Léon Bourgeois et Raymond Poincaré
Un tandem improbable ?
p. 57-67
Résumé
Dans l’histoire de la Troisième République, il y a des tandems, des duos d’hommes politiques que les observateurs classent souvent ensemble. On peut citer Millerand-Viviani, Poincaré-Barthou, où le lien qui se dresse relève d’une logique de semblables politiques travaillant directement ensemble. Mais en scrutant de plus près le fonctionnement politique de la Troisième République ne faudrait-il pas en ajouter un autre ? Celui-ci serait plus discret et subtil, et peut-être plus utilitaire et fructueux pour une Troisième République en consolidation et qui aspire, tout compte fait, à être gouvernée au centre – celui de Raymond Poincaré (1860-1934) et Léon Bourgeois (1851-1925).
Texte intégral
1Dans l’histoire de la Troisième République, il y a des tandems, des duos d’hommes politiques que les observateurs classent souvent ensemble. On peut citer Millerand-Viviani, Poincaré-Barthou, Briand-Painlevé, où le lien qui se dresse relève d’une logique de semblables politiques travaillant directement ensemble. Mais en scrutant de plus près le fonctionnement politique de la Troisième République ne faudrait-il pas en ajouter un autre ? Celui-ci serait plus discret et subtil, et peut-être plus utilitaire, utile et fructueux pour une Troisième République en consolidation et qui aspire, tout compte fait, à être gouvernée au centre – celui de Raymond Poincaré (1860-1934) et Léon Bourgeois (1851-1925).
2Ce sont deux piliers du régime républicain des années 1880 aux années 1920 qu’instinctivement on ne classerait pas ensemble. En apparence, il y a plus que leurs neuf années qui les séparent. Il est aisé de caricaturer leurs différences apparentes. Dans un imaginaire populaire rétrospectivement déformé par la polémique des années 1920 concernant les responsabilités de la guerre, Raymond Poincaré est un homme de centre-droit, voire de droite, un nationaliste revanchard, un belliciste pour avoir conduit la France à la guerre en 19141. En revanche, le souvenir de Léon Bourgeois est plus tendre : pilier du parti radical, théoricien du solidarisme, prix Nobel de la Paix et président du premier conseil de la Société des Nations. Pour schématiser, un nationaliste de droite, belliqueux versus un internationaliste de gauche, apôtre de la paix.
3En réalité, les deux hommes avaient plus en commun que ne laissaient penser ces caricatures. Depuis son début en politique au centre gauche dans les années 1880, quand la République restait à consolider, Poincaré cherchait à réaliser la vision de Gambetta d’un grand mouvement centriste pouvant rassembler républicains modérés et radicaux. Son slogan électoral à cette époque était délibérément centriste : « ni révolution ni réaction2 ». Ce « progressiste » cherchait un juste milieu pour la République en évitant les écueils de la gauche révolutionnaire et de la droite réactionnaire. Aux yeux de Poincaré, Léon Bourgeois – membre du groupe de la Gauche radicale depuis 1888 – aurait toute sa place dans ce mouvement car lui aussi prônait une république modérée – bien que plus à gauche que celle de Poincaré – qui serait une synthèse entre le libéralisme et le socialisme. Sa doctrine, exposée dans son ouvrage de 1896 intitulée Solidarité, s’opposait autant aux excès du « laisser faire » des libéraux que le collectivisme des socialistes dans la construction de la République. Et Poincaré lui-même fera publier un petit ouvrage de civisme en 1912 destiné aux collégiens intitulé Ce que demande la cité où, de manière plus simple, il s’inscrit dans la lignée du ‘solidarisme’. Le manuel insistait sur la notion des obligations du citoyen autant que ses droits. Il dépeint l’État comme pourvoyeur de secours et d’aide financière, mais seulement comme solution de dernier recours quand l’entraide a failli3.
4Tous les deux juristes, secrétaires de la prestigieuse Conférence du stage, leur partenariat se renforce parfois par les mêmes réseaux, parfois non. Poincaré était le défenseur et protecteur de cette institution du républicanisme laïc, qu’est la Ligue de l’Enseignement, dont Bourgeois était le Président. Mais Bourgeois, comme bien des radicaux, était depuis 1882 franc-maçon au Grand Orient de France ; Poincaré ne le fut pas. En fait leur collaboration tenait surtout d’un républicanisme pragmatique qui prônait une conjonction des centres pour gouverner, même si le premier restait toujours à la gauche du deuxième.
5Ce partenariat du centre de l’échiquier politique était consolidé par une amitié qui ne relevait pas seulement du domaine politique. Le mythe d’un Poincaré froid et austère qui, selon les dires de Waldeck-Rousseau, « avait une pierre à la place du cœur », cachait en fait un homme pudique et sensible à la manière de Jules Ferry, pour qui « ses roses poussaient en dedans4 ». Poincaré trouva en Léon Bourgeois un cœur sensible et comme lui féru des arts, les deux étant membres de la Société populaire des beaux-arts5. Mais à la différence de Bourgeois, sculpteur de grand talent, Poincaré, n’ayant aucun talent artistique, devient familier de ce monde en devenant l’avocat défenseur des artistes et écrivains, souvent à titre bénévole6.
6Poincaré ne se liait pas d’amitié aisément. Il n’avait pas le tutoiement facile ; en dehors de sa famille proche et ses amis d’enfance, il tutoyait peut-être une petite dizaine de personnes. Mais il se lia progressivement à Léon Bourgeois à partir des années 1895 et les deux hommes se tutoyaient à partir de la Grande Guerre. Dans ses mémoires, avant que le président Fallières ne lui suggère en janvier 1912 de former son premier gouvernement, Poincaré propose à Bourgeois de le faire et résuma ainsi leur relation :
« À cette époque nous ne nous tutoyions pas encore. Notre amitié s’est resserrée plus tard, à mesure que nous nous sommes mieux connus et nous sommes sentis rapprochés par la communauté de grandes émotions patriotiques. Mais depuis longtemps, j’avais avec lui d’excellentes relations ; j’admirais autant sa modestie et sa délicatesse de cœur que son intelligence, et dans le ministère de 1906 où nous étions, lui ministre des Affaires étrangères et moi ministre des Finances, nous nous étions toujours trouvés étroitement d’accord sur les questions qui touchaient aux intérêts permanents du pays. C’était lui, en outre, qui avait représenté la France, en 1889 et en 1907, aux conférences de La Haye. Il personnifiait les idées de justice internationale et d’arbitrage. Nul mieux que lui ne pouvait être garant devant le monde de nos intentions pacifiques. J’insistai vivement auprès de lui pour qu’il consentît à former le cabinet7. »
7Le tandem Léon Bourgeois-Raymond Poincaré est emblématique d’une mouvance au cœur de l’échiquier politique de la Troisième République pour gouverner une république modérée. Poincaré n’était pas l’homme d’un parti, à la différence de Bourgeois et le parti radical, nommé en 1905 membre de l’exécutif du Parti Républicain, radical et radical-socialiste. Mais entre 1880 et 1914 un laïc était un homme de gauche et Poincaré était perçu comme tel8.
8Quand Léon Bourgeois forme son premier gouvernement composé entièrement de radicaux le 1er novembre 1895, les journaux rapportent qu’il aurait offert le ministère des Finances au républicain « progressiste » Raymond Poincaré, tellement leurs préoccupations étaient proches9. En 1898, Ernest Lavisse directeur de la Revue de Paris invite les quatre hommes politiques prééminents du moment à rédiger leurs programmes : Denys Cochin pour les conservateurs catholiques, Jean Jaurès pour les socialistes, Poincaré pour les républicains progressistes et Léon Bourgeois pour les radicaux-socialistes. Mais parmi ces quatre seulement les deux derniers pouvaient espérer d’être au pouvoir10. L’année suivante le 13 juin à l’Élysée, dans le sillage de l’affaire Dreyfus, se prépare un gouvernement de « défense républicaine » avec Poincaré comme président du Conseil. Initialement hésitant, Poincaré finit par accepter et demande à Léon Bourgeois de prendre les Affaires étrangères, car il faut un gouvernement vigoureusement de gauche acquis à la révision11. Mais Bourgeois refuse et les tentatives de Poincaré échouent. Les deux hommes seront critiqués dans cet épisode pour leur manque de résolution. En réalité, Poincaré écrit à Waldeck-Rousseau pour lui dire qu’il ne voit que deux combinaisons susceptibles de réussir ; la première serait avec Waldeck comme président du Conseil ; l’autre avec les trois hommes Bourgeois, Waldeck et lui-même12. C’est la première qui l’emporta.
9Ce n’est qu’en 1906 que les deux hommes se trouvent pour la première fois dans le même gouvernement : le cabinet Sarrien du 14 mars au 19 octobre 1906, où Bourgeois détient le portefeuille des Affaires étrangères et Poincaré celui des Finances. Six ans plus tard, leur étroite collaboration se renouvelle lorsqu’ils seront membres de la commission sénatoriale chargée d’examiner les deux traités signés entre l’Allemagne et la France le 4 novembre 1911 au sujet du Maroc et du Congo. Nommée le 22 décembre, la commission était composée de 26 membres dont la plupart étaient d’anciens présidents du conseil et anciens ministres des Affaires étrangères et quelques diplomates. Poincaré en fit partie comme sénateur de la Meuse ayant servi dans des gouvernements de 1893-5 et 1906 quand des accords avaient été signés avec l’Allemagne. La commission choisit à l’unanimité pour la présider Léon Bourgeois et comme rapporteur Poincaré. Le tandem se mit en route13.
10Quand, le 11 janvier 1912, le gouvernement Caillaux démissionna suite à l’audition embarrassante de son ministre des Affaires étrangères devant la commission sénatoriale, le président Fallières consulta Bourgeois et Poincaré sur la formation d’un nouveau cabinet. Poincaré suggéra Léon Bourgeois. Mais Fallières rétorqua que ce dernier était peu disposé, et que Bourgeois et lui-même pensaient que Poincaré était le mieux placé pour dénouer la crise. Poincaré demanda un temps de réflexion pendant laquelle il essaya de convaincre, en vain, Bourgeois et décida de former un nouveau gouvernement14.
11Le duo se retrouva ensemble aussitôt dans le nouveau cabinet Poincaré du 14 janvier 1912 au 18 janvier 1913, quand celui-ci prit le portefeuille des Affaires étrangères et Bourgeois celui du Travail et de la prévoyance sociale, qui était sa passion depuis ses écrits sur le solidarisme. À la Chambre des députés Poincaré présenta son programme et expliqua que « tous les membres du cabinet étaient des républicains de gauche, fermement attachés à l’idée républicaine et à la suprématie de la société civile15 ».
12Ensuite viennent les élections présidentielles de janvier 1913. Poincaré envisageait depuis longtemps la candidature de Léon Bourgeois, le candidat naturel des radicaux, en insistant auprès de lui qu’il ne pouvait y avoir de meilleur chef de l’État. Le refus de ce dernier pour raisons de santé ouvrit la voie à la combinaison inverse. Poincaré devint candidat et Léon Bourgeois vota pour lui, comme d’autres figures de proue des radicaux entrainant vers Poincaré des parlementaires de base16. Quand onze ans plus tard en 1924 un députe modéré, Pierre Forgeot, reprocha à Poincaré d’avoir été élu avec des voix de la droite, Poincaré répliqua à l’Assemblée Nationale que les voix de droite à elles seules n’auraient pas suffi à le porter à l’Élysée : « M. Forgeot appartient au département de M. Léon Bourgeois, un des plus fermes soutiens de ma candidature. Dans ceux qui m’ont porté à la présidence, il y a eu des patriotes de toutes nuances et ce sera l’honneur de ma vie17 ». Bourgeois sera un familier de l’Élysée par la suite et le Président de la République se rendra officiellement dans le fief de celui-ci à Reims le 19 octobre 1913 en signe de remerciement18.
13Poincaré fera de son mieux pour promouvoir Bourgeois politiquement après les élections présidentielles, malgré la santé fragile de ce dernier. Il s’assurera, autant que possible, que Bourgeois fasse partie des gouvernements, où Poincaré, outre le fait de présider le conseil des ministres, s’embarrasse peu d’intervenir dans la sélection des ministres (notamment les Affaires étrangères)19. À la chute du cabinet Briand en mars 1913, Poincaré propose le radical Bourgeois comme successeur, mais, comme souvent, celui-ci refuse pour raisons de santé et c’est Barthou qui est nommé20. Dans le quatrième cabinet Ribot du 9-13 juin 1914, Bourgeois occupe le ministère des Affaires étrangères. Poincaré s’appuie sur Bourgeois dans les tractations qui débouchent sur le 5e cabinet Briand du 29 octobre 1915 au 12 décembre 1916, où Bourgeois est parmi les cinq ministres d’État21. Dans le cinquième cabinet Ribot du 20 mars au 7 septembre 1917, Léon Bourgeois est à nouveau ministre du Travail et de la prévoyance sociale et préside le comité interministériel pour aider à la reconstitution des régions envahies ou atteintes par les faits de guerre. Dans le gouvernement Painlevé du 12 septembre au 13 novembre 1917, il sera ministre d’État et membre du Comité de guerre. Ce sera la dernière fois qu’il sera sous la tutelle de Poincaré président de la République. Mais en devenant président du Senat (du 14 janvier 1920 au 16 février 1923), Bourgeois continuera sa relation politique avec le sénateur Poincaré, qui formera son premier cabinet d’après-guerre le 15 janvier 1922 jusqu’au 26 mars 1924.
14Sur la politique intérieure en général et la nature même de la République, les deux hommes pouvaient trouver un terrain d’entente au centre. Certes, il existait des points de désaccord, comme l’impôt sur le revenu que soutenaient Léon Bourgeois et les radicaux. Mais Poincaré soutenait la réforme fiscale – comme en témoigne son passage au ministère des Finances dans le cabinet Charles Dupuy en 1894 – mais il refusait toute méthode inquisitoriale22, même si Poincaré évolua progressivement en faveur de l’impôt sur le revenu, qu’il inclura dans son programme de gouvernement de 1912.
15Mais qu’en était-il de cette autre dimension de la Troisième République, la politique extérieure ? N’y avait-il pas incompatibilité entre ce que les détracteurs de Poincaré appelaient son nationalisme et l’internationalisme de Bourgeois ? En réalité, il semble que non. D’abord l’internationalisme de Bourgeois était loin d’être un internationalisme pacifiste. Fin 1912 alors que les candidats se positionnent pour l’élection du président de la République en remplacement d’Armand Fallières, Poincaré fait pression sur Léon Bourgeois pour qu’il se présente car, aux yeux du premier, c’est un « républicain résolu et un patriote éprouvé ». Bourgeois déclinera la proposition pour raisons de santé laissant la voie libre à Poincaré. Mais celui-ci fondait l’évaluation du patriotisme de Bourgeois sur des faits : c’était un combattant médaillé de la guerre franco-prussienne, et puis Poincaré avait vu Bourgeois à l’œuvre en tant que ministre des Affaires étrangères, d’abord en 1896, et ensuite quand ils étaient tous les deux dans le cabinet Sarrien de 1906 quand il fallait négocier le traité d’Algésiras avec Berlin. En avril 1912 après « la marche sur Fez » par l’armée française pour restaurer l’ordre, le gouvernement Poincaré eut à décider entre un militaire et un civil pour le poste clé de résident général au Maroc. Poincaré soutenait le militaire alors que le président de la République Armand Fallières prônait un civil dans la tradition républicaine. Au conseil des ministres du 27 avril 1912 à Rambouillet, Léon Bourgeois se rangea au côté de Poincaré : « Personne plus que moi n’est sensible à l’argumentation de M. le président de la République, mais les événements de Fez m’ont convaincu qu’il serait prématuré de nommer un chef civil au Maroc. Nous y aurons sans doute de nouvelles alertes et, à certaines heures, le besoin d’une autorité militaire peut se faire sentir impérieusement23. Fallières céda et le général Lyautey fut nommé.
16En décembre 1913 à la chute du gouvernement Barthou, Poincaré consulte Léon Bourgeois sur le choix d’un nouveau président du Conseil. Ce dernier suggère le peu connu Gaston Doumergue parce qu’il avait voté la loi de trois ans et acceptait de la maintenir et de continuer la politique étrangère établie. Le patriotisme de Poincaré trouvait son pendant dans celui de Bourgeois.
17Le patriotisme de Bourgeois était aussi démontré dans la guerre par son implication dans la défense du territoire. Il était actif comme membre du comité de guerre, il présidait le groupe parlementaire des départements envahis, il agissait au sein de la commission des dommages de guerre du Sénat, était vice-président de la commission sénatoriale de l’armée, vice-président de la commission sénatoriale des Affaires étrangères, président de la commission sénatoriale d’Alsace-Lorraine.
18De même que Bourgeois n’était pas un internationaliste pacifiste, Poincaré n’était pas le germanophobe revanchard de ses détracteurs d’après-guerre. Certes, il était patriote et en était fier. Mais comme Lorrain, qui avait vécu directement la guerre de 1870 et ses destructions alors qu’il avait de dix ans, il voulait éviter une nouvelle invasion24. Comme Gambetta, Ferry ou Grévy, il souhaitait le retour des provinces perdues, certes, mais la méthode était la réparation par le droit, dans la lignée de Bourgeois qui chercherait à l’international « la paix par le droit » à travers un tribunal international. Poincaré avait écrit un livre sur L’Idée de patrie en 1910 qui prônait un patriotisme dénué de nationalisme ou de chauvinisme pour servir de ciment unificateur aux Français25. Devenu président du Conseil et ministre des Affaires étrangères en 1912, sa politique n’était pas dirigée contre l’Allemagne, comme des polémistes essayèrent de le démontrer dans les années 1920. Même l’Allemagne ne percevait pas les choses ainsi, comme en témoignent les dépêches diplomatiques allemandes et les revues de la presse allemande lors de son élection à l’Élysée26. De surcroît, Poincaré était le premier président de la République depuis la guerre franco-prussienne à dîner à l’ambassade d’Allemagne à Paris le 20 janvier 191427. Lui qui suivait attentivement la politique extérieure de la France comme président, voire la dirigeait, cautionnait les négociations diplomatiques avec l’Allemagne pour départager les sphères d’influence respectives avec la France dans l’Empire ottoman et ratifia le traité qui en résulta le 15 février 191428.
19À la fin de la guerre, les stratégies des deux hommes en matière de politique extérieure continuèrent à se rapprocher. Déjà en 1916-17, Bourgeois, tout en soutenant l’internationalisme comme solution de la paix internationale, restait profondément méfiant envers l’Allemagne, même une Allemagne démocratique, car, selon lui, elle chercherait la revanche même par la violence29. C’est pourquoi Bourgeois ne concevait la SDN que munie d’une force militaire pour imposer ses décisions au nom de la paix. C’était toute sa lutte en tant que chef de la délégation française dans les négociations pour établir une SDN. De même, sous Poincaré, comme l’a démontré l’historien Peter Jackson, la politique française envers la SDN évolua graduellement vers un engagement prudent avec les projets de sécurité collective et la limitation des armements. Au milieu de l’année 1923, le gouvernement Poincaré envisageait la perspective de négociations de désarmement afin d’obtenir des garanties de sécurité de la Grande-Bretagne, réfractaire à toute idée de garantie militaire. Les délégués français à la SDN, dont le chef était Léon Bourgeois, y jouèrent un rôle important. Poincaré afficha un soutien à la SDN en public, quoiqu’il fut plus sceptique en privé. Il comprit qu’une alliance traditionnelle avec Londres serait difficile, d’où l’intérêt des solutions de Bourgeois30.
20En matière de politique extérieure, comme ailleurs, il est nécessaire de dépasser les images caricaturales de nos deux personnages. Peter Jackson fait la distinction entre le « traditionaliste » Raymond Poincaré, attaché à l’équilibre des forces, le jeu des alliances et la force militaire comme gages de paix, et l’« internationaliste » chantre de « la paix par le droit » Léon Bourgeois31. Cette distinction était nette lorsque Bourgeois était chef de la délégation française aux conférences de La Haye en 1899 et 1907, quand il prônait l’arbitrage international comme solution de paix. Et Poincaré appliqua une politique quasi « traditionaliste » de 1912 à 1914. Mais la guerre et l’après-guerre feront progressivement converger les positions des deux hommes vers un internationalisme plus musclé, un genre de juste milieu typique de leur modus operandi pragmatique. Bourgeois voyait dans l’internationalisme un gage de paix, certes. Mais son internationalisme était fondé sur un droit et un arbitrage international contraignants et coercitifs disposant de la force pour l’appliquer. Cet internationalisme musclé, particulièrement français, était à distinguer du pacifisme internationaliste de la Grande-Bretagne ou des USA. Bourgeois développa cette politique lorsqu’il fut chargé du comité interministériel pour rédiger une esquisse d’une « Société des Nations32 ». Et il essaiera de la faire appliquer comme délégué français à la commission de la SDN. Mais il n’arrivera pas à faire triompher l’idée française d’une cour internationale d’arbitrage munie de pouvoirs de sanctions et de contrôle applicable à tous. Pour sa part Poincaré évoluera graduellement – mais pas totalement – vers l’idée d’une SDN disposant d’une force militaire d’exécution. Sa politique d’occupation de la Ruhr en 1923 sera le dernier relent de sa politique « traditionnaliste », vouée à l’éclipse par une politique française plus internationaliste, notamment axée sur une intégration européenne après Locarno.
21Même sur la question stratégique d’une éventuelle occupation française de la rive gauche du Rhin, les deux hommes se rapprochent. Le 13 août 1916 sur la question de l’après-guerre, Poincaré s’entretient avec Bourgeois ministre d’État dans le gouvernement Briand. Léon Bourgeois lui dit que « personnellement, il est opposé à toute annexion d’une partie de l’Allemagne, mais qu’il accepterait la formation d’un pays neutre sur la rive gauche du Rhin et la reconstitution de l’Alsace française de 179033 ». Le 7 octobre 1916, Poincaré, Briand, Dubost (président du Sénat), Deschanel (président de la Chambre) et l’autre ministre d’État du gouvernement, Freycinet, et Bourgeois se réunissent au cours d’un dîner consacré à la paix. Bourgeois répète que, quoiqu’opposé à toute annexion, il est favorable à une occupation prolongée de la rive gauche du Rhin comme gage « de nos réparations et de nos demandes relatives à une organisation du droit international34. » Ce qui est en réalité une forme de sanction internationale en cas de non-paiement, et donc dans la logique des deux hommes. C’est pourquoi en 1923, lorsque Poincaré, président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, décide d’occuper la Ruhr, suite au non-paiement des réparations par Berlin, il est soutenu par le président du Sénat, Léon Bourgeois (et les Radicaux du Sénat), qui l’assure de son soutien dans une lettre du 15 février 192335.
22Avec la mort de Léon Bourgeois, le 29 septembre 1925, prit fin un duo politique qui avait duré une quarantaine d’années. Subtil et moins remarqué que d’autres tandems de la première moitié de la Troisième République, il eut néanmoins un impact réel sur la stabilité du régime et son bon déroulement.
Conclusion
23Léon Bourgeois était en quelque sorte la conscience de gauche d’un Poincaré libéral ; l’âme internationaliste d’un patriote avéré. Le ying et le yang du républicanisme du centre formaient un duo, à première vue improbable. N’étant pas des semblables politiques comme le tandem Poincaré-Barthou, ils étaient tout de même deux acteurs majeurs du républicanisme qui se complétaient parfaitement. Leur amitié pragmatique était d’utilité publique pour une République laïque et patriotique. Chacun y trouvait son compte. Poincaré était calculateur dans son ambition politique. Il cultivait les amitiés politiques bien au-delà de son propre clan, à droite, avec les Denys Cochin, Albert de Mun, Maurice Barrès. Mais, républicain de gauche de cœur et politiquement pragmatique, il savait combien gouverner avec sa conception de la République nécessitait des ententes entre républicains de gauche, dont il était, et radicaux-socialistes, dont était Léon Bourgeois. Moins ambitieux que Poincaré, Bourgeois savait tout de même qu’il devait se garder sur sa gauche et combien la caution du premier ouvrait la possibilité de former des gouvernements de centre gauche susceptibles de mettre en œuvre progressivement une politique plus radicale. Étant tous les deux des artisans de la politique comme l’art du possible, leur partenariat se complétait aisément. Il était irrigué par une réelle sympathie réciproque qui ajoutait à sa robustesse.
24Quel était l’impact de cette amitié ? Elle a facilité la gouvernance de la Troisième République au centre, où se situe son cœur battant. La proximité et la compatibilité politique des deux hommes lubrifient le fonctionnement du régime et le cantonnent dans une voie médiane. Bien que la composition d’un parti du centre échoue à la fin des années 1870, la réalité d’une France gouvernée au centre n’en meurt pas. Les centristes continuent à influencer la politique du régime bien au-delà des années 1880 par des arbitrages de républicains de gouvernements comme Poincaré et Bourgeois. Le premier cherche à ce que le républicanisme du centre assure la stabilité sans se couper de sa gauche ; le second cherche à tirer les gouvernements centristes vers un républicanisme plus réformateur en matière fiscale et sociale. En réalité le pragmatisme, la politique comme art du possible, porté par le tandem Poincaré-Bourgeois, contribue au triomphe d’un centrisme comme mode de gouvernement de la Troisième République36. En histoire politique, les idées, et à plus forte raison les programmes politiques, triomphent plus aisément dans un contexte de relations personnelles apaisées et de dialogue entre acteurs politiques. C’est ici que la contribution du duo Poincaré-Bourgeois contribue à la stabilité d’un régime politique français dont la longévité n’a toujours pas été dépassée.
Notes de bas de page
1 Pour la « mythologie » le concernant voir J. Keiger, Raymond Poincaré, Cambridge University Press, 1997, p. 197-201.
2 J. Keiger, Poincaré, p. 44 et pour la philosophie politique de Poincaré et son rapport aux radicaux, p. 58-68.
3 R. Poincaré, Ce que demande la cité, Paris, 1912, p. 30.
4 F. Roth, Raymond Poincaré. Un homme d’État républicain, Fayard, 2001, p. 139.
5 Ibid., p. 147.
6 J. Keiger, Poincaré, p. 115. Sa sensibilité s’étendait au monde des animaux, dont il était un grand défenseur, menant campagne contre les vivisectionnistes de l’Université de Paris, par exemple. Voir J. Keiger, p. 11-14.
7 R. Poincaré, Au service de la France, vol 1, Le Lendemain d’Agadir, Plon, 1926, p 13-14.
8 F. Roth, Poincaré, p. 95.
9 Ibid., 83.
10 Ibid., 97,98.
11 Ibid., 114.
12 Ibid., p. 116-7.
13 R. Poincaré, Au Service, vol. 1 Lendemain d’Agadir, p. 1-4.
14 Ibid., p. 13.
15 Ibid., p. 27.
16 F. Roth, Poincaré, p. 246.
17 Ibid., p. 248.
18 Ibid., p. 257, 258.
19 Par exemple, J. Keiger, Poincaré, p. 151-2.
20 Ibid., 156.
21 F. Roth, Poincaré, p. 320.
22 Ibid., p. 80.
23 R. Poincaré, Au Service, vol 1, Lendemain d’Agadir, p. 97-98.
24 Sur le patriotisme de Poincaré, voir J. Keiger, « Raymond Poincaré », in S. Casey and J. Wright (eds) Mental Maps in the Era of Two World Wars, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2008, p. 1-20.
25 J. Keiger, Poincaré, p. 68-72.
26 G. Krumeich, « Poincaré vu de l’Allemagne et après la guerre de 1914-19 », in Lanher et Cazin, Poincaré, p. 136.
27 J. Keiger, Poincaré, p. 157.
28 Pour la détente franco-allemande conduite par Poincaré à cette époque, voir J. Keiger, Poincaré, p. 156-8.
29 P. Jackson, Beyond the Balance of Power, France and the Politics of National Security in the Era of the First World War, Cambridge University Press, 2013, p. 419.
30 Ibid., 418.
31 Ibid., p. 6.
32 Ibid., p. 6.
33 R. Poincaré, Au Service de la France, vol VIII Verdun, Plon, 1931, p. 314.
34 R. Poincaré, Au service de la France, vol IX, L’année trouble, 1917, Plon, 1932, p. 4 ; voir aussi, P. Jackson, Beyond Balance, p. 128.
35 P. Roth, Poincaré, p. 424.
36 J. Garrigues, « Échec des centres, victoire du centrisme ? Les débuts de la Troisième République 1871-1879 », in S. Guillaume (ed) Le centrisme en France aux xixe et xxe siècles : un échec ?, Maison des sciences de l’Homme d’Aquitaine, Pessac, 2005, p. 51-68.
Auteur
John Keiger était professeur d’histoire internationale dans le Department of Politics and International Studies, University of Cambridge. Il est l’auteur d’une biographie de Raymond Poincaré chez Cambridge University Press (1997).

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