1Hilarion Roux s’est toujours voulu sur le devant. Une seule place est sienne, la première, même lorsqu’il est actionnaire minoritaire, par exemple au sein de Roux de Fraissinet, ou dans les deux compagnies du Laurium. Dans le domaine de la symbolique sociale, c’est l’accès au marquisat du côté espagnol et la résidence sur les Champs Élysées du côté français. La noblesse d’un côté, l’élite parisienne de l’autre. Que pouvait‑il désirer de plus ? Au moins la distinction — ou breloque — française la plus reconnue : la Légion d’honneur. Il ne l’a jamais eue, en dépit de l’insistance du consul de France à Carthagène, en mars 1876, quelques mois après l’anoblissement du personnage. Le rapport est dithyrambique1. Il ne suffira pas. La reconnaissance espagnole ne vaut pas en France. Même s’il est alors administrateur de la succursale marseillaise de la Banque de France, il n’est qu’un banquier solide dans une place qui en compte d’autres. Le déménagement parisien ne change rien à l’affaire. Surface financière insuffisante, faiblesse d’accès au pouvoir politique ou failles discrètes, secrètes même, qui n’auraient pas échappé à un monde sachant lire sous les vanités des adresses prestigieuses, des réceptions, et des présidences de conseils d’administration ?

2Et si, bien avant ses déboires et sa débâcle de 1883, Hilarion Roux inspirait simplement une forme de perplexité et donc de prudence ? Pendant longtemps, ce ne fut pas l’attitude de ses associés dans ses multiples initiatives, et pourtant cette lecture d’un personnage difficile à saisir peut résulter aussi bien d’un regard rapide sur son parcours que d’un examen plus approfondi de l’homme et de sa trajectoire. Qu’il s’agisse d’enracinements géographiques, de métiers, de stratégie, Hilarion Roux apparaît toujours en tension entre plusieurs pôles, y compris — ou surtout — lorsqu’il veut concilier. Ce refus de choisir peut relever d’une stratégie de l’ambiguïté, de la duplicité ou de l’inconscience, sous deux formes possibles : la méconnaissance du réel ou des choix inavoués, parfois à ses propres yeux.

3Une trajectoire aussi riche que celle de Roux, forcément complexe, invite à deux séries de réflexions. La première concerne sa cohérence. Hilarion Roux a‑t‑il su concilier les logiques entrecroisées ou divergentes de son propre parcours ? La seconde tient à sa mémoire, ou plutôt aux mémoires qu’a pu laisser un homme aux engagements si divers et si dispersés, aux résidences successives, parfois simultanées. Les présences plurielles : un contrepoids aux effets de la faillite, un multiplicateur du souvenir ou un agent supplémentaire de sa dissolution ? En ce cas, la trajectoire de Roux, longtemps flamboyante, aurait été une aventure perdue, à tous les sens du terme, par ses propres excès.

I. — Roux et ses mondes

Les conflits d’enracinements

4La tension la plus apparente est géographique. Roux est‑il de Marseille, sa ville natale, de Carthagène, où il est né à l’industrie minière, ou de Paris, où il a affiché sa réussite et terminé son parcours ?

a) Un Marseillais atypique ou entre deux fidélités ?

5Marseillais atypique : l’expression sonne comme une redondance, ou plutôt comme un contresens, s’agissant d’une ville dont la diversité d’origines des habitants est l’une des caractéristiques, tout particulièrement au xix^e siècle. L’idée même d’un profil type est en soi une aberration. Il faut pourtant se défier des clichés sur le brassage, le melting pot autour du port. La diversité favorise la cristallisation de groupes ou de sous‑groupes, faisant émerger des profils, récurrents à défaut d’être dominants, notamment au sein des milieux d’affaires. Depuis ses origines, Julien Hilarion Roux « coche » la plupart des cases de la normalité négociante ou banquière. L’émergence familiale s’inscrit dans le renouvellement des milieux d’affaires marseillais qui marque le début du siècle. L’ascension a commencé avec son père, passé de commis à responsable de maison, catholique au service d’un groupe protestant, les Fraissinet, attaché au respect des solidarités familiales et religieuses, mais attentif aussi aux talents. Cette intégration récente aux élites a pu rendre Joseph d’autant plus soucieux de ne commettre aucun faux pas : une éducation chez les Dominicains de Sorèze, où le jeune garçon a retrouvé tant d’autres fils de l’élite, y compris protestante, une formation complétée dans la maison de banque paternelle au sein de la nébuleuse Fraissinet, et enfin une expérience à l’étranger, selon la tradition du xviii^e siècle, avant de retrouver le quartier des affaires désormais enraciné dans la partie sud de la ville. Un emplacement immuable en dépit des changements de nom des rues au gré des péripéties politiques, en dépit surtout des efforts, à partir des années 1860, pour déplacer le pouvoir économique à l’arrière des nouveaux ports qui s’étirent vers le nord.

6La longue séquence espagnole, de 1843 à 1854, ne lui a fait perdre ni la culture, ni les méthodes acquises auprès de l’autorité paternelle. Au‑delà même de la rigueur dans le traitement des effets de commerce, le jeune homme a mis en pratique à Carthagène tous ses apprentissages marseillais : une forme de polyvalence, la veille sur toutes les opportunités, les liens avec les Rothschild pour le trafic de l’argent et bien d’autres affaires. Il est resté fidèle à sa banque et aux usages de sa place jusque dans son exil volontaire. Son retour ne fut pas celui d’un enfant prodigue, encore moins d’un dissident, mais d’un banquier expérimenté, prêt à prendre la relève. Le banquier a même un temps éclipsé l’industriel. La famille Fraissinet et, au‑delà, tout le petit monde du négoce ont retrouvé un homme mûr, dynamique et rassurant à la fois, qui avait su transformer en succès ses fougues de jeunesse. Un homme prudent même, qui laisse à d’autres, y compris à Marseille, les prises de risque dans les nouvelles aubaines, notamment les dettes publiques tunisienne et égyptienne. L’accès à la fonction d’administrateur de la Banque de France est la reconnaissance d’une normalité autant que d’un dynamisme.

7Les milieux d’affaires marseillais auraient pu cependant conserver quelques prudences, en interprétant plusieurs signes qui ne tenaient pas à la prise de risques, inhérente à la décision. Au demeurant, ceux que Roux a pris en Amérique Centrale, en 1860 avec Alphonse Baux, sont restés minimes, et ce n’est pas lui, mais bien les Rabaud, membres du réseau Fraissinet, qui ont poussé à l’aventure dans l’océan Indien. L’association avec les Serpieri n’est pas davantage un faux pas : la famille est déjà établie et reconnue à Marseille. La première alerte aurait pu naître du rapport particulier de Roux à la filière du plomb. Son originalité ne tient pas à son intérêt — les années 1850 sont le grand moment marseillais des usines à plomb — mais à ses modalités. À la différence des autres industriels, y compris Figueroa père et fils, Roux ne s’intéresse guère au site marseillais. Il monte un ou deux projets, sans les faire aboutir. La création de l’usine de Montredon est plus tardive et, on l’a vu, à contretemps. Même lorsque la ville est le pivot du commerce international du plomb, Roux ne pense pas Marseille. Il reste à Carthagène ou se laisse entraîner vers la Grèce, autant d’évasions hors des normes spatiales du temps.

8L’autre élément, beaucoup plus sensible, tient aux réseaux personnels de Roux. Par son éducation et surtout par la succession de son père à la tête de la banque, il est pleinement inséré dans le réseau Fraissinet‑Baux‑Baccuet‑Rabaud. Il ne peut en être le cœur, l’éventail des activités et la complexité des relations rendant l’idée même vide de sens, mais il en est un élément fort. L’appui et la loyauté de chacun ne lui ont jamais fait défaut : l’achat d’actions des sociétés qu’il lance en porte témoignage. Et en retour ? On peut considérer que la loyauté du personnage ressort du fait même d’associer les Fraissinet à des affaires qu’il croit bonnes. Les mois et les semaines précédant la faillite invitent au moins à plus de nuances : ce n’est pas lui qui déclenche la crise, mais celle‑ci repose, en profondeur, sur le sacrifice des maigres ressources disponibles de Roux de Fraissinet dans les derniers investissements miniers de son président, avant même une course sans issue à l’endettement.

9Roux est tenu par deux autres fidélités. La première s’exerce envers la maison Rothschild. Héritée de son père avant qu’il ne la cultive lui‑même, elle est connue de tous et admise par tous au sein d’un milieu d’affaires qui sait le poids des liens avec la finance parisienne et le rôle spécifique des Rothschild dans le négoce des métaux, précieux ou non. Ce n’est donc jamais un problème et ce ne fut pas un handicap, au contraire, à la veille de la faillite. Le vrai sujet de préoccupation aurait dû être la force des liens avec sa famille espagnole, souvent évoquée ici. À Marseille, elle a été perçue comme naturelle, comme un simple outil commode de gestion de l’espace, autrement dit de l’absence. Personne n’a vu qu’il s’agissait de beaucoup plus. Les frères Aguirre ont constitué un outil de pouvoir au service exclusif de Roux et de ses initiatives propres, de l’Espagne à la Grèce. L’incartade temporaire de Simón au milieu des années 1860 a été vite résolue et oubliée. Les frères Aguirre ne se sont jamais affrontés au réseau Fraissinet. Eduardo notamment, qui a souvent représenté son beau‑frère hors d’Espagne, y compris un temps à Marseille, paraît reconnu à la hauteur de son intelligence et de son talent de dirigeant. Personne n’a perçu que cette juxtaposition de réseaux, courtoise et efficace, n’était nullement une osmose. Simón est au centre des montages complexes des dossiers espagnols majeurs : Escombreras, Puertollano, Escombrera‑Bleyberg enfin. Au moment de l’effondrement de Roux de Fraissinet, les deux frères savent tout et taisent tout. Ils sont à la manœuvre avec deux objectifs : éviter la faillite de la maison de commerce de Carthagène et sauver, au moins en partie, le patrimoine caché de leur beau‑frère, en l’occurrence surtout Puertollano. Ils y parviennent parfaitement, par une action ignorée des Fraissinet et indifférente à la liquidation de la maison marseillaise. On peut considérer que ce réseau inclut aussi Rémy Paquot et Arthur Pernolet, pour leur rôle dans les manœuvres de constitution des sociétés et dans les efforts, vains, pour éviter la faillite. Ces derniers savent beaucoup, mais ils ne savent pas tout. Aussi réduit soit‑il, ce réseau se présente, je l’ai dit, sous la forme de deux cercles concentriques : le cercle extérieur est composé des ingénieurs du nord, tandis que celui de l’intérieur, véritable cœur du système, réunit Roux et trois membres de sa famille espagnole, Trinidad comprise.

b) Carthagène, l’Espagne

La ville des commencements

10La ville est l’emblème de sa réussite, elle est son histoire. Ses dix premières années, d’audace et de gloire, l’ont marqué, ainsi que la mémoire familiale, au point de transparaître dans la déclaration même de décès de Hilarion Roux « ingénieur ». Le titre est une imposture, un camouflage social de la honte du banquier failli, mais il dit beaucoup plus aussi : la fierté d’un succès qu’il ne devait qu’à lui‑même, la nostalgie d’une époque de combat et de lumière, enfin une dette de reconnaissance envers la sierra minera.

11Roux a quitté Carthagène et il a laissé s’affaiblir la position de sa fonderie. Si l’idée d’un nouvel engagement dans l’économie locale a filtré dans la presse en 1875, c’était dans le cadre de son opération de conquête d’un titre nobiliaire, réussie à la faveur de circonstances exceptionnelles. Pour qu’Escombreras demeure le pivot métallurgique de la sierra, il aurait fallu une autre stratégie, qui exigeait moins une présence que des moyens. La Compagnie Métallurgique du Laurium a‑t‑elle réellement pesé dans ce déclassement relatif d’Escombreras, en mobilisant l’attention et les ressources de Roux ? La question, en théorie légitime, perd une partie de sa pertinence si l’on considère la ligne de conduite permanente de Roux en Espagne jusqu’à 1877, date de création de la compagnie d’Escombreras : chercher des opportunités, substituer l’aubaine à l’investissement. Même sans le Laurium, rien ne permet d’affirmer qu’Escombreras aurait bénéficié d’une « mise à niveau » par rapport à San Ignacio. Roux ne se donne pas les moyens de rester le grand industriel du plomb qui s’annonçait au début des années 1850 et dont il revendique toujours le statut, à Carthagène, Athènes, Marseille ou Paris.

12Pour autant, cela ne signifie nullement un quelconque affaissement de son intérêt pour Carthagène et sa région. Son attachement affectif et familial à la ville ne fait aucun doute. Il y dispose d’un réseau exceptionnel au sein du milieu d’affaires, à la faveur de ses liens personnels et de ceux de sa belle‑famille, y compris parmi les militaires. Enfin, sa propre maison de banque constitue un ancrage fort, une source de revenus et un outil, plus modeste certes que la banque marseillaise, mais de premier ordre pour le service de ses intérêts espagnols. Le passage régulier de Simón chez le notaire pour faire enregistrer des protêts témoigne de la permanence de l’activité jusqu’au début des années 1880, en dépit de sa perte de poids à côté de nouveaux concurrents. La maison garde surtout un client de choix, d’une fidélité maintenue à travers tous les statuts successifs : San Isidoro, propriété personnelle de Roux, transférée à la société d’Escombreras avec les actifs miniers « officiels » du marquis, et enfin Escombrera‑Bleyberg. Ce n’est pas — ou plus — original. Figueroa agissait de même avec San Ignacio, à un détail près : dans le cas de Roux, la banque est le métier originel. Le banquier investit peu, mais en revanche l’industriel nourrit le quotidien du banquier.

Une marche vers l’intérieur en partie virtuelle

13Roux a tardé à s’engager à l’intérieur de la Péninsule. Il l’a fait à partir du moment où prendre des positions ne coûtait presque plus rien, à la faveur du décret libéral de 1868. Il a été inégalement perspicace à Linares : peu à l’est du bassin, où le Coto La Luz n’est qu’une affaire moyenne, beaucoup plus au nord, autour de La Carolina et Baños. J’ai eu la chance, en 1974, de descendre à près de 600 mètres dans la dernière mine de plomb encore en activité dans le bassin, près de La Carolina, à El Guindo, sans savoir alors qu’elle pouvait être issue d’une concession originelle de Roux. La houille de Puertollano relève aussi de la même stratégie de prises de position, à la faveur d’une vigilance permanente sur les informations publiées ou plus discrètes. Ces incursions vers l’intérieur et cette extension à la houille servent l’image du personnage, dont le « génie » inclut toujours la métallurgie et s’étend désormais à la prospection minière. « À un homme aussi expert que vous en matière de mines, il n’y avait à fournir que les éléments d’une appréciation personnelle », lui écrit Pernolet, vrai ingénieur et géologue2.

14En fait, à titre personnel, Roux ne devient ni exploitant minier, ni métallurgiste en dehors de Carthagène et sa région. Son investissement à Puertollano demeure faible et volontairement lent. Comme minero et encore plus comme industriel, Roux reste bien de Carthagène. Une vraie fidélité, mais de quoi relève‑t‑elle : d’une volonté claire, ou d’un renoncement à investir ailleurs, voire à investir tout court ?

II. — Le banquier et le minero : les trois temps d’une relation singulière

Jusqu’à 1864 : la prudence du banquier

15La question des relations entre Hilarion Roux et Roux de Fraissinet se pose bien avant la crise finale, avant même l’organisation de ses avoirs ou la création d’entreprises sous forme de sociétés par actions. Elle est sous‑jacente dès les premières années à Carthagène, avec la réalisation du gage du prêt hypothécaire à Isidore Brun. Les Roux père et fils ont voulu ce prêt, mais que faire de la fonderie ? Un piège ou une aubaine pour Roux de Fraissinet ? Les échanges entre le père et le fils nous échappent, mais tout se passe comme si la banque renonçait à un gage sans valeur et laissait gracieusement à Hilarion Roux la possibilité de rattraper son échec, d’expérimenter une aventure métallurgique, à condition de ne lui demander rien, ou pas grand‑chose. Le jeune homme est banquier à Carthagène et peut utiliser son temps libre pour essayer, à titre personnel, de tirer quelque chose de San Isidoro. On connaît la suite. En ce domaine, rien ne change avec le retour à Marseille. Sous la direction de Simón, San Isidoro continue à s’autofinancer. Le problème est que cela ne suffit plus. La fonderie reste rentable, prospère même, mais elle n’a pas les moyens des investissements nécessaires pour accompagner la croissance de la production de la sierra ou, tout simplement, introduire les nouveaux procédés de désargentage. Cette situation survit à l’accès d’Hilarion à la direction de la banque, en 1858. Elle n’exclut pas la participation de celle‑ci à certaines initiatives, comme Joseph Roux l’avait lui‑même pratiquée, mais la prudence laisse la voie libre à Figueroa. Roux pratique simplement ce que j’ai appelé sa « stratégie d’attente » des prises de position à Linares et Puertollano. Le banquier impose sa norme.

Jusqu’au milieu des années 1870 : le rapprochement au‑delà du raisonnable

16Le premier changement sensible ne concerne pas l’Espagne, mais la Grèce. Roux de Fraissinet est partie prenante de la Société Métallurgique du Laurium, en 1864. Le succès, productif et financier, de cette société paraît avoir joué un rôle décisif dans l’accroissement des participations minières ou métallurgiques de la banque, comme si Roux avait démontré à ses associés l’intérêt et les perspectives de la filière. La cession de la société, en 1872, ne met pas un terme à ce rapprochement entre la mine et la banque. Tout au contraire, la plus‑value réalisée joue comme une incitation à poursuivre et même à amplifier la présence bancaire dans le secteur. Sur ce terrain‑là aussi, Hilarion Roux a gagné la confiance de ses associés au sein de sa banque, les Baccuet père et fils, au détriment peut‑être de leur sens critique. Au cours des années suivantes, il se lance sur plusieurs fronts, trop sans doute, jusqu’à manquer de ressources pour la meilleure opportunité, la seule vraie en fait : la Compagnie Française des Mines du Laurium. Le banquier se laisse porter par la réussite de l’industriel. La cohabitation des deux fonctions en une seule personne joue contre la prise de distance, sans doute contre la réflexion, à coup sûr contre la prudence.

1875‑1883 : la descente aux enfers

17Roux a compris la nécessité d’aller à Paris pour rassembler de nouveaux fonds, mais il n’a pas saisi la gravité du piège qui commençait à se refermer : d’une part, il devait rester présent dans les belles affaires sous peine de compromettre sa position, et d’autre part, il ne pouvait plus se dérober à la mise en ordre juridique et financière d’au moins une partie de ses avoirs en Espagne, surtout San Isidoro : le passé rattrapait le présent. Roux a joué pendant plusieurs années jusqu’à accepter de n’être qu’un actionnaire secondaire en Grèce ; il a rusé sur tous les terrains, juridiques, techniques ou financiers, lors de la création d’Escombreras. Il a gagné du temps, pour lui et pour sa banque, il a cru pouvoir même gagner la partie avec la méga‑fusion qui lui aurait assuré la trésorerie du Laurium. Après l’échec, la banque à bout de souffle s’engage à peine dans la création d’Escombrera‑Bleyberg. Roux le fait à sa place, mais il est aux abois. Il entraîne Roux de Fraissinet avec lui dans sa quête obsessionnelle des millions de francs nécessaires pour faire face à ses obligations minimales. La faillite révèle les emprunts, fait affleurer des pratiques frauduleuses, depuis les cautionnements réciproques jusqu’aux jeux sur les comptes d’Escombreras et d’Escombrera‑Bleyberg. Jusqu’à la fin ou presque, Roux a compté sur la mine pour trouver des fonds. L’industriel croyait pouvoir sauver à la fois sa fortune et sa banque. Il les a coulées ensemble.

18Entre le banquier et l’industriel, Roux ne voulait pas choisir, mais le résultat est là. La banque est emportée par le désastre, la mine survit, ou plutôt les grandes initiatives de Roux surmontent l’épreuve, difficilement pour Escombrera‑Bleyberg, progressivement pour Puertollano, sans problème majeur pour le Laurium. Roux a perdu sa fortune et sa banque. Néanmoins, outre ses avoirs discrets à Puertollano, il lui reste Escombreras, non comme patrimoine, mais comme emblème. Le nom n’est pas seulement un titre : il dit un succès, il résume la moitié de sa vie professionnelle et bien plus encore de ses passions d’entrepreneur.

III. — Roux et l’économie du plomb

L’impossible passage d’un modèle à l’autre

19Roux comme succès prolongé de la pequeña minería et symbole durable de celle-ci : ce fut une de mes entrées dans le personnage, rappelée au début de cet ouvrage. L’innovation d’origine empirique, voire la simple habileté, le tour de main, ou le génie de la mine, la chance enfin : autant de mots utilisés pour expliquer les succès des découvreurs, avec, en figures de proue, Tío Perdigón à Almagrera ou Esteban Gorriz à Hiendelaencina. Hilarion Roux paraît s’inscrire dans leur lignée, depuis le fourneau à ventilation forcée (horno de viento forzado) jusqu’à l’invention des gisements ou des filons de Mazarrón, du Coto La Luz ou de Puertollano. Il n’a en réalité découvert aucun filon, mais sa ténacité dans l’amélioration des fourneaux à fort tirage (hornos de gran tiro) s’inscrit bien dans l’empirisme génial de certains mineros ou métallurgistes du milieu du siècle. La différence est que Roux n’a jamais conçu la pequeña minería comme un modèle économique. En revanche, il en utilise tous les ressorts pendant des décennies. La législation libérale de 1868 l’aide à les prolonger, par son laxisme fiscal et réglementaire.

20Pourtant, il sait que, en Espagne même, il devrait passer à une stratégie d’investissements lourds dont il ne parvient pas à trouver les moyens. Il sort de la petite entreprise sans jamais parvenir à en créer une de la taille des compagnies de ses concurrents, Rothschild, Figueroa et plusieurs autres, surtout anglais, à Linares. La compagnie d’Escombreras, simple mise en forme juridique de ses avoirs, témoigne qu’il est resté coincé dans un entre‑deux difficilement tenable. Le constat en a été dressé à plusieurs reprises : les sociétés créées par Roux présentent toutes un fort déséquilibre entre les apports et les capitaux frais, toujours en faveur des premiers. Une stratégie de grippe‑sou masqué dont on connaît les coulisses : l’obsession de valorisation de son patrimoine, le souci de garder le contrôle des sociétés, et, de plus en plus, l’obligation de ménager ses mises de fonds personnelles et celles de Roux de Fraissinet. Elles sont nécessaires, pour la crédibilité même des initiatives, elles doivent être significatives, mais juste au‑dessus du dérisoire, sinon du ridicule. Des conditions exceptionnelles et l’appui de capitaux extérieurs lui ont permis de franchir le pas au Laurium dans de bonnes conditions économiques et techniques. La grande fusion devait lui permettre de faire de même dans la Péninsule. Son échec fait qu’Escombrera‑Bleyberg naît bancale et le demeurera.

21Roux ne propose nullement un modèle alternatif à la grande entreprise, qui serait moins gourmand en capital, habile à exploiter les opportunités les plus diverses. En revanche, il illustre malgré lui les exigences financières de la performance, en termes de coûts et de quantités, dans la filière des non‑ferreux. Ces exigences sont inégalement situées selon les minerais. Pour le cuivre, l’investissement lourd se réduit longtemps au transport — chemin de fer et quai d’embarquement — du minerai concentré. Pour le plomb et le zinc, l’élément déterminant, de plus en plus gourmand en capital, est toujours davantage la fonderie avec un système de transport pour l’approvisionner : Peñarroya et son maillage de voies ferrées de plus en plus étendu en est l’exemple le plus emblématique. Il est significatif que, dans la Péninsule, les initiatives de Roux deviennent exclusivement minières et que la mine y constitue le principal centre de profit. Un comble pour le génie de San Isidoro ! Sauf exceptions marginales, ses entreprises ne disparaissent pas : l’homme a acquis un vrai sens de la mine, qui lui reste reconnu par ses pairs y compris après sa faillite. Ses compagnies durent, distribuent même des dividendes mais, sauf Puertollano, elles vivotent, prêtes à tomber dans l’escarcelle de Peñarroya au début du siècle suivant.

La Méditerranée par défaut

22Roux ne se réduit pas, loin s’en faut, à ses premières années espagnoles et à un mythe de plus en plus artificiellement entretenu. Ses décisions majeures reposent sur des fondements rationnels solides, comme le souci d’approvisionnement des fonderies : Mazarrón a pour fonction d’alimenter San Isidoro en minerais riches, et le Coto La Luz lui‑même permettrait d’améliorer la composition de la charge des fours, comme le fait Figueroa qui expédie, par voie ferrée, du minerai d’Arrayanes à Santa Lucía. C’est aussi la justification première de l’usine de La Madrague, au carrefour de tous les intérêts miniers de Roux. En dépit des apparences, celui‑ci ne parvient pourtant pas à installer dans la durée un système méditerranéen du plomb. J’ai avancé plusieurs raisons de cet échec annoncé, que la faillite vient simplement devancer : des fragilités et surtout des complémentarités bientôt contestées. Le désargentage comme ultime synergie, comme paravent du vide. La Méditerranée de Roux ne fonctionne pas. Pourtant, cet homme de la mer disposait de plusieurs atouts pour en faire un espace de drainage des minerais vers ses usines implantées en site portuaire : Montredon, le Laurium et surtout Escombreras. La société de Peñarroya l’a parfaitement compris : au début du xx^e siècle, le rachat d’Escombrera‑Bleyberg et surtout de la société Figueroa lui permet de transformer Carthagène en pivot de sa stratégie dans la filière du plomb. En dépit des liens, vite affaiblis, entre le Laurium et Montredon, Roux ne l’a pas fait. Lui qui ne manquait pas d’illusions, voire de vertiges, en a probablement rêvé. Il a pu même croire un temps avoir commencé à en jeter les bases.

23Il faut pourtant oublier toute rhétorique méditerranéenne. Roux ne promeut pas un modèle de l’économie des non‑ferreux en Méditerranée, éclaté sur l’Europe du Sud, unifié par le transport maritime, orienté vers l’Europe du Nord. En réalité, il fait avec ses moyens. Il ne peut assumer financièrement une implantation au cœur de l’économie mondiale du plomb de l’époque, l’intérieur de la péninsule Ibérique. Il essaie simplement de reprendre rang, à partir du milieu des années 1860, en s’établissant à la périphérie de l’Europe du plomb, au Laurium, en se lovant dans les creux d’une géographie minière de l’Espagne qu’il domine parfaitement, en s’évadant quelque peu du carcan du plomb méditerranéen, avec le zinc et le Bleyberg, enfin en jouant avec ses marques : « Escombreras », « Montredon » et « Laurium ». Même s’il est pénétré de sa valeur, son déclassement n’a pu lui échapper : les contrats successifs de « participation » qu’il signe avec les Rothschild à la fin des années 1870 aboutissent à leur remettre la modeste production d’Escombreras, avec seulement le maintien de la marque qui est son image, son histoire.

24Roux n’est pas dans une stratégie méditerranéenne, mais dans une logique de périphérie, voire de marge ou même de niche, pour exister, pour survivre. On peut enfin s’interroger sur l’existence même d’une cohérence stratégique globale. L’obsession de Roux est moins le croisement de ses affaires que la réussite de chacune d’elles, ensemble ou séparément. Il ne renonce pas, il ne revend pas, sauf lorsqu’il y est obligé par la loi, comme dans le cas de la première compagnie du Laurium. Les rapprochements, parfois industriellement pertinents, ne sont pas une fin en soi. L’essentiel est que ses initiatives tiennent. En ce domaine au moins, la réussite est réelle : à l’exception de l’usine marseillaise, avec certes des fortunes diverses, ses autres grandes initiatives, et même La Forcite, ont toutes survécu à la faillite de Roux de Fraissinet et à sa ruine personnelle. Chez Roux, l’initiative est première, appuyée sur des intuitions qui peuvent être géniales. La vision stratégique est seconde. En ce domaine comme en d’autres, il faut veiller à ce que la Méditerranée ne soit pas une simple construction historienne.

Les Rothschild, toujours en arrière‑plan

25Reste enfin la question du lien avec les Rothschild. Le terme de « tensions » serait mal venu pour décrire les relations de Roux avec la maison parisienne. Il a pu faire preuve de malignité, voire de quelque roublardise à ses débuts, jamais de déloyauté. Son respect a toujours été profond et sincère. Plusieurs courriers témoignent même d’une confiance totale, de caractère personnel. Les Rothschild connaissent parfaitement le personnage, ses qualités et ses travers. Ils n’ont probablement pas oublié ses foucades de jeunesse, peuvent se méfier de ses appréciations, mais ils savent que Roux est un correspondant bancaire fiable, un connaisseur exceptionnel de l’ensemble des filières de l’argent et du plomb, ainsi que de toutes les opportunités d’une place. Ils ont probablement conscience de lui devoir en partie l’éveil de leur intérêt pour le plomb. Ils échangent donc sans problème des informations avec lui, le soutiennent discrètement lors de la création d’Escombreras en 1877, et l’utilisent comme fournisseur d’un plomb de qualité. Une manière de nourrir leur négoce et de maintenir à flots un partenaire subordonné de longue date qui n’a jamais été un concurrent. Le prêt accordé en 1883 à Roux, déjà dans une situation critique, s’inscrit dans la rigueur du formalisme bancaire, mais il est aussi l’expression d’une confiance, presque d’une indulgence, par la sous‑estimation du risque. Une indulgence confirmée en 1892 par le renoncement provisoire aux actions qui permettent à Roux de rester au conseil de Puertollano.

26Celui‑ci accepte ces règles du jeu, sans jamais vraiment les contester. Il assume de fait un défi singulier, non formalisé, mais bien réel : exister à côté des Rothschild sans les affronter, en cherchant des terrains propices à une stratégie autonome. Il s’épanouit donc dans des périphéries, comme le Laurium ou le Bleyberg. Malgré le Coto La Luz, malgré surtout Puertollano, l’Espagne centrale ne devient pas source de tensions. Roux n’a pas les moyens de créer une voie ferrée, ni une fonderie in situ. Il attend patiemment que les Rothschild, maîtres de la desserte de Puertollano à partir de 1880, appliquent des tarifs ferroviaires plus modérés. Chacun connaît sa force et, dans le cas de Roux, sa faiblesse.

IV. — Entre deux mondes

Issu d’un monde ancien

27Roux a vécu près de 80 ans. Un bel âge pour l’époque, presque une traversée du siècle. Son parcours professionnel a été moins long de moitié, brisé par la faillite. Quatre décennies seulement, mais un changement de monde. À ses débuts, dans les années 1840, les banques marseillaises étaient toutes personnelles, au mieux familiales, et la responsabilité de leur chef était totale, le plus souvent dans le cadre de sociétés en nom collectif, un statut rassurant par l’engagement des dirigeants sur leur patrimoine personnel. Marseille avait recommencé à regarder au loin, mais ses quais étaient toujours ceux d’un port qui n’était pas encore « vieux ». La Méditerranée était encore presque aussi riche de promesses à l’ouest que dans ses contrées d’Orient. Michel Chevalier avait déjà proposé, dix ans plus tôt, d’en faire « le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident », mais le rêve saint‑simonien de percement de l’isthme de Suez commençait à peine à surgir. La banque s’intéressait aux métaux, mais il s’agissait des métaux monétaires, et surtout de l’argent. Le négoce du plomb existait, mais il était surtout le fait d’immigrés espagnols. Les usines à plomb étaient encore à venir.

En discordance avec les temps nouveaux

28Hilarion Roux est issu de ce monde‑là et l’un de ses grands mérites d’homme d’affaires, le principal sans doute, a été de savoir passer très tôt d’un métal monétaire encore loin d’être marginalisé au premier non‑ferreux de l’industrialisation. Sans doute faut‑il mettre aussi au crédit de ses intuitions son refus d’une implantation industrielle marseillaise, jusqu’au faux pas tardif de Montredon. En revanche, il est loin d’avoir vu tous les basculements, ou plutôt d’en avoir saisi les implications. L’important n’est pas son relatif manque d’intérêt envers l’Est. Son long séjour en Espagne l’explique aisément et il s’est ouvert à tant d’autres horizons, de l’Amérique au continent africain.

29Son domaine de cécité le plus lourd de conséquences a été la banque, par la mise en danger de son propre établissement. Comme les autres maisons de la place, Roux de Fraissinet était une société en nom collectif. C’était une banque de premier plan dans la cité, parfaitement saine aux yeux de la Banque de France, assez puissante pour s’insérer dans la diversité de l’activité négociante, pour participer même à des investissements d’assez grande ampleur, dans des infrastructures ou des industries régionales. Elle pouvait résister aux coups de tabac propres aux opérations marchandes comme à l’épreuve des crises cycliques. Roux a sans doute cru un temps qu’il pourrait la faire profiter des retombées bancaires de ses transactions sur le plomb ou l’argent, la tirer vers le haut. Ce fut bientôt l’inverse. Après avoir soutenu l’extension des affaires au début des années 1870, la banque fut entraînée dans le tourbillon de ses manœuvres pour trouver les fonds qui manquaient toujours plus aux opérations minières. À trop lui demander, à trop jouer sur le clavier de ses fonctions de dirigeant dans plusieurs sociétés, Roux a sacrifié le seul outil financier dont il était maître, emportant non seulement Roux de Fraissinet mais aussi sa fortune personnelle et celle de la famille Baccuet. Au fond, une faillite à l’ancienne dans un monde nouveau.

30Alors, un décalage entre son environnement et ses ambitions ? En réalité, l’héritage paternel, l’entourage proche — les Baccuet et le réseau Fraissinet — et les usages marseillais n’expliquent pas tout. Roux lui‑même paraît être resté très attaché à un cadre de droit et de pratiques qui lui permettait de n’avoir pratiquement aucun compte à rendre, y compris au sein de sa propre maison de banque, à condition d’être habile. Plus largement, Roux se sent à l’aise avec la tradition, comme dans un parc dont il connaîtrait toutes les allées, tous les sentiers et recoins cachés. L’Espagne du milieu du siècle a été pour lui un terrain exceptionnel. Il en a facilement appris les règles de fonctionnement juridiques, très proches de celles de la France. Avec l’aide de sa belle‑famille et probablement du juriste Prefumo père, il s’est surtout vite initié aux manœuvres possibles, aux failles de la réglementation, aux espaces de dissidence. Dès les années 1840, il a joué avec la propriété d’une invention, avec le temps de la liquidation judiciaire, et même avec le juge. Vingt ans avant le décret de 1868, il a dû vite comprendre que la législation « modérée » de 1849 permettait de retarder pendant des années le paiement des redevances de concessions. Sa connivence avec Simón n’est pas seulement minière ou métallurgique. C’est aussi celle d’une culture partagée, d’une égale familiarité avec la réalité des règles, de droit et de fait, à respecter, à contourner et surtout à exploiter, pour les concessions comme pour la gestion des contrats a partida. Le décret de 1868 n’a exigé qu’une actualisation de cette culture, avec une simplification des règles et un abaissement massif de leur coût. C’est alors que les deux compères se lancent dans les parties les plus osées, profitant des cloisonnements administratifs entre les différentes provinces et au sein de chacune d’elles, entre les directions des mines — jefaturas de minas —, celles du ministère des finances — delegaciones de Hacienda —, et les services de l’enregistrement — registro civil. Le notaire ne sert qu’à abattre les cartes lorsqu’il faut terminer la partie. Au fond, au plus près du terrain, c’est‑à‑dire de l’acquisition des droits et de la gestion des mines, Roux s’est comporté comme avec sa banque, comme avec l’investissement : il a joué à l’ancienne dans un monde nouveau.

31Il a ainsi offert le cas singulier — unique même si l’on considère que Figueroa s’inscrit dans une autre logique, résolument capitalistique — d’un minero traditionnel dans la cour des grands, dans un monde où l’économie des non‑ferreux passait aux mains de compagnies à forte capacité d’investissement, en liens avec des groupes financiers : Rio Tinto pour les pyrites fondée en 1873 et Peñarroya pour le plomb en 1881 en sont les figures emblématiques. Le marquis d’Escombreras savait ruser avec la norme, avec la dépense, trouver des amis aussi. Il a pu ainsi voir grand, développer des intuitions parfois remarquables, retarder l’échéance, enfin sauver ce qui pouvait l’être, mais il n’a pu empêcher la chute. Il a prolongé son époque, étiré le temps, avant de subir de plein fouet les réalités du nouveau capitalisme minier. Roux nous ouvre sur une époque d’avant les capitaux, d’avant même la toute‑puissance technique de l’ingénieur, une époque de promesses, d’audace, de réussites parfois vertigineuses. Une époque où l’esprit de décision appuyé sur l’intuition l’emportait sur le calcul financier. Il nous dit aussi sa fin.

V. — Ultimes représentations

Chapeau l’artiste !

32La vanité est bien réelle, mais elle n’est que la surface du personnage. Roux n’est un génie, ni de la fonderie, ni de la mine, mais il n’est pas non plus un simple spéculateur chanceux. Il est capable d’intuitions fortes et sa perspicacité, son sens de l’anticipation sont rarement pris en défaut. Au fond, il est un paradoxe permanent. Il s’éloigne de l’Espagne sans cesser d’y voir des promesses d’avenir ; il est industriel au Laurium ou à Marseille, de plus en plus minero en Espagne et de moins en moins investisseur. Il s’enfonce dans l’intérieur de la Péninsule sans disposer de capacités ferroviaires. Le paradoxe frôle la contradiction sans pourtant jamais y sombrer. Attentif à toutes les opportunités, à tous les possibles, Roux croise ou simplement juxtapose des logiques jusqu’à fasciner les experts les plus avertis et les banquiers les plus madrés. Il invite à penser à différentes échelles — Carthagène, l’Espagne, la Méditerranée, voire l’Europe occidentale —, à décrypter aussi ses affichages. Il tresse presque toujours plusieurs objectifs, cache des arrière‑pensées sous la logique impeccable des propos d’assemblée générale.

33La présentation est flatteuse, exagérée même : Roux est un homme de la complexité et aussi d’habillages. Son engagement métallurgique a commencé dans le flou : pensait‑il d’emblée que la fonderie San Isidoro reviendrait à la maison Roux de Fraissinet puis à lui‑même du fait de la défaillance probable de l’emprunteur, ou est‑il devenu industriel par défaut ? Sa correspondance reflète un volontarisme certain, voire une forme d’inconscience, mais c’est probablement le succès qui a fait la vocation, et non l’inverse. Il s’assoupit aussi parfois, surtout entre 1854 et le milieu de la décennie suivante, ouvrant la porte aux tentations de son beau‑frère et surtout au succès de Figueroa. Même lorsqu’il pense au futur, Roux ne cesse de se relire. Son redémarrage comme industriel, en Grèce en 1864, repose sur une expertise — réelle mais acquise quinze ans plus tôt — qu’il laisse transformer en légende, au point de s’abuser lui‑même en abusant les autres : l’ingénieur Thomas‑Payen est la victime, consentante ou obligée, du mythe Hilarion Roux.

34Roux est enfin un homme d’illusions, aux sens espagnol et français du terme. Il a toujours voulu sortir « par le haut », sans jamais renoncer, jusqu’à trouver une solution parisienne à ses difficultés financières : une méga‑fusion, officiellement pour donner sens à l’ensemble, plus sûrement pour sauver Roux de Fraissinet et le marquis d’Escombreras. Les illusions tombent, mais l’illusionniste reste à l’œuvre, jusqu’après sa déroute, avec une efficacité remarquable, notamment dans l’escamotage de ses avoirs à Puertollano. Chapeau l’artiste !

À Carthagène, refuge et transformation de l’image

35Homme de plusieurs lieux, Roux est aussi homme de représentations différentes, simultanées ou successives selon ses ancrages. Le mouvement ne se situe pas seulement entre Carthagène et Marseille : il faut élargir à l’ensemble de la France. Les actes notariés sont en ce domaine un révélateur passionnant. Très peu de temps après son mariage, Hilarion Roux cesse d’être présenté comme français « originaire de Marseille » (natural de Marsella), pour devenir « d’ici » (de esta vecindad). Le notaire enregistre le départ pour Marseille à l’été 1854, mais on sent que le « residente en Marsella » ne désigne pas un vrai étranger, et pas seulement parce que son fondé de pouvoir permanent est l’expression d’un enracinement familial local. Roux est reparti, mais il reste d’ici. Cette double appartenance culmine avec l’anoblissement en 1875. Roux a beau résider en France, el Excelentísimo Marqués de Escombreras est bien de Carthagène, presque de vieille souche, puisqu’il y a créé ses propres racines — familiales et aussi professionnelles — par la réussite de la fonderie et la fondation du village d’Escombreras. Je l’ai déjà dit : la photographie de Noël 1883 n’est pas seulement de circonstance ; elle exprime aussi la construction d’une vie.

36Tout bascule deux ans après avec la compagnie d’Escombreras, puis celle d’Escombrera‑Bleyberg. Ce n’est plus un homme, mais une société anonyme, ce n’est plus Marseille mais Paris : l’acte de société a été établi chez un notaire parisien et c’est une direction parisienne qui confère des pouvoirs. Roux reste propriétaire de la fonderie, mais cela ne se sait pas, ou guère. Simón est toujours présent sur le site. Lui et surtout Eduardo jouent le rôle de représentants locaux de la société. Ces enracinements n’empêchent pas une évolution de la représentation symbolique. Le changement se retrouve dans l’intitulé des actes et dans les raccourcis de plus en plus usités dans le corps du texte. Escombrera‑Bleyberg devient « la Compañía francesa ». L’image d’Hilarion Roux reste bien attachée à la ville, mais elle se dissocie peu à peu de la création qui a fait son succès et sa gloire. La gestion, par lui‑même et sa famille, de ses intérêts locaux après la faillite de la banque marseillaise montre combien le clan Roux‑Aguirre tient à préserver l’image positive du marquis et, au‑delà, de l’ensemble du groupe familial. En France, l’image locale du banquier de premier plan fait place, jusqu’à Marseille, à celle de l’homme d’affaires consacré à Paris, notamment par sa vie sociale. La faillite de Roux de Fraissinet dégrade ensuite la représentation de l’homme d’affaires et emporte son souvenir, même dans sa ville natale, à l’exception de quelques résurgences plus qu’approximatives au début du xx^e siècle.

37Le sauvetage de sa maison de Carthagène épargne, en Espagne, toute souillure de ce type au marquis d’Escombreras, d’autant plus qu’Escombrera‑Bleyberg, « la compagnie française », échappe à l’effondrement. Ce n’est pas une garantie de pérennité de sa mémoire, mais au moins l’assurance de retours honorables dans la cité et la possibilité, pour ses beaux‑frères et ensuite pour son neveu, de poursuivre l’aventure minière. Le résultat est paradoxal : le jeune banquier marseillais est devenu l’emblème des temps heureux de la sierra minera. Roux, ou l’art de la transformation et de la survie, au moins symbolique.

Une mort si discrète…

a) Ignorée en France

38Hilarion Roux meurt le 26 juillet 1898, au 127 boulevard Malesherbes. Tous ses héritiers — épouse, fils et enfants de ses filles — renoncent explicitement à une succession qui ne pourrait rien leur apporter, sinon des dettes. Ce renoncement s’élargit même au capital symbolique, qui eût pu, lui, être transmis. Probablement faute de ressources, Joseph « Pepito », qui se fait pourtant appeler « Roux d’Escombrera », ne fait pas le nécessaire pour la continuité du titre, ajoutant ainsi sans doute, je l’ai dit, à la tristesse de sa mère : la déchéance symbolique suivra la ruine matérielle.

39Le Petit Provençal n’annonce pas le décès de celui qui fut, pendant près de trois décennies, l’une des figures de proue de l’économie locale. L’indicateur peut être discuté, mais il suggère que le marquis ne compte plus assez pour faire l’objet même d’une simple brève. Marseille a tout oublié de l’opulence de sa banque et de ses engagements industriels : l’usine à plomb de la Madrague de Montredon s’arrête dès 18843. Roux ne survit que dans l’amertume prolongée de négociants loin d’avoir récupéré leurs fonds. Un journal populaire n’écrit pas pour la seule Bourse, encore moins pour raviver les plaies de quelques‑uns.

b) Carthagène ou la mémoire brève

40On pourrait croire que la mémoire s’est érodée aussi dans la province même où il a commencé son parcours espagnol. De fait, le décès du marquis d’Escombreras fait l’objet d’une simple notule dans le Diario de Murcia, au début du mois d’août :

Mort regrettée. À Paris, où il résidait, est décédé D. Hilarion Roux, personnalité très connue à Carthagène en raison des affaires minières et industrielles qu’il détenait dans ce district minier. Pendant de nombreuses années, il fut véritablement la providence de la diputación d’Escombreras et protecteur affirmé de l’Hôpital de la Charité. Qu’il repose en paix4.

Certes, l’information est uniquement positive, excessive même sur les activités caritatives de Roux, mais elle n’est pas à la mesure du poids du personnage dans la minería et la banque régionales pendant quatre décennies, achevées seulement quinze ans plus tôt. La banalité des mots et, derrière, une certaine parcimonie de l’éloge sont d’autant plus singulières que le district minier n’a nullement été affecté par les revers de fortune de l’homme et de sa banque marseillaise. L’impression s’efface si l’on resserre la focale sur Carthagène. Déjà oublié — ou presque — à Murcie, il reste une grande figure, quasiment tutélaire, de la ville. La Revista Minera, publication nationale, a compris l’importance de l’événement et reproduit, sans y rien changer, en première page, l’article de la Gaceta Minera y Comercial de Cartagena5. L’article est plus qu’approximatif sur la date des débuts de Roux en Espagne, mais il va à l’essentiel : les trois principaux espaces de sa réussite minière — Carthagène, Mazarrón, Puertollano —, sa passion pour l’innovation technique, son rôle de fondateur de communautés ouvrières. Le Canton est mis en valeur comme moment fort de cette fonction protectrice. Même exagéré, ce point est pertinent parce qu’il souligne combien Roux avait conscience du poids, dans toute réussite, d’un effectif ouvrier qualifié et stable. Le rôle de Simón et Eduardo est valorisé à sa pleine et juste mesure. Les omissions, nombreuses, y compris pour l’Espagne, ne sont pas seulement des formes d’indulgence post mortem : elles signifient aussi, tout simplement, que Roux a bien été un homme de Carthagène et que ses plus belles réussites se sont situées dans les espaces mentionnés, tous familiers aux lecteurs. Nul besoin d’invoquer son rayonnement international, français et méditerranéen, pour mettre en valeur sa stature : son action dans les trois bassins évoqués, à commencer par la sierra minera, suffit à en faire une figure historique de la cité et aussi de la minería espagnole tout entière, comme en témoigne la reprise de l’hommage dans la Revista Minera.

41Pas plus qu’à Marseille, Roux n’a laissé à Carthagène l’un de ces jalons de pierre qui permettent à la mémoire de s’accrocher ou de se réinventer. La chapelle d’Escombreras, d’ailleurs souvent rapprochée de l’image de Simón, est trop petite, trop excentrée, trop marginale pour en assumer la fonction. En 1898, Roux avait quitté la ville depuis près d’un demi‑siècle, mais il n’y avait jamais été l’homme d’une résidence ostentatoire, sûrement pas d’un de ces palais qui fleurissent après le Canton jusqu’au début du xx^e siècle. Il n’a jamais commandé la moindre statue, le moindre buste. Le portrait relevait de l’espace intérieur de la résidence, voire de l’intime, et c’était celui de son épouse. Ses beaux‑frères, décédés avant lui, Simón en juillet 1885 et Eduardo six ans plus tard, n’étaient plus là pour porter sa mémoire6. Manuel, fils de Simón, qui avait repris la fonction de délégué général d’Escombrera‑Bleyberg à Carthagène, occupée successivement par son père et son oncle, n’a pas œuvré en ce sens7. Le Palacio Aguirre, construit de 1898 à 1901, superbe édifice moderniste, a été commandé par une famille Aguirre autre que la belle‑famille de Roux. À Carthagène, Hilarion Roux est resté présent dans la mémoire de ceux qui l’ont connu, plus longuement chez ceux qui ont vu vivre ses réalisations, au premier rang desquelles Escombreras. D’abord très fort, à la mesure de l’empreinte de l’homme sur les transformations de l’économie et de la société locales, son souvenir s’est ensuite rapidement estompé, sans être soutenu par un nom de rue, ni même d’une simple callejuela. Évoquant Roux et Simón de Aguirre, un chercheur local résume ce constat d’une formule : « c’est comme si la terre les avait engloutis8 ». Sont restées les archives notariales, témoins discrets, à la fois implacables et durables, d’une vie d’ilusiones et d’engagements poussés à la limite et parfois au‑delà.

De dinero y amistad…

42Et si la vraie question n’était pas celle de l’oubli de Roux, mais au contraire, celle d’une longévité anormale de sa mémoire ? Pour comprendre, d’abord une comparaison avec Ignacio Figueroa, marquis de Villamejor, concurrent de Roux, à Carthagène, Linares, et dans bien d’autres lieux, y compris Marseille. Il meurt en mars 1899, quelques mois après Roux et sensiblement plus âgé que lui, à 91 ans. La Revista Minera lui consacre une notice nécrologique qu’elle a concoctée elle‑même, et elle n’est pas tendre. Certes, elle fait l’éloge de ses capacités de travail, de la confiance déposée dans un grand ingénieur des mines pour conduire mines et fonderies. Elle souligne aussi ses talents de négociant, mais elle insiste surtout sur son amour de l’argent :

Il donnait à l’argent la valeur que savent lui donner ceux qui sont organisés pour l’accumuler. Ceux‑là, on sait qu’ils regardent avec le même amour une seule peseta ou un million […] et cela dans le cadre du mercantilisme pur, à l’ancienne, sans la finance moderne qui improvise les fortunes9.

Derrière ces propos, une forme d’admiration, mais aussi une allusion, à peine voilée, à la férocité de Figueroa à l’égard des petits mineros, fondeurs et négociants, aussi bien à Carthagène qu’à Linares, pendant la crisis plomera. La comparaison avec Roux, plus industriel que négociant, est déjà possible, mais elle prend tout son sens avec la suite. La revue estime que la fortune de Figueroa, alors la plus grande d’Espagne, dépasse largement les 125 millions de pesetas qu’on lui attribue généralement, et elle ajoute que le cas apporte un démenti à deux dictons couramment appliqués aux négociants : « De dinero y amistad, la mitad de la mitad » et « Al comerciante y al puerco dádmelo muerto »10. Deux images différentes, également peu aimables et avec un même sens : pour le négoce, ne jamais se fier aux apparences, surtout si elles sont flatteuses. Figueroa est une exception.

43En sens inverse, la revue aurait déjà pu citer ces maximes à propos de Roux en démonstration de la pertinence de la sagesse populaire sur les fortunes négociantes. Un affichage d’industriel dynamique, de banquier investisseur dans des entreprises toujours plus ambitieuses, une opulence personnelle ostentatoire, illustrée par une résidence sur les Champs Élysées, qui devait offrir au visiteur impressionné l’image même de la consécration de son parcours : le portrait familial, au moins celui de la marquise. En revanche, la partie du premier dicton relative à l’amitié s’applique mal à Roux. En son cas, la force des relations personnelles joue un rôle important, à deux moments différents. Les amitiés, les réseaux, n’empêchent pas la chute, mais ils la retardent, en modifient les modalités et, d’une certaine manière, l’atténuent. Roux était déjà à bout de ressources en 1882. Il a pu retarder l’échéance en jouant entre ses fonctions de banquier, à Marseille et Carthagène, et celles de président de sociétés, mais aussi en s’appuyant sur ses réseaux, familial, marseillais, parisien, belge, sarde ou grec. Ce poids des solidarités, institutionnelles et individuelles, se retrouve après la chute. Il disparaît à Marseille. La crise de Madagascar aidant, le réseau local s’effondre. Roux ne fait rien pour le sauver, y compris au sein de sa propre banque. Marseille est la vraie sacrifiée des relations de Roux, un sacrifice paradoxal, puisque c’est la ville de sa naissance et de son deuxième épanouissement, un sacrifice logique néanmoins puisque la dette commerciale est la moins protégée.

44À Paris, la situation est plus nuancée. En jouant le jeu des créanciers gagistes, Roux maintient des relations correctes avec les banques, y compris les Rothschild et la Société Générale. Le signe le plus net de leur souci de ne pas l’accabler est la concession, certes provisoire, du nombre d’actions nécessaire pour demeurer administrateur de deux de ses entreprises. En second lieu, avec le réseau d’amis, français et belges, surtout ingénieurs, qui lui ont permis de monter ses sociétés, la discrétion sur Puertollano montre que la complicité ne se transforme pas en trahison. Au‑delà de l’amitié, réelle, ils ont certes de bonnes raisons : ils sont eux aussi reconnaissants à Roux de conforter les assises minières de ses sociétés ; ils ont eux‑mêmes participé à l’édifice en produisant des évaluations douteuses ou en cautionnant des montages acrobatiques ; enfin Roux a pu se montrer discrètement reconnaissant. Il n’empêche qu’une forme de solidarité demeure, comme s’il convenait de rendre à Roux les égards qu’il avait su témoigner envers les autres. À Carthagène, la famille et des proches ont réussi à éviter la faillite de la maison de commerce. En union avec les amis parisiens, ils ont d’abord masqué les participations de Roux dans Puertollano avant d’en retarder le règlement. Roux est ruiné, mais à la différence de Figueroa, il a toujours des amis. Le dicton a tort : ils n’ont pas compté pour moitié, mais double, sauf à Marseille.

Les contrepieds de la postérité

45Le nom de Roux disparaît en Espagne, et le titre d’Escombreras connaît une éclipse de 90 ans, avant de ressurgir en France. Pourtant, il y a bien une postérité Roux en Espagne, non pas cachée, mais discrète, à travers sa belle‑famille, en l’occurrence ses neveux, fils de Simón, Manuel et Hilarión. Le premier prend immédiatement la suite de son père au service d’Escombrera‑Bleyberg11. Une douzaine d’années plus tard, tous deux sont cités comme prolongateurs de l’œuvre dans la notice nécrologique du marquis. En dehors de son épouse et de ses descendants, ses seuls parents proches ont été sa belle‑famille. La fortune que celle‑ci a pu constituer dans le cadre de sa fidélité au mari de Trinidad se perpétue à la génération d’après, avec le prénom en symbole de continuité.

46En France, la descendance directe n’a conservé aucun patrimoine immobilier. L’épouse et les enfants refusent — je l’ai dit — une succession lourde de dettes potentielles. Le geste, juridiquement nécessaire, ne dit toutefois rien de la perception du mari, du père ou du grand‑père. Impossible de savoir ce qui devient prégnant dans la mémoire de chacun, ou ce que chacun veut retenir : l’énergie de l’homme jeune qui s’enthousiasme, épouse et crée tout à la fois, la réussite exceptionnelle de la première décennie, la place acquise à Marseille par le banquier, l’accès à la noblesse en Espagne, l’ampleur de ses vues et ses projets sans limites, la splendeur de l’appartement des Champs Élysées, les mois de tension avant la chute, ou plutôt les quinze dernières années, de dignité à tout prix en dépit de la déchéance financière. Tout dépend de l’âge de chacun. Trinidad a tout partagé, tout compris, tout accepté à défaut de toujours l’appuyer. Elle arrive au temps de la mémoire longue, sélective aussi au profit des jours heureux. Joseph est trop obsédé par ses dettes pour ne pas simplement pester contre ce père sans héritage. L’aîné des petits‑enfants, François Warrain, avait seize ans lors de la faillite, 31 lors du décès de son grand‑père. La ruine de son aïeul ne l’a pas empêché de faire un beau mariage, en février 1888, avec Alix Baillehache, parente normande des cousins avec lesquels il a passé son adolescence au 65 des Champs Élysées. La mariée apporte une dot comprenant, entre autres, une somme de 100 000 francs. Le château en Normandie viendra ensuite. En 1907, au moment du mariage de sa fille Suzanne, François Warrain est avocat à la Cour d’appel. Née en 1889, Suzanne épouse à Marseille un fils du grand armateur marseillais Cyprien Fabre, Léon. Ce mariage constitue un retour aux origines mêmes de la famille Roux. Peu connu, masqué par le nom de Warrain, il vient sceller une intégration tardive à l’une des grandes « dynasties marseillaises ». Je n’ai pu retrouver d’informations précises sur l’autre petit‑fils, Alfred Baillehache, seul enfant survivant d’Anita. Une certitude : il n’est pas dans la gêne. Lorsque ses grands‑parents quittent les Champs Élysées, c’est lui qui les accueille au 127 boulevard Malesherbes. Au décès de sa grand‑mère, en 1905, il se déclare « propriétaire ». Dans les deux cas, le capital social a survécu à la faillite et l’épreuve a pu se transformer en expérience.

47Ce bref déroulé des générations appelle une ultime comparaison avec la famille Figueroa, une dernière lecture des nécrologies espagnoles déjà citées. Celle d’Ignacio Figueroa mentionne les trois enfants. Pour Roux, elle parle des beaux‑frères, Simón et Eduardo. Le rapprochement des deux textes invite à opposer la postérité brillante d’Ignacio Figueroa, dans la politique comme dans les affaires, à l’absence chez Roux de descendants en mesure de reprendre un flambeau d’ailleurs éteint. C’est tout à fait exact. Il faudra attendre la fin des années 1980 pour qu’une branche marseillaise de la descendance Warrain, à défaut de maintenir la mémoire, engage auprès des autorités politiques espagnoles une procédure pour relever le titre de marquis d’Escombreras12. La noblesse sans la gangue de l’histoire. Les descendants Figueroa n’ont nul besoin de relever des titres. Ils en sont tous abondamment pourvus. Plusieurs accèdent même à la grandeza de España. À défaut de lignage brillant, Roux et Trinidad laissent une famille que la faillite n’a fait sombrer dans la déchéance, ni à Carthagène ni à Paris. Par l’allusion à la carrière politique d’Álvaro, comte de Romanones, la nécrologie du marquis de Villamejor invite à porter le regard au‑delà des affaires. La postérité de Roux mérite aussi cette attention, mais dans un autre domaine. Le naufrage économique du marquis n’a pas empêché — et a peut-être même servi — l’épanouissement, intellectuel et artistique, d’un des petits‑enfants accueillis par le couple pendant de longues années. François Warrain, qui a vu la ruine de ses grands‑parents, a refusé d’entrer à la Cour des comptes. Il est ensuite moins connu pour son métier d’avocat que pour ses œuvres de sculpteur, ses travaux de mathématicien, de philosophe orienté vers la métaphysique et même l’occultisme. L’art et la science sur les décombres de la fortune : Lacan et Deleuze, qui connaissaient l’œuvre, auraient adoré.