Gabriel Hanotaux et les élites parisiennes : la construction d’un réseau mis au service de la France
p. 30-43
Texte intégral
1Présenter l’ancien ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux (1853-1944) par le prisme de ses différents réseaux est particulièrement éclairant quant à la place qu’occupait ce « virtuose de l’entregent1 » dans la société française de la IIIe République. En effet, ce diplomate côtoyait l’élite française et internationale qu’accueillait Paris : des présidents et chefs de gouvernements français – Gambetta, Faure, Poincaré, Millerand et Lebrun – en passant par les chefs d’État étrangers – Theodore Roosevelt, Albert Ier notamment – aux riches philanthropes américains tels que Rockefeller Junior ou Andrew Carnegie, mais aussi quelques célèbres artistes et savants comme le sculpteur Rodin, l’historien Ernest Lavisse ou encore le philosophe Henri Bergson. Hanotaux profitait des soirées mondaines à l’Élysée, en ambassade ou dans les salons2, des parties de chasse présidentielles et celles, moins officielles, des festivités républicaines ou dîners plus intimes pour y rencontrer toutes ces personnalités. Si d’autres cercles ont été particulièrement importants dans l’ascension d’Hanotaux3, le réseau parisien a sans doute été le plus riche et le plus influent, pour sa carrière politique et pour son élection à l’Académie française. Ce réseau est l’une des clés pour comprendre l’ascension du jeune picard isolé arrivant dans la capitale à peine majeur, et atteignant quelque deux décennies plus tard les plus hauts sommets de l’État et de la société française.
2Sur quels réseaux et personnalités Gabriel Hanotaux put-il compter à Paris dans son ascension et son action diplomatique au service du rayonnement de la France, notamment aux États-Unis ?
3Nous verrons comment des rencontres décisives dans la capitale ont mené le jeune picard passionné d’histoire jusqu’au poste de ministre des Affaires étrangères, puis comment, conscient de l’atout majeur que représentait son intégration dans ce réseau, Hanotaux l’entretint, conforté par le prestige de son siège d’immortel à l’Académie française, et, enfin, comment il sut user de ce même artifice relationnel si cher au diplomate pour faire rayonner la France jusqu’en Amérique grâce au Comité France-Amérique qu’il fonda à Paris en 1909.
Un chartiste au Quai d’Orsay (1879-1898)
4L’ascension d’Hanotaux apparaît comme fulgurante : après 15 ans dans les bureaux du Quai d’Orsay, il devint ministre des Affaires étrangères. Ainsi propulsé sur la scène internationale pour représenter la France, il put compter sur différents réseaux pour agir. Ce sont en effet des rencontres qui lui ont ouvert les portes du gouvernement jusqu’au poste de ministre.
Les intellectuels des premières décennies du régime
5Le jeune picard quitta sa région natale de l’Aisne pour faire ses études de droit dans la capitale encore fumante des épisodes de la Commune à l’été 1871. Il arriva à Paris seul, isolé de toute sociabilité parisienne, sans famille, ou presque, comme il le raconte dans ses mémoires4. En effet, la figure quasi légendaire de la famille, l’académicien et historien Henri Martin habitait à Passy. Ce grand-oncle permit à Hanotaux de gravir les premières marches, d’abord dans le monde des historiens et des archives, puis dans celui de la diplomatie : Henri Martin l’orienta à l’École des chartes en le faisant rencontrer le directeur Jules Quicherat, puis à la direction des archives du Quai d’Orsay et à la commission des Archives diplomatiques qui venait de s’ouvrir, dont il occupait lui-même le poste de président. Gabriel Hanotaux en devint le secrétaire le 20 mars 18805.
6Dès ses premiers pas dans le monde des archives et de l’histoire, Hanotaux nouait ses premières relations parmi les intellectuels de son temps : le réseau des chartistes s’ajoutait à celui de l’École pratique des hautes études, dominée par la figure de Gabriel Monod. Le jeune étudiant se liait aux universitaires, érudits et savants au sein de cercles qui fleurissaient comme nouveaux lieux de sociabilité au début de la IIIe République6. Ce fut le cas du cercle Saint-Simon, fondé en 1883, et présidé par Gabriel Monod. Henri Martin en était l’un des présidents d’honneur et Hanotaux, l’un des secrétaires. En évoquant sa création, Monod rappelait en effet dans le premier bulletin de la société qui paraissait en 1883 le rôle du jeune Hanotaux : « Le projet paraissait abandonné, lorsqu’il y a un peu plus d’un an, M. G. Hanotaux me pressa de le reprendre, en le modifiant légèrement et en le précisant. Il lui semblait qu’il ne suffisait pas de réunir les hommes d’étude, qu’il fallait leur donner un but à poursuivre en commun, une œuvre à accomplir, fonder par conséquent une société en même temps qu’un cercle7 ». Hanotaux donnait précisément comme objet commun l’étude de l’histoire, dont la place devenait centrale pour assoir les institutions et principes de la République en les enracinant dans un passé glorieux. Parmi les membres du comité fondateur se trouvaient en effet des personnalités illustres des différentes institutions savantes qui s’intéressaient à l’histoire – le secrétaire et bientôt professeur de diplomatique de l’École des chartes, Arthur Giry, le chef des archives diplomatiques, Julien Girard de Rialle ou encore le directeur de l’École libre des sciences politiques, Émile Boutmy – mais également l’un des plus éminents artisans du roman national qui s’écrivait, Ernest Lavisse. Celui-là même faisait office, « aux yeux de la postérité, de porte-parole de la génération qui travailla, avec Gambetta et Jules Ferry, à la refonte de l’esprit national après la défaite de 1870 et à l’enracinement dans la société des institutions républicaines8 ». Lavisse et Hanotaux nouèrent dans ce cercle une amitié qui donna lieu à une collaboration, quand Lavisse offrit au chartiste devenu ministre d’écrire dans la Revue de Paris : « Allons prenez votre plume. Envoyez-nous quelques pages que nous mettrons en tête de numéro9 ». Au sein de ce milieu, enfin, le jeune historien y entretint une amitié avec Albert Sorel, qu’il avait rencontré aux archives diplomatiques, et signait aux côtés des grands savants de son temps, dont Vidal de La Blache, maître de conférences à l’ENS, et Gaston Paris, professeur au Collège de France.
7De ce réseau de savants, il n’en resta que très peu au moment du passage d’Hanotaux au gouvernement : certains décédés, comme ce fut le cas pour Henri Martin, d’autres mis à l’écart au moment de l’affaire Dreyfus qui divisa tant l’opinion et les amitiés. Hanotaux y perdit beaucoup, tandis qu’il n’avait pas pris parti. Dans cette Affaire, il fut d’abord partagé par sa double position : historien, il était tenté de rejoindre le mouvement dreyfusard qu’avaient adopté nombre de ses confrères chartistes10. Ministre, il devait être solidaire du gouvernement dans lequel il se trouvait. Hanotaux n’aborda que très peu cette question dans ses écrits personnels pour y exprimer clairement son opinion. Si la critique médiatique insiste sur la « lâcheté » du personnage11, ses rares interventions sur la question, notamment lors du procès de Rennes12, et les quelques témoignages de ses contemporains13 présentent en réalité un choix délibéré d’adopter une position neutre. Il affirmait en effet que, n’étant pas un juge, il ne se permettait pas de donner une expertise de l’Affaire, mais ayant en revanche le rôle de chef de la politique extérieure de la France, il lui importait de faire en sorte que l’Affaire n’ait pas d’impact sur la diplomatie du pays. Une telle position14 lui fit perdre nombre de relations, à commencer par Gabriel Monod.
8Finalement, introduit dans ce vivier que fréquentaient aussi les hommes politiques – nous y retrouvons Jules Ferry – Hanotaux entrait dans les sphères du gouvernement : Henri Martin lui avait ouvert les portes de l’histoire, mais aussi de la diplomatie.
De Gambetta à la jeune génération des républicains
9Entré au Quai d’Orsay par les archives, Hanotaux intégrait les bureaux du ministère encore une fois grâce à une rencontre, celle de Léon Gambetta. Les différents cercles de savants et intellectuels qu’il côtoyait l’avaient préparée : le jeune étudiant avait pris la plume pour la première fois en 187715 dans la Revue historique de Gabriel Monod, avant d’intéresser d’autres journaux par ses écrits historiques. Ce fut le cas du journal de Gambetta, La République française, dans lequel le chartiste publia dans la rubrique des variétés historiques un article exposant son idée sur « l’édit de Nantes des partis » et l’unité française. Cet article motiva la convocation que lui adressait le ministre le 19 juin 1881. Gambetta cherchait à constituer un vivier de jeunes talents avec lesquels il allait pouvoir compter pour asseoir le nouveau régime16. Hanotaux entrait dans cette jeune équipe à la carrière prometteuse et engagée à défendre la République. Ce fut son premier pas dans la politique, en tant qu’adjoint au chef de cabinet de Gambetta, Henry Marcel. Aux cercles des érudits et intellectuels, le futur ministre ajoutait ceux de la politique puis de la diplomatie.
10Cependant, devenu chef adjoint du cabinet de Jules Ferry (18831885), Hanotaux subit le sort qui était réservé à cette nouvelle génération d’hommes politiques qualifiée « d’opportuniste » : avec l’affaire du Tonkin en mars 1885 et la chute du cabinet Ferry, l’équipe au gouvernement fut dispersée. Hanotaux est envoyé à Constantinople, en tant que chargé d’affaires. Là, il tissa ses premiers liens sur la scène internationale, grâce à la conférence de Top-Hané. Cette conférence internationale tentait d’apaiser les tensions dans les Balkans à propos de la Roumélie orientale17. Elle réunissait les puissances européennes, Italie, Autriche-Hongrie, France, Russie, Allemagne et Angleterre, et était présidée par le ministre des Affaires étrangères de l’Empire Ottoman. À la table des ambassadeurs18, Hanotaux constitua un premier réseau diplomatique en Orient et au sein des représentants des puissances européennes, sur lequel il put s’appuyer lorsqu’il devint lui-même ministre. Il n’oubliait cependant pas la politique, essentielle pour entrer dans les rouages du gouvernement : un mandat de député (1886-1889) lui permit d’ajouter l’électorat de sa contrée natale de l’Aisne, et de tisser de nouvelles relations à la Chambre des députés, à commencer par les futurs présidents de la République, Paul Doumer, Raymond Poincaré et Alexandre Millerand19. Enfin, Hanotaux participa à une autre activité qui réunissait les hommes politiques : la chasse.
11La chasse présidentielle était le lieu de réunions informelles auxquelles Hanotaux se rendit régulièrement, notamment sous Félix Faure, alors qu’il était lui-même ministre des Affaires étrangères20, mais aussi lorsqu’il quitta le gouvernement. Il intégra notamment, inscrit au moins depuis21, le Saint-Hubert Club de France, tout juste créé en 1902. Soutenu par les pouvoirs publics, ce cercle réunissait toute une sociabilité parisienne, avec de nombreux membres de l’Institut, tels que Léon Bonnat ou Henri-Paul Nénot, mais également de l’aristocratie, tels que le comte de Gramont, le comte Greffuhle, ou le baron Henri de Rothschild ; de la sphère politique et diplomatique, comme l’ambassadeur Camille Barrère et l’ancien ambassadeur le marquis de Montebello, l’ancien Président du conseil, Jules Develle, et le sénateur Jules Méline ; et enfin de multiples têtes couronnées et les chefs d’État d’Europe et du monde y étaient affiliés.
12En définitive, durant les vingt années qu’il resta au Quai d’Orsay, de son premier poste d’archiviste (1879) à ses trois portefeuilles de ministre des Affaires étrangères (1894-1898), Hanotaux noua de solides liens au sein de l’élite parisienne. Lorsqu’il quitta définitivement le gouvernement, en 1898, il ne fut pas oublié par ses amis, dont certains devinrent ministres ou même présidents de la République (Poincaré et Millerand furent parmi les plus proches). Il n’était pas non plus oublié de la scène internationale : tandis qu’il correspondait déjà avec lui au moment de son ministère22, Jean-Jules Jusserand l’accueillit chaleureusement lors de son séjour en Amérique quinze ans plus tard. Il avait, enfin, intégré différents cercles parisiens et rencontré les personnalités éminentes de son temps avec lesquelles il s’était définitivement lié : dès la première Exposition universelle à laquelle il participa, en 1889, il témoigna de ces rencontres par son ouvrage Les Hommes de 188923 publié sous le pseudonyme Testis. Puis, à l’Exposition suivante de 1900, la dédicace de Gustave Eiffel en première page de son livre La Tour Eiffel en 190024 souligne la persistance de sa proximité avec l’élite parisienne. Dédiée « à Monsieur Gabriel Hanotaux de l’Académie française, hommage respectueux de G. Eiffel », elle insiste en particulier sur la récente élection de l’ancien ministre à l’Académie française.
Un immortel du Quai Conti (1897)
13Si Hanotaux suspendit son envol si brusquement en quittant définitivement la scène politique, son entrée à l’Académie française lui assura une place de premier rang lui permettant de poursuivre son action au service de la France. En quittant la politique, il retrouva l’Histoire, et c’est par la plume qu’il entendit servir la nation, aux côtés de l’élite dirigeante.
Les académiciens à leur plume
14Hanotaux entra à l’Académie française, guidé par son Richelieu25. Après avoir publié en deux premiers volumes la biographie du cardinal, il s’associa avec l’académicien Auguste de La Force pour en poursuivre l’étude jusqu’à sa mort. Il trouvait en effet sous la coupole les hommes de lettres les plus éminents de son temps : lors de son élection, il concoura face à Émile Zola. Animés des mêmes passions et vues philosophiques qu’eux, il se liait d’amitié avec les académiciens Henri Bergson, Frédéric Masson, Jules Lemaitre, Henry Bordeaux, François Mauriac, André Maurois, André Siegfried, Anatole France, Paul Valéry, ou encore Paul Bourget. Plus encore, il puisait les spécialistes dans ce cercle de savants pour mener ses projets d’écriture, en particulier l’histoire de France thématique qu’il dirigea, parue sous le titre de l’Histoire de la Nation française en 15 volumes. Œuvre pionnière, celle-ci nécessitait de réunir les experts de l’époque pour chacun des domaines dont il fallait retracer l’histoire : la géographie, l’histoire politique, religieuse, militaire, diplomatique, économique et financière, des arts, des lettres et des sciences. L’équipe réunissait de grands noms, avec les académiciens tels Jean Brunhes, Pierre Imbart de la Tour, Louis Madelin, Georges Goyau, le maréchal Franchet d’Esperey, Germain Martin, Louis Gillet, Joseph Bédier, Alfred Jeanroy, Fortunat Strowski, Émile Picard, Henry Andoyer, Charles Fabry et Maurice Caullery26.
15Nous l’avons vu, l’histoire nationale était devenue l’un des enjeux majeurs de la IIIe République qui avait particulièrement besoin de se légitimer pour se consolider27. Les « histoires de France » se sont multipliées. Jules Michelet commençait dès les années 1830, puis Henri Martin, ou encore Ernest Lavisse ont dirigé de telles entreprises et Hanotaux s’inscrivait dans ce même courant pour servir le régime et la France. Ainsi est née son Histoire de la Nation française suivie de son Histoire des colonies françaises et de son expansion dans le monde, qui mobilisaient ce réseau de savants.
16De tels intellectuels étaient également à l’origine d’initiatives privées qui relayaient la politique du gouvernement en faveur du rayonnement de la France. Ce fut par exemple le cas avec la création de l’Académie des Sciences coloniales en 1922 : la compagnie entendait soutenir l’action gouvernementale par les études qu’elle se proposait de mener sur le monde colonial. Un grand nombre parmi les pères fondateurs étaient précisément issus de l’une des cinq académies de l’Institut de France. Certains coloniaux avaient en effet été remerciés en prenant place au sein de l’assemblée des « immortels » : le maréchal Franchet d’Esperey, l’Amiral Lacaze, les généraux Marchand et Mangin, ou encore Alfred Martineau, professeur au Collège de France, et qui co-dirigeait avec Hanotaux la collection de l’Histoire des colonies françaises. Nous retrouvons enfin Paul Doumer28, Georges Leygues, les maréchaux de France Joffre et Lyautey, les généraux Gouraud et Weygand. L’ensemble du réseau colonial29 s’y retrouvait, un réseau dans lequel se fondait naturellement Hanotaux, étant lui-même ancien ministre des Affaires étrangères, puis des Colonies (durant quelques semaines, du 31 mai au 14 juin 1898) et l’un des artisans de l’Afrique coloniale.
Les académiciens en représentation
17En participant également à leur sociabilité mondaine, Hanotaux agissait au sein de ces différents réseaux. La diplomatie culturelle était un élément clé de son action. Amateur d’art, l’ancien ministre se liait d’amitié avec des artistes, qui ont été pour la plupart élus à l’Académie des Beaux-Arts. Édouard Detaille, élu en 1892, était par exemple très proche d’Hanotaux. Les deux amis se retrouvaient, moins officiellement, dans un cadre un peu particulier : celui des sphénopogones30. Ce cercle privé, discret – pourtant remarqué par le président de la République, Félix Faure – et fondé en 1881, réunissait un groupe « d’hommes à la barbe pointue » qui se retrouvaient pour plaisanter.
18Plus officiellement, Hanotaux fréquenta les salons parisiens où se retrouvaient les académiciens31 : que ce soit le salon tenu par Pauline Ménard Dorian ou celui de Madame de Caillavet. Hanotaux y rencontra notamment Adrien Proust, ce qui valut à son fils Marcel Proust de pouvoir entrer à la Bibliothèque Mazarine en 189532. À ces salons s’ajoutèrent les dîners mondains qui étaient un lieu de convivialité à la mode sous la IIIe République et une variante des cercles33. Jules Clarétie, également sphénopogone et académicien (1888), en raconta de nombreux dans ses Mémoires34, de même que le cardinal et académicien Baudrillart35 qui nota la présence d’Hanotaux au dîner de la Revue des Deux Mondes, animé par le secrétaire perpétuel de l’Académie française, René Doumic. Enfin, tout comme le faisait Henri Martin en participant au Dîner des gens de lettres fondé en 1866, Hanotaux multipliait ses rencontres au dîner Bixio36. Il participa à son premier dîner le 7 novembre 190837 avec une dizaine d’invités. Raymond Poincaré, présent dès 1898, académicien également, fréquentait les mêmes cercles qu’Hanotaux. Leur amitié valut à l’ancien ministre quelques faveurs, telle que sa nomination au « Comité franco-américain pour la restauration des monuments » pour gérer le don Rockefeller fait à l’État français, d’un million de dollars destiné à restaurer le patrimoine français, en 1924, aux côtés d’amis américains – l’architecte Bosworth occupait le siège de secrétaire général, le banquier Harjes, celui de trésorier – et de l’ancien ambassadeur Jusserand, nommé président du comité. Hanotaux était en effet très intégré au réseau international américain, auquel il donna un cadre dès 1909 : le Comité France-Amérique.
Un diplomate à l’œuvre pour l’amitié franco-américaine (1909)
19Disposant d’un réseau diplomatique, politique, académique et artistique, Hanotaux créa le Comité France-Amérique en 1909, réunissant des personnalités de France et d’Amérique. Ce comité avait pour objectif de participer au rayonnement de la France, tant dans son organisation interne que dans les missions et fêtes que le comité organisa sur la scène internationale.
Le Comité France Amérique : bureau, délégations..
20Des notabilités françaises et américaines firent partie des fondateurs et bienfaiteurs en 190938, en plus du comité de patronage. Parmi les membres du bureau, dont Hanotaux est le président fondateur, nous notons la place cruciale que prit le maître des requêtes au Conseil d’État Gabriel-Louis Jaray. Le conseil de direction réunissait finalement de nombreuses personnalités de tous les milieux que côtoyait Hanotaux, et en particulier de l’Académie française.
21L’une des grandes actions du comité dans le rayonnement de la culture française aux États-Unis d’Amérique fut justement de promouvoir la littérature française, en organisant une commission du Livre Français qui élisait chaque mois le meilleur livre afin de faire connaître la France à l’Étranger. Hanotaux se chargeait de l’histoire et de la politique générale, Maurice Barrès, de la vie intellectuelle et du mouvement des idées, Henri Bergson, de la philosophie, Henri Bordeaux, du roman, Louis Gillet, de l’histoire de l’art et Gabriel Louis Jaray, des questions étrangères. Ainsi, chaque mois paraissait dans la revue France Amérique la page du livre français, et les élus furent notamment Firmin Roz (janvier 1933), Louis Madelin (mai 1933), André Siegfried (mars 1934), Henri Bergson (octobre 1934), ou encore André Maurois (janvier 1934).
22Ce réseau se perçoit également dans les missions organisées par le comité. L’exemple de la mission Champlain, la première envoyée par le comité39 et l’unique menée par Hanotaux, permet de mieux comprendre sur quels acteurs le président fondateur comptait pour mettre en place son projet de rapprochement culturel des deux nations en ce premier quart du xxe siècle. Les photographies40 prises lors du voyage montrent le nombre important d’académiciens, dont René Bazin ou Étienne Lamy, de ministres et diplomates, tels que Paul d’Estournelles de Constant et Louis Barthou, d’artistes comme Fernand Cormon ou Auguste Rodin, ou encore de l’aristocratie étroitement liée au souvenir de la guerre d’Indépendance américaine, avec notamment le Comte et la Comtesse de Rochambeau, le Comte de Chambrun et le Duc de Choiseul. La délégation fut accueillie par l’ambassadeur Jusserand, principal artisan de l’amitié franco-américaine.
23Du vivant d’Hanotaux, le comité organisa d’autres missions, à commencer par la mission Jacques Cartier à Montréal dirigée par Henry Bordeaux en 1934 à l’occasion de son quatrième centenaire. Dans son discours, ce dernier ne manque pas de citer « Gabriel Hanotaux, mon illustre collègue de l’Académie et mon ami41 ». Si le rayonnement culturel de la France fut particulièrement brillant grâce à ces missions en Amérique, dont la première eut un succès inégalé, les fêtes que le comité organisait à Paris apportaient un éclat supplémentaire dans la représentation de l’élite française sur la scène internationale.
... et festivités
24Formé de personnalités illustres, d’académiciens, d’hommes politiques ou encore d’artistes, le Comité France-Amérique offrait de multiples occasions de réunions et d’échanges notamment dans les nouveaux salons de l’hôtel particulier Le Marois depuis 1927. Nous conservons de ces festivités des photographies, présentant Hanotaux en 1917 auprès de Viviani et William Sharp lors d’un banquet du comité à l’hôtel Ritz42, ou encore lors de la fête de l’Amérique latine à Versailles avec Barrès, Barthou, Sharp, Leygues43. Dix ans plus tard, c’est une photographie prise à l’hôtel Le Marois qui immortalise la visite de l’American Legion en France44.
25Le réseau de l’ancien ministre fut particulièrement représenté au moment de deux de ses anniversaires commémoratifs à l’occasion desquels l’Amérique fut à l’honneur. Lors du 30e anniversaire de son entrée à l’Académie française, tout d’abord, participent les représentants diplomatiques des trois Amériques à Paris, « c’est-à-dire de vingt et un États, aux côtés desquels avait pris place le Commissaire général du Canada, représentant le Canada45 », lors de la grande réception, qui avait été précédée par un dîner. La brochure qui fait part de l’événement précise à ce titre à quel point la manifestation attira les hautes sphères parisiennes : « À la réception, tout ce que Paris compte de personnalités littéraires, politiques, diplomatiques et étrangères, se pressait dans les salons de la Maison des Nations américaines46 ». Cet hommage offre un tableau des personnalités sur lesquelles l’ancien ministre pouvait compter pour œuvrer au service de la France, en travaillant à l’amitié franco-américaine. Le Comité France-Amérique devenait finalement une ambassade officieuse qui accueillait ces représentants étrangers et les mettait en contact avec cette élite parisienne qu’Hanotaux connaissait si bien. De telles réceptions permettaient au président du comité d’user de ces sphères d’influence pour agir sur la scène internationale et participer au rayonnement du pays.
26Un autre exemple, le plus éloquent peut-être, en tout cas le plus éclatant, fut celui de la cérémonie organisée pour les 80 ans d’Hanotaux, cinq ans plus tard, en 1933. Un banquet de 300 couverts fut donné47. Le discours de remerciement de l’octogénaire donne un aperçu des personnalités présentes, et apporte des précisions sur le lien qu’il entretenait avec chacune d’elles. De ses premiers réseaux estudiantins, à commencer par l’École des chartes, aux académies – française et des sciences coloniales – en passant par les musées et sociétés savantes, sans oublier le monde politique que rappelle la présence du président de la République, des ministres des Affaires étrangères et de l’Éducation nationale, Hanotaux n’oublia personne. Il rendit hommage à son entourage picard qui l’avait accompagné en politique, lors de son mandat de député, comme à l’Académie française, en lui offrant son épée d’académicien. Plus largement encore, la presse nota la présence de chefs d’État, du président de la République française, du roi des Belges, du roi d’Égypte, du roi Alphonse XIII, de la reine Marie de Roumanie, du prince Eugène de Suède, de l’ancien président de la République de Pologne Paderewski. Hanotaux avait eu l’occasion de rencontrer ou de correspondre avec ces personnalités48. À titre d’exemple, il réalisa pour le roi d’Égypte Fouad Ier une Histoire de la nation égyptienne après s’être rendu auprès de lui en mars 1928. Parmi ces invités prestigieux, figurent également les représentants de l’élite française et internationale49. Nous y trouvons les académiciens que nous avons déjà croisés, des diplomates étrangers (le ministre des Affaires étrangères de Belgique Paul Hymans, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Colombie Edouardo Santos), des représentants de l’Église (le Cardinal Verdier, le Nonce apostolique à Paris), des chefs de guerre ou leurs représentants (les maréchaux Pétain, Lyautey et Franchet d’Esperey, le maréchal Joffre, le maréchal Foch, le maréchal Fayolle), et les hommes d’affaires américains (William Nelson Cromwell, Edward Tuck, H. Biermans) ou encore les membres de la Société des américanistes de Paris à l’origine de l’appel en vue de la fondation de la chaire Hanotaux50.
27Cette société misait en effet beaucoup sur l’influence de l’ancien ministre pour ses entreprises. Par exemple, quand l’École internationale d’archéologie et d’ethnologie américaines de Mexico cherchait à obtenir des fonds pour l’entretien de l’un de ses élèves, la société dit compter sur Hanotaux : « La société décide qu’une démarche sera faite par son Président près de M. Hanotaux, président du Comité France-Amérique, afin qu’il s’associe à lui pour tenter d’obtenir du ministre de l’Instruction publique cette subvention51 ». Ministre qui est, à cette époque, Louis Barthou (22 mars-9 décembre 1913) !
28En définitive, si Hanotaux pouvait s’appuyer sur un réseau étendu et influent pour mener à bien ses projets, il se faisait également régulièrement un intermédiaire – en bon diplomate – entre deux sphères d’influence, que ce soit dans les affaires de politique intérieure, entre Paris et la province (l’exemple le plus marquant est son rôle en tant que Président du comité de l’Aisne pendant la Grande Guerre52), ou en politique extérieure, entre Paris et les autres capitales : le comité France-Amérique fondé à Paris en 1909 fut doublé en 1911 d’un comité homologue à New York, avec pour premier président Jean Jules Jusserand, ambassadeur de France à Washington.
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29S’il ne résida finalement que peu d’années dans la capitale – picard jusqu’à sa majorité, il quitta Paris en même temps qu’il quittait le gouvernement, à la fin du xixe siècle – Hanotaux revint pourtant toujours, saisonnièrement, entretenir ce réseau parisien. Même à la veille de sa mort, il traversa à cette fin la ligne de démarcation en décembre 1942. L’étude de ces cercles a permis de suivre l’ascension d’un historien épris du sort de la nation, devenu ministre à 40 ans, élu sous la coupole comme le plus jeune académicien avant d’en devenir 50 ans plus tard le doyen. L’influence de cet homme d’État et l’efficacité de son action ont résidé dans sa capacité à s’entourer de l’élite parisienne, qu’elle soit politique ou plus largement mondaine. Le Comité France-Amérique qu’Hanotaux avait fondé participa tout particulièrement à l’éclat de celle-ci sur la scène internationale, de Paris (1909) jusqu’à New York (1911), et constitua un jalon dans le rapprochement de la France et des États-Unis à la veille de la Première Guerre mondiale53.
Notes de bas de page
1 É. Mension-Rigau, rapport de soutenance de la thèse d’E. Haim Masson « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française (18981944) ».
2 J. Pouquet, Le salon de Madame Arman de Caillavet.
3 E. Haim Masson, « D’illustres Picards : Gabriel Hanotaux (1853-1944) et quelques grands noms du pays de l’Aisne ».
4 G. Hanotaux, Mon Temps, t. 1.
5 E. Haim, « Gabriel Hanotaux, de l’École nationale des chartes au Quai d’Orsay 1877-1889 ».
6 B. Lecoq, « Les cercles parisiens au début de la III° République : de l’apogée au déclin ».
7 Bulletin du cercle Saint-Simon, discours de G. Monod, 1883.
8 P. Nora, « Lavisse, instituteur national », p. 239
9 AMAE, Fonds Gabriel Hanotaux, 189PAAP/15, lettre d’Ernest Lavisse à Hanotaux 16 novembre 1895.
10 C. Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, p. 248 : il établit que, sur 66 % d’engagement à l’École des chartes, 80 % sont dreyfusards.
11 U. Gohier, Trois fantoches : Félix Faure, « l’auguste personne », Méline, Hanotaux.
12 Le procès Dreyfus devant le conseil de guerre de Rennes, Paris, Stock, 1900, 3 vol. , Cassation, I.
13 M. Paléologue, Journal de l’Affaire Dreyfus 1894-1899, 18 janvier 1898.
14 E. Haim, « Gabriel Hanotaux, de l’École nationale des chartes au Quai d’Orsay 1877-1889 ».
15 G. Hanotaux, « Les Vénitiens ont-ils trahi la chrétienté en 1202 ? », Revue historique, Paris, 1877/4.
16 I. Dasque, Les Diplomates de la République, 1871-1914 ; J.-M. Mayeur, Léon Gambetta, la Patrie et la République.
17 E. Weibel, Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours, p. 135 à 150.
18 E. Haim, « Gabriel Hanotaux, de l’École nationale des chartes au Quai d’Orsay 18771889 », p. 84 : tableau de la « Table des ambassadeurs » de la conférence de Top-Hané.
19 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française (1898-1944) », p. 205 : les députés de la IVe législation.
20 Photographie des chasseurs de la République autour du Président Félix Faure, Revue Panorama, 1897.
21 Annuaire des grands cercles et du grand monde, 1905.
22 AMAE, Fonds Gabriel Hanotaux, 189PAAP/24, fo 8-72, 21 lettres de Jean Jules Jusserand à Gabriel Hanotaux, 1894-1898.
23 G. Hanotaux, Les Hommes de 1889.
24 G. Eiffel, La Tour Eiffel en 1900, dédicace à Hanotaux, coll. privée.
25 G. Hanotaux et A. de La Force, Histoire du Cardinal de Richelieu.
26 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française (1898-1944) », p. 387 : Tableau de répartition des collaborateurs de l’Histoire de la Nation française.
27 J. El Gammal, Politique et poids du passé dans la France fin de siècle ; C.-O. Carbonell, Histoire et historiens, une mutation idéologique des historiens français, 1865-1885.
28 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française (1898-1944) » : p. 238-239, le Président Paul Doumer et Hanotaux s’étaient liés d’amitié dans l’Aisne, leur contrée natale.
29 J. d’Andurain, Colonialisme ou impérialisme ? Le parti colonial en pensée et en action.
30 G. Hanotaux, Mon Temps, t. 5, inédit, archives familiales. Note du 11 mars 1895.
31 E. Haim, « Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères 1894-1898 ».
32 A.-M. Bernard, A. Blondel et A. Borrel, Le monde de Proust vu par Paul Nadar.
33 A. Martin Fugier, « Convivialité masculine au xixe siècle : les dîners Bixio et Magny ».
34 J. Clarétie, Souvenirs du Diner Bixio.
35 A. Baudrillart, Carnets, t. 1, p. 856 : note du 4 juillet 1918 ; t. 2 : note du 28 avril 1922.
36 Le dîner Bixio (1856), d’abord appelé « dîner des gens d’esprit », prit le nom de son fondateur à sa mort (1865).
37 J. Clarétie, Souvenirs du Diner Bixio.
38 Plaque commémorative de la maison des nations américaines au Comité France-Amérique.
39 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux en Amérique : la mission Champlain en 1912 ».
40 Archives privées, France-Amérique, photographie de la délégation Champlain, coupure de presse, 1912.
41 France-Amérique, t. 29, 1934.
42 La Contemporaine, photographie du banquet du Comité France-Amérique à l’hôtel Ritz, 23 janvier 1917.
43 La Contemporaine, photographie de la fête de l’Amérique latine à Versailles, 28 mai 1917.
44 BNF, photographie de la visite de l’American Legion en France, 17 septembre 1927 « M. Hanotaux remettant la clef de la maison franco-américaine à M. Savage, Hôtel Le Marois », agence Rol.
45 G. Hanotaux, R. Doumic et L. de Souza-Dantas, Les Nations américaines et M. Gabriel Hanotaux.
46 Ibid.
47 Archives familiales Hanotaux, article de presse du 19 novembre 1933 : « un grand historien français – le 80e anniversaire de M. G. Hanotaux sera fêté ce soir. L’Académie française, les Américains de Paris et les amis de l’ancien ministre rendront hommage à sa belle œuvre ».
48 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française », p. 652.
49 « Le 80e anniversaire de M. G. Hanotaux », Journal des nations américaines, 26 novembre 1933.
50 E. Haim Masson, « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française », p. 565 à 569 : à l’occasion des 80 ans de l’ancien ministre, une « chaire Gabriel Hanotaux » a été créée, offrant le cadre à des cycles de conférences sur des thèmes relatifs à l’Amérique.
51 Actes de la société des américanistes de Paris, séance du 2 décembre 1913.
52 E. Haim Masson, « D’illustres Picards : Gabriel Hanotaux (1853-1944) et quelques grands noms du pays de l’Aisne ».
53 G. Hanotaux, Mangin, p. 45, entretien avec Theodore Roosevelt au printemps 1914.
Auteur
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Emmanuelle Haim Masson
Emmanuelle Haim Masson est docteure en histoire contemporaine de Sorbonne Université et archiviste à la Bibliothèque de l’Institut de France. Ses recherches s’intéressent à l’histoire des élites de la IIIe République ainsi qu’à l’histoire diplomatique. Elle a soutenu une thèse d’histoire intitulée « Gabriel Hanotaux, un homme d’État, historien et académicien au service de la Nation française (1898-1944) » sous la direction d’Éric Mension-Rigau, Sorbonne Université, en novembre 2022, récompensée par le prix Diplomatie de la Fondation Tilsit-Institut de France, et par le prix d’Encouragement à la recherche de l’Académie des Sciences d’outre-mer pour l’année 2022, à paraître dans la collection Diplomatie et Histoire. Plus récemment, elle a publié un article sur « Gabriel Hanotaux en Amérique : la mission Champlain en 1912 » dans la Revue histoire diplomatique (2022/4).

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