Introduction
p. 7-10
Texte intégral
1Monsieur le directeur, mes chers collègues, mesdames et messieurs, puisque vous avez souhaité que j’introduise les travaux qui sont ici destinés à éclairer un public attentif, j’ai à cœur, avant toute chose, de vous dire, au nom de tous, la gratitude du monde de la recherche envers l’initiative que vous avez prise. Elle témoigne avec éclat de l’effort continu des Archives diplomatiques et de leurs responsables pour offrir à notre activité les documents précieux dont nous sommes, par vocation, si friands.
2Cette rencontre ne s’organisera pas, marquons-le d’emblée, selon les tentations d’un excès de gallocentrisme. Vous nous proposez en effet une table ronde qui va réunir des responsables des grands services d’archives des pays impliqués : promesse de mieux connaître les sources relatives à la conférence de la paix, qui sont conservées dans les différents pays et qui permettront, selon des regards différents et qui s’enrichiront entre eux, de définir de nouvelles pistes de recherche.
3Le premier thème que vous avez déterminé est fait pour nous stimuler, sous l’intitulé « Énigmes et disparitions ». Nous savons bien que, dès la constitution même des archives, la part de hasard, si forte en histoire, intervient puissamment. Les manuscrits de l’Antiquité nous sont parvenus, on le sait, de façon fort aléatoire. Vous avez souhaité réfléchir aux dommages que la Seconde Guerre mondiale a infligés aux archives dont vous avez la charge et à la part, ici encore, de la contingence. Des dossiers importants ont été brûlés dans la cour du Quai d’Orsay, en toute hâte. D’autres ont été engloutis à la Charité-sur-Loire dans l’effondrement d’une péniche. Certes, ces deux événements spectaculaires ne concernent pas, semble-t-il, les documents dont nous avons à traiter ici. En revanche nous concerne l’intervention des conquérants dans ces archives, les missions captatrices qu’ils ont envoyées pour s’en emparer : on n’a pas fini d’en réparer les conséquences.
4Au fil de cette réflexion, on mettra l’accent sur la destruction volontaire d’un certain nombre d’archives personnelles, en particulier celles de Clemenceau. Lui-même y avait contribué, nous le savons hélas ! notamment par les souvenirs de son collaborateur Jean Martet, avec une obstination détestable pour les historiens. Il a brûlé un grand nombre des documents qui demeuraient chez lui, rue Franklin. Mon père m’avait raconté (il le tenait du sien) qu’André Tardieu, qui était au gouvernement lors de la mort de Clemenceau, avait décidé de rompre avec la tradition qui voulait que, dès la mort d’un ancien ministre des Affaires étrangères ou d’un négociateur de premier rang, on envoyât des fonctionnaires pour aller quérir auprès des siens les documents de caractère public qui revenaient aux archives du Quai.
5Les archives de la conférence de la paix, qui s’est ouverte au Quai d’Orsay le 18 janvier 1919, ont été saisies par les nazis, après 1940. Otto Abetz, l’ambassadeur d’Hitler, semble y avoir tenu la main. Ces papiers emportés Outre-Rhin ont été, pour une grande partie, endommagés. Un certain nombre d’archives qui avaient transité par l’Allemagne et qui avaient échoué en Russie ont été retrouvées dans les années quatre-vingt-dix, après la chute du Mur de Berlin. Des documents ont émergé en Pologne et ont été restitués, pour une part, par les autorités de ce pays entre 1976 et 1978. Le tout représente, nous dit-on, 523 cartons d’originaux, sans compter ce qu’on appelait à l’époque les « photostats », qui sont dans un état dégradé. Les Archives diplomatiques vont sauver cet ensemble, notamment en menant une opération de désinfection qui permettra aux chercheurs d’y accéder.
6Les traités de Paix, auxquels vos travaux vont s’attacher, stipulaient, selon un processus juridique complexe mis en place au xixe siècle, à partir de 1815, que les parties, lorsqu’il s’agissait de traités multilatéraux, désigneraient un dépositaire qui devait en assurer le suivi juridique en même temps que la conservation. Le premier exemple fut l’acte final du Congrès de Vienne de 1815 qui avait été confié à l’Autriche, selon une logique qui ne peut pas nous étonner. Lorsque fut signé, plus tard, le traité de Paix de mars 1856 qui mit fin à la guerre de Crimée dans le cadre de la conférence de Paris, l’article 34 stipulait : « le présent traité sera ratifié et les ratifications seront échangées à Paris dans l’espace de quatre semaines […] ». Chacun en reçut un double, bien sûr, mais c’est la France qui en fut, en l’occurrence, la dépositaire, comme le prévoyait la clause finale 440. Ce fut la même chose dans le cas du traité de Versailles et de l’ensemble des traités voisins. Le rôle du dépositaire était de rassembler l’ensemble des pièces constitutives du traité, d’en vérifier la validité et d’en suivre l’exécution. Cet ensemble est aujourd’hui conservé dans une cinquantaine de cartons, ici, à La Courneuve. J’imagine qu’il va en être parlé beaucoup dans vos débats.
7Un autre axe de travail va concerner les cartes. Quand on considère le rôle des géographes dans l’élaboration des traités de Paix après la Première Guerre mondiale, on se persuade aisément de leur importance. Il suffit de considérer, pour s’en convaincre, les nombreux comités d’études qui ont précédé 1919. L’historiographie des buts de guerre, qui inspirait mon maître Pierre Renouvin, s’est intéressée beaucoup à ce sujet. Notamment au comité dont vous avez la trace ici, spécifiquement, « le Comité d’études des Affaires étrangères » où pesa fort Emmanuel de Martonne, maître de la géographie de son temps. Il l’a dirigé avec trente-cinq universitaires, deux experts civils et le général Bourgeois. En Roumanie, Martonne est célébré comme un personnage essentiel, pour avoir contribué à dessiner ce royaume élargi. Il exista aussi un Comité des Métallurgies, appelé le « groupe Siegfried », du nom de Jules Siegfried, qui le présidait. Et encore le Comité national des études politiques et sociales animé par Léon Bourgeois dont les délibérations donnent également à connaître l’influence de ces géographes. On pourrait dire que ces négociations du traité de Versailles ont constitué un grand congrès international de géographie appliquée.
8Votre dernière préoccupation, au cœur de votre mission, monsieur le directeur, la vôtre et celle de vos équipes, est civique. Comment faire partager, par-delà les historiens, l’évidence du prix de l’Histoire que vous servez par un public plus large, grâce au truchement des professeurs de toutes vocations et aussi des journalistes, dont les meilleurs (il en est ici) sont soucieux de toujours restituer l’actualité dans la longue durée afin de la mieux éclairer. Il vous revient aussi de cibler les hommes publics. La comparaison que vient de proposer, après d’autres, le président Emmanuel Macron entre les années vingt finissantes et nos années contemporaines est stimulante, comme le sont toutes les comparaisons historiques : voilà exactement le type de réflexion qui peut être nourrie, entre lucidités et illusions, par un accès plus sûr aux archives.
9J’ajoute qu’on est heureux que vous donniez, comme en témoigne l’exposition que vous proposez, toute sa place à l’iconographie. Notre génération a mesuré à quel point l’explication des images a son prix, à l’égal de l’explication de texte ; la richesse des archives iconographiques du Quai d’Orsay, longtemps minimisée, sinon ignorée – a été mise en valeur pour la première fois, à ma connaissance, aux Invalides, voici une quinzaine d’années.
10Vous me permettrez d’exprimer enfin, puisque l’occasion m’en est donnée, une reconnaissance envers les Documents diplomatiques français auquel Pierre Renouvin s’était attaché avant ses disciples : beaucoup de nos collègues s’y sont employés avec ardeur et dévouement. Et je saluerai enfin l’apport de la bibliothèque diplomatique numérique ; un dépôt moderne aussi vivant que le vôtre ne peut pas négliger la mise à disposition, par l’intermédiaire des nouvelles technologies, des documents dont vous avez, au nom de la Nation, mesdames et messieurs les archivistes, avec toutes les compétences qui vous entourent, la très honorable responsabilité.

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