Léon Bourgeois diplomate
L’expérience de La Haye (1899 et 1907)
p. 29-41
Résumé
Par deux fois, en 1899 et 1907, Léon Bourgeois dirige la délégation française aux conférences de La Haye. Il s’y emploie à promouvoir sa conception d’une « diplomatie du droit », qui doit s’imposer à la « diplomatie de la force », celle du Concert européen. Mais c’est aussi, pour un homme politique qui n’a pas l’expérience des diplomates de métier, l’occasion d’éprouver de nouvelles pratiques internationales, relevant d’un multilatéralisme à grande échelle, sur la longue durée et impliquant des acteurs multiples. Secondé par Paul d’Estournelles de Constant et par le juriste Louis Renault, il se révèle être un habile négociateur et un chef de délégation respecté de ses collaborateurs.
Texte intégral
« Pendant que la Chambre des députés goûte le doux plaisir des vacances, M. Léon Bourgeois continue, à La Haye, la bonne besogne qu’il a commencée au nom de la France et dans l’intérêt supérieur de la civilisation et de l’humanité. Chaque jour nous apporte une nouvelle preuve de son talent, si souple qu’il étonne les plus malins et les plus retors. M. Bourgeois est également capable de s’élever très haut, de se mouvoir à l’aise sur le terrain des principes et des idées générales, et d’entrer dans le détail des mille incidents de la diplomatie, d’user du vocabulaire qui lui est spécial et sans lequel il n’est guère possible de se faire entendre.
Aussi les éloges pleuvent ; tous les journaux, sans distinction, louent le doigté, la dextérité, la prudente réserve de notre ambassadeur extraordinaire, quelques-uns vont même jusqu’à le comparer à Consalvi et à Talleyrand : c’est dit L’Éclair, sous la signature de M. Jean de Bonnefon, “Son Excellence M. Léon Bourgois”1. »
1Ces quelques lignes de L’Union républicaine de la Marne, tout à la gloire du député de la circonscription de Châlons, révèlent un Léon Bourgeois dans une position, celle du diplomate, qu’il semble découvrir mais dont il maîtrise déjà les codes et les usages. Par deux fois, en 1899 et 1907, Léon Bourgeois dirige la délégation française aux Conférences internationales de la Paix qui se tiennent à La Haye. Il y joue un rôle majeur et désormais bien connu, tant dans la tenue et l’orientation des débats que dans l’adoption des principales dispositions – notamment celles concernant l’arbitrage2. Nous ne reviendrons pas ici en détail sur les différentes phases, les réussites et les échecs de ces conférences, ni sur leur importance dans le processus de judiciarisation des relations internationales qui s’enclenche précisément au début du xxe siècle. Nous nous contenterons de questionner la capacité d’un de leurs acteurs, Léon Bourgeois, propulsé ambassadeur extraordinaire de la République française, à traduire sur le terrain de la négociation les idées qui lui sont chères et qu’il commence à peine en 1899 à se faire le défenseur – la promotion de cette « diplomatie du droit » qu’il espère voir triompher de la « diplomatie de la force3 » –, de passer en quelque sorte de la théorie à la pratique. Dans quelle mesure, à La Haye, Bourgeois agit-il en diplomate ? La question est d’autant moins anodine qu’au-delà du cas particulier du délégué français, c’est toute une conception traditionnelle de la diplomatie qui est remise en cause lors de ces conférences – un renouvellement auquel Léon Bourgeois participe activement.
Une expérience nouvelle pour Léon Bourgeois
2Personnalité de premier plan du monde politique et du parti radical, Léon Bourgeois est toutefois en 1899 novice en matière de diplomatie. Les déjà nombreux postes ministériels qu’il a jusqu’alors occupés ne l’ont pas particulièrement préparé à représenter la France à La Haye. Il a certes succédé à Marcellin Berthelot durant un mois à la tête du Quai d’Orsay, en avril 1896, alors qu’il était encore président du Conseil, mais on ne peut dire qu’il ait eu alors le temps d’imprimer sa marque sur le ministère. S’il en vient à s’intéresser aux affaires étrangères, et plus largement aux relations internationales, c’est à la suite d’une réflexion personnelle qui le pousse à étendre aux États la philosophie des rapports sociaux dont il est le principal théoricien – le solidarisme4. Il comprend que dans un monde où l’interdépendance économique est chaque jour plus étroite entre les nations, il est indispensable de rapprocher les politiques sociales, notamment en matière de protection et de droit du travail, si l’on veut éviter que les efforts consentis par un État soient réduits à néant face à la concurrence internationale. Cette solidarité à l’échelle des nations, qu’il appelle de ses vœux et qui rejoint les préoccupations des théoriciens et des militants de la paix par le droit5, doit prendre une forme contractuelle, à l’image de celle qui unit les individus dans une même société.
3Le monde de la diplomatie, par ailleurs, est relativement étranger aux réseaux qui sont ceux de Léon Bourgeois. Encore largement dominé par l’aristocratie et la grande bourgeoisie, malgré la républicanisation du début des années 1880, politiquement conservateur, il ouvre peu ses portes au radicalisme et, malgré quelques exceptions, à la franc-maçonnerie6. Les diplomates de métier, issus de la Carrière, y sont très nettement majoritaires – ils représentent 78 % des ministres plénipotentiaires ou ambassadeurs en poste entre 1871 et 19147 – et voient souvent d’un mauvais œil les nominations de personnalités extérieures bénéficiant d’appuis politiques. La nomination par Delcassé de Léon Bourgeois à la tête de la délégation française à La Haye, à la demande de l’intéressé, alors que la plupart des autres pays y envoient des diplomates chevronnés, a donc de quoi surprendre. Elle présente toutefois pour ce dernier des avantages : sa qualité d’ancien président du Conseil le place parmi les premiers rangs de l’ordre protocolaire et lui permet d’obtenir, « en raison de son expérience personnelle des débats parlementaires », la présidence de la troisième commission de la conférence de 18998. Bourgeois n’hésite pas, par ailleurs, à parler d’égal à égal avec son ministre et, à plusieurs, reprises, à recadrer Delcassé ou à se plaindre des instructions contradictoires que toutes les principales délégations, sans en excepter la France, reçoivent de leur gouvernement9. En 1907, en revanche, Bourgeois est devenu un familier de la diplomatie. Nommé ministre des Affaires étrangères le 14 mars 1906, alors que la conférence d’Algésiras battait son plein, il demeure en poste jusqu’au 25 octobre, un temps suffisant, cette fois, pour apprivoiser les arcanes du Quai d’Orsay et s’entourer de diplomates de premier plan, comme Georges Louis, le directeur des affaires politiques ou Georges Bihourd, ambassadeur à Berlin depuis 1903. Il est par ailleurs un proche de Stephen Pichon, radical et ancien député, qui est passé par la diplomatie avant d’être nommé par Clemenceau à la tête du ministère – c’est lui qui succède à Bourgeois en octobre 1906. Les rapports que ce dernier lui adresse de La Haye sont directs et francs et les réponses de Pichon le sont tout autant, le ministre assurant son délégué de son soutien total. Incontestablement, Bourgeois, dans l’intervalle qui sépare les deux conférences, a gagné en assurance et en crédit. Il n’est plus ce politique idéaliste perdu dans le monde froid de la diplomatie qu’il pouvait encore en 1899 paraître à certains.
4À La Haye, Léon Bourgeois remplit les principales missions qui sont celles du diplomate : représenter, informer, négocier. En tant que chef de délégation, il représente la France et hérite du titre d’ambassadeur extraordinaire : sa voix vaut pour celle de son pays. Dans la plus pure tradition diplomatique, il prolonge cette fonction officielle hors des salles de réunion, dans les dîners donnés par les autres délégations, auxquels il est régulièrement invité, et dans ceux qu’il se charge d’organiser, à la légation de France à La Haye ou au Palace Hôtel de Scheveningue, en bord de mer, où loge en 1907 la délégation française, en compagnie de celles d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, et d’une partie des Américains, des Argentins et des Brésiliens10. La fête donnée le 14 juillet est ainsi, aux dires de d’Estournelles, « très brillamment réussie11 » – il est vrai que les crédits alloués pour son organisation ont été largement dépassés… Bourgeois se charge également d’informer très régulièrement son ministre de l’évolution des négociations – sa signature figure la plupart du temps aux côtés de celles de d’Estournelles, numéro 2 de la délégation, et du ministre plénipotentiaire à La Haye, par lequel passe la correspondance avec Paris – Bihourd en 1899, Pellet en 1907. De juillet à octobre 1907, tous les deux jours en moyenne, Pichon est tenu informé des moindres détails des travaux et des débats de la conférence. Mais c’est en matière de négociation – la mission la plus noble du diplomate – que Bourgeois excelle. Il parvient en s1899 à contourner des instructions de départ qui lui laissaient peu de latitude et à orienter les débats dans la direction qu’il souhaite, pour faire passer au premier plan la question de l’arbitrage, considérée à l’origine comme secondaire. Il ne ménage pas sa peine : lors de la seconde conférence, il assiste et participe activement aux onze séances plénières, préside les dix séances de la première commission, consacrée à l’arbitrage, ainsi que les onze de la première sous-commission. D’Estournelles ne tarit pas d’éloge :
« Bourgeois ne perd pas un détail, ne néglige rien et, en même temps, suit avec passion la marche générale et le principal de nos travaux. Il y a des jours, comme hier, où je ne comprends pas qu’il y résiste. Nous avons eu comité d’examen de l’arbitrage, plus ardu que jamais, de trois à sept heures et demie. À peine sommes-nous rentrés à temps, en automobile, pour nous habiller et recevoir nos invités ponctuellement à huit heures. Cela a duré en conversations, le plus souvent indispensables, jusqu’à minuit. […] Où en serions-nous si Bourgeois n’avait pas fini par admettre que nous sommes ici à la fois une ambassade improvisée, en même temps qu’un secrétariat général de la conférence12. »
5La délégation française, en 1899, outre Léon Bourgeois, est composée de Paul d’Estournelles de Constant, ancien diplomate et élu de la Sarthe depuis 189513, et du juriste Louis Renault, professeur de droit international à la Faculté de Paris et jurisconsulte du Quai d’Orsay depuis 1891 – trois futurs prix Nobel de la Paix14 –, de deux experts militaires (le contre-amiral Pephau et le général Mounier) et de trois diplomates (Bihourd, chef de la légation de La Haye, et deux secrétaires). Celle de 1914 est plus fournie : on y retrouve Bourgeois, d’Estournelles et Renault, et à leurs côtés, cinq experts militaires, un juriste (Fromageot), et six diplomates (le chef de la légation, Pellet, et cinq secrétaires) : soit huit membres en 1899 et quinze en 1907, sans compter les commis, dactylographes, huissiers, chauffeurs, domestiques, etc.15. C’est là, pour l’époque, le personnel d’une grande ambassade. Le français étant la langue officielle des conférences, la délégation doit – tâche supplémentaire – se charger de la rédaction des procès-verbaux, pour l’ensemble des commissions et sous-commissions, et de l’élaboration des conventions. La délégation croule sous ces obligations, dont elle doit s’acquitter sans disposer des bureaux ni du personnel nécessaires. Le constat que dresse d’Estournelles n’est pas brillant :
« Le résultat de ce surmenage du secrétariat est que Ribot est malade, au lit, avec la goutte, sa bile rentrée ; le pauvre Sillac maigrit d’heure en heure, il a la fièvre ; […] Clauzel est très gentil, il a également perdu pas mal de kilos. Quant à Fromageot et Renault, ils passent une partie des nuits à rédiger des propositions, des rapports, des tableaux, des notes dont il a fallu discuter la substance pendant des heures et des jours16. »
6Dans ce contexte difficile, Bourgeois joue à merveille son rôle de chef de délégation, chargé de coordonner les efforts et de maintenir une atmosphère sereine entre ses différents membres. Il forme avec d’Estournelles un duo très complémentaire : le premier préside, mène les débats, intervient en public et négocie ; le second agit dans l’ombre, prépare les projets, trouve des solutions, imagine des compromis. Les deux hommes se respectent et ont appris à se connaître. Lors de la première conférence, Bourgeois apprécie aussi particulièrement Bihourd, son efficacité et sa capacité de travail : il appuie dès l’année suivante sa nomination à l’ambassade de Berne, puis en 1903, à celle de Berlin17. L’occasion est bonne de se constituer ainsi des réseaux dans le monde diplomatique.
Une nouvelle diplomatie
7Les conférences de La Haye tiennent une place déterminante dans l’histoire des relations internationales, non pas en raison de leurs résultats immédiats – somme toute modestes –, mais parce qu’elles ouvrent véritablement la voie à la construction d’un nouveau système international fondé sur le droit, qui trouvera sa concrétisation dans la SDN puis l’ONU. Bourgeois clôt le 5 octobre 1907 les travaux de la première commission par des accents lyriques :
« C’est à La Haye que cette société [des nations] a pris véritablement conscience d’elle-même – c’est l’institution internationale de La Haye qui la représente aux yeux du monde ; c’est là que s’élaborent aussi bien dans la législation de la guerre que dans celle de la paix, les règles de l’organisation et du développement de cette société et comme le Code de ses actes organiques. Tout ce qui se fait ici prend la haute signification d’être le fruit du consentement commun de l’humanité18. »
8C’est aussi l’occasion, de par la configuration extraordinaire de ces conférences, d’expérimenter, parfois dans l’improvisation, de nouvelles formes de diplomatie, en matière d’organisation, de négociation ou de communication19. La nouveauté tient en premier lieu au nombre, jusqu’alors jamais atteint, de participants : 101 délégués représentants 26 États signent l’acte final de la conférence de 1899, 174 délégués issus de 44 États paraphent celui de 1907. Pour cette dernière conférence, si on ajoute aux signataires les secrétaires de délégation, le total s’élève à 266 participants. En second lieu, la durée, là aussi hors normes, des conférences : la première s’ouvre le 18 mai 1899 pour s’achever le 29 juillet, la seconde s’étend du 15 juin au 18 octobre 1907 – soit respectivement 72 et 140 jours. Si les Européens sont encore très largement majoritaires en 1899 (19 pays sur 26), ce n’est plus le cas en 1907, où ils côtoient 19 délégations américaines et 5 asiatiques. Bourgeois et d’Estournelles trouvent alors dans la plupart des républiques latino-américaines, plus rompues depuis le milieu du xixe siècle aux pratiques de l’arbitrage que les pays européens, des soutiens fidèles qu’ils s’emploient à ménager. Ils s’entendent particulièrement bien avec le délégué brésilien, Ruy Barbosa de Oliveira, un juriste internationalement reconnu20. Les conférences voient également cohabiter diplomates et experts, principalement militaires et juristes. Les hommes politiques, comme Bourgeois, sont relativement peu nombreux : en 1907, parmi les chefs de délégation, ils sont 12, pour 22 diplomates, 7 juristes et 3 militaires. Les grandes puissances (Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie, Italie, États-Unis) ont choisi un ambassadeur pour les représenter, la Grande Bretagne a préféré un juriste (Edward Fry)21. Parmi les hommes politiques, seul Auguste Beernaert, qui a dirigé le cabinet belge de 1884 à 1894, possède une envergure et une notoriété comparables à celle de Bourgeois. Tous deux ont par ailleurs une formation de juriste – Bourgeois est docteur en droit de la Faculté de Paris – ce qui leur permet de suivre les débats les plus techniques, là où bon nombre de diplomates professionnels peinent à maîtriser le sujet.
9Le nombre des pays représentés et la multiplicité des acteurs créent les conditions d’un nouveau type de multilatéralisme, jusqu’alors inédit22, et conduisent à l’adoption de stratégies et de pratiques de négociation très différentes de celles de la diplomatie traditionnelle, qui évolue alors essentiellement dans un cadre bilatéral. Dans une configuration où le principe de l’égalité juridique des États, quels qu’ils soient, grands ou petits, est la règle, Bourgeois et d’Estournelles comprennent parfaitement les enjeux de la négociation : chercher à rassembler le maximum de partisans et à isoler l’adversaire ; éviter à tout prix de se retrouver soi-même en position minoritaire, quitte à faire évoluer ses exigences. Dans le partage des tâches auquel les deux hommes ont procédé, c’est d’Estournelles qui est chargé de gagner les soutiens aux positions françaises :
« Je me suis occupé aussi de Haïti, de Saint-Domingue, et comme Tornielli [le délégué italien] suivait avec la même mélancolie que Merey [le délégué autrichien], la persévérance et la méthode de mes efforts, je lui ai dit pour troubler son âme : “Que voulez-vous ; une voix est une voix. Celle de Haïti compte juste autant dans le total que celle de l’Allemagne”. Il a murmuré tristement : “C’est vrai”23. »
10Et de poursuivre, en déplaçant le débat sur le terrain plus large des relations humaines, tout aussi essentiel en matière de bonnes pratiques diplomatiques :
« Il est difficile d’évaluer le bienfait de ces relations personnelles que j’ai nouées ici, peu à peu, avec bon nombre d’étrangers de toute la terre. J’y attache une importance considérable. Je suis convaincu qu’en substituant la confiance et l’amitié à l’ignorance et à la défiance, qui sont la règle des relations diplomatiques, on arriverait à changer la face du monde et à diriger la politique dans une voie nouvelle et dans le sens des aspirations humaines24. »
11Dès les premiers jours de la conférence de 1899, Bourgeois montre sa volonté de s’attaquer aux usages en proposant, à la stupéfaction générale, que les présidences des commissions et sous-commissions soient données à des techniciens ou des représentants des petits États, pour ne pas donner l’impression de privilégier les grandes puissances et ne pas créer entre elles de rivalités. Il demande également que cette répartition se fasse au grand jour et non en fonction d’un plan préétabli par ces dernières. Il finit par avoir gain de cause – tout en obtenant pour lui-même un traitement de faveur, puisqu’il préside la commission sur l’arbitrage25…
12Il sait par ailleurs qu’une négociation multilatérale se prépare en amont, en multipliant les entretiens particuliers, avec chaque participant, du moins ceux que l’on sent incertains, pour mettre toutes les chances de son côté : il ne faut pas hésiter, alors, à revenir à un bilatéralisme plus traditionnel, quitte à sacrifier aux pratiques moins nobles du troc ou de l’intimidation. Il veut bien soutenir la proposition portée par les États-Unis visant à interdire le recours à la force pour le recouvrement des dettes entre les États (la « doctrine Drago », du nom du juriste argentin, présent à La Haye en 1907), à condition que ceux-ci appuient sans réserve les positions françaises sur l’arbitrage obligatoire26. Et lorsqu’il expose devant le délégué allemand, le baron Marschall, au cours d’un déjeuner, son idée d’établir une liste limitée de cas où l’arbitrage serait obligatoire, sans conditions, et que son interlocuteur lui demande de lui communiquer le détail de ces cas, il réplique « [qu’il] n’a pas à lui montrer [son] jeu pour qu’il [lui] réponde ensuite qu’il ne veut pas jouer27 ». Il termine l’entretien en lui disant que si la conférence échoue sur ce point, « la seule question touchant l’organisation de la paix », l’Allemagne en portera l’entière responsabilité.
13Le multilatéralisme a toutefois ses limites : celui de La Haye se heurte au principe de l’unanimité, dont Bourgeois fait la condition de toute prise de décision. « Nous ne pouvons oublier que les décisions d’une conférence internationale ne dépendent pas, comme celles d’un parlement, d’un vote à la majorité », écrit-il à Pichon28. Il ne s’agit pas ici de simplement respecter la souveraineté des États – encore que Bourgeois soit très attaché à ce principe – mais de privilégier le consensus, conçu comme le socle sur lequel pourra, étape par étape, être édifiée une véritable société des nations. Cette culture du compromis le conduit parfois, lorsqu’il s’avère impossible de parvenir à un accord, à masquer l’échec en cherchant systématiquement à faire adopter une formule générale et souvent creuse, à laquelle les participants souscrivent d’autant plus volontiers qu’elle n’engage à rien. « L’essentiel, comme l’écrit Catherine Nicault, est d’entretenir la dynamique de la paix29. » La façon dont il règle la question de l’arbitrage obligatoire lors de la seconde conférence illustre parfaitement les réussites et les limites de la « méthode Bourgeois30 ». À l’issue des débats de la première commission, 35 pays sur 44 sont d’accord pour conclure un traité multilatéral d’arbitrage obligatoire applicable aux litiges d’ordre juridique, notamment touchant l’interprétation des conventions, sous réserve que l’honneur et les intérêts essentiels des parties ne soient pas en cause. 31 sont également prêts à établir une liste ferme d’un certain nombre de cas d’arbitrage obligatoire sans aucune réserve. Le résultat est engageant, mais on reste loin de l’unanimité – l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie menant le petit groupe des irréductibles31. Bourgeois impose alors au grand soulagement de tous, avec l’aide du délégué britannique, une formule générale qui recueille l’ensemble des suffrages : les États reconnaissent le principe de l’arbitrage obligatoire et admettent que certains différends, notamment ceux relatifs à l’interprétation et à l’application des conventions internationales, sont « susceptibles d’être soumis à l’arbitrage obligatoire sans aucune restriction32 ». Le résultat peut paraître mineur, mais Bourgeois en saisit bien la portée :
« Dans la modestie de sa forme, ce texte constitue le maximum de ce qui pouvait être obtenu avec l’état présent des esprits. Il contient une simple affirmation – puisque les cas ne sont pas précisés dans un traité proprement dit. Mais cette affirmation est essentielle. Elle signifie que tous les États civilisés ont reconnu possible de renoncer à l’usage de la force quand il s’agira de régler certains litiges. […] En somme, la Conférence s’est bornée à affirmer une idée. Mais cette idée touche au fondement du droit international : l’État qui l’accepte fait un sacrifice de souveraineté en faveur d’une augmentation de sécurité33. »
Une « diplomatie du droit »
14Par-delà l’adoption de nouvelles pratiques, c’est, on le voit, vers une nouvelle conception de la diplomatie que s’oriente Léon Bourgeois, une « diplomatie du droit » qu’il oppose à la « diplomatie de la force », ou plutôt des rapports de force, c’est-à-dire de l’équilibre entre grandes puissances. Cette paix qui résulte de combinaisons diplomatiques et ne se définit que comme l’absence de guerre, « vaste échafaudage sans fondations profondes », c’est celle d’un Concert européen mis à mal, en cette fin de xixe siècle, par les systèmes d’alliance qui viennent en pervertir l’esprit. « Qui ne voit qu’un pareil état de choses est essentiellement précaire, qu’il ne peut durer sans accroître indéfiniment le danger d’une guerre qui serait d’autant plus formidable qu’elle entrainerait, le moment venu, l’ensemble des États34 ? » La « diplomatie du droit » que Bourgeois appelle de ses vœux entend au contraire construire une paix contractuelle, entre tous les États, fondée sur des règles auxquelles chacun souscrirait de plein gré, et sur des valeurs partagées par les peuples. À « l’organisation militaire de la paix », il faut substituer « l’organisation juridique de la paix35 ». Il s’agit d’une révolution culturelle à laquelle bien peu de diplomates de métier sont prêts à adhérer. Bourgeois le sait parfaitement et demande à plusieurs reprises à Pichon, durant l’été 1907, de le soutenir auprès de Paul Cambon et Camille Barrère, les ambassadeurs de France à Londres et à Rome, qui regardent les conférences de La Haye avec scepticisme. « Cambon a cru intelligent de faire échouer la conférence pour en débarrasser la diplomatie, note d’Estournelles. N’en parlons plus. Mais cela aura doublé les difficultés de notre tâche36. » La substitution – encore bien lointaine et hypothétique – d’une paix fondée sur le droit à la paix négociée de l’équilibre est vécue par ces diplomates comme la fin d’un système où ils étaient appelés à jouer les premiers rôles. Si les conflits doivent se régler devant un tribunal, quelle sera la place de la diplomatie ?
15À La Haye, l’irruption de la « diplomatie du droit » sur la scène internationale s’est traduite, pour Léon Bourgeois, par trois résultats principaux. En premier lieu par l’ensemble des dispositions sur l’arbitrage : création dès 1899 d’une Cour permanente d’arbitrage, adoption en 1907 des principes – des principes seulement – de l’arbitrage obligatoire et d’une Cour de justice réellement permanente, qui imposerait ses juges aux États. Si la conférence échoue in extremis à s’entendre sur le mode de nomination des juges et s’il faut attendre la création de la Cour permanente de justice internationale, en 1922, pour qu’une telle juridiction voie le jour, du moins Bourgeois a-t-il réussi à lier, en théorie, son existence à celle de l’arbitrage obligatoire. En second lieu, et c’est peut-être pour lui comme pour d’Estournelles le point décisif, l’intrusion dans la convention de 1899, au détour de l’article 27, de la notion de devoir, et donc d’obligation morale, dans les relations internationales37. Sur proposition de d’Estournelles, Bourgeois réussit à imposer cette disposition, qui « crée pour la première fois entre les États un lien de solidarité contractuelle38 », à l’unanimité, malgré les réticences de plusieurs pays, l’Allemagne en tête, et du Quai d’Orsay39. Bourgeois considère enfin que des conférences de La Haye émerge une opinion publique internationale – voire transnationale – dont le jugement, à terme, conduira les États à respecter leurs engagements, et qu’il érige en garante de la paix par le droit. Lui-même travaille à l’éducation de cette opinion, en insistant pour que la presse soit informée chaque jour de l’avancée des discussions de la seconde conférence et en donnant plusieurs interviews à des quotidiens nationaux40.
Conclusion
16Si Léon Bourgeois, lors des conférences de La Haye, a bien agi en diplomate, ce n’est donc pas à la manière dont on a coutume de considérer la fonction au début du xxe siècle. Il y expérimente de nouvelles formes de diplomatie, relevant d’un multilatéralisme à grande échelle, sur la longue durée et impliquant des acteurs multiples. Rompu aux pratiques du parlementarisme, il est aussi à l’aise dans l’enceinte des séances plénières que dans le cadre plus technique des commissions d’études. Il participe ainsi activement, pour la part qui est la sienne, aux mutations fondamentales qui touchent alors la diplomatie d’avant-guerre, et que le conflit mondial viendra accélérer. Sa conception du système international le conduit par ailleurs à forger le concept d’une « diplomatie du droit », avec ses normes, ses usages, ses lieux et ses acteurs – il va jusqu’à évoquer « ces autres diplomates, qui sont les jurisconsultes internationaux41 » –, et qu’il rend en quelque sorte responsables devant l’opinion internationale. Il n’est toutefois pas l’idéaliste auquel on le réduit parfois. Il a conscience que ces évolutions prendront du temps, que le processus n’en est qu’à ses débuts, et la guerre viendra tempérer les espérances qu’il place dans le poids de l’opinion. Il use à La Haye de tous les ressorts de la diplomatie traditionnelle et raisonne en termes de rapports de force lorsqu’il s’agit de compter ses soutiens ou d’isoler l’adversaire. Sur le terrain des pratiques, la « diplomatie du droit » n’hésite pas, quand il le faut, à emprunter à celle de l’équilibre, qui a fait ses preuves. De ce point de vue, le nouveau diplomate sait parfaitement ce qu’il doit à l’ancien.
Notes de bas de page
1 G. Tallet, L’Union républicaine de la Marne, 10 juillet 1899, repris dans B. Malthet (éd.), Léon Bourgois, apôtre et Prix Nobel de la paix. Chronique de La Haye à Genève, Châlons-en-Champagne, Éditions du Petit Catalaunien illustré, 2020, p. 37-39.
2 M. Abbenhuis, The Hague Conferences and International Politics, 1898-1915, London, Bloomsbury, 2018 ; M. Abbenhuis, C. E. Barber et A. R. Higgins (dir.), War, Peace and International Order? The Legacies of the Hague Conferences of 1899 and 1907, London, Routledge, 2017. Pour le contenu des débats et les conclusions de ces conférences, on se reportera à S. Rosenne (éd.), Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907 et l’arbitrage international. Actes et documents, Bruxelles, Bruylant, 2007. Sur le rôle de Léon Bourgeois, nous renvoyons à S. Jeannesson, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 : solidarisme et démocratisation des relations internationales », Histoire, économie et société, 2014/2, p. 107-120.
3 Ces termes ne figurent pas encore sous la plume de Léon Bourgeois. Il les utilise le 31 mai 1909, lors du VIe Congrès national de la Paix (Léon Bourgeois, Pour la Société des Nations, Paris, Fasquelle, 1910, p. 12-18).
4 S. Audier, La Pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain, Paris, PUF, 2010 ; Id., Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Paris, Michalon, 2007 (notamment p. 78-83).
5 J.-M. Guieu, « La “paix par le droit”. De l’âge d’or du pacifisme juridique à la “guerre du droit” », in R. Fabre et al. (dir.), Les défenseurs de la paix (1899-1917), Rennes, PUR, 2018, p. 95-110.
6 I. Dasque, Les diplomates de la République (1871-1914), Paris, Sorbonne Université presses, 2020, p. 568-570.
7 Ibid., p. 427-431.
8 Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve (FR MAE), Correspondance politique et commerciale, nouvelle série (1897-1918), Russie, vol. 25, f° 178-185, dépêche de Bourgeois à Delcassé, le 25 mai 1899.
9 Par exemple : FR MAE, Série C-administrative, vol. 26, f° 19-21, note de Bourgeois sur la dépêche du gouvernement en date du 7 juin 1899 ; et Russie, vol. 27, f° 33-36, Bourgeois à Delcassé, le 5 juillet.
10 Centre des archives diplomatiques de Nantes (CADN), La Haye, vol. 73.
11 Archives départementales de la Sarthe (ADS), 12J-432, notes confidentielles dictées par D’Estournelles de Constant lors de la deuxième conférence de La Haye, f° 110 (30 septembre 1907).
12 Ibid., f° 36 (28 août 1907).
13 S. Tison (dir.), Paul d’Estournelles de Constant. Concilier les nations pour éviter la guerre (1878-1924), Rennes, PUR 2015 ; L. Barcelo, Paul d'Estournelles de Constant : l'expression d'une idée européenne, Paris, L'Harmattan, 1995.
14 Bourgeois reçoit le Prix en 1920, mais Louis Renault dès 1907 et d’Estournelles en 1909, précisément pour leur action durant les deux Conférences de la Paix.
15 FR MAE, Russie, vol. 25 et CADN, La Haye, vol. 73.
16 ADS, 12J-432, f° 35 (28 août 1907).
17 I. Dasque, Les diplomates de la République, op. cit., p. 571.
18 L. Bourgeois, Pour la Société des Nations, op. cit., p. 76-77. Bourgeois détache cet extrait et le cite dans le rapport qu’il adresse à Stephen Pichon, ce même 5 octobre (FR MAE, C-adm., vol. 37, f° 135-138).
19 S. Jeannesson, « Experts et diplomates aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 », in S. Jeannesson, F. Jesné et É. Schnakenbourg (dir.), Experts et expertises en diplomatie, Rennes, PUR, 2018, p. 131-144.
20 ADS, 12J-432, f° 126-127. Le 1er octobre 1907, Barbosa organise dans ses appartements un dîner intime pour Bourgeois et d’Estournelles – les trois hommes logent au même hôtel.
21 CADN, La Haye, vol. 73.
22 B. Badie et G. Devin (dir.), Le multilatéralisme. Nouvelles formes de l’action internationale, Paris, Éditions La Découverte, 2007 (voir notamment M. Vaïsse, « Une invention du xixe siècle », p. 13-22). Voir aussi L. Badel, Diplomaties européennes, xixe-xxie siècle, Paris, Presses de Sciences Po, 2021, p. 439-448.
23 ADS, 12J-432, f° 118-119 (1er octobre 1907).
24 Ibid., f° 120.
25 FR MAE, Russie, vol. 25, f° 178-185, dépêche de Bourgeois à Delcassé, le 25 mai 1899.
26 FR MAE, C-adm., vol. 35, f° 169, télégramme de Bourgeois à Pichon, le 23 juillet 1907.
27 Ibid., f° 132-133, télégramme de Bourgeois à Pichon, le 21 juillet 1907.
28 Ibid., vol. 37, f° 299-313, dépêche de Bourgeois à Pichon, le 18 octobre 1907 (sp. f° 309-310).
29 C. Nicault, « Léon Bourgeois, militant de la paix (1899-1918) », in A. Niess et M. Vaïsse (dir.), Léon Bourgeois. Du solidarisme à la Société des Nations, Langres, Éditions Dominique Guéniot, 2006, p. 43-72 (sp. p. 53-54). Ainsi lorsque, le 30 juin 1899, devant l’échec des négociations sur le désarmement, Bourgeois propose à la première commission d’adopter la résolution suivante : « La commission estime que la limitation des charges militaires, qui pèsent actuellement sur le monde, est grandement désirable pour l’accroissement du bien-être matériel et moral de l’humanité » (FR MAE, Russie, vol. 26, f° 490-493, procès-verbal de la séance du 30 juin, et vol. 27, 12-16, compte rendu par Bourgeois de cette séance).
30 S. Jeannesson, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye », art. cité, p. 117-118.
31 FR MAE, C-adm., vol. 37, f° 299-313, dépêche de Bourgeois à Pichon, le 18 octobre 1907.
32 Acte final de la deuxième conférence de la paix, 18 octobre 1907.
33 FR MAE, C-adm., vol. 37, f° 299-313 : dépêche de Bourgeois à Pichon, le 18 octobre 1907 (sp. f° 311).
34 Discours du 31 mai 1909, repris dans Pour la Société des Nations, op. cit., p. 14.
35 Discours du 3 août 1907, repris dans Pour la Société des Nations, op. cit., p. 106-107.
36 ADS, 12J-432, p. 2 (16 août 1907).
37 Article 27 : « Les puissances signataires considèrent comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte. » Cet article devient le 48e de la convention de 1907.
38 FR MAE, C-adm., vol. 34, f° 109-120, discours de Léon Bourgeois devant le Groupe parlementaire français de l’arbitrage international, le 14 novembre 1907.
39 S. Jeannesson, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye », art. cité, p. 116-117.
40 Voir par exemple l’interview de Bourgeois au Petit Parisien, le 24 septembre 1907.
41 Pour la Société des Nations, op. cit., p. 17.
Auteur
Stanislas Jeannesson est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Nantes et membre du Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA). Ses travaux portent sur la politique étrangère de la France au premier xxe siècle et sur les fonctions, pratiques et acteurs des diplomaties contemporaines. Il a récemment coordonné, avec Jean-Michel Guieu, un numéro de Monde(s) consacré à la SDN comme expérience de l’internationalisme (2021/1), et avec Michel Catala, deux numéros de Relations internationales sur le système international face aux guerres civiles (2018/3-4).

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
De la discorde à l’entente
Camille Barrère et l’Italie (1897-1924)
Enrico Serra Jean-Baptiste Duroselle, Anthony Crézégut et Maurizio E. Serra (trad.)
2023
Deux grandes figures de l'amitié franco-américaine : Gabriel Hanotaux et Jules Jusserand
Isabelle Dasque, Emmanuelle Haim Masson et Stanislas Jeannesson (dir.)
2023
Histoire de la construction européenne (1957-2015)
Sources et itinéraires de recherches croisés
Jean-Marie Palayret, Isabelle Richefort et Dieter Schlenker (dir.)
2019
Aux sources de la paix. Les archives du service français de la SDN
Isabelle Richefort (dir.) Monique Constant et François Cousin (éd.)
2020
Correspondance politique et commerciale
Guerre 1939-1945, tome II. Vichy 1939-juin 1944. Répertoire numérique détaillé
Isabelle Richefort (dir.) Pascal Even, Sylvie Prudon, Monique Nomazy (de) et al. (éd.)
2021
1529 La paix des Dames
Faire la paix à la Renaissance
Guillaume Frantzwa et Sylvie Le Clech (dir.)
2024
Les diplomaties euro-africaines au tournant des indépendances
Histoire et archives françaises
Céline Pauthier, Guia Migani, Michel Catala et al. (dir.)
2025