1Avant d’examiner les structures, il convient de s’intéresser au personnel qui, dès le ii^e siècle av. J.-C., prit en main les mines de plomb-argent. Au premier chef, ce sont les Italiens.

I. — La ruée des Italiens vue par Diodore de Sicile et illustrée par les lingots

Des Italiens tour à tour investisseurs, exploitants, trafiquants

2Les inscriptions qu’on peut lire sur les lingots de plomb hispano-romains, principalement les marques de producteurs, mais aussi, et, dans une certaine mesure, les cachets imprimés ou gravés lors de leur transport et de leur commercialisation, offrent, comme le montre le catalogue épigraphique, un répertoire très riche et très varié de noms personnels, fréquemment écrits sous leur forme la plus complète, avec les tria nomina et souvent aussi avec des indications sur les patronymes, les relations de parenté ou de patronage, l’appartenance à une tribu, l’origo. Ce groupe remarquable d’individus, impliqués à divers titres dans l’exploitation du plomb des Hispaniae, et principalement du plomb du Sud-Est, constitue un outil exceptionnel pour approfondir des thèmes historiques qui dépassent le seul commerce des métaux, et qui embrassent les dynamiques de romanisation / hybridation culturelle des provinces occidentales, ainsi que de déplacements de personnes entre la péninsule italienne et la péninsule Ibérique à partir de la fin de la seconde guerre punique1.

3Des sources littéraires2 avaient déjà souligné l’importance du flux de personnes qui arrivèrent alors d’Italie et qui, précisément à la suite des conquêtes militaires et de la mainmise sur de nouvelles ressources de l’autre côté de la Méditerranée occidentale, avaient traversé la mer et s’étaient installées dans des villes à très fort potentiel, comme Carthago Nova. Ces gens avaient été attirés par une « terre de promesses3 », qui s’était rapidement adaptée aux formes administratives et juridiques romaines ; ils colonisèrent donc les provinces, parallèlement au mouvement déjà important de l’émigration dite militaire, liée au très long état de guerre latent dans les zones non pacifiées de la péninsule Ibérique, aux nouvelles fondations destinées aux vétérans et à la clientèle des grands généraux engagés sur les nombreux champs de bataille d’Hispanie4.

4Dans le même temps, la documentation archéologique, de plus en plus abondante, fournie par les villes d’Hispanie ayant attiré les premiers immigrants italiens, révèle de manière extrêmement vivante l’empreinte des individus venus alors s’installer dans les nouveaux territoires. Des revêtements de sol en opus signinum aux premières mosaïques, des décorations murales aux formes mêmes d’habitat et aux modes de construction, de la commémoration des travaux publics à celle des défunts, tout montre l’existence de liens très étroits avec la terre d’origine des immigrés, avec un accent encore plus fort là où plus puissants sont les pôles d’attraction, par exemple dans le secteur minier de Carthago Nova, tant dans la ville même que dans ses environs. De plus, l’écho de l’Italie, capté dans les contextes archéologiques liés à l’immigration5, semble se référer non pas à la péninsule italienne globalement, mais bien à des sites spécifiques de la Campanie et du Latium. Le monument funéraire de la nécropole de la Torre Ciega, la plus ancienne de celles de Carthago Nova, ne rappelle pas des modèles italiens en général, mais montre des analogies directes avec les monuments de Formiae, Abella ou encore Quarto Flegreo. Les plus anciennes inscriptions latines de la région de Carthagène, avec des listes de magistrats engagés dans des travaux communs, font clairement référence aux modèles de Capoue et de Minturnes6. Les revêtements de sol en signinum — 40 dans la seule zone Carthagène-Mazarrón, sur un total de 54 dans l’ensemble de la péninsule Ibérique7 — montrent des affinités exceptionnelles avec des exemples de la Campanie et du Latium.

5Dans cette perspective, l’épigraphie devient fondamentale pour ancrer ces impressions dans une évidence historique plus concrète, car elle relie les éléments archéologiques aux histoires personnelles des individus, qu’on peut arriver aujourd’hui à reconstruire. En croisant les données des lingots avec celles de la ville de Carthago Nova, où la documentation épigraphique datée de l’époque républicaine est particulièrement abondante8, et avec celles, contemporaines, de la péninsule italienne, on peut obtenir des résultats surprenants. Il s’agit là de recherches prosopographiques, qui, portant sur des personnages connus seulement dans certains cas grâce aux sources littéraires, ont besoin d’un fort support d’analyse statistique et d’une étude bien détaillée sur la dispersion et la distribution des nomina ; les possibilités de recherche offertes aujourd’hui par les bases de données numériques et les corpora épigraphiques en ligne comme EDR9 permettent désormais de travailler sur des échantillons statistiquement valides, et de mettre à jour progressivement nos registres épigraphiques.

6Parfois, les nomina fournis par les lingots sont trop communs pour assurer une reconstruction fiable des relations avec les familles italiennes d’origine, mais, dans la plupart des cas, les noms, parce qu’ils sont peu fréquents, trouvent des ancrages solides sur les deux rives de la Méditerranée occidentale : « rare names are a rare delight », selon une célèbre formule de R. Syme10. Quoi qu’il en soit, comme le montrent les fiches prosopographiques qui accompagnent l’étude des marques examinées dans ce travail11, la reconstruction de ces relations rassemble des informations importantes et offre des bases de travail relativement solides.

7De fait, en analysant nos lingots du point de vue de l’épigraphie et de la prosopographie, on note que, dans les districts plombifères du sud-est de la péninsule Ibérique (Sierra de Cartagena, Mazarrón, Sierra Almagrera), on compte, au total, une cinquantaine de noms d’exploitants, tous actifs au cours du i^er siècle av. J.-C., que l’on peut facilement regrouper dans 32 familles, identifiées par leurs gentilitia (tableau 56). Au vu des données dont nous disposons sur l’onomastique romaine en Hispanie et en Italie à la fin de la République, on arrive à une identification fiable de la provenance de ces individus dans 80 % des cas (graphique 36a), et pour deux tiers des gentes (graphique 36b). Le résultat, déjà de première importance en lui-même, devient particulièrement intéressant lorsque l’on cherche à déterminer l’origine plus précise des familles et des personnes : à l’exclusion de quelques exploitants que l’on considérera par prudence comme étant d’origine inconnue, 74 % du nombre total de personnes qui ont marqué leur nom sur les lingots de plomb produits dans les mines du Sud-Est (graphique 37a) et 83 % des gentes (graphique 37b) peuvent être rattachés à un territoire bien défini, comprenant la Campanie et le sud du Latium. Il s’agit d’un pourcentage particulièrement important, qui pourrait cependant être encore renforcé au moins par une partie des noms considérés comme d’origine incertaine et pourtant souvent liés au territoire de la Regio I : car, même si nous ne disposons pas en réalité d’arguments suffisamment solides pour relier les Appii, les Aurelii, les Gargilii, les Inguleii, les Iunii, les Laetilii, les Octavii, les Pinarii et les Varii à la Campanie ou au sud du Latium, leur connexion avec ce territoire est cependant, à ce niveau de documentation, au moins probable.

Gr. 36. — Origine des individus (a) et des gentes (b) attestés sur les lingots de plomb du sud-est de la péninsule Ibérique.

Gr. 37. — Origine des individus (a) et des gentes (b) attestés sur les lingots de plomb du sud-est de la péninsule Ibérique (à l’exclusion des individus et gentes de provenance inconnue).

8Le pourcentage de noms campaniens attestés sur les lingots par rapport à la population totale connue par l’épigraphie à Carthago Nova à la fin de l’époque républicaine et au début de l’Empire se monte à environ 33 %12 et montre combien, dans une ville déjà profondément liée à la Campanie et caractérisée par un flux constant d’immigrants italiens, c’est précisément l’exploitation des mines qui attire en particulier les Campani : une constatation qui, comme nous l’avons dit plus haut, correspond bien aux sources littéraires et archéologiques sur ce sujet.

9Tous ces immigrants, impliqués dans l’industrie minière et métallurgique, sont, dans la majorité des cas, des ingenui ; seuls 15 % (graphique 38a) d’entre eux — 18 % si l’on ne considère que les Campani (graphique 38b) — indiquent dans les cartouches de leurs lingots une condition d’affranchi13.

Gr. 38. — Statut des individus (a) et des Campani (b) attestés sur les lingots de plomb du sud‑est de la péninsule Ibérique.

10S’agissant de l’origine des familles impliquées dans l’exploitation du plomb, l’analyse permet parfois d’identifier avec un bon degré de fiabilité la ville même d’où sont issus certains individus : c’est le cas des Planii et des Fiduii de Cales, des Atellii d’Herculaneum, des Messii de Teanum Sidicinum ou de ses environs, des Roscii de Lanuvium, des Furii de Cora, des Lucretii peut-être pompéiens, auxquels on ajoutera les personnages qui mentionnent leur origine directement dans leur formule onomastique : Publius Cornelius Pollio, Lucii filius, Aimilia tribu, Formianus, et Publius Nona, Publii filius, Nucerinus. En ce qui concerne les autres familles et les autres personnages, bien qu’on ne puisse proposer une seule ville d’origine, la recherche permet de mettre en évidence une zone de provenance bien délimitée. En excluant les Pontilieni et les Nonii Asprenates, qui sont probablement originaires du Picenum, les Vireii, qui montrent des relations avec l’Etruria, et les Turullii, qu’on pourra vraisemblablement mettre en rapport avec les terres des Marsi, dans le centre-sud des Apennins, toutes les autres familles pour lesquelles on a pu proposer une origine sont liées à la Campanie, et en particulier à deux grands territoires14 : d’un côté le golfe de Naples, autour du port riche et actif de Puteoli ; de l’autre, les terres autrefois habitées par les Aurunci, dans la partie nord de la région, probablement dans l’orbite du port de Minturnae. L’analyse statistique nous présente une légère majorité en faveur du groupe de la Campanie du Nord : 60 % contre 40 % (graphique 39).

Gr. 39. — Origine des gentes venant de Campanie attestées sur les lingots de plomb du sud‑est de la péninsule Ibérique (à l’exclusion des individus de provenance inconnue).

11Appuleii, Atellii, Dirii, Lucretii, Nonae Nucerini, Seii, Vtii : les porteurs de ces noms venaient apparemment du golfe de Naples (carte 24) et avaient pu profiter de l’infrastructure, des opportunités et des connexions offertes par le port de Puteoli, escale majeure dans le monde romain depuis le début du ii^e siècle av. J.-C. et en croissance commerciale continue et vertigineuse jusqu’au i^er siècle apr. J.-C. : un endroit vraiment idéal pour entrer en contact avec marchands et marins qui croisaient à travers la Méditerranée.

Carte 24. — Carte de l’Italie centro-méridionale avec indication de l’origine certaine, probable ou supposée des gentes présentes dans le sud-est de l’Hispanie

12Aquinii, Aurunculeii, Calvii, Carulii, Cornelii Polliones Formiani, Fiduii, Furii, Messii, Planii, Popillii, Raii, Roscii : les personnes portant ces noms semblent provenir plutôt d’un territoire compris entre la région de Capua-Cales, les anciennes terres des Aurunci et le sud du Latium. Il s’agit d’une zone caractérisée par une grande vitalité commerciale au cours des deux derniers siècles de la République, et dont le port de Minturnae était le débouché ; elle se situait par ailleurs au carrefour entre la via Appia et la voie navigable du Liris amnis, aujourd’hui Garigliano-Liri, qu’on pouvait remonter jusqu’à Casinum. De là, les vallées de la Ciociaria, maintenant traversées par l’autoroute A1, permettaient d’atteindre rapidement certains des centres les plus importants de l’intérieur du Latium adiectum, tandis que la haute vallée du Liris, vers le nord-est, pouvait être utilisée comme axe de pénétration entre les éperons des Apennins, jusqu’à la Marsica et au Fucinus lacus, ouvrant ainsi les portes de l’Adriatique.

13L’allusion qu’on vient de faire au rôle joué par le port de Minturnae à partir de la fin du ii^e siècle av. J.-C. nous amène aussi à aborder une autre question qui a été plusieurs fois traitée dans la littérature scientifique et qui a été reprise il n’y a pas très longtemps15 à propos de la mention d’un P(h)ilemo, Aleidi Luci servus, dans une liste de magistri16 trouvée à Carthago Nova et datée de la fin du ii^e ou du début du i^er siècle av. J.-C. Il s’agit concrètement du rapport entre la cité hispanique et le port franc de Délos, dans les Cyclades, et, partant, de l’existence éventuelle d’une route maritime à grande distance, unissant les deux côtés de la Méditerranée. Ce pont commercial est suggéré par la chronologie au moins partiellement parallèle d’un grand nombre de negotiatores italici dans les deux ports et des analogies onomastiques frappantes qu’offrent leurs dénominations : un tiers (37 sur 108) des familles attestées à Carthago Nova entre la fin du ii^e siècle av. J.‑C. et le i^er siècle apr. J.-C. sont également nommées à Délos17. L’inscription relative au servus des Aleidii à Carthago Nova avait suggéré, grâce à la présence d’un autre Aleidius parmi les inscriptions de l’Agora des Italiens de Délos, la possibilité d’un transfert de l’esclave P(h)ilemo d’un bout à l’autre de la Méditerranée, suite aux massacres de 88 av. J.-C. par Mithridate et aux événements ultérieurs, dans l’espoir d’établir une nouvelle base économique dans le monde occidental en pleine croissance. L’idée est certes séduisante, mais peut-être fragilisée par la valeur excessive conférée à une datation pas tout à fait certaine, comme cela a été montré ailleurs18. Tout en retenant comme plausible l’idée qu’après l’effondrement de Délos certaines familles de mercatores et de negotiatores aient pu orienter, par l’intermédiaire de leurs esclaves ou de leurs affranchis, leurs intérêts vers l’Occident ibérique, il semble plus approprié de considérer le cas de P(h)ilemo Aleidi Luci servus comme une exception par rapport à une règle qui devait être très différente. Il n’y a en effet aucune raison de ne pas admettre la possibilité de l’existence conjointe d’intérêts commerciaux, pour les mêmes familles, sur les deux marchés, en parallèle, à travers différents intermédiaires. Dans cette perspective, on pourrait bien penser à un « contrôle » de ce réseau commercial, en Italie même, à travers les ports de Minturnae et Brundisium, qui étaient en étroite connexion grâce à la via Appia, ce qui permettait d’aller d’un port à l’autre en 6-12 jours (et, en toute hypothèse, de rejoindre Carthago Nova ou Délos en une dizaine de jours de navigation).

14Les commerçants italiques exerçant au même moment leur activité de Délos à Carthago Nova, l’idée est séduisante. Reste à évaluer pendant combien de temps les deux ports ont pu maintenir parallèlement leur activité, pour donner au moins un fond de réalité à ce schéma. D’un côté, on peut bien penser qu’après le massacre de 88 av. J.-C. et plus encore après le sac de 69 av. J.-C., la situation délienne avait profondément changé, ce qui devrait signifier la fin du système proposé. Quant au début de ce réseau commercial transméditerranéen, les inscriptions de Carthago Nova ne nous permettent pas pour le moment de remonter plus haut que la fin du ii^e siècle av. J.-C., soit quelques dizaines d’années après l’installation massive d’Italiens au cœur des Cyclades, installation qu’on date à partir de 160 av. J.-C. et, surtout, après 129 av. J.-C. En toute hypothèse donc, le « système » aurait pu se maintenir au maximum pendant quarante ou cinquante années.

De Carthagène à la Sierra Morena : une mise en valeur aux facettes diverses

15Revenons à la péninsule Ibérique et tentons d’examiner comment nos Italiens se sont insérés dans la production de l’argent hispanique. Le fameux passage de Diodore de Sicile sur la phase romaine de l’exploitation des mines d’argent (et de plomb !) d’Ibérie, mentionné ci-dessus à plusieurs reprises va nous éclairer. Lorsqu’à la fin de la deuxième guerre punique, Rome devient maîtresse de ces mines, c’est une véritable aubaine pour elle, qui vient de créer, sans doute vers 214 av. J.-C., sa propre monnaie d’argent, le denier, et a donc besoin de disposer de grandes quantités de ce métal pour en soutenir la frappe. Mais son inexpérience en matière de mines est totale. Prise de court en quelque sorte, elle laisse les Italiens s’en occuper. Les Italiens ne sont sans doute pas davantage spécialistes des mines19, mais ils ont de l’argent et, raconte Diodore, ils achètent des foules d’esclaves (plèthos andrapodôn) et les confient aux gens qui se trouvent alors à la tête des mines (et qui y étaient déjà avant la conquête : oi ephestèkotes, un participe parfait, qui exprime « le résultat présent d’une action passée »). Ce sont donc, au moins pour une certaine durée, des Ibères, véritables experts en mines, « provinciaux » de statut pérégrin, qui vont diriger sur le terrain les exploitations minières (metallikai ergasiai) au bénéfice des investisseurs italiens20, et ce sont clairement des capitaux privés qui sont ici investis dans la main‑d’œuvre servile.

16Ces capitaux privés, « primitifs » en quelque sorte par rapport aux mines d’Ibérie, d’où venaient-ils ? Sûrement d’opérations antérieures effectuées ailleurs, par exemple dans l’Orient méditerranéen, au plus tôt à partir de 167 av. J.-C. (défaite de Persée de Macédoine et création du port franc de Délos). Ainsi, comme on l’a vu ci-dessus, les mêmes noms de negotiatores italiens se retrouvent à la fois en Orient et dans la péninsule Ibérique, signe d’activités diversifiées voire organisées entre les deux régions. Or, comme le laissent penser les noms grecs ou orientaux (par exemple, Philemo, Malchio, Marta, Priamus, Stratonice, Philoxenos, Theophrastus, Nicephorus, Prothymus, Protus) que portent certains esclaves et affranchis des producteurs de plomb de Carthagène21, descendants des premiers « capitalistes » mentionnés par Diodore, ces derniers ont pu amener en Hispanie de la main‑d’œuvre servile achetée en Orient, puis la compléter sur place par des esclaves locaux, fruits des conquêtes successives.

17Il se crée ainsi, par exemple à Carthago Nova, de véritables dynasties minières, que l’on croit pouvoir suivre parfois sur près d’un siècle : telles sont celles des Atellii, des Planii, des Pontilieni, où les exploitants se succèdent de père en fils, se constituent en sociétés entre frères ou gens de même profession et maintiennent ainsi la réputation de leur nom et de leurs produits22. On y trouve aussi des affranchis, qui, lorsqu’ils ont nommément leurs propres marques — L. Appuleius L.l. P(h)ilo, Cn. Atellius Cn.l. Bulio, L. Aurunculeius L.l. At[…], M. Laetilius M.l. Teudosius — doivent travailler pour leur compte, même s’ils restent, par le nom qu’ils portent, dans la mouvance de ces grandes familles.

18Dans la Sierra Morena, même relation entre T. Iuventius T.l. Duso et le T. Iuventius du lingot de Castulo, mais avec une nuance nouvelle dans le lien social, que traduit le cognomen du personnage, Duso, sans doute un Ibère romanisé. C’est d’ailleurs dans la Sierra Morena que l’on trouve d’autres exemples de l’intégration des Ibères dans le groupe des exploitants miniers romains, avec des gens comme un certain Tanniber (1072), G. Vacalicus (1075), M. Valerius Ablo (1078), qui, peut-être, de simples directeurs d’exploitation (ephestèkotes) comme les qualifie Diodore, étaient devenus de véritables chefs d’entreprise.

19Dans le détail, toute cette évolution — entrée des capitalistes italiens dans la mise en valeur des mines d’Ibérie et introduction de leurs capitaux dans cette activité, implication plus directe et présence de ces Italiens dans l’exploitation elle-même, insertion dans la cité même de Carthago Nova23, ascension d’affranchis de ces familles à la tête d’entreprises florissantes — est difficile à saisir chronologiquement. À quel moment ces Italiens « envahirent-ils » les mines d’argent d’Ibérie ? Le texte même de Diodore, par son caractère académique24, n’entre pas dans le détail, en particulier de la chronologie : à quelle date après la conquête les Italiens commencèrent-ils à s’intéresser aux mines ? Tout de suite après la prise de Carthagène (209 av. J.-C.) ? Après une période d’attente due au caractère progressif de la maîtrise de ces territoires lointains, longtemps troublés par la résistance des populations locales à l’envahisseur, comme nous le pensons ? Par ailleurs, si les negotiatores italiens n’ont commencé à engranger des capitaux dans l’Orient méditerranéen qu’à partir du deuxième quart du ii^e siècle av. J.-C., ils n’ont pu les investir que postérieurement à ce moment. Les seules dates un peu précises auxquelles nous puissions nous fier de ce point de vue sont celles que fournit l’archéologie, et elles sont rares : dans la Sierra de Cartagena, une mine récemment explorée dans le secteur du Cabezo del Pino fut exploitée aux ii^e-i^er siècles av. J.-C., mais il est difficile de dire à quel moment précis a commencé cette activité ; la laverie voisine fonctionne certes dès le début du ii^e siècle av. J.-C.25, mais à partir de quel moment la production fut-elle assez importante et régulière pour alimenter un commerce « extérieur » soutenu ? Les lingots de plomb les plus anciens sont de la fin du ii^e siècle av. J.-C. Que s’est‑il passé entre le début et la fin de ce siècle dans la Sierra de Cartagena ? Même question à propos de la Sierra Morena, où, par exemple, la mine de La Loba fut active pendant les deux dernières décennies du ii^e siècle av. J.‑C.

20Mais de plus, à la différence de ce qui se passe dans le Sud-Est, à la fin de la République, les Italiens restent totalement invisibles dans la Sierra Morena, et cela surprend. On n’y connaît guère qu’un nom d’exploitant pour cette période, un certain T. Pasidius Sabinus, sur une borne trouvée dans les parages de la mine de Valdeinfierno (J 15)26. D’autre part, aucun lingot qui puisse être attribué à cette région n’est attesté pour cette période27, ce qui pose déjà la question des débouchés commerciaux des produits métalliques issus des mines de la Sierra Morena aux ii^e et i^er siècles av. J.-C., alors que, par exemple, à la mine de La Loba, dès la fin du ii^e siècle av. J.-C., les relations avec l’Italie sont patentes28. Il faut attendre les deux premières décennies du i^er siècle apr. J.-C., avec les épaves Sud-Lavezzi 2, Sud-Perduto 2, Cabrera 4 et Cabrera 5 parmi les mieux connues, pour voir apparaître sur les routes commerciales méditerranéennes des lingots de la Sierra Morena. Où était donc, où passait donc le métal produit dans les mines de la Sierra Morena, dont on a dit qu’elles avaient été très actives à partir du dernier tiers du ii^e siècle av. J.-C. et encore au siècle suivant, même si la période des guerres civiles a pu avoir un impact sur le déroulement de l’activité ? Du coup, l’identité des exploitants reste pour toute cette période inconnue, faute de témoignages épigraphiques. On s’est demandé récemment29 si, dans cette région en particulier, qui mit du temps à être pacifiée, l’activité, loin de s’être interrompue, n’avait pas été laissée aux populations locales, Rome se contentant d’exercer sa souveraineté sur le sol provincial et sur ses richesses par le biais de la fiscalité, et si les premiers exploitants italiens de certaines des mines de la région — pensons à celle de La Loba —, arrivés en masse, mais tardivement (par rapport à Carthagène), dans les dernières décennies du ii^e siècle av. J.-C., ne s’étaient pas organisés différemment, constituant ces sociétés dites « anonymes » connues par des sceaux en plomb30. Songeons ici, par exemple, à la probable Societas Castulonensis qui exploitait des mines et avait ouvert des fonderies dans les districts de Linares et de La Carolina. Elle était active au moins au i^er siècle av. J.‑C. On peut en effet se demander si ces sociétés n’étaient pas mieux adaptées pour exploiter le vaste domaine minier de la Sierra Morena, alors que dans le Sud-Est les gisements étaient concentrés dans des périmètres resserrés et relativement proches les uns des autres, ce qui pouvait favoriser davantage l’implantation de sociétés individuelles31. À propos des individus nommés par les marques T.‘IV’‘ENT’I delphinus gubernaculum M.LV[---] et ‘DIR’.‘CAR’, on a envisagé qu’ils pourraient être des entrepreneurs miniers, ou des descendants d’entrepreneurs miniers ayant travaillé dans le Sud-Est, venus s’installer dans ce nouvel « Eldorado » qu’était devenue la Sierra Morena32. Si cela devait se confirmer, cette installation serait tardive, peut-être une fois passés les troubles liés aux guerres civiles, dans un climat désormais apaisé et propice à l’arrivée de nouveaux investisseurs, différemment organisés, originaires certains de Carthagène, d’autres d’ailleurs, et d’Italie en premier lieu ; on pensera par exemple aux Minucii connus par les lingots de Sud-Lavezzi 2, un gentilice très peu représenté dans l’épigraphie hispanique, ou encore à ce producteur « signant » ses lingots du nom de Q. Haterius Gallus. Sans doute est-il prématuré de parler d’une « deuxième vague » d’immigration économique dans le sud de l’Hispanie, qui se placerait dans la deuxième moitié du i^er siècle av. J.-C. Mais force est de constater que le contexte fut certainement favorable à une reprise de l’activité alors que, dans le même temps, celle des districts du Sud-Est, et de la sierra minière de Carthagène en particulier, paraît en déclin.

21Poursuivons avec nos Italiens, qui sont à l’origine de cette effervescence minière autour de l’argent et du plomb ibériques. Apparemment, plusieurs d’entre eux ne sont pas citoyens romains lorsqu’ils investissent dans les mines d’argent d’Ibérie, mais, en tant qu’Italiens, ils jouissent du ius commercii, ce qui leur permet d’avoir une activité économique dans le cadre romain33. C’est sans doute encore le cas des descendants de certains d’entre eux deux ou trois générations plus tard, à la fin du premier quart et au deuxième quart du i^er siècle av. J.-C., avant qu’ils n’affichent sur leurs lingots leur nouvelle qualité de civis Romanus en mentionnant la tribu dans laquelle ils sont inscrits34, et qui est la tribu de leur cité d’origine, en Italie, ce qui semble bien indiquer que, s’ils se sont engagés financièrement dans l’Eldorado occidental, ils restent attachés à leur terre d’origine.

22On conçoit que ces Italiens, étroitement impliqués dans l’exploitation des mines de plomb-argent d’Espagne, aient été fiers de leur promotion et l’aient affichée dans leur domaine d’activité (la production et le commerce du plomb) et les régions où ils exerçaient cette dernière (Carthago Nova et les mines du Sud-Est). Mais, ce ne fut là qu’une mode35, sans doute éphémère car liée à l’événement, et assez flottante : dans Mal di Ventre C, à côté des lingots de Cn. Atellius T.f. Mene. et de L. Carulius L.f. Hispallus Men., figurent des lingots de C. Vtius C.f. (1082) sans mention de la tribu, alors qu’ailleurs (Capo Testa B) et à la même époque, dans la mesure, bien sûr, où il s’agirait du même personnage, la tribu est mentionnée : C. Vtius C.f. Menen. (1084)36.

23Il est vraisemblable que ces Italiens ne sont pas vraiment des expatriés, et que, même s’ils ont leurs affaires outre-mer, ils n’ont pas abandonné leur mère-patrie, au moins dans les premiers temps, et qu’ils se font sans doute représenter, de l’autre côté du Mare Nostrum, par des « fondés de pouvoir » avant la lettre. Certains d’entre eux, une fois affranchis, se lanceront à leur tour et pour leur propre compte dans cette activité économique si rémunératrice.

II. — Les cadres juridiques de l’exploitation

24Cet aspect a fait l’objet de nombreuses discussions, longtemps biaisées par l’idée, aujourd’hui abandonnée, que les sociétés de publicains étaient fortement impliquées dans l’exploitation des mines du domaine public37 et que, dès le début, l’attribution des concessions minières avait été organisée dans le cadre des locationes censoriae, comme l’indiquait Polybe38. Or, d’une part, Polybe précise que le tableau qu’il brosse des institutions romaines dans son livre VI concerne la Rome de l’époque d’Hannibal, au lendemain, écrit-il, du désastre de Cannes (216) : mais que sont ces metalla publica dont l’exploitation est alors soumise à l’autorisation des censeurs, sinon les carrières de pierre, car, alors, le fer de l’île d’Elbe dépend de Populonia, cité étrusque alliée de Rome, et l’or des Salasses est, en Gaule Cisalpine, encore hors d’atteinte, ainsi que les mines d’Ibérie ? D’autre part, si, comme le pensent les commentateurs de l’historien grec, en particulier Walbank39, ce passage concerne beaucoup plus le deuxième quart du ii^e siècle av. J.-C. que la fin du iii^e, les mines d’argent d’Espagne avaient constitué un problème urgent bien auparavant, dès la prise de la Nouvelle Carthage : or, la procédure mentionnée par Polybe est lourde, peu adaptée à une réalité qui, dans la fièvre de la conquête de ces territoires, réclamait sans doute plus de simplicité et de réactivité.

25Il y a quelques années, un jeune juriste espagnol, Antonio Mateo, a repris la question40, et, après une analyse rigoureuse des sources, a conclu, d’une part, que les sociétés publicaines n’avaient pas vocation à s’impliquer dans l’exploitation des gisements miniers (exercere metalla) appartenant à l’État et que, sauf exception rarissime, elles ne l’avaient pas fait, restant dans leur domaine propre, qui était la levée des impôts (exercere uectigalia), y compris ceux qui pesaient sur la mise en valeur des mines ; d’autre part, que, comme on peut l’inférer des taxes qu’en 195 av. J.-C. Caton institua sur l’exploitation des mines de fer (celles de la Sierra Menera, sans doute) et d’argent (celles de Carthago Nova), dans cet autre domaine les gouverneurs avaient l’initiative et le développement de l’activité minière dans leur province était directement de leur ressort. Dans ces conditions, la procédure de l’occupatio (s’emparer de ce qui n’est à personne) fut sans doute à ce moment la règle ; une fois le sol provincial conquis et devenu dominium du peuple romain, les nouveaux arrivants n’avaient plus qu’à prendre possession du sol (occupare) et par conséquent du sous-sol, vu la règle du droit romain. Ce dut être le cas pour les mines d’argent de la péninsule Ibérique, tant dans le Sud-Est (en particulier à Carthago Nova au i^er siècle av. J.‑C.) que dans la Sierra Morena, encore au début du i^er siècle apr. J.-C. Ce modèle est aujourd’hui généralement accepté41.

26Mais Strabon témoigne qu’à son époque, c’est-à-dire au temps d’Auguste, loin désormais d’appartenir à l’État, les mines d’argent de Carthago Nova sont tombées aux mains des particuliers42.

27Laquelle de ces deux situations reflètent nos marques de lingots ? En toute rigueur, elles ne peuvent qu’exprimer le fait que la personne ou la compagnie minière dont elles portent la dénomination est propriétaire de ce plomb. Mais quel rapport traduisent-elles par rapport à la mine elle-même ? Qu’ils fussent occupants (occupatores) ou propriétaires des mines qu’ils exploitaient, les mineurs étaient propriétaires du plomb produit : dans les deux cas, donc, marquer les lingots à leur nom était chose normale43. Pour notre part, nous pensons pourtant que, dans la majorité des cas, ces marques sont celles d’entreprises qui exploitent les mines dans le cadre de l’occupatio. C’est essentiellement une question de date. Elles couvrent une période qui, pour les mines du Sud-Est, va de la fin du ii^e siècle aux années 30-20 av. J.-C., autrement dit le moment de plus grande production, donc de plus grand rapport pour l’État romain : il serait illogique qu’alors ces mines n’aient plus fait partie du domaine public. Par ailleurs, elles sont antérieures au changement de statut évoqué par Strabon. On pourrait en revanche hésiter pour les marques de lingots produits par les mines de la Sierra Morena : elles sont, dans l’ensemble, comparables à celles de Carthago Nova, pour leur contenu et leur composition, même si quelques-unes de celles qui sont datées de l’époque de Vespasien (épave Cabrera 6) se présentent sous la forme d’initiales, que l’on incline à croire être celles de tria nomina : compte tenu du témoignage de Strabon, les personnes mentionnées sont-elles les propriétaires véritables des mines d’où vient le plomb de leurs lingots, ou, comme à la période précédente, en sont-elles seulement les locataires ? Pour notre part, nous pencherions volontiers vers la deuxième hypothèse, car, à propos de deux mines de plomb de Bétique, le metallum Antonianum et le metallum Samariense, Pline l’Ancien indique le montant de leur fermage44, ce qui implique le maintien, au moins dans certains cas, du même système d’exploitation que dans le Sud-Est, un siècle auparavant.

28Nos lingots de plomb ne vont pas au-delà du i^er siècle de notre ère. Il est donc inutile d’évoquer à leur endroit les systèmes juridiques de gestion des mines du domaine public — mines « impériales » — tel qu’il s’est mis en place à partir de Vespasien45. Contentons-nous de remarquer que, dans le deuxième règlement de Vipasca (époque d’Hadrien), la procédure de l’occupatio est maintenue, mais elle n’est qu’une formalité précédant l’acte essentiel, qui est la vente réelle du puits de mine46.

29L’exemple des mines de plomb-argent d’Hispanie est donc particulièrement intéressant en ce qu’il montre comment, à la fin de la République, s’est constitué un statut juridique spécialement adapté à une activité nouvelle pour Rome, l’exploitation des mines, dans laquelle la société romaine était incompétente. Des hommes d’affaires (negotiatores), en l’occurrence des Italiens, ont investi leurs capitaux dans ces mines d’Espagne et les ont fait fructifier en exploitant ces dernières, non pas directement, mais en ayant recours à une main-d’œuvre massivement servile et, dans une moindre proportion, locale et libre (cadres et techniciens). Ils versaient à l’État une redevance, à la suite de quoi ils étaient entièrement propriétaires du plomb qu’ils produisaient et leurs profits résultaient de la mise sur le marché de ce métal sous forme de lingots47. Par le biais des plus-values alors réalisées, se sont créés au fil du temps de nouveaux capitaux, jusqu’au moment où l’exploitation minière s’est arrêtée48.

III. — Les modes entrepreneuriaux

30Nous faisons précéder cet exposé du tableau réunissant, par grands secteurs géographiques, les entreprises engagées dans la production du plomb hispanique connues principalement par les lingots. Nous indiquerons ensuite les principes qui ont guidé son établissement, avant d’en détailler chaque catégorie.

31Dans le tableau ci-dessus, nous avons classé les entreprises en plusieurs catégories, selon le libellé de leurs marques49, celles, au premier chef, qu’on lit sur leurs produits, les lingots, mais aussi celles qui sont attestées par d’autres supports : sceaux en plomb50 et autres objets (monnaies contremarquées, pesons de tisserand, inscriptions lapidaires, textes littéraires). Dans chaque catégorie, nous rangeons séparément les entreprises du Sud-Est et celles de la Sierra Morena.

• La première catégorie est la plus fournie : elle rassemble les entreprises individuelles, c’est‑à‑dire toutes celles dont la marque ne comprend qu’un seul nom. Parmi celles du Sud‑Est, rien n’indique qu’il faille considérer L. Planius L.f. (1046) et L. Planius L.f. Russinus (1048-1050) comme représentant un seul et même individu : les deux marques figurent donc dans la liste ; il en va de même pour C. Pontilienus M.f. (1055) et C. Pontilienus M.f. Fab(ia tribu) (1056), P. Turullius Labeo (1073) et P. Turullius M.f. Mae(cia tribu) (1074), C. Vtius C.f. (1082, 1083) et C. Vtius C.f. Mene(nia tribu) (1084). Le total est de 40 marques pour le Sud-Est, de 24 pour la Sierra Morena.
• La deuxième catégorie comprend les sociétés « en nom »51, c’est-à-dire celles dans la raison sociale desquelles les associés sont clairement désignés, que le mot soc(ietas) apparaisse dans le libellé de la marque ou que seuls y figurent les dénominations (duo ou tria nomina) de deux ou plusieurs personnes, soit de même nom, soit de noms différents.
• Dans la troisième catégorie, sont groupées les sociétés « anonymes », dans le libellé desquelles n’apparaît aucun nom de personne, mais qui se définissent par un déterminant géographique (ou un ethnique) et/ou par leur objet (nature des métaux recherchés : argent, plomb). Parmi ces sociétés, il en est une qui se réfère clairement à une particularité géographique, le mons Ilucro(nensis), et qui est bien documentée par des sceaux de plomb qui en donnent les initiales, S.A.I, que l’on peut développer en S(ocietas) A(rgentifodinarum), I(lucronensium), d’après deux de ses marques commerciales, Societ(as) Argent(i) Fod(inarum) Mont(is) Ilucro(nensis) (1067) et Societ(a)s Mont(is) Argent(i) Ilucro(nensis) (1069). Nous y reviendrons plus loin52.
• La quatrième catégorie est peu nombreuse. Elle est réservée aux marques où n’apparaît que le nom d’une cité. Les cités ainsi nommées font-elles partie de celles qui, au dire de Suétone53, possédaient des mines ? Et les lingots qui portent ces marques proviennent-ils de ces dernières ?
• La cinquième catégorie est celle des marques exclusivement publicitaires. À deux exceptions près54, ces marques ne comportent aucune indication qui permette d’identifier nommément les entreprises qui diffusaient ainsi leurs produits. Nous y avons intégré deux marques faites exclusivement de symboles de bon augure.
• La sixième et dernière catégorie comprend les entreprises dont les marques ne permettent pas a priori de les ranger dans une des catégories précédentes. Néanmoins, elles ont vocation à être affectées, au fur et à mesure que nous examinerons chacune de ces catégories, à l’une ou à l’autre de ces dernières. La difficulté, c’est qu’elles sont désignées par des formules soit tout à fait uniques (2012), soit ambiguës parce qu’incomplètes (1052, 4006), soit encore réduites à des abréviations (3004), de simples initiales ou à des acronymes, si bien qu’on peut hésiter à les rattacher à l’une ou l’autre des catégories antérieures. Parmi les marques constituées d’initiales, plusieurs figurent sur des lingots, mais quelques-unes proviennent d’autres supports, en particulier de ces pièces en plomb que nous appelons des sceaux (« precintos » en espagnol), déjà mentionnés plus haut.

32Occupons-nous d’abord de celles qui, en l’état actuel de nos connaissances, n’apportent guère de solution à nos problèmes, concrètement les marques qualifiées de publicitaires (catégorie 5). Le fait qu’elles apparaissent effectivement sur certains de nos lingots atteste qu’elles correspondent à de vraies entreprises de production, mais ne nous renseignent en rien sur le nom ni sur la nature de ces dernières. On les trouve exclusivement sur des lingots provenant des mines de la Sierra Morena, donc d’époque impériale (i^er s. apr. J.-C.). Sans doute s’agissait-il d’entreprises assez connues, qui pouvaient s’offrir le luxe d’une publicité accrocheuse mais qui ne les nommait pas : pourquoi pas celles dont la raison sociale apparaissait au grand jour sur les lingots qui constituaient le reste des cargaisons métalliques de Cabrera 4, Cabrera 5 et Sud-Perduto 2, d’où proviennent ces mêmes lingots à « réclames » ? En tout cas, on appréciera les dialogues fictifs entre un lingot et son acheteur (2004, 2005), ou avec son fabricant qu’il quitte au moment d’être vendu (1027), de même que cet autre lingot (1002), marqué ANTEROS / EROS : deux noms, d’esclaves ou d’affranchis, qui rappellent le couple mythologique « Contre-Amour » (ou « Amour réciproque » ) / « Amour », peut-être pour opposer les bienfaits du plomb (par exemple, dans l’urbanisme) au danger potentiel (le saturnisme) que fait redouter, par exemple, son usage dans une vaisselle faite d’un bronze riche en plomb. Peuvent être assimilées à ces marques publicitaires celles qui ne comportent que des symboles d’heureux transport (dauphin, gouvernail, palme : 1085, 1086), vu la signification que l’on accorde généralement à de telles représentations, fréquentes par ailleurs (avec l’ancre, le caducée) sur les lingots principalement du type D1, mais aussi, plus sporadiquement, des types D2 et D3.

33Parmi les catégories restantes on peut distinguer deux grands groupes : d’une part les marques où figurent les noms des producteurs, qu’ils soient à la tête de sociétés individuelles (catégorie 1), ou qu’ils constituent des sociétés « en nom » (catégorie 2), d’autre part les sociétés « anonymes » (catégorie 3) : ils vont être à la base de l’essentiel de notre étude. Restent la catégorie 4, qui sera traitée à part, et la catégorie 6, où l’on puisera selon le développement que l’on attribuera à ses marques succinctes.

Les entreprises individuelles

34On compte globalement une quarantaine de marques d’entreprises individuelles dans le Sud-Est au i^er siècle av. J.-C., 24 en Sierra Morena au siècle suivant. Parmi les premières, il arrive qu’un même gentilice s’affiche sur deux, trois marques et plus, montrant ainsi l’engagement de quelques familles dans l’activité minière sur la longue durée durée. C’est le cas des Atellii, dont l’activité est attestée par les marques à partir du 2^e quart du i^er siècle av. J.-C., mais la présence de ce gentilice dans l’épigraphie de Carthago Nova à la fin du ii^e siècle av. J.-C. suggère qu’elle a pu débuter au moins à partir de cette date55. Il en va de même pour les Planii, à ceci près que le nomen n’est pas attesté à Carthago Nova. Pour les Pontilieni, la seule date concernant leur activité, qui semble s’étaler sur au moins deux générations, est aussi le deuxième quart du i^er siècle av. J.-C. (épave Mal di Ventre C, et inscription dans la tribu Fabia pour un C. Pontilienus). Par ailleurs, dans la liste des marques des Pontilieni, apparaît une de ces sociétés « familiales » dont nous parlerons un peu plus loin.

35On ne retrouve pas dans les marques de la Sierra Morena l’équivalent de ces familles dominantes de Carthago Nova. Par ailleurs, sur le plan formel, ces marques diffèrent de celles de Sud-Est par leur plus grande sobriété : les dénominations sont moins développées. Ne nous étonnons cependant pas de n’y point trouver de mention d’appartenance à une tribu : elles datent du i^er siècle apr. J.-C. et les conséquences immédiates de la guerre sociale sont lointaines.

36On proposera de rattacher à ce groupe des entreprises de la catégorie 6 dont les marques, réduites à des initiales, pourraient désigner des tria nomina : L.M.A. (4009) et même, malgré l’absence de points de séparation, CMA (4007, 4008).

Les sociétés « en nom »

37Ce sont celles dont les membres ont leur nom qui figure dans la raison sociale : en cas de litige, on sait donc à qui s’en prendre. Il s’agit dans tous les cas de sociétés de droit privé. Dans le Sud-Est elles sont attestées peut-être dès la fin du ii^e siècle av. J.-C., et dans les trois premiers quarts du i^er ; dans la Sierra Morena, au i^er siècle apr. J.-C.

38Parmi elles, on compte d’abord les sociétés « familiales » qui rassemblent les membres d’une même famille, au sens étroit du terme, les frères Roscii (1064) par exemple, ou Pontilieni (1057, 1058, 1059)56 : dans l’un et l’autre cas, la filiation est indiquée. Mais il en va apparemment autrement dans le cas de Sextus et Titus Lucretii (1035, 1037), dans la dénomination desquels la filiation est passée sous silence : il peut fort bien s’agir de deux affranchis, comme c’est précisé dans la marque parallèle 1036 (Societas [.] T. Lucretiorum S.l) et dans la marque 1023, où sont désignés deux Furii, affranchis de deux frères (A.P. Furieis C.P.l.l). Certes, tous ces affranchis gravitent autour de la gens dont ils portent le nom, mais ils sont leurs propres maîtres, et, puisqu’ils sont nommément désignés, ils sont juridiquement responsables de leurs affaires. Dans la Sierra Morena, les choses sont moins précises : de qui sont formés le groupe des Minucii (2009) et celui de Rutilii (2011) ? Uniquement des membres de la gens liés par le sang, ou comprennent-ils également des affranchis qui rejoignent le groupe avec leurs propres affaires ? Par ailleurs, la marque des Caenicii (4002) paraît rassembler plutôt des affranchis, avec deux prénommés Titus.

39À côté de ces groupements « familiaux », au sens large du terme, apparaissent des sociétés formées par deux entrepreneurs de noms différents. Curieusement, ces derniers ne sont généralement pas attestés en tant qu’entrepreneurs individuels : c’est le cas de C. Fiduius (1021), de S. Lucretius (1021), sans doute le patron des Lucretii (ou son fils ?) de la marque « familiale » 1036, et, d’autre part, de L. Gargilius de la marque 1024 ; le M. Laetilius de cette même marque est, lui, un affranchi, qui pourrait être le même personnage que le M. Laetilius M.l. Teudosius connu comme exploitant individuel (1033), mais rien n’est moins sûr. Ainsi, les trois sociétés de ce type attestées dans les mines du Sud-Est semblent rassembler des entrepreneurs trop petits pour travailler seuls.

40De deux sociétés analogues attestées dans les mines de la Sierra Morena, l’une (1029) semble comprendre le patron d’un entrepreneur individuel, T. Iuventius Duso, sans doute d’origine ibérique (1030) ; le nom complet de son associé, M. Lu(…), n’est pas entièrement conservé : s’il s’agissait d’un Lucretius, la marque pourrait signaler la tentative d’un entrepreneur du Sud-Est pour étendre son activité dans la Sierra Morena, en se constituant en société avec un exploitant local. Un cas analogue pourrait être révélé par la marque ‘DIR’.C‘AR’ delphinus (3004), dans laquelle nous avons proposé de voir nommées des familles minières de Carthago Nova, les Dirii et les Carulii, venues jusqu’en Sierra Morena exploiter des gisements de plomb57 que les LIA (L195) désignent avec quelque probabilité comme étant ceux du Valle de Alcudia.

Les sociétés « anonymes »

41À la différence de celles qui précèdent, et comme leur appellation « anonyme » l’indique, on ne connaît pas, avec ces sociétés-ci, l’identité des personnes qui s’étaient associées pour exploiter des gisements métallifères ; en tout état de cause, elles formaient des sociétés de droit privé, qui, étant donné la spécificité de leur objet et l’intérêt qu’elles présentaient pour les « pouvoirs publics » — ici la production de métaux (or, argent, cuivre) indispensables au monnayage — avaient vocation à être considérées comme des « personnes morales » (corpus habere)58 ; certaines, comme on le verra, tiraient leur nom de la région dans laquelle elles opéraient. Elles ne sont pas, toutefois, spécifiques à la péninsule Ibérique. Elles sont attestées aussi en Gaule du sud, chez les Rutènes, au i^er siècle av. J.-C. (societas argentifodinarum Rotenensium)59, en Germanie sans doute au début de l’Empire (socii plumbi Germanici)60, mais c’est bien l’Hispanie romaine qui a livré le plus de témoignages sur leur existence : lingots de plomb bien sûr, mais aussi quelques inscriptions lapidaires et textes littéraires. Enfin, on est tenté de compter, parmi ces sociétés, quelques-unes de celles dont les marques figurent dans la catégorie 6, constituées d’initiales, dont la première, S, appelle un développement en s(ocietas) ; ces marques sont attestées, rappelons-le, tout spécialement sur de petits objets provenant de sites miniers et métallurgiques antiques, au premier rang desquels figurent les fameux sceaux en plomb.

Pl. V. — Sceaux en plomb de la Sierra Morena

Clichés : Cl. Domergue

42Dans les districts du Sud-Est, deux societates sont attestées sur des lingots. L’une d’elles se définit simplement par son objet : la SOC. ARGENT(i ou –aria) (1066) ; mais la marque elle-même ne donne aucune indication, peut-être par référence à la richesse en argent de l’Hispanie en général, et, pour cette raison, pourrait être ancienne (ii^e s. av. J.-C. ?)61. Elle paraît aussi très proche de la seconde62 et pourrait en être le premier avatar, d’autant qu’une LIA (L101) donne comme origine probable le district de Mazarrón. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. Quant à cette autre société, nous l’avons déjà brièvement mentionnée, c’est la Societas Argentifodinarum Ilucronensium, dans le district de Mazarrón, où, comme l’indique sa raison sociale, elle exploitait des mines d’argent ; elle est attestée à la mine connue aujourd’hui sous le nom de Coto Fortuna (MU 12)63, où, au début du xx^e siècle, furent découverts, parmi les vestiges d’un habitat antique occupé au moins à partir du ii^e siècle av. J.-C.64, plusieurs lingots portant une de ses marques — SOCIET // MONT.ARGENT // ILVCRO (1069) —, une autre figurant sur l’exemplaire trouvé à Rome : SOCIET.ARGENT // FOD.MONT // ILVCRO (1067). Du Coto Fortuna provient également un important lot de sceaux en plomb portant sur une face les initiales S.A.I, celles-là mêmes de la société en question, la « Société des mines d’argent d’Ilucro »65 ; il semble qu’on en ait trouvé aussi dans une autre mine du même district, Pedreras Viejas (MU 11), tandis que, dans un troisième secteur minier du voisinage (Cabezo de los Perules), une matrice de lingotière (MONT.ARGENT retro) signale également sa présence. Ilucro, ce terme, plutôt que le nom de l’agglomération minière indiquée ci-dessus, nous paraît se rapporter avec quelque vraisemblance à l’antique Ilucro, sans doute l’actuelle Lorca66, située à quelques kilomètres de là, à l’ouest, d’où l’appellation, Mons Ilucro(nensis), du chaînon montagneux — aujourd’hui, Sierra de la Almenara — qui s’étend dans ce secteur. Une troisième societas a été révélée par plusieurs inscriptions datant vraisemblablement du i^er siècle apr. J.-C. (bases de statues)67, découvertes au xviii^e siècle dans l’agglomération même de Mazarrón, au pied des mines du Cabezo San Cristobal (MU 10)68. Une de ces inscriptions est dédiée au Genius S.M.F., dont la dernière initiale, le F, ne peut être que celle du mot que révèle une autre de ces trois inscriptions, dédiée, elle, au Genius loci Ficariensis. En s’aidant, pour le reste, des marques des lingots du Coto Fortuna, on ne peut que développer S.M.F. en Societas Montis Ficariensis, « Société de la montagne de Ficaria69 », Ficaria étant alors un lieu-dit (locus), un hameau probablement, qui se trouverait aujourd’hui sous l’actuelle Mazarrón. La troisième dédicace est adressée à Terra Mater, ce qui, avec le lieu de découverte, suggère que ce sont bien les richesses du sous-sol que recherchait ladite société.

43Dans la Sierra Morena comme à Mazarrón, différents documents font connaître plusieurs sociétés anonymes, dont certaines à déterminant géographique, comme la societas Baliarica et la societas Sisaponensis. La première est connue par un unique lingot du type D1c (1068) dont les cartouches moulés renferment la marque delphinus // SOC.BALIAR // ancora. La société qui l’a produit porte un nom qui implique une relation avec les îles Baléares et pourtant les LIA désignent sans équivoque possible la Sierra Morena — et avec la plus grande probabilité le district de Fuenteobejuna (1068/L104) — comme région d’origine. Nous ferons de tout cela l’interprétation suivante : la société en question s’est constituée pour l’exploitation des mines de plomb-argent des Baléares70, puis, ou bien s’est attaquée concomitamment à celles de la Sierra Morena, ou bien a abandonné définitivement les premières pour se consacrer aux secondes. Quant à la societas Sisaponensis, nous y reviendrons plus loin.

44Pour les autres sociétés anonymes de la Sierra Morena, les inscriptions sont réduites soit aux premières lettres du déterminant, ce qui rend leur identification difficile, à l’instar de la societas Celt(…) (3003-1 et 3003-2), de la societas Vesc(…) (1071) et de la possible so(cietas) Vr[…] (4010), soit à une suite d’initiales, comme S.F.B sur le lingot 3006, dont il a été proposé un développement en S(ocietas) F(ornacensis) B(aetica)71. Enfin, d’une marque incomplète comme SOC. PLVMB [---]R[---] (1070) on ne peut, semble‑t‑il, rien tirer, sinon constater qu’elle se définissait de façon un peu différente, d’abord par son objet (plumbum), puis par un adjectif de localisation dont on ne connaît pour l’instant qu’une seule lettre. Elle fait en tout cas penser à une autre marque, qui, elle, figure dans la catégorie des marques en attente d’une caractérisation plus claire : Plumb(…) Ca[…] (1052) ; certes l’abréviation SOC est absente, mais la proximité avec la marque précédente est frappante, et l’on peut penser qu’on a bien affaire à une société anonyme : la même ? C’est possible, mais ce n’est pas sûr. La marque SOCI.AE.COR (3001) dans la mesure où on la développe en Soci(i ou -etas) Ae(rariarum) Cor(dubensium), désigne une société à déterminant géographique engagée dans l’exploitation de mines de cuivre : on pense à l’aes Marianum, quod et Cordubense dicitur72. D’autres marques indéterminées de la catégorie 6, faites d’initiales, comme F.P (2602) ou AR (3002), résistent à toute interprétation vraisemblable. Mais dans les marques de cette catégorie, ce sont celles qui figurent sur les sceaux en plomb — et aussi, pour l’une d’elles (2014), dans une marque de lingot — qui méritent d’être examinées ici.

45Deux d’entre elles sont particulièrement intéressantes. D’abord la marque S.C73 qui apparaît sur de nombreux sceaux en plomb, mais aussi sur des pesons de tisserand et des monnaies contremarquées, ainsi que sur un seau en bronze, tous objets découverts sur des sites miniers de la Sierra Morena orientale, en particulier au Centenillo (J 12 : fonderies du Cerro del Plomo et de La Fabriquilla) et à Fuente Espí (J 20). Or, on se trouve là dans le district de La Carolina (Jaén), à quelque 35 km au nord de la grande cité ibéro-romaine de Castulo, ce qui justifie le développement en s(ocietas) C(astulonensis). Mais celui-ci a été récemment contesté au bénéfice d’un développement en s(ocietas) C(ordubensis), en raison de la dispersion d’objets marqués S.C (sceaux de plomb, monnaies contremarquées), à travers plusieurs sites miniers dans l’actuelle province de Córdoba : Santa Eufemia (CO 102), région d’Azuaga, Posadas (CO 81, CO 82) surtout, mais aussi dans les mines de cuivre de Cerro Muriano (CO 39)74. S(ocietas) C(ordubensis)75, c’est certes là une autre possibilité : si la provenance de sceaux du Cerro del Plomo et de Fuente Espí est certaine, celle de ces mêmes objets de Santa Eufemia, de Posadas et de Cerro Muriano paraît l’être également. La majorité des sites ci-dessus nommés renfermaient des gisements de galène argentifère, qui semblent bien avoir constitué l’objectif majeur de la S.C, mais ceux de Cerro Muriano sont de cuivre, et on aurait même trouvé des monnaies contremarquées marqués S.C à Grenade76, donc au voisinage des dépôts aurifères du Cerro del Sol.

46Après S.C, la deuxième marque à prendre en compte ici est celle qui se cache, par exemple, derrière les initiales S.S, figurant sur des sceaux en plomb, un seau en bronze et sur des monnaies en bronze contremarquées, tous objets trouvés dans des mines du district plombo-argentifère de Posadas – Almodóvar del Río, en aval de Cordoue77. S.S apparaît aussi dans deux inscriptions de Cordoue ; dans la première, qui mentionne une route d’accès aux montes S(ocietatis) S(isaponensis), autrement dit au domaine minier de la societas78, il est clair que ces initiales sont bien celles de la Societas Sisaponensis, Du coup, ce l’est aussi pour la seconde, dans laquelle sont nommés trois affranchis de la S.S, portant tous le nomen d’Argentarius79. Cette société tirait son nom de Sisapo, une cité de Bétique au cœur du district de La Alcudia, aujourd’hui identifiée avec La Bienvenida (Almodóvar del Campo), dont elle exploitait les gisements de minium, autrement dit le cinabre, le sulfure de mercure à la base du colorant « rouge Pompéien ». On sait aussi, par les lingots de plomb marqués S S (n^o 2014) provenant de la fonderie de Doña Rama (CO 26), entre Fuenteobejuna et Belmez, dans le nord de la province de Cordoue, qu’elle était engagée dans l’exploitation des mines de plomb-argent de la région, et les LIA (L156) confirment que ce plomb, selon une grande probabilité, provient du district de Fuenteobejuna. Cette société était, semble-t-il, bien connue à Rome vers le milieu du i^er siècle av. J.-C., si l’on en juge par l’apostrophe moqueuse qu’adresse, en 44 av. J.-C., Cicéron à Marc-Antoine en évoquant Sisapo et ses socii80. Plus d’un siècle plus tard, Pline l’Ancien en fera état à son tour, à propos de l’exploitation des gisements de minium de Sisapo81. Comme l’a bien vu Gwl. Bernard82, elle est à distinguer de celle dont parle également le Naturaliste à propos du traitement du cinabre effectué à Rome et qui, nous le savons par Vitruve, était une compagnie publicaine83.

47Cette société pose plusieurs problèmes. Et d’abord celui de sa spécificité, qui n’est pas indiquée dans sa raison sociale, et c'est loin de surprendre puisque, en quelque sorte, son objectif était multiple : elle a produit du minium, du plomb et, par voie de conséquence, de l’argent. Ensuite, celui de son domaine, qui semble s’étendre bien au-delà de la région même auquel son nom semblait la réduire : il irait de La Alcudia jusqu’au Guadalquivir (district de Posadas – Almodóvar del Río), en passant par Fuenteobejuna et le cours moyen du Guadiato, soit une centaine de kilomètres du nord au sud. Enfin, si elle a bien exercé une activité minière (le minium) et métallurgique (les lingots de plomb), peut-être avec le temps ce dernier volet s’est-il développé au point de devenir prépondérant : les lingots marqués S S proviennent de la grande fonderie de Doña Rama, qui, à l’image de ses semblables dispersées dans la Sierra Morena, a pu assurer le traitement des minerais produits dans les mines environnantes et finir par occuper une position dominante dans la région.

48Quant au minium extrait des gisements de Sisapo, il était transporté à Rome — nous l’avons vu — pour y être pris en charge par des publicains ; peut-être la societas Sisaponensis assurait-elle elle-même ce transport : une inscription de Capoue qui nomme un vilicus de la Societas Sisaponensis84, pourrait le faire penser, Capoue étant située à mi-chemin entre deux ports de débarquement possibles — Puteoli et Minturnae — des produits qu’elle pouvait exporter de la Sierra Morena, minium et plomb essentiellement85. Nous pencherions plutôt pour Minturnae : il se trouve en effet qu’au i^er siècle av. J.‑C. et au i^er siècle apr. J.-C., ce port à la fois fluvial et maritime du sud du Latium entretenait d’étroites relations avec les entreprises minéro-commerciales du sud de l’Hispanie : l’onomastique le montre pour les districts miniers du Sud-Est86, tandis que, pour ceux de la Sierra Morena, c’est l’épigraphie d’un petit instrumentum, souvent en plomb (monnaies, tessères), découvert en abondance dans le lit du fleuve côtier Liris (aujourd’hui Garigliano) qui traversait l’antique Minturnae : même si pour l’instant les initiales S S n’apparaissent sur aucun de ces objets, une tessère de plomb marquée S.C en fait partie87, qui atteste les liens que la compagnie parallèle, la societas C(astulonensis), avait avec ce port. Pourquoi pas aussi la societas Sisaponensis ?

49À la lecture de ce qui précède, des questions se posent : pourquoi des sociétés anonymes ? Que révèle leur dénomination ? Certaines raisons sociales affichent une zone d’activité précise, cité ou région. On les a récemment qualifiées de « sociétés à nom géographique » (place-name societies)88 : quelle est la portée de cette indication ? Parmi elles, il en est qui font connaître le type de métal exploité : argent (1066, 1067, 1069), plomb (1070), cuivre (3001). Quelles nuances ajoute une telle précision, ou son absence ? Ces sociétés sont-elles ou non contemporaines des entreprises individuelles et des sociétés en nom ?

a) Des sociétés minières aux appellations diverses : autour du vocable argentifodina

50Ainsi, selon certains, la Societas Argentifodinarum Ilucronensium (1067, 1069), qui opérait dans le district de Mazarrón dont elle exploitait les gisements de galène argentifère, serait apparue dans la deuxième moitié du i^er siècle av. J.-C.89, ou encore entre la fin du i^er siècle av. J.-C. et le début du i^er siècle apr. J.-C.90, et serait en tout cas postérieure aux entreprises individuelles et aux sociétés « en nom ». Leur apparition aurait été conditionnée par des stratégies économiques : pour faire face à l’élévation constante des coûts de production, des augmentations de capitaux auraient été nécessaires, qu’une société anonyme était plus apte à réunir qu’une entreprise individuelle ou familiale. Cependant, dans un article plus récent91, ces mêmes auteurs reconnaissent que les lingots de plomb produits par cette société correspondent à la typologie des lingots manufacturés dans la région de Carthagène-Mazarrón entre la fin du ii^e et la fin du i^er siècle av. J.-C., autrement dit la S.A.I. serait contemporaine des entreprises individuelles et sociétés « en nom ». Dans ce même article92, d’autres sociétés à nom géographique opérant en Sierra Morena, la societas Sisaponensis, la societas C(astulonensis?), la S.BA sont considérées comme étant de la même époque que la S.A.I : qu’est-ce à dire ? Bref, il y a là quelque flottement, qui fait douter des chronologies proposées, et par ailleurs l’argument mis en avant est d’une modernité qui ne s’applique peut-être pas aux périodes que nous étudions.

51Pour notre part, nous nous demandons d’abord si ces sociétés ne sont pas apparues à des époques plus anciennes, en même temps que les sociétés individuelles93. Certes, les textes dont nous disposons ne permettent pas, en toute rigueur, de remonter plus haut que le milieu du i^er siècle av. J.-C. : c’est, par exemple, pour la Societas Sisaponensis l’adresse de Cicéron à Marc-Antoine (44 av. J.-C.) citée plus haut, même si elle laisse penser qu’alors la société de Sisapo était bien connue à Rome. D’autre part, la S.C(astulonensis?) est attestée archéologiquement au début du i^er siècle av. J.-C. au Cerro del Plomo (mine El Centenillo : J 12) et à l’époque julio-claudienne à la fonderie voisine de Fuente Espí (J 20). Mais c’est à peu près tout.

52Considérons cependant d’un peu plus près les marques de deux sociétés minières « anonymes » et qui sont l’une et l’autre désignées par leur situation géographique ; elles affichent aussi dans leur raison sociale leur qualité d’exploitantes de mines d’argent : il s’agit de la Societas argentifodinarum Rotenensium, dont l’existence est attestée en Gaule, et plus précisément dans le sud des Cévennes, à Lascours, au i^er siècle av. J.-C.94, et de la Societas argentifodinarum Ilucronensium, qu’on a présentée plus haut et pour la datation de laquelle on manque, comme on l’a vu, d’une indication chronologique précise à l’intérieur du i^er siècle av. J.-C. Cependant, alors même qu’on ne connaît de leur production que des lingots de plomb (1067, 1069), la présence du mot argentifodinae dans leur dénomination interpelle.

53En effet, les gisements de galène argentifère de l’Hispania d’où l’on tire de l’argent mais aussi du plomb ont été désignés, chez les auteurs des ii^e-i^er siècles av. J.-C. exclusivement comme étant des mines d’argent, car c’est d’abord ce métal qui, après la conquête, intéresse Rome : c’est en effet grâce à lui et à son abondance qu’elle peut sans trêve frapper les deniers, nouvel étalon monétaire du monde méditerranéen, ce qui lui permet d’asseoir sa puissance économique et politique ; Posidonius le dit clairement95. Les auteurs de langue grecque, Polybe, Posidonius, emploient le mot ἀργυρεῖα96, ceux de langue latine, Caton l’Ancien, Varron, le vocable argentifodinae97. Son usage par Caton est particulièrement significatif, car dans le fragment de son œuvre où il est attesté, il fait partie d’une formule que reprend presque mot pour mot Tite-Live quand il évoque les mesures prises en 195 av. J.‑C. par ce personnage, alors consul, pour que les mines d’Espagne deviennent pour Rome une source de revenus : « La province une fois pacifiée, [Caton] institua d’importantes redevances sur les mines de fer et les mines d’argent ; avec l’institution de ces redevances, la province s’enrichit de jour en jour98. » Seule différence : Tite-Live use du vocabulaire de son temps : argentariae au lieu d’argentifodinae99. Par ailleurs, il ne s’intéresse qu’au résultat financier des mesures de Caton — les revenus qu’en tirera l’État — et laisse dans l’ombre tout le système juridique et administratif permettant d’atteindre cet objectif.

54Est-il possible d’esquisser ne serait-ce que les grandes lignes de ce système ? Notre ambition est de tenter de le faire, à partir des données que nous croyons pouvoir tirer de nos réflexions sur la nature des sociétés minières à nom géographique.

55Ainsi, que, sur des lingots de plomb du i^er siècle av. J.-C., la société qui les produit soit désignée comme exploitante de mines d’argent et le soit par le même terme qu’au début du ii^e siècle sous la plume, en quelque sorte, de Caton, cela résulte, à notre sens, de la permanence non seulement d’une formulation ancienne, mais aussi du type de société que cette formulation définit. Par conséquent, le type de société minière dont la raison sociale comprend le mot argentifodinae est une institution qui doit remonter au temps de Caton. C’est le cas de la S.A.l. de Coto Fortuna et de la societas argentifodinarum Rotenensium de Lascours100. Qu’à partir d’une certaine période, le plomb devenant un métal recherché, de telles sociétés se soient mises aussi à en produire, cela ne conduisait pas à modifier leur dénomination, car cette dernière était fixée par des critères juridiques établis.

56Or ces deux sociétés sont aussi des sociétés minières à nom géographique. Pourtant, la plupart de ces dernières, à la différence de celles qui sont nommément spécialisées dans la production de l’argent, n’affichent pas une telle spécificité dans leur raison sociale. C’est le cas de la Societas Sisaponensis, de la S.C(astulonensis?), de la S. Celt(ica?), de la S.Ba(...?), etc., comme si le législateur avait voulu laisser chacune d’elles libre de choisir le métal ou les métaux qu’elle exploiterait — argent-plomb, cuivre, fer, or, minium, etc. — selon la nature des gisements existant dans une région donnée : en quelque sorte des societates alicuius negotiationis, selon les termes du droit des sociétés101. Une attitude qui s’accorde excellemment avec la situation devant laquelle, s’agissant de mines métalliques, se trouvait Rome en Ibérie après la conquête : à côté de territoires dont les ressources étaient assez bien connues (par exemple, globalement les districts du Sud-Est : Sierra de Cartagena, Mazarrón, Sierra Almagrera), d’autres étaient plutôt des terrae incognitae, où il importait de laisser aux explorateurs une certaine initiative dans la prospection et le choix des gisements à exploiter, ainsi que du temps pour atteindre les profits escomptés102. C’était sans doute le cas de la Sierra Morena, plus sauvage et éloignée de la côte méditerranéenne, moins familière, et qui offrait à la fois de vastes espaces et une plus grande variété de gisements : à côté des classiques gîtes de galène, ceux de cuivre sont assez nombreux et l’on y compte aussi des minéralisations plus rares, comme le cinabre (minium). Le fait que la societas Sisaponensis ait exploité des gisements de plomb (les lingots marqués S S en témoignent) ainsi que le minium de Sisapo (Pline l’Ancien en atteste), peut-être d’ailleurs à des époques différentes, illustrerait cette liberté d’action dont jouissaient les sociétés de ce type. Elles pouvaient aussi y être amenées dans le cas de gisements polymétalliques où deux métaux pouvaient être produits parallèlement : ainsi, à la petite mine de La Loba (CO 56), dans le district de Fuenteobejuna, on a la preuve qu’à la fin du ii^e siècle av. J.-C. étaient exploités et traités sur place des minerais aussi bien de cuivre que de plomb-argent103, mais on ignore le nom et le type de l’entreprise qui opérait sur ce site104. La question se pose d’ailleurs pour la Societas Sisaponensis, puisque, dans deux districts au moins où elle était présente — La Alcudia, Fuenteobejuna — existaient d’importantes minéralisations en cuivre. En revanche, dans notre hypothèse, la trouvaille d’un sceau en plomb marqué S.C dans le secteur des mines de cuivre de Cerro Muriano (CO 39) au nord de Cordoue n’aurait rien de surprenant, même si la plupart des sites où la S(ocietas C(astulonensis?) a été signalée sont des mines de plomb-argent.

57Conséquence de ce qui précède : toutes les sociétés minières anonymes à dénomination géographique semblent se rattacher au système d’exploitation mis en place par Caton en 195 av. J.-C. ; leur création s’est faite dans ce cadre, entre 195 et la fin du i^er siècle av. J.-C.

b) Place respective des entreprises individuelles et des sociétés « à nom géographique »

58Nous avons constaté plus haut que l’examen des marques de lingots de plomb confirmait l’assertion de Diodore de Sicile sur l’implication des Italiens dans l’exploitation des mines d’argent d’Espagne, en particulier dans celles du district de Carthagène-Mazarrón. Au moment de la conquête, c’était là le district le plus connu, un district riche, marqué par l’exploitation ibérique, puis ibéro-punique, antérieure, qui, sans doute en raison de la densité des minéralisations et de la possibilité qu’avait chacun d’ouvrir une mine105, se traduisait par un dense réseau de concessions, forcément de dimensions réduites. Les nouveaux exploitants, les Italiens, se coulèrent sans doute dans ce moule, d’où ce grand nombre d’entreprises, soit individuelles, soit de sociétés en nom, familiales ou composées d’associés divers. Ce sont là bien sûr des entreprises de droit privé, qui disparaissent lorsque leur dirigeant vient lui-même à mourir. Mais qu’à cela ne tienne : il suffit d’en créer de nouvelles, parfois dans la même famille, d’où cette impression de véritables dynasties que semblent avoir constituées les Aquinii, les Planii et autres Pontilieni… Certes, mais ces lingots datent dans leur grande majorité du i^er siècle av. J.-C., alors que Diodore parle de l’après-conquête, soit du ii^e siècle av. J.-C., et qu’il y a, dans la Sierra de Cartagena, des vestiges d’activité minière et métallurgique bien datés du ii^e siècle av. J.-C., par exemple sur le site du Cabezo del Pino, où un complexe d’ateliers minéralurgiques et sans doute aussi métallurgiques a été installé à pied d’œuvre, au plus près des gisements métallifères106. En fait on oublie que ces gisements ont été prioritairement exploités pour l’argent107, les déchets plombifères — au premier rang desquels les blocs de litharge résultant de la coupellation — étant sans doute mis au rebut, et ce n’est que dans un second temps, à partir de la fin du ii^e siècle, lorsque le plomb est devenu à son tour un métal économiquement intéressant, que ces monceaux de déchets108 ont été refondus et transformés en plomb de commerce, tandis que parallèlement les gisements étaient désormais travaillés tant pour le plomb que pour l’argent. Dans le district de Mazarrón, la situation a dû être semblable, et c’est avec raison que l’on considère que les lingots de plomb de la S.A.I sont de la même époque que ceux des entreprises individuelles et des sociétés « en nom » de Carthagène, à savoir le i^er siècle av. J.-C. On n’aura garde d’oublier la S.M.F, qui, elle aussi sans doute, au cours du ii^e siècle av. J.-C. a dû exploiter le gisement de galène du Cabezo de San Cristóbal, dans les mêmes conditions que la S.A.I ceux de Los Perules, Pedrejas Viejas et Coto Fortuna ; mais c’était une société anonyme « généraliste », conçue pour avoir des productions variées : dans le secteur, outre le plomb et l’argent on pensera à l’alun.

59De son côté, la Sierra Morena devait être par excellence le domaine des sociétés anonymes ; nous en avons vu plus haut les raisons. Si notre hypothèse est exacte, ces dernières, le plus souvent à vocation multiple, ont dû se mettre à travailler progressivement dans le cours du ii^e siècle : il a dû y avoir une phase de prospection, peut-être assez longue, en raison de l’insécurité qui a pu régner dans cette région jusque vers 133109 et de l’étendue du domaine minier à exploiter, qui convenait davantage à des entreprises de quelque envergure qu’à de simples particuliers110. Mais une autre raison, la même que pour le Sud-Est, peut aussi être invoquée, à savoir que l’exploitation, d’abord focalisée exclusivement sur la production de l’argent, ne s’est aussi intéressée au plomb que plus tard : c’est peut-être à ce moment-là (fin du ii^e siècle av. J.-C. ?) que s’est créée la SOC. PLVMB. [...]R[...] (1070), attestée à l’époque d’Agrippa, mais les lingots provenant des mines de la Sierra Morena que l’on puisse dater du i^er siècle av. J.-C. sont extrêmement rares, à l’exception de celui de Castulo (1037), et il semblerait que les exemplaires marqués S S, S CELT (3003), S.F.B (3006) (qui dans notre hypothèse sont les produits de sociétés anonymes « généralistes ») soient assez tardifs (début du i^er siècle apr. J.-C.). Certaines de ces sociétés ont pu prendre plus d’importance que d’autres ; c’est le cas de la S(ocietas) C(astulonensis) et de la S(ocietas) S(isaponensis), que l’on retrouve, signalées par la présence de sceaux en plomb portant les initiales de leurs marques sur plusieurs sites, et parfois, mais sans doute successivement, dans les mêmes mines, par exemple celles du district de Posadas – Almodóvar del Río. Quant aux lingots produits en masse dans ces régions par des entreprises individuelles, ils se situent entre les premières décennies du i^er siècle apr. J.-C. et l’époque flavienne. Ces dates tardives pourraient s’expliquer par le rôle prépondérant longtemps joué dans la Sierra Morena par les sociétés anonymes, qui n’ont laissé que tard la place aux entrepreneurs individuels, dont certains ont peut-être migré du Sud-Est en Sierra Morena, quand, vers la fin du i^er siècle av. J.-C., les gisements de Carthagène ont été délaissés.

60Nous avons mentionné plus haut la SOC. PLVMB […]R[…] (1070) et son apparition peut-être vers la fin du ii^e siècle av. J.-C. N’oublions pas la soc. aerariarum, connue à Cordoue par l’inscription du médecin Telemachus (CIL II²/7 334) : on est tenté de la rapprocher de la possible Soci(etas ou -i) Ae(rariarum) Cor(dubensium), qui pourrait avoir exploité les mines de cuivre de Cerro Muriano111 ; mais cette dernière mention n’est qu’un développement possible de la marque d’un lingot de plomb (3001), ce qui indiquerait qu’à une certaine date, il était possible à une société officiellement spécialisée dans le cuivre de se transformer en société généraliste112.

c) Un résumé du système catonien d’exploitation des mines d’Espagne (ii^e-i^er s. av. J.-C.)

61À l’époque tardo-républicaine, c’est le système de gestion instauré par Caton en 195 qui régit l’exploitation des mines d’Espagne. Parmi ces dernières, figurent alors au premier chef les mines d’argent, en fait d’argent-plomb, ainsi que quelques autres, cuivre, minium, et peut-être, dans le Sud‑Est, alun. Ce système juridico-administratif, qui, avec le temps, a pu être élargi à d’autres provinces — par exemple la Gaule (la Societas argentifodinarum Rotenensium) et la Germanie (le plumbum Germanicum) — semble avoir reposé sur trois types de sociétés :

1. Les entreprises constituées par des individus, soit seuls, soit groupés en sociétés « en nom », familiales ou non ;
2. les sociétés minières anonymes « généralistes », telles la Societas Sisaponensis, la Societas Castulonensis (?), la S. Celt(...), etc. Elles sont rattachées à des régions, des districts, voire des territoires de cités bien précis (sociétés « à nom géographique ») et, si elles ont le plus souvent visé les gisements de galène argentifère, elles se sont aussi parfois intéressées à d’autres richesses souterraines, le minium par exemple ;
3. les sociétés minières anonymes « spécialisées » : les principales sont les argentifodinae, mais il a pu exister aussi des aerariae. Leur activité peut être limitée à un territoire donné, c’est le cas de la Societas Argentifodinarum Ilucronensium dans le sud-est de l’Espagne : du coup, elles sont aussi des sociétés « à nom géographique ». On serait tenté d’y ajouter des aurifodinae113 d’après le texte de Gaius114, ainsi que des ferrariae115, d’après le fragment de Caton.

62Tous ces types de sociétés ressortissent au droit privé, y compris les sociétés spécialisées dans les argentifodinae, et, vu leur caractère « anonyme », les sociétés « à nom géographique » en général. Simplement chacune des sociétés minières des deux derniers types constitue une espèce de « personne morale » ; comme le rappellera Gaius, il leur a été accordé le droit d’habere corpus, afin qu’elles pussent au mieux remplir leurs « missions » dans la longue durée et avec des moyens adéquats.

Les cités d’Hispanie et les mines

63Sous le règne de Tibère, écrit Suétone, dans les Gaules et dans les Hispaniae, on enleva à un très grand nombre de cités et de particuliers le droit d’avoir des mines116.

64S’il est des marques qui témoignent a priori de l’engagement de cités dans l’exploitation des mines de plomb-argent, c’est bien celles qui ne sont composées que d’un nom de cité. Pour l’heure on n’en connaît que deux, celles qui nomment Carthago Nova et la Colonia Augusta Firma. Strabon affirme que, de son temps (époque d’Auguste), les mines d’argent de Carthago Nova, mais aussi d’ailleurs, ne sont plus propriété publique mais sont passées entre les mains de particuliers117. D’après le texte de Suétone, particuliers exploitants et cités exploitantes sont sur le même plan. Concernant Carthago Nova, on a cherché la date à laquelle la cité a pu recevoir les (ou une partie des) mines de la sierra minière voisine, et cette date pourrait avoir été le moment où la cité a bénéficié du statut colonial du fait soit de Pompée, soit de César. Suivant un raisonnement analogue, la deductio de 14 av. J.-C. se serait accompagnée de l’attribution de territoires miniers (sans doute situés dans la Sierra Morena) à Astigi, devenue Colonia Augusta Firma118. La question, qui n’est pas tranchée, est de savoir si ces territoires miniers ont été véritablement assignés ou bien si ces agri publici étaient seulement sous le contrôle des cités dans le cadre des modalités habituelles. Elle implique de s’interroger sur la véritable signification de la mention du nom de cités sur des lingots, en lieu et place de la marque du producteur. La marque SIS119, si l’on retient le développement en Sis(apo), entrerait dans cette discussion.

65En toute rigueur, les cités apparaissent ici comme des entités productrices à part entière. Mais ces cités étaient-elles en mesure, légalement, de posséder leur propre société et avaient-elles surtout les moyens, financiers mais aussi humains (personnel qualifié, contremaîtres, ouvriers) et, par la force des choses, les compétences, pour exploiter elles-mêmes des gisements miniers, ce qui s’inscrirait dans le cadre d’une régie directe ? Les cités, on le sait, et le texte mentionné de Suétone en est une autre illustration, possédaient en propre un domaine public dont elles tiraient les ressources permettant de financer au moins une partie de leurs besoins. Mais ce domaine, elles ne l’exploitaient pas directement et les mettaient en locatio, ce qui leur fournissait une rentrée d’argent régulière. C’est ce qui ressort de la bien connue rubrique 82 du règlement de la colonie d’Urso120. On rappellera aussi l’activité du banquier pompéien L. Caecilius Iucundus qui avait pris à ferme l’exploitation de bâtiments et de terres appartenant à Pompéi121. Posséder des mines, oui, mais les exploiter est une autre affaire. Il paraît alors plus commode pour les cités d’en confier l’exploitation à des tiers et de récupérer par la suite, sous forme de loyer, une partie de la production. Les lingots marqués NOVA CARTHAGO, COLONI(a) AVGVSTI (sic) FIRM(a) // FERM(…) mais aussi SIS ne seraient-ils pas, dans ce cas, cette part du produit de mines appartenant aux cités versée par le ou les exploitants privés dans le cadre des contrats de locatio-conductio conclus avec celles-ci ? Pour ces exploitants, marquer les lingots à leurs noms n’aurait eu en effet aucun sens puisque cette part de la production leur échappait d’office. En revanche, les cités ont pu exiger ce « marquage » qui les désignait nommément, de manière à bien identifier les lingots en vue de leur commercialisation ultérieure. Car les cités les vendaient bien, les lieux où leurs lingots ont été trouvés montrent en effet qu’ils rejoignaient les circuits de distribution traditionnels.

66S’agissant donc d’exploitation minière, les cités nous paraissent assimilables à des individus : ainsi, dans le texte de Suétone évoqué ci-dessus, particuliers (privati) et cités (civitates) vont ensemble122.

67Les ii^e et i^er siècles av. J.-C. constituent une période foisonnante pour la péninsule Ibérique. Première grande région méditerranéenne à tomber dans l’orbite romaine, elle a profité des avantages de cette condition, et elle en a subi les inconvénients. Elle s’est vite coulée dans le moule du conquérant, juridiquement, administrativement, culturellement, tout en conservant ses particularités régionales. Mais, colonisée par Rome et ses alliés, elle a vu ses ressources naturelles mises en valeur au profit principalement de l’Vrbs : ses richesses marines (salaisons et sauces de poissons), celles de la terre (huile et vin), enfin celles du monde souterrain, les métaux.

68Dans ce dernier domaine, elle a été le creuset dans lequel s’élaborèrent les formes d’exploitation des mines du secteur public, dont les modalités, certes, évoluèrent au cours des siècles suivants et en particulier sous l’Empire. Mais les traits essentiels, ceux qui se fixèrent dès l’arrivée des capitaux et des entrepreneurs italiens, se maintinrent : pas d’engagement direct des services publics123, exploitation des métaux laissée aux particuliers, liberté à ces derniers de s’organiser en sociétés ou non, contrôle plus ou moins étroit de l’État, taxes sur le droit d’exploitation. À l’époque impériale, les règlements de Vipasca illustrent cette permanence.

69Cette période fut aussi l’âge d’or des exploitants, qui découvraient des gisements abondants, faciles à travailler, riches et, pouvaient-ils croire, inépuisables. Pline l’Ancien s’en fait l’écho lorsqu’il parle de ces mines qui, avec le temps, se régénèrent124. Ne l’oublions pas, c’étaient des mines d’argent. Certes, aucun des lingots d’argent qui furent alors produits ne nous est parvenu et nous n’avons pas de preuve tangible de cette abondance — sauf dans les deniers républicains, qui, si les analyses en laboratoire les font parler, devraient en fournir la preuve — mais l’autre métal issu de ces mines, le plomb, nous l’avons vu, fournit un témoignage indirect, à partir du moment où il devient un métal intéressant, parce qu’utile aux modes urbanistiques de cette fin de la République et du début de l’Empire. On ne peut pas, pour l’instant, quantifier les masses de plomb hispanique qui se déversèrent dans le commerce méditerranéen, mais une cargaison comme celle de Mal di Ventre C, donne une idée de l’abondance de ce métal, et, du coup, de celui qui l’accompagnait, le métal précieux parce que monétaire, l’argent. Nos lingots de plomb sont donc le symbole des profits que durent alors faire les industrieux italiens dans les mines d’argent d’Espagne.