Le milliardaire et le diplomate : le rôle de Jules Jusserand dans la donation Rockefeller pour le château de Versailles
p. 99-111
Texte intégral
1Selon le mot d’une ancienne conservatrice du musée de Versailles, trois familles ont fait le château de Versailles : les Bourbons, qui l’ont construit, les Orléans, avec Louis-Philippe Ier qui fonde le musée dédié à toutes les gloires de la France en 1837, et les Rockefeller, qui à deux reprises, dans les années 1920 et les années 1950, l’ont sauvé de la ruine. L’intervention des milliardaires américains, magnats du pétrole, est déterminante pour l’ancienne demeure royale, en ce qu’elle permet sa préservation avec des travaux considérables engagés grâce aux sommes versées, mais aussi parce qu’elle marque un tournant dans le rôle de la philanthropie étrangère en France. Versailles était, au tournant des xixe et xxe siècles, un modèle architectural pour les riches Américains de la côte Est, qui s’en sont inspirés pour bâtir leurs somptueuses demeures de plaisance ; en 1924, le don de Rockefeller pour la restauration du château est la première manifestation concrète de l’intérêt outre-Atlantique pour le patrimoine royal français. Dans cette action, le rôle de l’ambassadeur de France aux États-Unis Jules Jusserand est à interroger, en ce qu’il servit d’intermédiaire et de commissionnaire pour le milliardaire. Les archives étudiées, tant au Rockefeller Archive Center à Pocantico Hills (NY, États-Unis) qui conserve les archives de la famille Rockefeller, qu’en France (archives du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères avec les papiers Jusserand, et archives du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts conservées aux Archives nationales), permettent d’éclairer ce que fut la part du diplomate dans ce mécénat inédit, qui ouvrit la porte à d’autres philanthropes.
Péril en la demeure : le château de Versailles proche de la ruine
2Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le château de Versailles est dans un triste état. Épargné par les aléas militaires, il a cependant souffert du manque d’entretien durant le conflit, mais aussi des mesures prises pour parer à une éventuelle avance ennemie. Gaston Brière, qui s’apprête à rejoindre le château comme conservateur adjoint, écrit à sa future épouse au lendemain de sa démobilisation : « Ce n’est plus le château que j’ai connu, ni le même parc que je parcours, et je ne saurais vous exprimer l’amère mélancolie qui m’étreint à la vision des allées dénudées, des cadres entassés et béants1 ».
3Le directeur général des Beaux-Arts Paul Léon se souvient lui aussi de l’état de la demeure royale au début des années 1920 :
À travers toits et murailles, l’eau pénètre jusqu’aux planchers qui se décomposent à leur tour... Mêmes maux pour les ouvrages du parc : pour les plombs et pour les marbres. Sur les bassins, l’eau envahit les armatures métalliques qui soutiennent les figures en plomb comme le squelette soutient la chair. La rouille les ronge, les délite et les disloque en tous sens. Le plomb, livré à son poids, s’affaisse, gonfle, se fendille. L’ouvrage est déformé, détruit... Plus grave est l’état des marbres exposés aux intempéries. Statues, colonnes, pilastres se délitent et se décomposent. Vous dirai-je sans impiété que les marches de marbre rose doivent leur couleur romantique aux dégradations causées par la rouille des armatures2.
4Le ministre de l’Instruction publique Léon Bérard vient se rendre compte sur place de la situation à l’été 1922 et ne peut que confirmer : Versailles menace ruine3. Quelques mesures sont entreprises, comme l’affectation de crédits d’urgence, dès 1919, pour la restauration de certaines parties du château et la poursuite de chantiers entamés avant la guerre. Les sommes allouées au service de l’architecture passent ainsi de 539 115 francs en 1918 à 972 945 francs en 1920. Mais le gouvernement a beau clamer son soutien, il faut un geste fort. Et c’est l’opinion publique qui prend le relai.
5Le traité de Versailles, signé dans la galerie des Glaces le 28 juin 1919, a remis l’ancienne demeure royale sur la scène médiatique internationale, comme lieu de la vie politique et diplomatique. Jusque-là, seule la haute société intellectuelle et politique se préoccupait du château : les visites officielles se développent à partir de la fin du xixe siècle, notamment à l’initiative de Gabriel Hanotaux, lorsque la France reçoit en grande pompe le tsar de Russie en 1896. C’est autant l’historien Hanotaux que le diplomate qui a l’idée d’ouvrir en grand les portes du château pour offrir au tsar ce que la France a de plus beau, pour le flatter et l’impressionner4.
6Pour sauver Versailles, ce sont donc les membres de la société mondaine du moment qui sont en première ligne, mélange d’aristocratie, de milieux politiques plutôt conservateurs, guidés par une campagne de presse menée dans l’Action française, qui publie plusieurs articles en 1921-1922 sur la décrépitude du château.
7Pour susciter l’intérêt des philanthropes, la Société des fêtes versaillaises5 organise au château le 30 juin 1923 une grande soirée de charité6. Un spectacle de ballets russes chorégraphiés par Serge de Diaghilev, avec des décors de Juan Gris, un bal dans la galerie des Glaces, un buffet dans la galerie des Batailles doivent égayer les convives, qui ont chacun payé leur place trois cents francs. Même si elle ne rapporte que 175 000 francs, loin des besoins du château, la soirée recueille un grand écho médiatique ; les gazettes rapportent la présence de la haute société parisienne. Le maharadjah de Kapurthala est présent, ainsi que le magnat du pétrole John Davison Rockefeller Jr.
8Moins d’un an plus tard, le 3 mai 1924, le milliardaire américain écrit au président du Conseil Raymond Poincaré pour lui faire part de son intention de faire don d’un million de dollars pour le château de Versailles, la cathédrale de Reims et le château de Fontainebleau.
9Rockefeller a alors cinquante ans. Les politiques antitrust américaines ont conduit, en 1911, au démantèlement de la Standard Oil en une trentaine de compagnies, dans lesquelles la famille Rockefeller n’exerce plus de fonctions exécutives, mais garde un quart des parts de chacune d’elles ; la valeur totale des compagnies créées par le démantèlement de la maison mère est multipliée par cinq en dix ans7. L’héritier n’a donc plus qu’à profiter de ses biens. John Rockefeller Jr. est francophile ; durant ses jeunes années, il a appris le français qu’il continue à étudier avec plaisir pendant ses études à l’université de Brown, et qu’il parle assez bien. Ses enfants ont eu un précepteur français. Il connaît la France pour y avoir voyagé à plusieurs reprises avant la guerre : son premier voyage outre-Atlantique, en 1889, le mène à Paris. En 1905, le milliardaire a même passé plusieurs mois sur la Côte d’Azur pour soigner une dépression. La fondation Rockefeller, créée en 1913, a activement soutenu l’Europe et notamment la France dans la lutte contre la tuberculose à partir de 1917. En 1923, lorsqu’il assiste à la soirée du 30 juin, John Rockefeller Jr. passe deux semaines dans l’hexagone, puis trois en Angleterre. Son journal de voyage fait état de ses nombreuses visites, toujours de manière sobre. Le milliardaire et son épouse découvrent la tour Eiffel, le salon au Grand Palais, les parcs de Paris, la place des Vosges, le jardin des Plantes, les arènes de Lutèce, les musées Cernuschi, Guimet, de Cluny, les Invalides, le Louvre, le Panthéon, la Sorbonne, le Sacré-Cœur, le Louvre... La seule mention subjective dans ce carnet concerne Versailles : « Versailles : excellent8 ».
Le premier mécénat américain à Versailles
10Quelques mois après ce voyage, le 14 février 1924, l’ambassadeur de France aux États-Unis Jules Jusserand reçoit un télégramme d’Arthur Woods9, qui souhaite lui parler d’un sujet « dont il est sûr qu’il va l’intéresser » (“Could you see me for a few minutes on a matter that I am sure you will find interesting10”). La teneur de leur discussion, le 28 février, est rapportée par une lettre de Jusserand adressée le jour même au conservateur du château de Versailles, André Pératé :
Je viens d’avoir une conversation importante au sujet du musée de Versailles [...]. Un riche et généreux américain, grand ami de notre pays, a été frappé des renseignements qui lui sont venus sur l’état inquiétant où se trouverait de nouveau ce château si important au point de vue de l’art et au point de vue de nos souvenirs nationaux, dont le sort est entre vos mains [...] . Cet ami de notre pays souhaiterait, si on voulait bien le lui permettre, placer à notre disposition la somme qui pourrait être nécessaire afin de remettre en état et à l’abri de nouveaux dommages pour pas mal de temps : le château lui-même, les fontaines des jardins et même les Trianons, si la somme nécessaire n’est pas par trop énorme.
11L’ambassadeur profite de cette lettre pour, en conséquence, demander des renseignements sur l’état du château et du parc, ainsi que sur ce que l’État compte faire pour y remédier, avec quels moyens :
L’intention du donateur, qui ne cherche nullement à se mettre en avant et dont je ne sais même pas le nom (c’est un ami commun qui est venu me voir de sa part) souhaite qu’il ne soit fait nul bruit de ses intentions, dont toutefois il a fait entretenir privément, aussi par un intermédiaire ami, M. Paul Léon. Il placerait probablement les fonds dont il pourrait disposer entre les mains d’un comité qui agirait en qualité de fidéicommissaire. Si l’effort à prévoir était par trop grand, il pourrait se restreindre à telle ou telle partie du bâtiment, mais il souhaiterait pouvoir du moins achever la partie de l’œuvre qui lui serait confiée. Veuillez donc s’il vous plaît me faire savoir quels sont vos besoins, y compris même ce qui peut concerner la remise en état des portes, fenêtres et autres ouvertures, assujettissement des planchers et, par-dessus tout, réfection des toitures là où il en peut être besoin. II est, je suppose, assez difficile de prévoir, avec quelque exactitude, le chiffre de semblables dépenses et de faire la déduction de ce à quoi il sera pourvu par ailleurs, mais une approximation suffirait11.
12L’approche se voulait discrète, et même plus : le lendemain, 1er mars 1924, un nouveau télégramme de Woods demande, trop tard, à Jusserand de ne faire aucune démarche vers la France. Comme le diplomate le mentionnait dans sa lettre, d’autres actions sont en effet conduites en parallèle en direction de la France, directement auprès du directeur général des Beaux-Arts Paul Léon. Ces contacts, noués dès l’automne 1923, sont menés par Harold Sheets, représentant de la Standard Oil à Paris, et Welles Bosworth12, architecte personnel de Rockefeller.
13Cet échange éclaire sur le rôle de Jusserand dans le projet de donation, dans la préparation de laquelle il n’est absolument pas impliqué. Les contacts avec la direction générale des Beaux-Arts se sont noués sans son aide, et il est lui-même contacté par un intermédiaire officieux, qui ne lui donne même pas le nom du mystérieux philanthrope. Il renseigne également sur la relation entre le diplomate et le milliardaire. Il est vraisemblable, à la lecture de ces messages, que les deux hommes ne se connaissent pas, ou très peu. Rockefeller est installé à New York, loin des mondanités politiques et diplomatiques de Washington. Lorsque Jusserand quitte les États-Unis au début de l’année 1925, il passe par New York pour embarquer ; il fait état, dans sa correspondance, de diverses réceptions, notamment à la Morgan Library, où il est reçu par John P. Morgan. Il est également invité à dîner par les Vanderbilt. Mais aucune trace n’est conservée, dans ses archives, d’un quelconque signe d’amitié de Rockefeller à cette occasion.
14Jusserand n’est donc ni à l’origine de la donation ni dans les secrets de sa préparation. Woods au contraire est le bras armé de la préparation. Quelques points particuliers retiennent son attention : à qui le don doit-il être consenti ? Faut-il convenir d’un emploi précis du don ? Comment convaincre le gouvernement français d’accompagner le don par des budgets officiels minimaux (l’une des craintes de Woods réside dans le fait que le désintérêt du gouvernement français puisse conduire, dix ou quinze ans plus tard, aux mêmes conditions de détérioration du monument13) ? Faut-il tout donner, ou diviser le don en dix, avec un dixième de la somme versée chaque année pendant dix ans, pour assurer la conservation et les travaux année après année. Plus que d’un intermédiaire avec les Beaux-Arts et Versailles, pour déterminer les besoins du château, dont Bosworth se charge, Woods a besoin de Jusserand pour les aspects diplomatiques et institutionnels14. Au cours du mois de mars, les contacts s’intensifient entre la France et les États-Unis, et Jusserand est l’une des parties prenantes, sollicité sur trois points par Arthur Woods.
15Le premier concerne la composition du comité qui sera chargé d’administrer la donation. Le milliardaire, dès avant le contact avec l’ambassadeur, a décidé que les fonds seraient administrés par un comité indépendant du pouvoir politique. Jusserand est ainsi invité à avancer des noms ; fort de son réseau, il propose en premier lieu des diplomates : Maurice Paléologue (1859-1944), ancien ambassadeur en Russie et, depuis 1920, président de la Société des amis de Versailles15, et Alfred Dumaine (1852-1930), ancien ambassadeur en Autriche. Dans sa réponse, il ajoute René Vallery-Radot (1853-1933), gendre de Louis Pasteur, « écrivain influent et qui vit avec sa femme à Versailles, place d’Armes, face au château, dans un appartement dont il a fait une sorte de musée Pasteur », ainsi que l’historien de l’art André Michel (18531925)16. Les personnes suggérées par Jusserand ont toutes soixante-et-onze ou soixante-douze ans, à l’exception de Paléologue, âgé de soixante-cinq ans. Est-ce cela qui a rebuté Rockefeller ? Aucune de ces propositions n’est retenue, hormis justement le moins âgé – Paléologue –, probablement plus en tant que président de la Société des amis de Versailles que comme ancien diplomate. Sont finalement nommés Jules Jusserand, l’ancien ministre Gabriel Hanotaux, Maurice Paléologue, Welles Bosworth, architecte personnel de Rockefeller, et Henry Hermann Harjes, un banquier américain. Le 2 mai, Woods fait demander à Jusserand s’il approuve le choix d’Hanotaux et de Paul Appell, alors recteur de l’académie de Paris. L’ambassadeur répond assez sèchement qu’il a déjà transmis des propositions, et que pour des noms supplémentaires, il s’en remet à Woods17.
16Le deuxième point sur lequel l’avis de Jusserand est sollicité concerne la manière d’officialiser la donation. La France connaît alors une crise politique importante : le président du Conseil Raymond Poincaré a démissionné le 26 mars, mais exerce ses fonctions jusqu’aux élections législatives prévues le 11 mai et la formation d’un nouveau gouvernement ; le président de la République Alexandre Millerand, est en passe de se faire renverser. L’émissaire officiel de Rockefeller, George Vincent, alors président de la fondation Rockefeller, suggère d’adresser le courrier de manière institutionnelle, au président du Conseil, sans porter de nom. C’est finalement la suggestion de Jusserand qui est retenue : tant que Poincaré est en fonctions, fût-ce pour expédier les affaires courantes, c’est avec lui qu’il faut traiter.
17Jusserand enfin donne des conseils dans la manière de formuler l’annonce officielle : « Sur une feuille séparée, j’ai mis, comme vous l’aviez suggéré, quelques pensées que vous pourrez transformer en lettre pour la soumission formelle de votre don généreux aux autorités françaises18 ».
18Rockefeller officialise sa donation le 3 mai 1924, par une lettre à Raymond Poincaré, qui la reçoit officiellement des mains d’Arthur Woods et de Georges Vincent à la fin du mois de mai. Poincaré répond le 28 mai pour accepter le don. Le même jour, Rockefeller lui annonce le mode de fonctionnement de la donation, via le comité (déjà annoncé dans la lettre du 3 mai) et la nomination des cinq personnes concernées.
19La donation consiste en un million de dollars, soit environ vingt millions de francs destinés à restaurer le château de Versailles – des travaux non visibles : « ce don serait utilisé à des opérations dont l’importance et l’effet ne seraient visibles que des initiés. Assurer d’abord le clos et le couvert, tel était le cadre de la donation19 » – reconstruire le toit de la cathédrale de Reims, détruit durant la Première Guerre mondiale, et effectuer des travaux urgents au château de Fontainebleau. Dans les échanges internes qui précèdent le don, il n’a longtemps été question que de Versailles et Reims ; Fontainebleau, que le milliardaire a visité le 6 juillet 1923 et dont il a constaté le mauvais état, est intégré in extremis dans le projet, pour qu’on y effectue des réparations urgentes. C’est d’ailleurs Reims qui a les faveurs de la presse mondiale à l’annonce de ce don : sur un échantillon de quarante-six articles parus dans divers journaux du monde, cinq font mention de Versailles dans leur titre, contre dix-huit pour Reims et aucun pour Fontainebleau20. La moitié de la somme est destinée au château de Versailles, le reste étant réparti entre Reims et Fontainebleau.
20La première réunion du comité de donation se tient dans la foulée, le 6 juin 1924, à la direction générale des Beaux-Arts, rue de Valois. Le programme de travaux est soumis à l’approbation du comité ; les sommes nécessaires sont placées à la banque, et les paiements effectués sur la présentation de titres de perception des autorités administratives françaises, avec pièces justificatives de dépense, sauf lorsque des paiements d’avance sont nécessaires. Le milliardaire américain a craint, pour l’efficacité de sa philanthropie, l’hypertrophie et l’immobilisme administratifs, résumés en juin 1924 par un journaliste du Taules Petit Val :
[M. Rockefeller] a désigné les personnes bénévoles qui seront chargées de l’emploi des fonds. On ne saurait être plus intelligent. J’ai toujours admiré la candeur de ces âmes charitables qui abandonnent à des administrations publiques, dirigées par M. Le Bureau, des sommes destinées à des oeuvres philanthropiques et de bienfaisance. Ce ne sont point les malheureux qui touchent le plus, mais l’innombrable armée des budgétivores21.
21Dire que le gouvernement français n’est pas impliqué est exagéré : les programmes de travaux sont soumis par les architectes des trois sites, eux-mêmes placés sous l’autorité de l’administration des Beaux-Arts, qui abonde de son côté les crédits de restauration du château, en complément des fonds de la donation, avec quatre millions de francs, y compris les crédits d’entretien ordinaires, qui sont affectés annuellement à partir de 1924. Mais seul le comité a un droit de regard sur l’approbation de ces travaux. Le siège du comité est installé au coeur même de la direction générale des Beaux-Arts, rue de Valois. Lors de la première réunion sont présents Gabriel Hanotaux, Maurice Paléologue, colonel Harjes et Welles Bosworth. Jusserand est absent. Le nom du comité, comité franco-américain pour la restauration des monuments, est trouvé par Hanotaux, qui souhaite une dénomination rappelant l’intervenant de l’Amérique, et rédigé en langue française, car il doit siéger en France.
Jusserand, président d’un comité aux mains des Américains
22L’une des premières tâches est de se doter d’un président. Si Hanotaux suggère que ce soit le mécène lui-même, Bosworth répond que Rockefeller souhaite rester en dehors du comité. Le compte rendu ne détaille pas les échanges qui s’ensuivent, mais mentionne laconiquement : « Il est décidé en conséquence que la présidence sera attribuée à M. Jusserand, ambassadeur de France aux États-Unis ». Harjes est nommé trésorier, Bosworth, secrétaire général. Le choix de Jusserand comme président interroge, sauf à considérer qu’on a délibérément nommé celui qui devait être absent de Paris la plupart du temps. Les raisons de cette nomination restent floues ; rien n’indique qu’elle a été téléguidée par Rockefeller. La lecture du compte rendu de cette première réunion fait en revanche apparaître que Gabriel Hanotaux est très présent, il parle beaucoup, interroge, donne son avis, sur tous les sujets, l’urgence des travaux, les variations des taux de change, l’échelonnement des versements... S’est-il dit qu’il pourrait aisément, en l’absence de Jusserand, prendre la main sur le comité ? En réalité, le véritable bras armé du comité, de 1924 jusqu’à sa dissolution en 1936, c’est Welles Bosworth, qui représente les intérêts du milliardaire dans la donation, et reçoit d’ailleurs une rémunération pour ses fonctions de secrétaire général, à hauteur de 101 000 dollars pour les douze ans d’existence du comité22.
23Jusserand apprend qu’il a été désigné président par un courrier, envoyé par Bosworth le 14 juin sur un papier à en-tête du ministère de l’Instruction publique et des Beaux Arts : « les membres présents [à la première réunion] vous ont désigné à l’unanimité pour la présidence de ce comité. Je suis heureux d’avoir à vous faire part de cette désignation en qualité de secrétaire général du comité ». L’ambassadeur répond le let juillet :
« J’ai appris aussi avec un sentiment de vive gratitude que les membres du comité avaient eu la bonté de me désigner pour être leur président ; je leur offre mes sincères remerciements pour un honneur qui me touche profondément, souhaitant que les circonstances me permettent de justifier leur choix23 ».
24Les six premiers mois de cette présidence, avant son retour définitif en France en 1925, sont peu actifs pour Jusserand, encore en poste à Washington. À l’occasion de son retour provisoire à l’été 1924, il est invité à dîner par l’épouse de Rockefeller, Abby, qui se trouve en France. Un concert est organisé le 20 juillet à la chapelle du château, sous la présidence d’honneur du préfet de Seine-et-Oise et du maire de Versailles, au profit de la restauration des grandes orgues de la chapelle, à l’issue duquel Abby Rockefeller convie l’ambassadeur à dîner au Trianon palace.
25Ce n’est donc qu’à partir de 1925 que Jusserand peut réellement jouer son rôle de président du comité... aux côtés de Welles Bosworth, qui est l’interlocuteur permanent des architectes en chef de Versailles, Reims et Fontainebleau, et qui correspond régulièrement avec le milliardaire pour le tenir au courant de l’avancée des travaux, pour solliciter des avis ou des décisions.
26Les relations entre le diplomate et le philanthrope restent formelles, mais, en tant que président du comité, c’est à lui que sont annoncées les nouvelles officielles. Ainsi en 1927, lorsque Rockefeller décide de renouveler sa donation en versant à nouveau quarante millions de francs (soit un peu moins de deux millions de dollars), dont vingt-trois millions pour le château de Versailles (le milliardaire exprime un souhait particulier de restauration des Trianons, du théâtre de Marie-Antoinette et du hameau de la reine, avec plus de sept millions et demi), neuf millions pour la cathédrale de Reims, un million trois cent mille pour Fontainebleau, et six millions et demi pour les charges communes.
27L’action de Jusserand consiste avant tout à présider et représenter. Sa stature, sa connaissance des relations franco-américaines sont pour beaucoup dans sa nomination et l’intérêt de sa présence au sein du comité. Parfois, il exerce des fonctions plus prosaïques, comme en 1925 lorsque, en l’absence de Bosworth et Harjes, retenus aux États-Unis, il fait fonction de trésorier et a pour charge d’approuver les paiements.
28Jusserand est très impliqué dans sa nouvelle mission. Dès avant son départ des États-Unis, Paléologue lui propose d’écrire un article sur Versailles et Rockefeller, qui serait son « salut à l’Amérique24 » :
Les plus belles choses ont une fin [...]. Songeant précisément à votre retour, je suggérais hier à Doumic25 de vous demander un article sur « Versailles et la donation Rockefeller ». Ce serait, en quelque sorte, votre salut à l’Amérique. Nul n’est plus qualifié que vous pour exprimer, dans une parfaite mesure, ce qu’il faut qu’on dise. Je sais bien que le sujet comporte une partie « technique », par exemple tout ce qui concerne le programme des travaux. Mais, afin de faciliter votre tâche, je vais vous faire préparer, par le secrétaire général des Amis de Versailles, une note substantielle, où vous n’auriez qu’à puiser. Je vous fournirais ainsi « les entrailles de la bête » : vous y ajouterez les muscles... et l’âme. Je souhaite vivement que cette idée vous séduira.
29De la même manière, il adhère comme membre fondateur à la Société des amis de Versailles pour l’année 1925, en rachetant une souscription de 500 francs, ce dont le président Maurice Paléologue le remercie le 27 juin : « combien je vous remercie de votre magnificence ! Ai-je besoin de vous dire en effet que notre société n’est pas riche26 ». Cette adhésion lui permet d’acquérir une forme de légitimité versaillaise au regard des autres membres du comité, Paléologue bien sûr, qui est le président de la Société, mais aussi Hanotaux, qui en est le vice-président. L’année suivante, Jusserand devient même membre du comité d’initiative de la Société, chargée de proposer les activités aux membres.
30Revenu en France, le diplomate poursuit une activité intellectuelle intense, et est élu membre de l’Académie des Sciences morales et politiques en 1925. Le comité de l’épée, chargée d’offrir l’épée au nouvel académicien, se monte à l’été. Il est présidé par John Ridgely Carter, ancien diplomate américain et associé de la banque J. P. Morgan à Paris depuis 1914. Le colonel Harjes, trésorier du comité franco-américain de restauration, est également trésorier du comité de l’épée. Carter succédera d’ailleurs à Harjes à son décès en 1926 dans un accident de polo pour s’occuper de la trésorerie des travaux de la donation Rockefeller. Parmi les contributeurs au comité de l’épée figurent quelques-uns des acteurs de la donation Rockefeller : le milliardaire lui-même, mais aussi Welles Bosworth, John Carter et André Tardieu. On relève cependant l’absence de Gabriel Hanotaux, de Maurice Paléologue, ainsi que des conservateurs et architectes de Versailles, André Pératé et Patrice Bonnet.
31Jusserand ne verra cependant pas l’achèvement des restaurations permises par la donation Rockefeller. Après Harjes en 1926, le diplomate meurt le 18 juillet 1932. Il est remplacé provisoirement par Gabriel Hanotaux, puis par André Tardieu. Les travaux s’achèvent en 1936. Dès 1928, la question de la création d’une plaque commémorant le geste de Rockefeller à Versailles a été posée par le comité. Hanotaux était partisan d’inscrire sur la plaque toutes les parties du château dont la restauration a été permise par Rockefeller, mais le comité se range finalement à l’avis de l’architecte Patrice Bonnet, pour qui la proposition d’Hanotaux pose le problème de la longueur de la plaque, tant les interventions sont nombreuses.
32Le 30 juin 1936, une grande réception célèbre la fin des chantiers, en présence du milliardaire. Rockefeller lui-même a voulu des festivités limitées au strict minimum, marquant sa préférence pour Versailles où il souhaite que se tienne l’unique événement. Le matin du 30 juin, accueilli par le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, le philanthrope américain parcourt le château et les jardins, sous la conduite de l’architecte Patrice Bonnet et du conservateur Gaston Brière, en compagnie des membres du comité franco-américain de restauration. Une avenue Rockefeller est inaugurée autour de la place d’armes. Un déjeuner est organisé dans la galerie basse du château, avec quelques personnalités, dont les membres du comité, les ministres français. Le défunt diplomate qui a présidé le comité n’est pas oublié : le milliardaire a souhaité que prenne place à table, à sa droite, place d’honneur, sa veuve, Elise Jusserand. L’après-midi, une représentation théâtrale est donnée dans le théâtre de Marie-Antoinette restauré. Le soir, le président Albert Lebrun remet à Rockefeller les insignes de grand’croix de la Légion d’honneur27.
33Trois ans plus tôt, en 1933, Elise Jusserand avait accepté la proposition de la Société des amis de Versailles de remplacer son mari décédé l’année précédente au conseil d’administration de la Société : « Le souvenir de M. Jusserand est resté si vivant parmi nous que l’assemblée a espéré en prenant cette décision que vous voudriez bien continuer à notre société l’appui de votre nom ». Dans sa réponse, elle souligne l’intérêt intellectuel et amical que représentait pour lui la Société : « Que ce choix soit dicté par la souvenir que gardent de mon mari les membres d’une association à laquelle il portait le plus sympathique intérêt et dont beaucoup furent ses amis, en rehausse encore pour moi le prix28 ».
34Jules Jusserand n’a assurément pas participé à la prise de décision du milliardaire américain. Assisté par ses conseillers, de chaque côté de l’Atlantique, Rockefeller n’avait pas besoin de l’ambassadeur de France pour orienter son choix ; en revanche, la connaissance du diplomate en matière de méandres administratifs de la France et celle de la société américaine fut déterminante pour que la liaison entre les deux pays soit fluide et permette au mécène de proposer son aide, tout en imposant sa méthode. Jusserand s’est pris au jeu, devenant l’ambassadeur officiel de la philanthropie de Rockefeller. Si Bosworth est resté l’homme fort du milliardaire dans cette opération unique, le diplomate a représenté le trait d’union des deux mondes, soucieux de l’avenir du patrimoine et en particulier de Versailles, symbole d’une histoire commune.
Notes de bas de page
1 Lettre de Gaston Brière à Clotilde Misme, s.d. [1918], citée dans Agnès Héron et Marie-Joseph Hérouart-Ricart, « Biographie de Gaston Brière (1871-1962) », mémoire de muséologie de l’École du Louvre, 1991-1992.
2 Discours de Paul Léon à l’Institut de France, 14 novembre 1933.
3 H. Lapauze, « Il faut sauver Versailles », p. 2-13.
4 F. Oppermann, « Les visites diplomatiques », p. 136-138.
5 La Société des fêtes versaillaises, fondée en 1859 avec le soutien de la ville de Versailles, organise de nombreuses manifestations festives dans la ville et dans le parc, en particulier les fêtes de nuit au bassin de Neptune. Elle fusionne en 1953 avec le Syndicat d’initiative de Versailles, créé en 1911. H. Lemoine, « Les fêtes de nuit à Versailles, autrefois et aujourd’hui ».
6 T. Smoliarova, « La fête merveilleuse de 1923 ».
7 M. Auzanneau, Or noir ; la grande histoire du pétrole, p. 113-115.
8 Rockefeller Archive Center [désormais RAC], RG III 2Z, JDR, Jr., Personal, series II, Personal papers, travel records, Foreign, 39, 340, Journal de voyage de John D. Rockefeller Jr. lors de son voyage en Europe à l’été 1923.
9 Arthur Woods (1870-1942), ancien chef de la police municipale de New York de 1914 à 1918, proche des Républicains. Sans être un collaborateur de Rockefeller, il le conseille de manière officieuse et discrète. T. Jones, More powerful than dynamite : radicals, plutocrats, progressives, and New York’s year of anarchy, p. 323.
10 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/121, télégramme d’Arthur Woods à Jules Jusserand, 14 février 1924.
11 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/121, lettre de Jules Jusserand à André Pératé, 28 février 1924.
12 Welles Bosworth (1869-1966), ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Paris, a conçu une partie des bâtiments et jardins de Kykuit, la principale résidence de la famille Rockefeller.
13 RAC, RG III2E, OMR, cultural interest, 139, 1219, mémoire [par Arthur Woods] sur les points à considérer en relation avec la possible donation au gouvernement français pour la restauration de Versailles et de la cathédrale de Reims, s.d. [printemps 1924].
14 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/121, lettre d’Arthur Woods à Jules Jusserand, 4 mars 1924 : “I think that through the people who are now working on this thing we shall ultimately get the information that will be necessary as to what kind of work it is best to do at Versailles, and approximately how much it cost. We shall however be in need of your counsel as to ways and means of carrying out the gift, to whom it should be made, under what conditions, and in what way”.
15 Créée en 1907 à l’image de la Société des amis du Louvre, la Société des amis de Versailles est destinée à soutenir le château de Versailles dans ses acquisitions et son rayonnement. Maurice Paléologue en est le président de 1920 à 1926, succédant à Alexandre Millerand, élu président de la République en 1920, et qui reprend la présidence de la Société des amis de Versailles à la suite de Paléologue en 1926. F. Oppermann, « La Société des amis de Versailles », p. 188-191.
16 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/121, lettre de Jules Jusserand à Arthur Woods, 12 avril 1924.
17 Ibid., note du 2 mai 1924.
18 Ibid., lettre de Jules Jusserand à Arthur Woods, 12 avril 1924.
19 « L’emploi des fonds de la donation de M. John D. Rockefeller », Bulletin de l’Académie des Beaux-Arts, n° 12, juillet-décembre 1930, p. 103-117.
20 RAC, RH III 2E, OMR, cultural interest, 142, 1244, coupures de journaux de la fin du mois de mai 1924.
21 RAC, Scrapbooks of JDR, Jr., tome X, 1922-1926, p. 95 et suiv.
22 RAC, RG III 2E, cultural interest, 140, 1228, note de JDR, Jr. concernant le salaire de Welles Bosworth, 7 septembre 1938.
23 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/121, lettre de Welles Bosworth à Jules Jusse-rand, 14 juin 1924, et réponse de Jusserand, 1er juillet 1924.
24 Ibid., 93PAAP/111, Lettre de Maurice Paléologue à Jules Jusserand, 15 novembre 1924.
25 René Doumic (1860-1937), secrétaire perpétuel de l’Académie française et directeur de la Revue des Deux Mondes.
26 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/119, lettre de Maurice Paléologue à Jules Jusserand, 27 juin 1925.
27 F. Oppermann, « Des Américains à Versailles : les Rockefeller et le château du Roi-Soleil au xxe siècle ».
28 AMAE, Papiers d’agents Jusserand, 93PAAP/119, lettre d’Alexandre Millerand, président de la Société des amis de Versailles, à Elise Jusserand, 9 mai 1933, et réponse d’Elise Jusserand, 11 mai 1933.
Auteur
-
Fabien Oppermann
Archiviste paléographe, ancien élève de l'Institut national du patrimoine et de l'École pratique des hautes études, inspecteur général au ministère de l'Éducation nationale. Sa thèse de l'École des chartes et ses recherches sont consacrées au château de Versailles au XXe siècle.

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