la commission De Fide : une véritable mise en demeure, au nom de la « foi », une véritable absence de considération pour la liberté des évêques, bref des procédés inacceptables contre lesquels l’ensemble des évêques a fermement fait front [...] : hier soir, S. E. le cardinal Lefebvre a exprimé avec émotion et courage notre sentiment à tous. C’est une lourde déception pour tous ceux qui voudraient garder l’âme paisible et le jugement froid à l’égard de ces organismes [...]. La bonne volonté de tous est si grande que l’on reste navré de tout cela [...]. Mais nous ne lâcherons pas, même si cela doit être dur.

19Le climat est à peine moins délétère dans les séances parallèles de la commission doctrinale, qui crée cependant une commission de sept membres, dont M^gr Garrone et quatre autres prélats de sensibilité réformiste, pour réviser le De Ecclesia, malmené comme le De fontibus durant la discussion préliminaire de décembre 1962 dans l’aula. L’archevêque de Toulouse, obligé d’accepter la présence parmi les experts du père Congar, dont l’absence surprend les Belges, s’y révèle une fois encore actif pour faire adopter comme base de travail le projet Philips⁷⁵, « plus neutre, moins engagé », et suggérer des inflexions sur la théologie de la Croix, la référence à la Jérusalem céleste ou la relation entre les évêques et les prêtres. Il rejoint aussi, sur proposition de l’évêque de Namur, M^gr Charue, la sous-commission créée pour réfléchir aux rapports entre le pape et le concile⁷⁶.

20En dépit de ces avancées modestes, M^gr Garrone reste sévère sur le fonctionnement des commissions et s’inquiète plus largement de « la marche du travail conciliaire ». Dès son retour de Rome, il se propose d’alerter le cardinal Cicognani, qui « paraît assez accueillant », et demande conseil à M^gr Charue, qui communique son courrier au cardinal Suenens, et au cardinal Liénart, qui l’encourage à agir en lui promettant son appui lors de la réunion de juin de la commission de coordination⁷⁷. Fort de cet engagement, il adresse le 17 avril 1963 une longue lettre au secrétaire d’État : « La démarche que je me permets est audacieuse, peut-être téméraire. Mais ma conscience me l’impose. Je n’en aurais pas le courage si je n’éprouvais la certitude que tout doit être fait pour servir l’impulsion donnée par le souverain pontife et si je ne partageais, Éminence, la grande confiance de chacun de nous en votre personne⁷⁸. » Il attire d’abord son attention sur « les conséquences d’un délai exagéré » : « dépenses démesurées », absence prolongée des évêques « retenus loin de leurs diocèses », « discontinuité dans le travail », diminution « du nombre des présences », « remise à des organismes non conciliaires des décisions prises ou à prendre », « désintéressement progressif du peuple chrétien ». Il propose en conséquence de limiter le nombre des interventions dans les congrégations générales (maximum fixé d’avance, priorité donnée aux représentants des conférences épiscopales, une seule prise de parole des cardinaux pour chaque schéma) et de réduire leur durée (sept minutes, suffisantes « pour qui a quelque chose à dire »). Il demande aussi de rendre le travail des commissions plus efficace (règlement strict, suivi des tâches, secrétaires « qualifiés et appointés », matériel) et, en premier lieu, celui de la commission doctrinale. « Ici, Éminence, il me faut beaucoup de courage pour parler [...], mais l’enjeu est trop grave », confesse M^gr Garrone :

a) je pense qu’il faudrait à cette commission un second vice-président : le cardinal président [Ottaviani] est très occupé, le vice-président [Browne] est timide. La commission aurait besoin d’un deuxième vice-président énergique et ayant autorité, sachant s’imposer au nom de la commission à certains moments où l’autorité du président se fait discrétionnaire.
b) Cette commission devrait, plus qu’aucune autre, être soumise à un règlement rigoureux, comme il a été dit plus haut. Il est très douloureux de dire, mais il faut le dire  et c’est la moindre de nos épreuves dans cette commission –, que l’on use des évêques, relativement à leur emploi du temps, avec une désinvolture inacceptable, les convoquant, semble-t-il, seulement quand la congrégation peut ajouter à son programme une « heure supplémentaire ». On peut se demander si nous ne sommes pas victimes d’une véritable « opération de retardement » dans le travail du concile. C’est la dure expérience faite au cours du mois de mars par les évêques, dont je suis sûr d’exprimer la pensée.
c) Enfin, pour aller jusqu’au bout, le changement de secrétaire ou l’intervention d’un second secrétaire à égalité de pouvoirs est pour cette commission une question de vie ou de mort. Le secrétaire actuel [Tromp] est âgé ; il a ses habitudes, ses options de pensée ; il supporte visiblement mal le régime et l’orientation du concile. On ne peut pas dire – ce jugement n’est pas une condamnation – que les Pères du concile aient en lui l’instrument qu’ils sont en droit d’attendre. Pratiquement, si la commission a pu remplir sa tâche pendant les dures semaines du mois de mars, elle l’a dû au savoir-faire et au dévouement de M^gr Philips, qui a fait pratiquement office de secrétaire et s’est imposé par son autorité discrète.

21L’archevêque de Toulouse doit se contenter d’un accusé de réception de M^gr Felici, secrétaire général du concile, auquel le substitut Dell’Acqua a envoyé la lettre, et supporter à nouveau les tensions de la commission doctrinale en mai 1963, ce qui l’incite à se tourner une fois encore vers le cardinal Liénart dans la perspective du conclave qui verra l’élection du successeur de Jean XXIII⁷⁹ :

L’émotion si extraordinaire et si universelle suscitée dans le monde par la disparition du souverain pontife est évidemment liée à tout ce que le concile lui-même a soulevé d’espérance. Si, à travers cette élection, on ne « sauve » pas ce concile lui-même et on ne prévient pas les manœuvres contre lui, certainement on paralysera une volonté providentielle qui crée à l’Église présentement les plus impérieux devoirs. Vous me pardonnerez, Éminence, de vous dire ces choses dont je ne suis pas le juge, mais je pense que votre bienveillance me le permet, et c’est ma conscience qui me pousse.

22De fait, le choix de Paul VI et la convocation de la seconde session rendront possibles des améliorations partielles dans le sens que M^gr Garrone avait préconisé⁸⁰. À la veille de celle-ci, les 26 et 27 septembre 1963, il participe à Florence à une rencontre officieuse sur les schémas doctrinaux avec des représentants de l’épiscopat italien, dans le prolongement des échanges amorcés, non sans méfiance, en novembre 1962⁸¹. Elle débouche sur une proposition d’insertion du De divina revelatione dans le De Ecclesia pour réduire le nombre de schémas et surmonter les controverses sur les deux sources de la Révélation⁸². M^gr Garrone s’en fait l’écho dans l’aula dès le 1^er octobre au cours du débat inaugural de la session en proposant d’ajouter au De Ecclesia un paragraphe sur la Tradition, dont une approche séparée de celle de l’Église nourrit les difficultés de compréhension. Il suggère aussi d’intégrer le schéma sur la Vierge, qui ne doit pas faire l’objet d’élaborations théologiques inédites, mais trouver sa place dans le texte consacré à l’objet central du concile, d’insister sur le Règne de Dieu et la dimension missionnaire de l’Église en lien avec sa dimension eschatologique et de mettre en relief le thème de la collégialité⁸³. Avec nombre d’évêques français, l’archevêque de Toulouse, qui demande au père Congar des matériaux sur la Tradition⁸⁴, reste fidèle à cette position, rejetée par les Allemands qu’il rencontre dans le groupe de « stratégie conciliaire » de NN. SS. Volk et Elchinger et par la commission de coordination, favorable à un schéma séparé sur la Parole de Dieu. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne participe pas à la sous-commission chargée en mars 1964 de réviser le texte, malgré le souhait de M^gr Charue, et ne joue ensuite qu’un rôle marginal dans la mise au point de la constitution Dei Verbum qui garde cependant trace du proemium initial dans son premier chapitre⁸⁵.

23M^gr Garrone occupe en revanche une place plus décisive dans la réélaboration du De Ecclesia. Il agit comme membre de la « commission des sept », dont le rôle est important pour sortir le texte de l’impasse après la première session, et de plusieurs sous-commissions, du printemps 1963 au printemps 1964. Il s’occupe notamment de la préparation du chapitre II De Populo Dei, du tri des amendements après le débat d’octobre 1963, de l’écriture du nouveau chapitre VII sur le caractère eschatologique de l’Église, de la révision du chapitre III sur la collégialité, de la demande des religieux de faire l’objet d’un chapitre spécifique et de la définition de la Vierge comme médiatrice⁸⁶. Et à l’automne 1964, c’est lui qui est chargé de présenter aux Pères le chapitre II en justifiant le traitement du Peuple de Dieu avant la hiérarchie, tâche dont il s’acquitte avec succès dans une relatio que le père de Lubac juge « simple, objective, claire⁸⁷ ».

24L’archevêque de Toulouse, que d’aucuns jugent moins « actif » et moins « tacticien » en commission que ses collègues belges et allemands⁸⁸, impose ainsi peu à peu son autorité et plusieurs de ses interventions ont un réel écho. Il « est très bien écouté, bien qu’il soit presque midi », le 5 novembre 1963 lorsqu’il s’exprime sur le schéma De episcopis pour critiquer son approche théorique, demander l’insertion dans le développement de l’appendice prévu sur les relations entre les évêques et les congrégations romaines et promouvoir une action collective des évêques entre eux et avec le Saint-Siège, une « nécessité vitale » dans un monde complexe, toujours plus socialisé⁸⁹.

25Quelques jours plus tard, à propos du De œcumenismo, il se refuse à réduire l’œcuménisme à un sentimentalisme soucieux de ne pas blesser les « frères séparés » et le relie au mystère de la foi, source d’unité, et de la charité, qui purifie la foi, dans un « très beau texte donné de façon très intérieure et très religieuse, mais d’un ton un peu pleurard », au jugement du père Congar⁹⁰. Il prépare ainsi l’aula à ses deux interventions les plus remarquées, qui prennent place au cours de la troisième session.

26La première, le 25 septembre 1964, porte sur la liberté religieuse, une source de divergences à l’intérieur de la majorité et un enjeu décisif pour la minorité, que M^gr Garrone tente de désamorcer en abordant de front la signification de l’évolution historique de la doctrine : « Nous ne nions pas l’apparence de la contradiction, mais nous en repoussons légitimement la réalité⁹¹. » Contre les tenants de l’intangibilité des productions magistérielles du xix^e siècle opposées à la tolérance et à la liberté religieuses, notamment le Syllabus, il incite à replacer ces documents dans leur contexte et à évaluer les transformations qui ont eu lieu depuis leur rédaction dans la conception de l’État, la notion du bien commun, appréhendée à l’échelle internationale, et la société, marquée par le pluralisme. Il est donc normal que l’Église prenne acte de ce changement de perspective, qui ne débouche pas sur une discontinuité de son enseignement, mais sur un approfondissement doctrinal : « Avec le progrès dans la connaissance de l’Évangile, les idées de justice et de dignité de la personne humaine qui s’y trouvent sont plus clairement perçues. Au siècle dernier, l’Église ressentait surtout la nécessité de condamner les aspects objectivement les plus dangereux du libéralisme ; aujourd’hui, [elle] considère plus attentivement et de façon concrète les droits de la personne humaine. » Les principes (droit de la vérité, obligation de la rechercher) sont saufs. Les situations, elles, ont bougé. Il n’y a donc pas contradiction entre le projet de déclaration sur la liberté religieuse et les textes antérieurs, « mais évolution et application diverse des principes immuables à la réalité changeante de l’histoire⁹² ». M^gr Garrone va cependant plus loin en admettant une contradiction dans la mise en œuvre des principes, tout en demandant de tenir compte « du contexte social de chaque époque » et du « progrès dans la perception des notions morales » : « L’Église, étant composée d’hommes jusqu’à son sommet, reconnaît s’être trompée quelquefois par fragilité humaine et n’hésite pas à en faire pénitence. » Ce dernier aspect n’est toutefois retenu que partiellement dans le schéma, tandis que la quaestio historica suscite bien des hésitations parmi les Pères qui tendent aussi à édulcorer leurs conclusions⁹³.

27La seconde intervention marquante de 1964 ne porte pas sur la doctrine, mais sur la réforme de la curie, clé de l’application du concile. Le 17 novembre, en effet, en approuvant le schéma De institutione sacerdotali, il attire l’attention des Pères sur l’adaptation nécessaire de la Congrégation des séminaires et universités, symbole de la sclérose de l’appareil administratif romain sous la direction du vieux cardinal Pizzardo⁹⁴ :

La première proposition confie aux conférences épiscopales le soin de l’organisation de la formation des séminaristes. Il doit en résulter des conséquences importantes pour la Congrégation des séminaires. La tâche de cet organisme va être augmentée et transformée. Elle va devenir notamment le lieu de rencontre des diverses institutions locales, autonomes, mais non indépendantes, et qui doivent collaborer entre elles plus étroitement que dans le passé. Il faudrait donc ajouter à cette première proposition un vœu pour la rénovation de la Congrégation des séminaires. Celle-ci devrait être capable de percevoir les besoins nouveaux ; il faudrait pour cela qu’elle sorte du domaine intemporel et plutôt négatif et qu’elle soit reliée à la Congrégation chargée des prêtres. Elle devrait être également capable de suivre le progrès des sciences, de percevoir les liens entre les diverses disciplines et la hiérarchie des problèmes. Des experts de toutes les régions du monde, connaissant les situations diverses et vraiment spécialistes des sciences sacrées et sociales, devraient assister cet organisme.

28Le pape Paul VI a-t-il encouragé cette intervention, comme des évêques le disent⁹⁵ ? Il est délicat de l’affirmer, mais son écho est certain, d’autant que M^gr Garrone semble accéder à cette occasion à une maîtrise inédite : « La voix est calme, beaucoup plus ferme qu’à la première session, et tout tombe au point précis, et de plus en plus dru », note M^gr Le Cordier⁹⁶. Elle témoigne en tout cas de son assurance, tout autant que de l’intérêt qu’il porte à la question du clergé, qui revêt une urgence spéciale en France. Il souhaiterait en effet améliorer le schéma De ministerio et vita presbyterorum, dont il regrette l’articulation insuffisante sur le De Ecclesia, qui peut seul fonder son autorité en tant que constitution dogmatique et qui opère un « renversement de la perspective traditionnelle » en situant le sacerdoce du prêtre par rapport au sacerdoce de l’évêque : « [Le prêtre] est ainsi tiré théologiquement de cette solitude dans laquelle jusqu’ici nos habitudes d’esprit le plaçaient. Je suis convaincu pour mon compte que l’arracher à cette solitude théologique, c’est poser la première pierre de la reconstruction de son être », écrit-il à la fin de la troisième session⁹⁷. Il revient sur ce thème l’année suivante et envisage de l’évoquer dans l’aula. Mais il y renonce pour ne pas heurter le rapporteur du schéma, M^gr Marty, qui privilégie la mission à la source de l’être sacerdotal, et se contente de transmettre une remarque écrite⁹⁸. Il est vrai aussi qu’il est alors mobilisé en priorité par la mise au point du schéma XIII, confiée par le pape Paul VI lui-même.

Au service du schéma XIII

29Le projet de schéma sur « l’Église dans le monde de ce temps », absent du programme initial du concile, tire son origine du « Message au monde » d’octobre 1962, des propositions du groupe informel « Jésus, l’Église et les pauvres » sur les questions « qui angoissent le monde d’aujourd’hui » et de la suggestion de réflexion anthropologique du cardinal Liénart⁹⁹. Il prend forme en janvier 1963 et connaît un parcours chaotique, lié à l’état d’impréparation du dossier, à la complexité des thèmes abordés et à la nouveauté de leur traitement dans le cadre d’un concile. M^gr Garrone participe au travail préparatoire à partir de mai 1963 comme membre de la commission mixte formée par la commission doctrinale et la commission pour l’apostolat des laïcs et travaille sur le proemium et le premier chapitre, avec l’aide du père Congar. Mais la commission de coordination écarte la version proposée et confie la rédaction d’un nouveau projet à une équipe belge autour du cardinal Suenens, sans informer la commission mixte. M^gr Garrone, dont les relations avec l’archevêque de Malines sont distantes¹⁰⁰, est irrité par cette démarche et contribue au rejet du « schéma de Malines » lors de la réunion de la commission mixte en novembre 1963. Il lui reproche de ne pas être assez concret pour répondre aux attentes du monde, tenues pour prioritaires, alors que les rédacteurs avaient eu le souci de pas engager l’Église dans des solutions pratiques à des problèmes évolutifs, une interrogation récurrente jusqu’au terme de la quatrième session¹⁰¹. Mais il ne participe pas à la sous-commission centrale qui est aussitôt chargée de réécrire le texte et qui amorce le passage de relais aux Français, même s’il faut se garder de simplifier le processus d’élaboration de la future constitution Gaudium et spes.

30M^gr Garrone suit néanmoins le dossier et réagit au nouveau projet, malmené par ceux qui le trouvent humaniste plus que théologique, lors de la réunion de la commission mixte de mars 1964 en posant une fois encore la question du style adéquat, commandé par les destinataires, des chrétiens indifférents aux problèmes du monde et des non-chrétiens étrangers à la dimension spirituelle de la vie. Il est alors adjoint à la sous-commission sur la personne et consulté par la sous-commission de la vie économique et sociale où M^gr Ancel travaille avec le chanoine Haubtmann, ancien aumônier national de l’Action catholique ouvrière, professeur à l’Institut catholique de Paris et directeur du Bureau d’information religieuse de l’épiscopat français. En juin 1964, il insiste devant la commission mixte pour que le paragraphe consacré à la valeur des réalités terrestres et des activités humaines souligne mieux le devoir des chrétiens d’agir dans le monde¹⁰². Mais le mois suivant, il écarte la proposition du cardinal Liénart, convaincu que le projet « aurait besoin d’être complètement repensé et refondu », de créer un groupe de travail pour « essayer de produire un nouveau texte qui pourrait être proposé au concile au nom des évêques de France collectivement¹⁰³ » et défend une démarche réaliste¹⁰⁴ :

Il faut éviter la catastrophe que serait le rejet. C’est à cela que tend une certaine action souterraine, assez intense présentement, et qui plaiderait pour qu’on se contente d’un quelconque message au monde [...]. Je suis prêt pour mon compte à collaborer à une révision ou à un perfectionnement certainement opportun, mais j’hésiterais, Éminence, après l’expérience du travail déjà accompli, à considérer comme prudent un bouleversement radical, lequel équivaudrait présentement à un rejet. Nous sommes là sur un terrain où le concile doit parler, mais où certains font réellement obstacle.

31Conformément à cette orientation, il élabore au cours de l’été 1964 une introduction générale pour définir l’attitude dialogique de l’Église, qui entend prendre au sérieux les « signes des temps » et les évaluer « en toute loyauté » à la lumière de la foi (continuité entre le monde présent et le monde à venir, présence du péché) : « Ce monde des hommes, c’est nous-mêmes, nous en sommes ; le fait d’être d’Église, loin de nous en séparer, nous mêle plus strictement, nous crée des devoirs essentiels de collaboration¹⁰⁵. » En septembre, peu avant la troisième session, il prend la présidence de la nouvelle sous-commission théologique, créée sous l’autorité du président de la sous-commission centrale, M^gr Guano, évêque de Livourne, pour réviser le texte avec la sous-commission des signes des temps. C’est donc sans surprise qu’il intègre le 16 novembre, avec sept autres collègues, la sous-commission centrale. Quelques jours plus tôt, le 23 octobre, il avait pris la parole sur le schéma dans l’aula pour rappeler les défis posés à l’Église par la nouveauté du monde (transformations sociales, croissance démographique, forces de destruction, athéisme militant et pratique) et l’inviter à agir par la réflexion théologique, la collaboration avec les hommes de science et l’engagement des fidèles¹⁰⁶.

32M^gr Garrone s’impose ainsi comme l’un des principaux protagonistes du schéma XIII. En décembre 1964 et janvier 1965, il suit la révision des trois premiers chapitres avec M^gr Gonzales Moralejo, auxiliaire de Valence, M^gr Poma, évêque de Mantoue, et M^gr Wojtyła, archevêque de Cracovie, et reste en lien avec M^gr Haubtmann, nouveau rédacteur principal du document¹⁰⁷. Il aide ce dernier à se situer dans l’univers conciliaire qu’il maîtrise encore mal, l’encourage à travailler à Paris comme il le souhaitait et non à Rome et le met en relation avec des théologiens de divers pays. Fin janvier et début février 1965, il participe à la session de travail d’Ariccia où le projet Haubtmann suscite nombre de critiques, notamment celles de M^gr Wojtyła dont les requêtes sont jugées recevables par l’archevêque. La sous-commission théologique se divise alors en quatre groupes, dont un porte sur l’athéisme : M^gr Garrone le dirige avec le souci de ne pas « polariser » sur cet aspect¹⁰⁸. Mais la rencontre romaine de la sous-commission centrale qui suit ces débats ne permet pas de réduire l’insatisfaction diffuse. L’instance renouvelle toutefois sa confiance à M^gr Haubtmann, toujours soutenu par M^gr Garrone, en dépit des réserves de théologiens comme le père Congar qui ne le trouve pas à la hauteur des enjeux et juge son texte « un peu léger » avec ses « généralités » et ses « slogans » portant la marque de l’action catholique française¹⁰⁹. Une nouvelle révision est engagée pour préparer le document qui sera discuté au cours de la dernière session et suscite le mécontentement des théologiens et des évêques allemands, inquiets du déficit d’ancrage théologique et de la tonalité optimiste face au monde.

33C’est dans ce contexte que M^gr Garrone, qui avait commencé à élaborer en août 1965 la relatio de la première partie¹¹⁰, est appelé le 5 septembre à remplacer M^gr Guano, malade, pour présenter le schéma aux Pères et prendre de fait la présidence de la sous-commission centrale par une décision personnelle de Paul VI, soucieux de conclure une démarche scrutée par l’opinion publique¹¹¹. Il essaie aussitôt de rassurer les Allemands en participant le 17 septembre au groupe de « stratégie conciliaire » et élabore dans l’urgence la relatio generalis qui lui vaut les applaudissements de l’assemblée le 21¹¹². Il souligne l’ampleur du travail accompli dans la voie d’une anthropologie chrétienne et présente l’économie du document en insistant à la fois sur la continuité et l’accueil des modifications voulues par les Pères afin de désarmer la méfiance avant de se situer, en conclusion, dans l’optique de l’encyclique Ecclesiam suam du 6 août 1964¹¹³. Il prépare ensuite le futur travail de révision en structurant, sous l’autorité de la commission mixte, dix sous-commissions, dont la sous-commission centrale et la sous-commission sur l’activité de l’homme dans l’univers – thème controversé – dont il se réserve la direction. Il contribue aussi au débat par deux interventions à titre personnel. Le 28 septembre, il propose d’approfondir le schéma à partir de la théologie de la création, trop méconnue dans son implication de dépendance « essentielle et permanente de toutes choses par rapport à Dieu », et de la « continuité entre le monde présent et le monde à venir », fondée sur la charité¹¹⁴. Le 6 octobre, il suggère de mieux marquer le lien entre la justice et la paix que trop de personnes tendent à réduire à l’absence ou à la peur de la guerre¹¹⁵.

34Au final, M^gr Garrotte doit écouter de multiples critiques. Les évêques français eux-mêmes expriment en privé des désaccords sur la longueur du texte, sa forme ou sa théologie et regrettent « l’obstination » de l’archevêque et du rédacteur principal, qui « tiennent à ce texte comme à la prunelle de leurs yeux », d’après le recteur du Collège belge rapportant des propos de M^gr Etchegaray, directeur du secrétariat pastoral de l’épiscopat, et du chanoine Martimort¹¹⁶. La squadra belga le persuade d’ailleurs de renoncer à poser les questions d’orientation qu’il avait préparées et qu’elle juge ambiguës ou imprudentes¹¹⁷. Il se contente dès lors, dans sa relatio conclusive du 8 octobre, de défendre le projet contre les accusations portant sur sa philosophie, son naturalisme ou son optimisme et s’engage à clarifier les équivoques et à préciser les aspects relatifs au mystère chrétien¹¹⁸.

35Commence alors une phase de révision à marche forcée, compte tenu de la proximité de la fin du concile. M^gr Garrone suit de près la démarche en lien avec la commission mixte, les sous-commissions et le comité de rédaction, constitué surtout par M^gr Haubtmann et le père Tucci, avec des collaborateurs ponctuels comme les pères Hirschmann et Daniélou, au grand dam de leurs confrères Congar et de Lubac, tenus à l’écart¹¹⁹. Mais il bénéficie aussi de l’aide appréciable des Belges et d’abord de M^gr Philips, que M^gr Prignon et M^gr Charue désignent comme l’homme clé de la mise au point du schéma, même s’il doit se retirer fin octobre, épuisé par la « cadence accélérée¹²⁰ ». L’essentiel est alors acquis pour le nouveau débat prévu in aula mi-novembre. M^gr Garrone demande cependant à la sous-commission centrale le droit pour le comité de rédaction de revoir le texte, dont les retouches successives ont affaibli la cohérence. Elle accepte sous réserve de valider les modifications importantes et de ne pas laisser « M^gr Haubtmann refaire les textes à sa façon ». Le 3 novembre, le cardinal Ottaviani annonce que le pape confie à l’archevêque de Toulouse la responsabilité complète du schéma. Celui-ci demande aussitôt à NN. SS. Ancel, Charue et Schröffer de former un groupe pour l’aider dans sa mission¹²¹. Le 7, il est reçu par Paul VI qui approuve ce choix, attire son attention sur des points délicats (athéisme et communisme, bien commun universel, guerre et paix, contrôle des naissances) et l’invite à le rencontrer quand il le veut et à rester en contact avec lui par l’intermédiaire de son ancien théologien personnel, auxiliaire à Milan, M^gr Colombo¹²². Les réunions des commissions se poursuivent jusqu’au 11 et le comité de rédaction, « sous la direction constante de M^gr Garrone, travaille [...] presque sans répit, à un rythme exténuant, la dernière nuit jusqu’à cinq heures du matin¹²³ ».

36Les deux parties du schéma, sensiblement transformé pour assurer un large consensus, sont distribuées aux Pères les 12 et 13 novembre. Mais l’absence de condamnation explicite du communisme, demandée par la pétition, ignorée en apparence, du Coetus internationalis Patrum, catalyseur de la minorité, provoque le dépôt d’une plainte auprès du tribunal du concile¹²⁴. Le 15, la commission mixte réplique en insérant un commentaire sur la signification pastorale du paragraphe sur l’athéisme dans la relatio generalis de M^gr Garrone, aussitôt pris à partie par les journaux conservateurs italiens, comme Il Tempo¹²⁵. Mais la majorité des Pères accueille favorablement le texte, tout en déposant de nombreux modi. Devant l’urgence, M^gr Garrone reçoit l’aide de M^gr Heuschen, auxiliaire de Liège, et du Collège belge, qui supplée le Séminaire français, pour les trier et les distribuer aux sous-commissions concernées au fur et à mesure de la discussion¹²⁶. Du 22 au 27, la commission mixte siège chaque jour pour achever la révision, non sans tensions autour du communisme et du contrôle des naissances. Sur le premier, le pape confirme le refus de toute condamnation explicite, mais un compromis est esquissé par la rédaction d’une note évoquant les censures antérieures, jointe à la reconnaissance, dans la relatio generalis, des erreurs commises par la commission à propos des amendements du Coetus¹²⁷. Sur le second, Paul VI tente d’imposer des modi restrictifs qui déclenchent une vive inquiétude, alors que la commission pontificale chargée d’étudier le problème n’a pas rendu son avis¹²⁸. Les Belges pressent M^gr Garrone de demander audience au pape. Il s’y résout difficilement, sous l’influence de M^gr Charue, mais « parle clair et assez ferme » devant lui le 26 novembre, en présence des cardinaux Tisserant et Cicognani et de NN. SS. Dell’Acqua et Felici¹²⁹.

37Le 2 décembre, l’archevêque de Toulouse peut enfin lire in aula sa dernière relatio, préparée au Collège belge avec M^gr Heuschen et le chanoine Heylen¹³⁰. Dans la nuit, alerté par M^gr Haubtmann, il avait dû réagir à la manœuvre de M^gr Felici, qui n’est pas insensible aux thèses du Coetus, pour ajouter la mention du « communisme athée » sur les épreuves de la Polyglotte vaticane¹³¹. Il n’est pas encore au bout de ses peines, puisque le secrétaire d’État lui demande, le 3, de prendre en compte des substitutions de mots suggérées au pape sur les fins du mariage : il est prêt à accepter, mais M^gr Prignon l’en dissuade et il rédige une fin de non-recevoir avec M^gr Heuschen¹³². Le problème majeur est toutefois lié à la distribution, le même jour, d’un texte signé par dix Pères, dont le cardinal Spellman, archevêque de New York, invitant l’assemblée à refuser le chapitre sur la paix, voire tout le schéma, en raison du passage sur l’arme nucléaire, lu comme une condamnation des États-Unis. Le nombre de votes négatifs sur ce chapitre incite M^gr Garrone et M^gr Schröffer, président de la sous-commission concernée, à préparer une réponse avec l’aval de Paul VI. Elle prend la forme d’une lettre aux présidents des conférences épiscopales pour rétablir l’interprétation correcte du texte qui ne nie pas la valeur momentanée de la dissuasion, mais exclut la course aux armements comme « voie sûre pour le ferme maintien de la paix¹³³ ». La route est ouverte dès lors au vote définitif du schéma le 6 décembre puis à sa promulgation le 7, veille de la clôture du concile. Avec calme et efficacité, au prix d’un labeur harassant, M^gr Garrone conduit ainsi à bon port le plus long document conciliaire, l’un des plus attendus, l’un des plus discutés aussi. Il maintient le cap, aidé et parfois orienté par l’équipe du Collège belge, et assure avec M^gr Haubtmann sa cohérence, en dépit de l’origine disparate des deux parties, de l’ampleur des remaniements et des manœuvres sur les questions les plus sensibles, y compris de la part du pape, soucieux d’aboutir et de créer l’unanimité, dont il ne perd cependant jamais la confiance¹³⁴.

38Il n’est donc pas étonnant que Paul VI l’appelle à Rome dès janvier 1966 pour être pro-préfet de la Congrégation des séminaires et universités, bientôt transformée en Congrégation pour l’éducation catholique : le lien est évident avec l’intervention du 17 novembre 1964. Premier évêque résidentiel non italien nommé à la tête d’un dicastère romain, créé cardinal en juin 1967, il devient préfet en titre en janvier 1968 après deux ans d’une cohabitation pesante avec le cardinal Pizzardo, qui n’est pas sans rappeler son rôle aux côtés du cardinal Saliège¹³⁵. Il garde ce poste jusqu’en 1980 et mène à terme la révision des normes de formation du clergé dans le contexte de crise des Églises occidentales, de chute des vocations et de contestation de l’identité sacerdotale¹³⁶. Dans le même temps, il s’efforce d’expliquer et de justifier Vatican II, sans nier ses imperfections, ni les abus dont il est l’occasion ou le prétexte, comme il le suggère en prenant la défense du Paysan de la Garonne de Jacques Maritain face aux réserves du père Congar¹³⁷. Dès la fin du concile, il en esquisse l’histoire et les lignes directrices et procure des éditions françaises commentées des constitutions Lumen gentium et Gaudium et spes, définies comme les clés de voûte de l’édifice¹³⁸ :

Gaudium et spes n’a pas la densité doctrinale de la constitution sur l’Église. [Elle] explore pour ainsi dire la réalité du monde en trop d’aspects contingents pour avoir constamment la rigueur définitive de la constitution dogmatique Lumen gentium. Mais cette constitution même n’aurait pas sa pleine justification dans le contexte conciliaire et n’obtiendrait pas pleinement tous ses effets si elle ne trouvait dans Gaudium et spes cette issue vers la réalité des hommes qui était le vœu et la volonté initiale du pape et du concile [...]. Tout se passe comme si le renouvellement, le rajeunissement de la théologie de l’Église avaient précisément préparé les conditions favorables à un dialogue de cette Église avec le monde.

39Dans les années suivantes, le nouveau cardinal s’interroge sur la crise de l’Église, en faisant la part des déstabilisations liées au concile et des inquiétudes légitimes, alors que la « liberté est devenue bien souvent licence », mais en invitant sans cesse les catholiques à « se remettre dans le courant authentique du concile », à « s’appuyer fortement sur le corps des vérités essentielles de la foi » et à prier, « trois lois d’urgence » formulées en 1972¹³⁹. Marqué par la dissidence de M^gr Lefebvre et mêlé par ses fonctions à sa condamnation¹⁴⁰, il insiste ensuite, à l’approche du vingtième anniversaire, sur la « grâce du concile ». Il met en avant son « extraordinaire unité », qui était imprévisible dans les tâtonnements initiaux et les soubresauts des sessions successives, mais qui s’impose à lui rétrospectivement : « L’Église devait se redire ce qu’elle était pour pouvoir engager avec le monde un dialogue qui est la condition de son salut. L’unité de ces années de travail avait là sa source », explique-t-il en 1986 lors du colloque organisé par l’École française de Rome¹⁴¹.

40Du votum de 1959 à la promulgation de la constitution pastorale Gaudium et spes en 1965, le parcours conciliaire de M^gr Garrone, dont la personnalité et le rôle s’affirment de session en session, se caractérise par une réelle cohérence au service de l’aggiornamento demandé par le pape Jean XXIII. Dès le début, il centre sa réflexion sur l’Église, dans une double approche ad intra et ad extra qui devient la ligne directrice du concile au terme de la première session, incertaine et inquiète, sur la suggestion des cardinaux Suenens et Montini. Présent dès les premières batailles décisives, porté par une préoccupation pastorale qui s’enracine dans ses expériences françaises et n’entre pas en contradiction avec la fermeté doctrinale héritée de sa formation romaine¹⁴², il reste jusqu’au terme de sa vie fidèle au projet de Vatican II dont il proclame l’unité profonde à la lumière des soubresauts de la période post-conciliaire.

Annexes

Annexe 1 – Repères biographiques

411901 (12 octobre) – Naissance à Aix-les-Bains.

421911-1918 – Études secondaires au collège Notre-Dame de la Villette.

431918 (octobre) – Étudiant au Séminaire français de Rome.

441925 (11 avril) – Ordination sacerdotale dans la basilique Saint-Jean de Latran.

451925 – docteur en théologie de l’Université pontificale grégorienne.

461925-1926 – Enseignant au collège Notre-Dame de la Villette. Préparation de la licence ès lettres à l’Université de Grenoble.

471926 (octobre) – Professeur au grand séminaire de Chambéry.

481930 – Diplôme d’études supérieures de philosophie à l’Université de Grenoble.

491939 (septembre) – Capitaine au 97^e régiment d’infanterie alpine.

501940 (juin)-1945 (mai) – Prisonnier de guerre en Allemagne puis en Autriche (Oflag XVII A).

511945 – Supérieur du grand séminaire de Chambéry et directeur de l’enseignement libre.

521947 (24 avril) – Archevêque titulaire de Lemnus et coadjuteur de M^gr Saliège, archevêque de Toulouse.

531947 (24 juin) – Sacre épiscopal dans la cathédrale de Chambéry.

541954 (août) – Rédaction du nouveau directoire de la Mission de France.

551954 (automne) Prise en charge de l’administration du diocèse de Toulouse.

561956 (5 novembre) – Archevêque de Toulouse.

571958 (printemps) – Président de la commission épiscopale du clergé et des séminaires et de la commission épiscopale des milieux indépendants.

581959-1960 – Responsable de la préparation de la quatrième assemblée plénière de l’épiscopat français.

591960 (31 août) – Membre de la commission conciliaire préparatoire pour l’apostolat des laïcs.

601961 (automne) – Président de la commission épiscopale du clergé et des séminaires et de la région apostolique du Midi.

611962 (20 octobre) – Membre élu de la commission théologique conciliaire.

621964 (18-19 mai) – Vice-président du conseil permanent de la Conférence épiscopale française.

631966 (26 janvier) – Pro-préfet de la Congrégation des séminaires et des universités.

641966 (5 mars) – Archevêque titulaire de Turres in Numidia.

651967 (26 juin) – Cardinal-prêtre de Sainte-Sabine.

661968 (17 janvier)-1980 (15 janvier) – Préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique.

671982 (20 mai)-1988 (19 avril) – Président du comité de présidence du Conseil pontifical de la culture.

681985 (novembre) – Exposé introductif devant le synode extraordinaire des évêques convoqué à Rome pour le vingtième anniversaire de Vatican II.

691994 (15 janvier) – Décès à Rome.

701994 (18 janvier) – Messe de funérailles dans la basilique Saint-Pierre de Rome.

711994 (28 mars) – Inhumation dans la chapelle du Séminaire français de Rome.

Annexe 2 – Interventions orales (1962-1965)

Annexe 3 – Remarques écrites (1962-1965)

Annexe 4 – Rapports présentés dans l’aula conciliaire