1Les relations entre la France et Rome furent orageuses de l’an 800 à 1789, pour faire bref. Avec la Révolution, elles devinrent tumultueuses, « wagnériennes », si l’on peut dire. Il n’est pas nécessaire d’en dire plus pour rappeler, en contrepoint, le paradoxe qui existe dans le titre proposé à l’Église de France d’être la « Fille aînée de l’Église » depuis le baptême de Clovis en 498. Les papes du xx^e siècle – mis à part Pie XI peut-être – nourrirent envers la France républicaine, anticléricale et néo-gallicane une admiration historique, faisant quasiment fi des ruptures et des procès en sorcellerie. Elle alla jusqu’à la manifestation d’un vigilant attachement. Au lendemain de la Grande Guerre qui, dans la violence inouïe, « rouvrit les cieux » et fortifia cette « religion personnelle » chère au père Léonce de Grandmaison, Pie XI canonisa successivement Jeanne d’Arc (1920), Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, le curé d’Ars (1925) et Bernadette Soubirous (1933). Le cardinal Pacelli se rendit à Lisieux du l^er au 11 juillet 1937 pour la dédicace de la basilique en tant que légat extraordinaire. Ce voyage liturgique fut l’occasion d’une rencontre avec les autorités civiles. Et le 13 juillet, il prononçait en chaire de Notre-Dame le fameux discours sur la vocation de la France : « Le passage de la France à travers les siècles est une vivante illustration de cette grande loi de l’Histoire de la mystérieuse et pourtant évidente corrélation entre l’accomplissement du devoir naturel et celui de la mission surnaturelle d’un peuple. »

2« Soyez fidèles à votre traditionnelle vocation. » Quarante-quatre ans plus tard, Jean-Paul II, au Bourget, apostropherait la foule : « France, Fille aînée de l’Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » De la confiance exprimée par le futur Pie XII en 1937 à l’interrogation inquiète du jeune Jean-Paul II en 1980, on mesure la difficulté des relations entre Rome et la France face à la mutation de l’Église de France et à la contribution à l’œuvre de Vatican II.

La compassion et le scepticisme (1940-1945)

3L’étrange défaite française de 1940 ne laissa pas d’étonner le Saint-Siège. Les conditions de l’armistice parurent dures¹ et la disproportion entre le 11 novembre 1918 et le 22 juin 1940 fut relevée, sauf les dispositions concernant la flotte. Mais ce fut moins l’étendue de la défaite militaire, donc technique, qui frappa Pie XII que la défaite morale qui s’ensuivit : « Où est donc, s’inquiéta le pape, le patriotisme français² ? » Le bastion avancé de la lutte contre le nazisme venait de tomber et le Saint-Siège considérait que la France n’avait plus les moyens de continuer un combat qui la dépassait. Jusqu’en septembre 1940, il nourrit des espoirs de paix auxquels le début de la bataille d’Angleterre mit fin. Et, à partir de cette date, il reporta sur celle-ci sa confiance dans une force susceptible d’enrayer les avancées militaires du nazisme. Wladimir d’Ormesson le note avec force : le Saint-Siège n’était en rien philonazi³. La germanophilie de Pie XII n’impliquait en rien qu’il fût favorable à l’idéologie hitlérienne, tant s’en faut. Mais, dès juin 1940, le Saint-Siège se trouva plongé dans une situation que rien ne pouvait laisser prévoir : l’avance allemande, l’incertitude du point où s’arrêterait Hitler, la connivence entre Hitler et Mussolini dans une alliance qui ressuscitait, sur les murs de Rome, des slogans hostiles au pape et posait la question du fonctionnement des accords du Latran. Mutatis mutandis, la situation du Saint-Siège à l’été 1940 fut plus inconfortable que celle de l’année 1914-1915 où, privé de territoire, il put tenter de faire entendre sa voix contre le principe de guerre (jus ad bellum), alors que l’Italie demeurait hors-jeu. En 1914-1915, nul, pas même la France, ne déniait au Saint-Siège le droit d’exister.

4En 1940, l’idéologie fasciste garantissait le Saint-Siège par des accords bilatéraux comme l’Italie les avait toujours rêvés. Il était soumis, par conséquent, à l’éventuelle confrontation violente du temporel et du spirituel : les fascismes n’entendaient la voix de l’Église que pour l’étouffer. L’erreur du PPI en 1924, celle du Zentrum en 1933 et la persécution reprise contre divers mouvements de l’Action catholique italienne après 1931 l’avaient suffisamment prouvé. Fidèle à la leçon de Pie XI – » J’aime mieux être historien que prophète » –, Pie XII se résolut à être pragmatique. L’Osservatore Romano donna des consignes de silence. C’est dans ces conditions que Wladimir d’Ormesson entreprit de négocier par l’intermédiaire de la secrétairerie d’État et, en l’occurrence, de M^gr Tardini, un message de Pie XII aux évêques français. On pouvait observer à la secrétairerie d’État et dans la curie une volonté de manifester que la lutte était loin d’être terminée après l’envahissement de la Pologne et la défaite de la France. Et l’idée que l’expression de la compassion du pape envers celle-ci encourageait en Europe l’esprit d’une résistance dont les modalités n’étaient pas claires coïncidait assez bien avec l’objectif de l’ambassadeur de France d’obtenir une adresse aux évêques. Wladimir d’Ormesson souhaitait que celle-ci fût claire et frappât l’opinion non seulement française mais internationale. Mais il était évident que Pie XII ne fournirait pas par là une occasion à l’Italie et à l’Allemagne de faire des remontrances au Saint-Siège. Plusieurs étapes du message commentées à l’ambassadeur par des intermédiaires obligés donnèrent le sentiment que le ton en était embarrassé. Finalement, l’adresse fut publiée le 24 juillet 1940. On pouvait la juger un peu académique. Il n’empêche, et Wladimir d’Ormesson en convient lui-même dans son rapport de fin de mission, qu’elle donnait à la France un signe de sympathie qui n’avait été offert ni à la Pologne ni aux autres pays envahis et qu’elle constituait un hommage à sa puissance de redressement et aux réserves dont elle disposait. Le silence manifesté par L’Osservatore Romano avait été rompu le 17 juillet pour faire l’éloge du cardinal Verdier, « le cardinal des chantiers », et du cardinal Suhard ; le 28 juillet, hommage était rendu à l’attitude de l’épiscopat français devant l’invasion allemande, exaltant également l’appel à la résistance du cardinal Liénart et l’appel à la discipline du cardinal Gerlier.

5En août 1940, à la suite des perquisitions effectuées par la police allemande à l’archevêché de Reims, à l’Institut catholique de Paris, au séminaire des Carmes, au siège de la Propagation de la foi et à celui de diverses organisations de jeunesse, le Saint-Siège faisait protester à Berlin par l’intermédiaire du nonce⁴. Autant de gestes qui donnaient la mesure de la place accordée à la France dans l’esprit de Pie XII. Autant de gestes dont il était clair que la valeur symbolique était peu de chose dans le conflit ouvert par la guerre entre christianisme et paganisme, qui risquait de poser la question de l’avenir même du Saint-Siège. En s’en remettant à l’avenir de la France, Pie XII démontrait dès 1940 que son pragmatisme politique (pas de déclaration fracassante) ne l’empêchait pas de séparer les pays qui défendaient les libertés et ceux qui les jugulaient. La France républicaine et anticléricale faisait partie des premiers, avec ses catholiques ardents et divisés. L’Italie et l’Allemagne faisaient partie des seconds. Mais il y existait aussi des catholiques. Tout le dilemme était là, qui régit l’attitude de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais à travers la bienveillance attristée vis-à-vis de la France, Pie XII montrait que si l’anticléricalisme était une politique contre l’Église, le paganisme des totalitarismes était une destruction de la civilisation et que, dans un cas, il y avait combat et, dans l’autre, asservissement à fins destructrices. Le pape ne le cacha pas à Wladimir d’Ormesson au cours de l’audience qu’il accorda à l’ambassadeur rappelé⁵. La division de la France en deux lui apparaissait comme la situation la plus tragique réservée à aucun pays européen vaincu. Il faut lire : non pas qu’il existât deux zones en France, à la différence des pays occupés directement ou indirectement, mais que les Français dans la défaite fussent divisés entre eux. Ce que le cardinal Maglione exprimait d’une autre façon en s’interrogeant sur la raison pour laquelle la France estimait devoir collaborer avec l’Allemagne, alors qu’elle était en position d’infériorité.

6Pie XII et la secrétairerie d’État eurent moins d’illusions sur le régime de Vichy et la Révolution nationale qu’on ne le croit encore quelquefois. En termes de politique intérieure, le Saint-Siège constatait que si, selon son analyse, l’État des francs-maçons était révolu, « la France aurait tout à perdre à devenir une jésuitière⁶ ». L’abrogation de l’article 14 de la loi de 1901 sur les congrégations enseignantes fut accueillie comme un ferment de rénovation morale. Mais, réaliste, le Saint-Siège remarquait que la situation légale faite aux congrégations enseignantes dans les pays totalitaires était pire que celle dans laquelle les avait placées le combisme. Le Saint-Siège raisonnait à long terme. Le message de Pie XII, à Noël 1940, fut un appel à la paix, ce qui ne veut pas dire que le Saint-Siège ne vit pas, dès ce moment-là, la modification profonde de l’ordre mondial qui suivrait la fin de la guerre. Il fallait déjà compter avec les Anglais et les Américains. Pie XII, dès 1940, n’appréciait pas l’anglophobie de Vichy. L’Angleterre était « le meilleur allié de la France ». Et Jacques Maritain, arrivant à Rome en 1945, signalait aussitôt que le Saint-Siège voyait dans les institutions américaines la forme de gouvernement la plus favorable au libre développement de l’Église. La défaite de 1940 apparaissait clairement au Saint-Siège comme celle du monde latin dont l’influence en Europe ne serait désormais plus comparable à ce qu’elle avait été. C’est pourquoi, de même que le Vatican refusa de suivre l’Allemagne dans sa croisade contre le bolchevisme à partir de 1941⁷, de même il se déroba à des négociations avec Vichy pour le rétablissement d’un concordat au printemps 1942. Tout au plus accepta-t-il de se prêter à l’examen de la définition d’un modus vivendi. La préoccupation majeure du Vatican touchait les vocations qui, pour être un problème général lié à la guerre, semble avoir prédominé dans l’observation de la situation française. La consécration de la France par l’épiscopat au Cœur immaculé de Marie à Lourdes en mars 1943 apparut à Rome comme un signe de vitalité du catholicisme français, qui ne fut en aucun cas mis en relation avec l’idéologie de Vichy.

7On comprend dans ces conditions le relatif malentendu entre la France et le Saint-Siège dans les années 1944-1946. Le chargé d’affaires près le Saint-Siège, Hubert Guérin, notait dans une dépêche au début de décembre 1944 que le Saint-Siège avait besoin de la France et la France du Saint-Siège. On reconnaissait que la France était la Fille aînée de l’Église, mais une fille incommode. Cette nuance alla s’accentuant, on va le voir. Que le Saint-Siège dût accepter les conséquences de l’hybridation entre religion et politique pendant le régime de Vichy ne faisait pas non plus le moindre doute aux yeux du Gouvernement provisoire de la République française et du général de Gaulle. On sait ce qu’il advint⁸. L’épuration de l’épiscopat, la finesse patiente de M^gr Roncalli aidant, fut symbolique. On percevait bien au Vatican que la défense de la grandeur de la France par le général de Gaulle stipulait des concessions. Mais elles ne pouvaient pas passer par la forme indirecte de nominations d’évêques sur recommandation du gouvernement qu’eût constituée la destitution de ceux réputés vichystes. La nomination de Jacques Maritain comme ambassadeur près le Saint-Siège le 21 février 1945 témoigna suffisamment de l’importance attachée par le général de Gaulle – qui s’était rendu à Rome en 1944 – aux relations avec le Vatican. De tout temps, jusqu’à la rupture des relations entre l’Église et l’État, la France avait disposé d’ambassadeurs remarquables, soit par leur expérience liée à la longévité de l’exercice de leur charge⁹, soit par l’art de tenir des réseaux capables de faire passer des messages au Saint-Siège ou de recevoir des informations pouvant être relayées. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette subtilité des échanges liée à des positions personnelles reposait sur peu de personnes. Indépendamment de Jacques Maritain – que cette fonction n’exalta pas outre-mesure – et du cardinal Tisserant – qui était un caractère indépendant –, M^gr Fontenelle, chanoine de Saint-Pierre, et l’abbé Jacques Martin¹⁰, à la secrétairerie d’État, l’un et l’autre appelés à Rome avant 1939, jouèrent un rôle chacun à leur façon. On se prit à rêver d’une extension de l’influence française au sein de la curie, d’un autre cardinal de curie. Au consistoire de février 1946, le premier des deux consistoires que Pie XII tint pendant tout son pontificat, trois cardinaux français furent créés : NN. SS. Roques, archevêque de Rennes, Petit de Julleville, archevêque de Rouen, et Saliège, archevêque de Toulouse. L’affaire n’avait pas été aisée¹¹. M^gr Feltin, archevêque de Bordeaux, auquel on pouvait penser, avait été sur la liste des évêques dont la démission avait été exigée en 1945. NN. SS. Roques et Petit de Julleville ne l’étaient pas. On pouvait dire, comme l’analysait Jacques Maritain pour caractériser le consistoire de 1946, qu’ils faisaient partie des « prélats connus pour leur courage civique ». Mais faisaient-ils partie des « prélats connus pour la fermeté de leur attitude en face des doctrines totalitaires¹² » ? Dans la France d’après-guerre, il était difficile de trouver trois évêques qui, pour être élevés au cardinalat, puissent démontrer cette qualité exceptionnelle. La collaboration avait autorisé un neutralisme épiscopal actif qui, pour être une erreur, n’en constituait pas moins une réalité difficile à juger. Mais il en existait un : M^gr Saliège. C’eût été une faute de ne pas le nommer cardinal. Il le fut. De là à dire, comme l’explique Jacques Maritain, que le Saint-Siège céda, sur l’insistance médiatrice de M^gr Montini, à la pression du gouvernement français qui, à juste titre, considérait M^gr Saliège comme le symbole même de la Résistance française dans l’Église, il y a un pas. La nomination des cardinaux, qui relève uniquement du pape, obéissait aussi à l’époque à une logique aujourd’hui dépassée : celle des sièges cardinalices. Ni Rennes, ni Bordeaux, ni Toulouse ne l’étaient. Le choix du pape était donc entier. L’élévation au cardinalat de M^gr Saliège démontra davantage l’influence que M^gr Montini pouvait exercer auprès de Pie XII que celle du gouvernement français au Vatican. Libre était M^gr Montini de présenter le succès de sa médiation comme le fruit des démarches de la France et de réduire son rôle à celui de simple intermédiaire. Le l^er septembre 1948, Jacques Maritain abandonnait ses fonctions. Wladimir d’Ormesson retrouvait un poste qu’il avait dû quitter en 1940 à l’étonnement, doublé de tristesse, du Saint-Siège. Une nouvelle époque s’ouvrait dans les relations entre la France et le Saint-Siège, entre la France et Pie XII.

Gloire, réserves et conflits (1948-1954)

8M^gr Montini en avait fait la confidence à Jacques Maritain au lendemain de la guerre : celle-ci aurait probablement pour conséquence que Rome constituerait plus que jamais le lieu de référence pour la conscience universelle de l’Église. La multiplication des pèlerinages le prouva. Du côté français, en novembre 1946, trois prêtres vinrent à pied jusqu’au Vatican offrir à Pie XII les dix millions de signatures consécutives à la consécration de la France au Cœur immaculé de Marie. « Persévérez », leur dit le pape. Le Vatican honorait les nations par des distinctions symboliques. C’est ainsi que le cardinal Tisserant fut envoyé comme légat au congrès eucharistique de Nancy et que le cardinal Tedeschini alla à Annecy pour la consécration de la nouvelle basilique. La messe pour la France dite à l’occasion de la Sainte-Pétronille, tombée en désuétude, fut rétablie le 31 mai 1949. Une messe solennelle Pro fèlici statu gallicae nationis fut dite à Saint-Jean de Latran le 13 décembre de la même année. Jeanne de Lestonnac, nièce de Montaigne, fut canonisée. Mais cette reconnaissance éclatante de la France comme grande nation chrétienne, Fille aînée de l’Église, n’impliquait nullement que la vie intérieure du catholicisme n’y fût pas regardée avec réserve. Et les réserves allèrent croissant.

9Les ministres MRP du gouvernement Queuille furent reçus par M^gr Tardini en 1949. Mais cela ne valait pas recherche d’un lien d’allégeance par le Vatican du parti d’inspiration chrétienne issu de la Résistance. La situation française et la situation italienne n’étaient pas comparables aux yeux du Saint-Siège. L’autonomie de la Démocratie chrétienne italienne et son caractère non confessionnel défendu par Alcide De Gasperi au même moment passaient par un effort de sa part pour convaincre le Saint-Siège du bien-fondé des positions adoptées par le parti dominant (48,8 % des voix) de la vie politique italienne dont le Vatican n’hésitait pas à profiter pour représenter ses vues. Les relations entre sections locales de la Démocratie chrétienne et clergé à la base étaient par ailleurs complexes, faites d’indépendance affirmée dans l’interdépendance historique et culturelle.

10Tel n’était pas le cas en France. Et le Saint-Siège considérait à juste titre que le MRP n’était pas né à son instigation, qu’il s’était imposé au corps électoral français par son patriotisme et la largeur de ses vues sociales. La doctrine sociale de l’Église y était pour beaucoup. On le reconnaissait. L’existence en France d’un parti d’inspiration chrétienne satisfaisait le Saint-Siège. Mais, d’une façon générale, la sympathie inspirée hors de l’Italie par les partis chrétiens allait de pair avec un refus de leur reconnaître l’exclusivité politique auprès des catholiques et d’approuver l’ensemble de leurs démarches a priori¹³. L’Italie et le reste du monde constituaient deux ensembles différents. Pie XII appliquait au monde une Realpolitik appuyée sur des considérations plus vastes que ses prédécesseurs (de Léon XIII à Benoît XV) et amplifiant celles de Pie XI. Les conceptions du rôle politique du Saint-Siège en Italie relevaient de l’expérience fasciste et d’une stricte analyse de la nécessité d’un parti chrétien pour faire pièce à la fois à la menace du bolchevisme et aux permanences du fascisme. Vis-à-vis de la France, la crainte majeure provenait de ce que le communisme, même après mai 1947, semblait disposer d’une liberté menaçante. La fascination que le marxisme pouvait exercer sur une fraction du catholicisme occidental préoccupait le Saint-Siège à des niveaux différents. Il faut assurément distinguer la géopolitique de Pie XII de l’application qui en était faite à la curie, notamment par le Saint-Office. Même si Pie XII tenait la curie plus que ne le purent ou le voulurent ses successeurs, celle-ci, quoique au service du Saint-Siège, a toujours bénéficié d’une liberté propre à amplifier les positions du pape qui ne permet pas de confondre les réactions de la curie et la pensée du souverain pontife. Mais là n’est pas le problème. Il réside plutôt, dans le cas du pontificat de Pie XII, dans l’absence de secrétaire d’État après la mort du cardinal Maglione en 1944. L’autoritarisme dont Pie XII fut accusé à partir de 1945, et de façon croissante dans les années qui suivirent, fut autant le fait d’une accentuation par une partie de la curie de ses conceptions que d’une division de celle-là vis-à-vis de celles-ci¹⁴, amenant ceux qui estimaient être les mieux placés pour traduire la pensée du pape à systématiser leurs propositions.

11À la suite des élections législatives et cantonales de juin et octobre 1951 en France, le Saint-Siège constata un recul de l’extrême-gauche anticléricale et un renforcement des partis du centre et du centre-droit qui lui parut aller dans le sens d’une stabilité favorable à la poursuite de bonnes relations. Il en résultait à ses yeux une diversité des partis antimarxistes capable de mieux mobiliser l’électeur que l’alternance sommaire à laquelle se résumait la situation italienne, laquelle devait déboucher sur le qualunquisme (le vote indifférent). La position centriste acquise par le MRP paraissait plus solide que le centrisme de droite auquel était contrainte la Démocratie chrétienne pour gouverner selon un pluralisme la conduisant à de nombreuses acrobaties idéologiques. Le MRP constituait à lui seul un point d’appui que la Démocratie chrétienne négociait à l’extérieur. En un mot, il représentait un pôle antimarxiste que cette dernière avait du mal à établir. C’est dans cette perspective que le Vatican apprécia les lois Barangé et Marie sur l’aide de l’État à l’enseignement privé. Il vit bien que les aspects financiers étaient modestes¹⁵. Mais il en jugea l’esprit positif. Elles étaient l’expression du libéralisme dont les institutions françaises voulaient faire preuve et serviraient le rayonnement de la spiritualité dans l’esprit déjà rappelé par Pie XI en 1929 : les familles chrétiennes devaient donner à leurs enfants une éducation chrétienne. Mais Pie XII estimait que les catholiques français ne devaient ni les minimiser ni s’en prévaloir pour obtenir davantage. Ils devaient s’en déclarer satisfaits et ne pas les considérer comme une étape vers de plus amples conquêtes.

12Au consistoire de 1953 (le dernier du pontificat), M^gr Feltin, archevêque de Paris, et M^gr Grente, évêque du Mans, furent élevés au cardinalat. Wladimir d’Ormesson y vit une distinction qui « dépassait le cadre proprement ecclésiastique et s’adressait au pays ». Derrière la logique des institutions (l’élévation au cardinalat de l’archevêque de Paris), on pouvait, en effet, voir l’expression de l’importance attachée par Pie XII à la France en Europe, confirmée par les propos de celui-ci au cardinal Grente en 1953 : « Jamais les relations entre le Saint-Siège et la France n’ont été si bonnes. » Pie XII avait une certaine idée de la France. Elle procédait de la conception de la mission impartie au pape : celle de gardien de la doctrine. Elle l’avait conduit à promulguer en 1950 l’encyclique Humani generis qui récusait, dans un même jugement, les percées opérées par des théologiens comme les pères de Lubac, Congar, ou Teilhard de Chardin dans des domaines aussi différents que les sources de la Tradition, l’ecclésiologie, les relations entre création et évolution. L’apostolat de l’intellectus fidei était aux yeux de Rome sans consistance.

13Une bonne France s’opposait à une France moins bonne, à tous les niveaux. Une partie de l’épiscopat passait pour progressiste, c’est-à-dire pour confiante dans un sentimentalisme de la foi, incompatible avec la défense des vérités dont l’Église devait être la dépositaire. Les uns et les autres abandonnaient les fidèles à la dérive d’options confuses. Les mouvements d’Action catholique étaient observés d’un œil soupçonneux : les laïcs ruaient en dehors des paroisses. Pie XII était peu accessible. Ses collaborateurs les plus proches (M^gr Montini et M^gr Tardini) servaient d’intermédiaires, à autorité partagée, pour faire passer auprès du pape le bien-fondé des expériences françaises. Mais la vision italienne de la chrétienté fortifiait chez le pape une conception du rôle du magistère qui le conduisait à trancher dès que l’appréciation de la nuance pouvait passer pour une approbation susceptible de faire école.

14Tel fut le cas dans la question douloureuse des prêtres-ouvriers. Plus qu’on ne l’a dit, l’affaire traîna. M^gr Montini l’observait de façon favorable. Sa culture française s’y prêtait. La perception qu’il avait de la modification des relations entre le prêtre et la société le rendait sensible à une expérience qui relevait d’un constat réel : la déchristianisation, en France certes, en Europe en général. La Mission de France, organisée par le cardinal Suhard, la guerre, l’exactitude du diagnostic établi par une sociologie religieuse naissante réfléchissant au-delà de la pratique donnaient à la formule un sens clair, l’Action catholique aidant : il fallait christianiser la classe ouvrière de l’intérieur. Le poids du marxisme en France justifiait cette stratégie missionnaire à laquelle se consacraient des hommes du commun avec la conviction qu’il s’agissait d’un sacerdoce périlleux et non pas exceptionnel. La tragédie intérieure de la condamnation intervenue en 1954 et ses répercussions dans l’ensemble du catholicisme français ont été suffisamment fouillées par Émile Poulat dès 1965 sans qu’il soit nécessaire d’y revenir.

15Que voyait-on, en revanche, depuis Rome, d’après les dépêches de l’ambassadeur ? C’est en octobre 1953 que Wladimir d’Ormesson fait part d’analyses qui sont le fruit de ses contacts avec la secrétairerie d’État. Il répercute le sentiment existant à l’égard d’une partie de l’épiscopat français que certains évêques ont laissé glisser trop loin une expérience délicate et, ce faisant, en ont perdu le contrôle. L’ambassadeur, qui ne s’exprime à aucun moment sur le fond de la question, comme il est normal, observe également que le Saint-Siège réagit en fonction des pièces à charge qui lui ont été adressées par les adversaires de l’expérience. Deux groupes en particulier semblent avoir été, dans les mois précédant octobre 1953, très actifs : des ecclésiastiques et des évêques appartenant à des diocèses ruraux ; des laïcs et notamment certains milieux patronaux. Cette division des catholiques français frappait Rome, qui constatait en même temps que les partisans, soit de pousser l’expérience, soit de la laisser s’accomplir, avaient eux-mêmes des sentiments mêlés, tel le cardinal Feltin, qui, à la suite de son transfert au siège de Paris, avait plutôt freiné qu’encouragé les conséquences de la Mission de France établie par son prédécesseur, le cardinal Suhard. La parution d’un ouvrage comme celui de Gilbert Cesbron, Les Saints vont en enfer, troublait aussi quant aux conséquences sur l’opinion publique de l’exaltation d’un clergé héroïque réduisant le reste du clergé à l’exercice des tâches inférieures. L’unité du sacerdoce semblait être en voie de remise en cause. L’objet même de l’expérience s’en trouva brouillé, l’irréparable étant commis selon une logique classique à Rome depuis l’époque post-tridentine : un débat d’église dans une nation change de place dès qu’il risque de devenir un débat d’Église et tous les arguments pour et contre, loin de conduire le magistère à trancher en faveur de l’une des deux parties, l’amène à rappeler la Tradition au titre de la vigilance. L’idée que la déchristianisation de la France pût être combattue en portant le message de l’Évangile au cœur même de la classe sociale la plus éloignée de l’Église, par son histoire, par sa culture, par les contre-messianismes de l’idéologie déterminant son action politique – la classe ouvrière – y parut donc excessive et périlleuse dès qu’il y eut débat. On y opposa, au titre même de la considération envers la France, que l’expérience française, dans ce qu’elle pouvait avoir de méritoire, devait tenir compte de la portée universelle que toute initiative spirituelle ou intellectuelle française avait nécessairement. Aussi bien, si l’on jugeait que la France était capable de corriger ses propres excès, ailleurs rien n’était moins sûr. Mais le Saint-Siège, la même année, obtenait la démission du président de la Jeunesse catholique italienne (avril 1954) et reprenait en main l’éducation dans les séminaires.

16L’intervention à Rome des cardinaux Liénart, Gerlier et Feltin en 1953 ne changea donc rien à une décision que Pie XII déclara avoir prise « en conscience » en novembre 1953. L’idée qu’un apostolat spécial pût être confié, dans des conditions définies et à définir, à des prêtres de la Mission de France devait faire son chemin. La Mission de France fut érigée en prélature nullius, c’est-à-dire en une sorte de diocèse à vocation particulière relevant directement de Rome, le 15 août 1954. Mais la condamnation de Rome devait laisser des traces considérables dans le catholicisme français, tant auprès des personnes que de l’opinion publique, et contribuer à donner au pontificat de Pie XII dans les années 1950 la réputation d’un autoritarisme mutilant pour la France.

La grande alliance (1958-1978)

17La mort de Pie XII suscita, dans le moment, plus d’émotion qu’il ne fut dit ultérieurement. Des images sensibles au cœur de la « Fille aînée de l’Église » restaient vives dans l’opinion publique de l’époque, faiblement éclairée autrement que par les grands magazines, tel Paris Match. Pie XII avait fait traverser la guerre au peuple catholique  on était loin des controverses futures – et conduit vers le culte fervent de la Vierge Marie avec la proclamation du dogme de l’Assomption le 1^er novembre 1950. La longueur de son agonie fit écran aux critiques des intellectuels catholiques marqués par l’encyclique Humani generis (12 août 1950).

18L’élection du cardinal Roncalli rencontra la sympathie des milieux politiques de quelque famille qu’ils fussent. Le nonce qui avait relevé, dans la hâte, M^gr Valerio Valeri en janvier 1945 avait laissé des souvenirs très singuliers, de rondeur, d’aménité, d’attention à la vie politique et culturelle de la société française. Son habileté avait fait merveille. Il avait largement réduit la liste des évêques suspects d’hérésie républicaine ou patriotique établie par Georges Bidault en 1944. Il avait beaucoup voyagé en France. Le président Auriol lui avait remis la barrette cardinalice en 1953 avant son départ pour le siège de Venise. Nul doute que son élection prit au dépourvu autant les cardinaux français que l’opinion publique. Le cardinal Liénart, évêque de Lille, qui avait participé à l’élection de Pie XII, fut le plus à même de rassembler les voix françaises, celles de NN. SS. Maurice Feltin (Paris), Pierre-Marie Gerlier (Lyon), Clément Roques (Rennes) et Georges Grente (Le Mans) sur la personne du patriarche de Venise, dans la perspective d’une transition entre le proche après-guerre et le monde futur. Mais, on le sait maintenant, les cardinaux français et une partie des membres du conclave eussent souhaité un choix en faveur de M^gr Montini que Pie XII, à dessein, avait promu à l’archidiocèse de Milan en 1954, sans le créer cardinal ultérieurement, comme la logique l’eût voulu.

19Les années Jean XXIII (28 octobre 1958-3 juin 1963) furent pour le monde entier celles de l’aggiornamento conciliaire. Mais dans le cas de la France, elles apposèrent un cachet très singulier aux relations entre la « Fille aînée de l’Église » et le Saint-Siège. Elles produisirent un « gallicanisme ultramontain » que le pontificat de Paul VI devait apporter au point le plus lumineux de 1963 à 1968. L’encyclique Humanae vitae, promulguée le 25 juillet 1968, et le vote de la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse le 17 janvier 1975 allaient mettre fin à cet état de grâce. L’affaire Lefebvre nourrirait l’âcre fumée d’un désaccord que le premier voyage de Jean-Paul II du 30 mai au 2 juin 1980 ne réussit à masquer que par la popularité charismatique du souverain pontife.

Un parti français à Vatican II ?

20C’est au travers du filtre des consultations sollicitées par Rome, auxquelles procédèrent les futurs Pères conciliaires du monde entier, que l’on peut saisir les attentes des catholiques français pendant la phase antépréparatoire de Vatican II. On laissera de côté les détails sur la hiérarchie des vœux (vota) et leurs porte-parole, bien exposés dans une étude fine d’Yves-Marie Hilaire¹⁶. Évêques et fidèles flottent quelque peu en raison même de l’incertitude qui règne sur le modus procedendi d’un futur concile. Mais un point de correspondance existe entre le projet de Jean XXIII et sa perception générale : les évêques souhaitent un concile positif. Pour vague qu’il soit, le mot-relais de « désir pastoral » accompagnait la requête d’un effort doctrinal cohérent. La crise du clergé est soulignée, et même surlignée. Le rôle de l’Action catholique est puissamment affirmé. Il faut dire que nombre d’évêques y avaient été nourris et y jouaient un rôle important. L’œcuménisme est recherché dans une vision de l’universalité de l’Église. Dans le vœu de cette orientation, on repère également la marque de l’esprit missionnaire, la mise en garde contre un syncrétisme facile et la clarté dans l’expression du dépôt de la foi.

21C’est vis-à-vis de Rome et de la centralisation romaine que les vota français sont les plus fermes et les plus précis. L’exemple en est donné par le cardinal Liénart qui déplore les « relations trop impersonnelles des évêques avec les congrégations romaines dans un monde où les relations personnelles sont de plus en plus étendues ». On suit ici Yves-Marie Hilaire :

22Le cardinal Gerlier souhaite que le Saint-Office transmette aux évêques ses préoccupations sous forme positive et pas seulement négative. Dix évêques réclament la réforme de la curie et plus particulièrement son « internationalisation », son « universalisation », le respect de sa « supranationalité ». Dix prélats désirent que l’Index soit rénové ou supprimé, et trois que la profession de foi antimoderniste soit modifiée ou abandonnée. Surtout, vingt-sept évêques veulent réduire le nombre de recours à Rome et obtenir des pouvoirs plus étendus pour les dispenses, notamment en matière de pénitence et de mariage. Cette simplification de la législation suppose une réforme du droit canon expressément sollicitée une dizaine de fois. Le livre V du Code de droit canonique est une « forêt inextricable » pour M^gr Le Couédic, évêque de Troyes, qui réclame une adaptation à notre âge. Le nonce conclut que les évêques français désirent ne plus recourir à Rome pour des questions secondaires¹⁷.

23Force est de constater, quitte à aller à contretemps des assertions ultérieures sur une « crise » latente de l’Église de France, notamment dans le clergé, spectaculaire à partir de 1970, que l’ensemble des vota reflète un sens aigu de la responsabilité de la hiérarchie, une grande clairvoyance dans « l’état des lieux » et une calme espérance dans l’heureux succès d’un concile.

24Il n’est pas dans notre propos de tenter l’esquisse des heurs et des moindres heurs qui advinrent à Vatican II, voire après. L’influence de l’Église de France au sein des autres Églises fut manifeste avec la célèbre intervention du cardinal Liénart, le 13 octobre 1962, requérant l’ajournement des élections aux commissions conciliaires, au point qu’il fut désormais question d’un « parti français ». Jean XXIII donna raison, si l’on veut, à l’évêque de Lille. Mais ce dernier, surtout, donnait – et voulait donner – une tonalité anti-romaine à la conduite de Vatican II, dont le pape escomptait trop une œuvre conduite rapidement.

25Le débat entre la France, Rome et la curie, posé spectaculairement par le cardinal Liénart, domina toute la politologie de Vatican II. C’est en raison de cette position désignée comme « rebelle » que le terme de « progressiste » apparut dans la presse et l’opinion publique pour désigner l’armée obscure de réformistes à tout va. Les Pères conciliaires français furent influents. Et pourtant peu parlaient les langues étrangères, notamment l’anglais. Mais rayonnait autour d’eux un groupe d’experts réputés et appréciés, les pères de Lubac, Daniélou, Congar, Chenu. Il faudrait ajouter le poids de Pères conciliaires issus des États de l’ancien empire colonial. La place de la France à Vatican II fut favorisée non seulement par de grandes figures autres que les cardinaux, mais également par la francophilie nette et revendiquée du successeur de Jean XXIII : Paul VI.

« Amicus galligae nationis »

26Giovanni Battista Montini se rendit pour la première fois en France dans le courant de l’été 1924 (il avait vingt-sept ans), au moment où le régime fasciste paraissait vaciller sous l’indignation nationale suscitée par l’assassinat de Matteotti. Il y vint pour étudier la langue et suivit les cours de l’Alliance française, boulevard Raspail. Il logeait chez les Bénédictines de la rue Monsieur. Il y resta trois mois. Au milieu de son séjour, la voie diplomatique à la curie romaine lui fut proposée. Elle fermait ses hésitations devant une vocation de bénédictin. À l’Alliance française, il se perfectionna « dans la connaissance de votre culture, de vos lettres, de votre langue, je dirais même de sa syntaxe, de sa prononciation », devait-il dire à Jean Guitton qui le rapporte dans ses Dialogues avec Paul VI (1967). « Vous savez, lui dit-il aussi, que pour nous certaines de vos voyelles et de vos diphtongues sont difficiles à prononcer : ainsi le mot si simple de cœur. Mais les Italiens du nord sont des Celtes comme vous : or, les Celtes savent prononcer le u¹⁸ »

27Montini dit avoir appris le français en lisant la Jeanne d’Arc de Gabriel Hanotaux. Il suivit l’enseignement de René Doumic. Il put apprécier Flaubert, Maupassant, Baudelaire et même Bourget. Mais surtout – et tout étranger porte une prédilection à un auteur inattendu dans son choix, presque comme un défi à la pléiade des grands – Joseph Malègue (1876-1940) pour son livre Augustin ou le Maître est là, publié en 1933. Il le lut donc plus de neuf ans après son retour, et c’est dire son attention à la littérature française de type bremondien¹⁹. Mais son séjour se déroula de manière très solidaire.

28Montini devait revenir en France pendant l’été 1928. S’il devait dire plus tard à Jean Guitton : « Je me souviens fort bien des rues de Paris toujours si nettes, bleues et fraîches en été. Je respire encore l’odeur de cet asphalte parisien²⁰ », la capitale de la France en ce second voyage suscita chez lui une réaction de provincial et de pasteur « sulla responsabilità sacerdotale in mezzo a questo modo che vuol essere amato, per un verso, con veemenza superiore alle stesse forze, che lo fanno gigante, e respinto per un altro verso con efficacia capace di neutralizzare il suo straordinario potere di conquista²¹. » Dans le même voyage, il gagna Lourdes, qui lui inspira une grande émotion, mais aussi une certaine réserve vis-à-vis d’une ligne piétiste « à base de couronnes, de chapelets, de neuvaines et d’eau miraculeuse ». La dévotion à la Vierge, dont la place dans l’Église devait être l’objet d’un épineux débat à Vatican II entre mariologues, n’excluait pas chez lui la rigueur critique vis-à-vis d’un sentimentalisme très bremondien.

29De grandes voix s’exprimèrent au concile, le cardinal Liénart le premier, mais aussi le cardinal Feltin, le cardinal Gerlier, quoique souffrant, tous trois interlocuteurs de Pie XII et de la curie dans la crise de 1953. Et M^gr Ancel, prêtre du Prado. Mais il n’est pas de Père conciliaire français qui n’ait pris la parole au cours des quatre sessions, et même plusieurs fois. Il n’est pas non plus de texte et document conciliaire qui ne porte la marque de l’Église de France. Le plus célèbre d’entre eux reste la constitution Gaudium et spes (7 décembre 1965) sur l’Église dans le monde de ce temps.

30M^gr Villot, archevêque coadjuteur de Lyon, avait été désigné par Jean XXIII comme sous-secrétaire du concile. C’est lui que Paul VI désignera comme secrétaire d’État en 1969 et parallèlement comme président de la commission pour l’État de la Cité du Vatican et de la commission pour l’administration des biens du Saint-Siège. On ne saurait oublier le rôle joué pendant et après Vatican II par M^gr Garrone, créé cardinal en 1967, par M^gr Jacques Martin, préfet de la Maison pontificale, ni l’amitié qui liait Paul VI à Jean Guitton et au futur cardinal Paul Poupard, attaché à la secrétairerie d’État depuis 1959. Dans l’internationalisation de la curie à laquelle procéda Paul VI, les pasteurs français bénéficièrent d’une place remarquée.

31Faut-il rappeler que c’est en français que Paul VI adressa le 4 octobre 1965 au monde devant l’assemblée générale des Nations unies son message « d’expert en humanité », avec « désintéressement, humilité et amour », contenant la célèbre phrase « Jamais les uns contre les autres, plus jamais », au fil d’une exhortation dont le prélude n’est pas moins célèbre : « Au moment de prendre la parole devant cet auditoire unique au monde. »

32On relèvera enfin que des concomitances étonnantes existèrent dans la relation entre la « Fille aînée de l’Église » et le Saint-Siège dans les vingt années des deux pontificats après celui de Pie XII. Jean XXIII et le général de Gaulle accèdent l’un et l’autre, la même année, à la charge suprême du gouvernement des hommes et des âmes. À peine investi président de la République le 8 janvier 1959, il fait part à René Brouillet, son directeur de cabinet, du désir que son premier voyage soit à Rome pour y rencontrer le nouveau pape. Le futur ambassadeur de France près le Saint-Siège fera valoir au général de Gaulle la difficulté d’une opération qui serait un peu cléricale. Par son imagination, il fera coïncider ce voyage avec la commémoration du centenaire des victoires de Magenta et Solferino les 4 et 24 juin. La visite au Saint-Siège fut donc privée. De Gaulle opéra sa visite d’État le 31 mai 1967. On retiendra ces quelques phrases fameuses. De la part de Paul VI : « En votre personne, c’est d’abord la France que Nous saluons, cette nation qui a tant contribué à enrichir le patrimoine culturel de l’humanité, et dont l’incomparable rayonnement religieux et missionnaire est d’un si grand prix aux yeux de l’Église ; la France, à laquelle Nous sommes personnellement redevable, depuis Nos jeunes années, de tant de précieux éléments de Notre propre formation. » Et de Gaulle, pour sa part, de louer « les liens privilégiés tissés entre le Siège apostolique et la France, l’harmonie qui en procède bien souvent, quant aux sentiments, aux pensées, aux actions ». On ajoutera que, dans le croisement de ces destins, Paul VI, qui citait souvent la fameuse phrase gaullienne « La vieillesse est un naufrage » à propos du maréchal Pétain et dans la perspective d’une éventuelle renonciation, décéda à Castelgandolfo le 6 août 1978, à l’âge de quatre-vingts ans.

33La crise de l’Église, qui se propagea à partir de 1970, au point de devenir plus qu’une crise, une maladie de la modernité, affecta les relations entre la « Fille aînée de l’Église » et le Saint-Siège, dans la mesure où l’encyclique de 1968 et la « révolution introuvable » (Raymond Aron) connurent un effet de ciseaux. Le message de Vatican II se heurta à un ensemble d’idéologies brassant les tumultes intellectuels d’une jeunesse mondiale, vivant paisiblement en Europe et dramatiquement face à d’autres régions du monde, tel le Vietnam. Surtout, la consistante documentation du concile échappait à la lecture du goût de l’immédiat et de l’individualité générationnelle.

34Une ère nouvelle s’ouvre avec l’élection de Jean-Paul II le 16 octobre 1978 et la flamboyante invention des Journées mondiales de la jeunesse. Mais le 30 juin 1988, M^gr Marcel Lefebvre était excommunié : il tentait « son » Église.