1Ce portrait de 1883 dit tout, ou presque, parce qu’il est un aboutissement. Il parle d’un moment et aussi d’un chemin. Il masque aussi le précipice, l’abîme, mais il ouvre sur la grande absente des chapitres précédents, à quelques exceptions près : la famille. J’ai pourtant insisté sur le rôle de plusieurs beaux‑frères de Roux, sur la volonté — certes tardive — de celui‑ci d’associer son fils Joseph à ses affaires. Il n’empêche : on n’a pas vu la famille, ni étroite ni élargie, sinon à travers quelques rares trouées, comme les séjours à Ergastiria. Elle est absente ou, plus exactement, elle se réduit à cette toile de fond grise de toute trajectoire réussie en affaires.

2Elle est même d’autant plus dépersonnalisée que Roux n’a pas obéi au rite, presque obligé, de cette élite du négoce marseillais que son père avait réussi à intégrer : faire un beau mariage, qui consolide la fortune et les réseaux. Il n’a certes pas épousé une fille du peuple — impensable —, mais Trinidad, fille d’un officier de marine en retraite, au‑delà de l’honorabilité, n’est porteuse d’aucun moyen de repérage social. C’est une Espagnole, avec toute la connotation d’étrangeté sinon d’exotisme du mot, et aussi une catholique qu’Hilarion a imposée à ses réseaux protestants marseillais. Ville de commerce et de refuge, Marseille a vu passer, et parfois s’établir, des individus et des familles portés par les ressacs des exils, souvent au gré des soubresauts de la vie politique espagnole, autrement dit de la chute des régimes successifs : celui de Joseph, emporté par la déroute napoléonienne, celui du Trienio Liberal, défait en 1823 par les Cent mille fils de Saint Louis voulus par Chateaubriand. Mais ces émigrés étaient mariés et leurs enfants épousent des compatriotes, à l’instar d’Ignacio Figueroa, vrai enfant de Marseille à défaut d’y être né. L’immigration politique n’a pas affecté l’entre‑soi des élites. Le mariage espagnol d’Hilarion est donc un événement profondément hors normes, presque une faute de goût dix ans avant que Napoléon III ne lui donne de l’éclat et une forme de légitimité symbolique par son union avec Eugénie de Montijo.

3L’absence d’archives personnelles interdit d’accéder, un tant soit peu, à l’intimité familiale, mais elle ne saurait empêcher de s’interroger sur la vie d’une épouse qui « s’exile » à Marseille après dix ans de mariage pour suivre son époux, avant de l’accompagner enfin à Paris. Des migrations contraintes ou assumées et même voulues ? Une vie de soumission ou d’influence ? Les enfants du couple suivent les parents jusqu’à leurs mariages respectifs. Une trajectoire banale, à quelques détails près : une enfance en Espagne, marquante surtout pour les deux aînées, et une jeunesse dorée à Marseille, déjà grande ville, après des années dans une petite bourgade portuaire, où se côtoyaient la maigre élite locale, les gens de métiers et les hommes du peuple avec qui leur père n’hésitait pas à faire affaire. Et, pour le plus jeune, Joseph, le second choc — le passage de Marseille à Paris —, et surtout les attentes spécifiques du père : le fils comme porteur du nom, garant de l’honorabilité et de la pérennité des affaires. Hilarion s’est trouvé lui‑même investi d’une mission que son jeune frère ne pouvait pas assumer et il n’a qu’un fils sur lequel transférer ces attentes. Emportés au gré des nécessités des initiatives paternelles, transformés par les étapes successives, acteurs, non seulement de leur propre vie, mais aussi du climat familial et même des orientations prises par le chef de famille : ces trois axes guident l’enquête, maigrichonne du fait du peu d’informations disponibles, mais néanmoins nécessaire, sur les membres de la famille d’Hilarion Roux.

I. — De maison en maison

Carthagène : dix ans sans laisser d’adresse

4De janvier 1843 à l’été 1854, Hilarion Roux vit plus d’une décennie à Carthagène. Il s’y marie, y devient père de ses trois enfants. Et pourtant, impossible de savoir où il a vécu, sinon lors des semaines ou des mois qui ont suivi son arrivée « chez Monsieur Juan Gutierrez, 28 Calle Mayor1 ». Puis, plus rien, en dépit de la multiplicité des actes notariés qui auraient dû être autant de cailloux de Petit Poucet pour suivre sa trace. Une raison simple à cela : à la différence de leurs confrères français du temps, les notaires de Carthagène n’indiquent jamais l’adresse précise des personnes concernées, mais seulement la ville d’origine, en l’occurrence « de esta vecindad » pour les habitants de la ville. Roux achète des maisons à plusieurs reprises, mais ce n’est pas pour y habiter2. Il s’agit de prêts hypothécaires masqués derrière la formule plus simple et plus brutale de « ventas con pacto ». Le cadre juridique est celui de ventes à réméré. Formellement, il y a bien vente de maison avec possibilité de reprise du bien si le prix est remboursé au terme du délai fixé, trois mois en général. Dans les faits, c’est un prêt avec récupération du gage par le prêteur sans aucune formalité à l’échéance. Les registres paroissiaux sont carrément muets sur l’adresse des parents, des nouveaux époux ou des défunts, pour ne s’intéresser qu’aux ascendants : le lignage envahit le temps présent.

5Roux a pu effectuer une acquisition qui m’aurait échappé, ou plus simplement être hébergé chez ses beaux‑parents ou dans une maison leur appartenant. La maison de commerce est installée au cœur de la ville, au pied de la citadelle3. Il n’est donc pas sûr que la famille soit allée s’installer à Escombreras. Il est vrai que Simón y réside, au moins formellement en 1875, au moment de l’anoblissement de son beau‑frère, mais Roux a déjà quitté Carthagène depuis deux décennies. Ses balcons à Escombreras en 1874 sont en fait ceux de Simón4. Il n’a pris possession de la fonderie qu’à la fin de 1848, avec un objectif purement industriel et il est resté banquier dans la ville. En 1854, Trinidad accompagne Hilarion à Marseille, mais aurait‑elle accepté de s’éloigner de sa famille pour s’installer simplement de l’autre côté de la baie ? Par ailleurs, l’heure n’est pas encore aux constructions somptuaires qui ne fleuriront qu’à partir du dernier quart du siècle. Roux s’est fondu dans le paysage urbain sans aucun souci d’y laisser la moindre empreinte : sa réussite ne s’affirme qu’au début des années 1850 et il a alors parfaitement conscience que son séjour approche de son terme. Ses retours ultérieurs, sporadiques ou prolongés, s’effectuent dans le cadre d’hébergements familiaux, par exemple chez Simón qui organise ses séjours successifs de 1875.

Marseille quartier Préfecture

6Le retour à Marseille n’est en rien une surprise, ni pour Hilarion, ni pour Trinidad. En revanche, c’est un choc. En épousant le sémillant banquier, la jeune fille savait bien qu’un jour ou l’autre il lui faudrait quitter sa famille et sa ville pour une autre famille, une autre ville, qu’elle connaît à peine, en dépit de précédents séjours d’été ou de fin d’année. La famille quitte une petite cité, mal équipée, toujours marquée par la présence de l’Arsenal et de l’Armada, une ville dont la prospérité naissante n’a pas encore bouleversé le paysage urbain. Marseille est d’une toute autre dimension, engagée dans une croissance urbaine sans équivalent en dehors de la capitale. La famille y trouve une manière efficace de réduire l’espace : toujours vivre dans le même quartier, celui de la préfecture. Joseph Roux habitait 19 cours Bonaparte, l’actuel cours Pierre Puget. Au décès de celui‑ci, en 1858, Hilarion hérite de la maison, ainsi que des écuries dans la rue de l’Ormeau, en indivision avec son frère Antonin. Selon les dispositions testamentaires, la maison reste occupée par la veuve de Joseph Roux. Hilarion et sa famille n’y ont jamais habité. En fait, ils ne s’en éloignent guère. Ils s’installent à quelques pas de là, au 47 de la rue Breteuil. Les actes notariés mentionnent cette adresse tout au long des années 1860. Si les actes de société peuvent prêter à confusion entre domicile privé et siège de la banque, le contrat de mariage de leur fille Trinidad, établi en février 1867, lève toute ambiguïté et apporte une précision : il s’agit du 47A5. Cette continuité invite à considérer comme une omission l’absence de mention dans le recensement de 1861. Deux changements apparaissent au début des années 1870. En 1873, à l’occasion de la création de la Société Métallurgique de Marseille, Roux donne le 56 rue Montgrand comme adresse personnelle, mais il peut y avoir confusion avec la nouvelle adresse de la banque. Sa nouvelle adresse personnelle, mentionnée lors du renouvellement de la banque Roux de Fraissinet, en janvier 1874, est le 1 cours Pierre Puget, identique à celle indiquée, en août 1875, dans le cadre de la préparation de la création de la Compagnie Française des Mines du Laurium6. Signe que les affaires prospèrent et que la résidence se fait toujours plus ostentatoire ?

7Peu importe en fait : l’essentiel est que la famille comme les affaires s’inscrivent, pendant deux décennies, dans un périmètre réduit, un quadrilatère de deux cents mètres de côté environ, au cœur du quartier élégant qui a continué à se développer vers le sud en dépit des efforts des Péreire, au cours des années 1860, pour faire de la rue Impériale le nouveau centre des affaires de la ville. Le mariage de Roux était une transgression. Le retour à Marseille est comme un retour à la norme. Tout rentre dans l’ordre : les affaires, avec l’inscription dans les pas du père, et la résidence. Hilarion ne peut plus être perçu par son milieu comme un homme en marge, à aucun point de vue. Comme la nouvelle élite marseillaise, il associe banque et négoce, et comme elle, il habite dans le rectangle d’or — celui de son père, celui aussi de Luis Figueroa quelques décennies plus tôt, celui des Baccuet à présent —, à l’ouest de la préfecture au 20 rue Montgrand.

8Reste peut‑être une transgression, celle de la résidence d’été, la bastide ou plutôt, en l’occurrence, le château de la Reynarde. Joseph Roux l’avait acheté en 1854 et lui avait ajouté, sans doute à grands frais, les tours crénelées qui en avaient dénaturé le caractère provençal7. Il l’avait transmis, en indivision, à ses deux fils. En décembre 1868, ceux‑ci revendent la propriété, toujours indivise, à Louis Régis, alors l’une des plus grandes fortunes négociantes de la ville8. Pourquoi cette vente ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Un rejet du goût architectural douteux du père ? Compte tenu des modes du temps, c’est peu probable. La difficulté de cohabitation avec Antonin ? C’est nettement plus vraisemblable, d’autant plus que celui‑ci, qualifié désormais non de « banquier » mais seulement de propriétaire, est peut‑être à la recherche de fonds. Mais, en ce cas, Hilarion aurait pu racheter la part de son frère. Il reste une dernière possibilité, malheureusement la plus convaincante, celle du refus de revenir dans un lieu rappelant trop des jours heureux révolus. Depuis le décès de la jeune Trinidad, en octobre de l’année précédente, la famille ne va plus jamais au Laurium, avant même que ne surgissent les problèmes de la première société. Le drame a pu emporter les dernières hésitations à propos de La Reynarde. Il reste encore près de dix ans avant le départ pour Paris. Comment se passent les étés ? Impossible de le savoir mais, en dépit de l’absence de toute trace notariale, l’hypothèse de séjours prolongés à Carthagène ne doit pas être écartée. Comme l’attestent ses séjours grecs assortis d’escapades à Athènes, Trinidad Aguirre est une enfant de la ville, avec ses rues et ses boutiques, une fille des bords de mer beaucoup plus que des intérieurs. Au‑delà des douleurs de la mémoire, la campagne marseillaise a dû peu lui manquer. Carthagène et Marseille, deux lieux complémentaires dans l’attente de Paris : un sacrifice, mais aussi un rêve.

Paris ou la dissociation des espaces

9En août 1875, lors de la création de la CFML, Hilarion Roux déclare encore habiter Marseille. Deux années plus tard, lors de la fondation d’Escombreras en août 1877, son adresse est désormais parisienne9. Un autre indicateur confirme la date de son déménagement de Marseille à Paris : sa démission de sa fonction d’administrateur de la succursale marseillaise de la Banque de France puisque son remplacement est sollicité un mois plus tard, le 27 septembre10. En réalité, il est en contact étroit depuis plusieurs années avec des milieux d’affaires parisiens, avant même la création de la CFML qui a supposé une longue recherche préalable de partenariats. Certes, c’est un homme de l’écrit, de correspondances quotidiennes précises, argumentées, mais rien ne saurait remplacer le tête‑à‑tête de la négociation, de l’échange immédiat, de l’évaluation de l’interlocuteur, de la mise en œuvre de stratégies de séduction aussi. Passé maître dans cet art à l’écrit, y compris avec les Rothschild, Roux est excellent aussi à l’oral, ou se juge tel, comme en témoignent ses interventions aux assemblées générales, celles du Laurium français notamment. Les déplacements en chemin de fer ne suffisent plus, d’autant que le siège de la CFML est à Paris. Le téléphone est encore à venir. Le déménagement tarde néanmoins, parce que Roux a tant d’attaches marseillaises, la banque Roux de Fraissinet, le petits‑fils François Warrain aussi.

10En 1877 le temps est venu, parce que Marseille est désormais trop étroite pour ses ambitions de collecte de capitaux, trop éloignée sans doute aussi de Liège, de cette compagnie du Bleyberg avec laquelle il a engagé une manœuvre tortueuse qu’il espère voir aboutir. Roux a établi le siège commun de ses sociétés au 37 rue Taitbout, dans le IX^e arrondissement, alors que la résidence familiale se trouve dans un quartier plus huppé, au 77 boulevard Haussmann, dans le VIII^e. La dissociation spatiale entre le travail et la visibilité sociale a commencé à s’opérer. Elle n’est pas achevée : Hilarion Roux est encore à quelques centaines de mètres de la rue Taitbout par la rue de Provence, une distance de piéton, s’il le veut bien. En mai 1880, il habite encore boulevard Haussmann11, mais la distanciation, sociale autant que spatiale, ne tarde pas à culminer avec l’installation de la famille dans le quartier à la mode, surtout depuis les années 1860, l’avenue des Champs Élysées. En novembre 1880, elle y habite déjà12. Quelques mois plus tard, l’acte de création de La Forcite est comme un théâtre des vanités : le marquis d’Escombreras et son épouse habitent au 65 et leur fils Joseph au 67. Le schéma marseillais, de proximité, parfois jusqu’à la confusion entre la résidence et le lieu de travail, pouvait donner le change : impossible de distinguer l’homme d’affaires du personnage social. À Paris, le divorce spatial entre travail et résidence, largement dominant, libère les désirs d’ostentation. Roux n’a plus de chaîne invisible qui l’empêche de s’éloigner de son bureau, de son quartier. D’emblée, il trouve mieux, avant de s’afficher sur l’une des plus belles adresses de Paris. Il y organise des réceptions somptueuses comme celle qu’il donne, en octobre 1882, comme consul général de Madagascar, en l’honneur des ambassadeurs Hovas13.

II. — Le refuge familial

11La lecture du déménagement par l’affichage social est parfaitement fondée, mais elle ne saurait masquer les logiques familiales, avec leurs douleurs et leurs nécessités.

1879 : deux mariages et un enterrement

12D’abord une belle année. Le solstice d’été est un moment de bonheur retrouvé. Le 19 juin, Elodie‑Anita (elle signe toujours sous son surnom familial), veuve depuis 1872 de Henri Baillehache‑Lamotte, mère de deux enfants, Robert et Alfred, qui habite chez ses parents au 77 du boulevard Haussmann, se remarie avec un lieutenant de hussards, Jean‑Baptiste Hibert. Une histoire familiale qui repart, sept ans après, pour se briser, moins d’un mois plus tard, avec le décès d’Anita, le 14 juillet. Par décision d’un conseil de famille tenu à Marseille en octobre sous la présidence d’un juge de paix, Hilarion devient tuteur de ses petits‑enfants, Robert et Alfred14.

13Dans ces conditions, le mariage de Joseph ne saurait être une fête. Pourtant, il ne peut être retardé, parce qu’il reste un soulagement. Les décennies suivantes montreront que le fils ne cesse d’être une préoccupation pour la famille, pas seulement du fait de son âge, 29 ans, mais aussi par l’ensemble de sa conduite. Le 26 novembre, il épouse une Équatorienne, María Lucía Durán. Les témoins des deux mariages sont un révélateur. Pour les affaires, ils offrent un condensé des relations du moment : comme témoin d’Anita, la Sardaigne, avec Fernand Serpieri, rejeton de la famille, alors élève ingénieur à Liège, et pour Joseph, le Bleyberg avec Rémy Paquot. Pour la famille, dans les deux cas, Eduardo de Aguirre, le jeune frère de Trinidad, si intelligent, si habile, disponible sur tous les fronts, des activités et de la famille, et sans doute très proche de sa sœur. De grands absents : la famille Fraissinet, à commencer par les Baccuet, associés de Roux dans la banque, et la famille marseillaise. Marseille marginalisée jusque dans les événements familiaux.

Les rencontres du 65

14Il faut procurer un logement aux nouveaux mariés, continuer à héberger les enfants d’Anita, dont Trinidad et Hilarion ont reçu la garde. Il faut aussi quitter les souvenirs douloureux du boulevard Haussmann. Le choix du quartier relève bien de l’affichage social, mais le départ répond à une forme de nécessité familiale. Le décès de leur fille Trinidad avait provoqué une double rupture, avec la Grèce et avec la Reynarde, celui d’Anita avec le boulevard Haussmann. Les parents et leurs petits‑fils s’installent au 65. Le jeune couple, dont l’adresse varie entre le 65 et le 67 selon les documents, voit la naissance de Marie‑Marcelle le 22 octobre 188115. Le 65 des Champs Élysées devient le nouveau refuge de la vie familiale, renforcé ensuite par l’arrivée de François Warrain, le fils de Trinidad dont les Roux deviennent aussi les seuls ascendants après le décès de son père en juin 1880, puis, en mars 1881, de son grand‑père paternel, Philippe Warrain16. François se retrouve avec ses cousins Baillehache et c’est à travers eux que le jeune homme fait la connaissance d’une parente de ses cousins, Alix Baillehache, qu’il épouse au début de 188817. Les témoins du marié sont deux oncles, Joseph Roux et Arthur Warrain. Avec ce dernier, Marseille revient officiellement en jeu dans l’histoire familiale.

15Le 65 devient un lieu de sociabilité mondaine et aussi parfois de rencontres improbables. L’une des plus étonnantes est sans doute celle du « zouave Jacob ». Auguste‑Henri Jacob, d’origine bourguignonne, ancien trapéziste de cirque à Marseille et ancien trombone du régiment de zouaves de la garde impériale, s’était fait connaître dans les années 1860 par des talents de guérisseur appuyés, au fil des années, sur des « outils » successifs : fluide miracle, magnétisme, spiritisme, hypnotisme efficace sur certaines paralysies au point d’intéresser Charcot. En dépit de diverses tribulations, notamment après la chute de l’Empire, en dépit aussi de plusieurs procès, le « zouave Jacob » conserve une popularité certaine dans plusieurs milieux parisiens, y compris au sein de la bonne société, multipliant les consultations et publiant plusieurs ouvrages à la paternité contestée. Comment cet homme, au parcours pour le moins singulier, a‑t‑il pu se retrouver comme témoin d’un acte notarié familial, une procuration signée par Roux pour recueillir, au nom de ses petits‑enfants Baillehache‑Lamotte — les fils d’Anita —, une donation à titre de partage anticipé de leur famille normande18 ? C’est probablement le résultat d’une « intervention » du « zouave Jacob ». Il est impossible de savoir sur qui elle s’est exercée, Anita ou un autre membre de la famille, mais il est certain que Roux et son épouse ont accordé leur confiance au personnage. Qu’y a‑t‑il derrière ? Une réussite, au moins temporaire, du « zouave », ses seuls talents de conviction, ou le désarroi des parents ou grands‑parents devant la maladie ?

16François Warrain, lui aussi résident, on l’a dit, du 65 Champs Élysées après avoir quitté le lycée marseillais et ses camarades, dont Edmond Rostand, achève ses études à Paris. Elles lui permettront de devenir avocat à la Cour d’appel, mais il renoncera à la Cour des comptes pour se consacrer à la sculpture, très vite aussi aux mathématiques et à la métaphysique. On connaît son enracinement normand qu’il doit à son épouse Alix Baillehache, mais il serait intéressant de mieux savoir ce qu’ont pu lui apporter ses premières années parisiennes, dans un regroupement familial dont le cadre somptueux ne saurait effacer les drames du passé. Le rôle principal dans la conduite de la maisonnée ne peut être assumé par Hilarion, trop occupé par ses manœuvres, d’offensive puis de sauvetage, mais par Trinidad. L’éducation dévolue aux femmes, ce cliché sur la répartition fonctionnelle au sein du couple, au xix^e siècle et au‑delà, paraît s’appliquer, mais il ne faut pas s’y arrêter, parce que Trinidad Roux est sans nul doute beaucoup plus que cela. C’est elle le véritable pivot, ou socle, de la famille. Pour ses petits‑enfants, pour son fils, proche de la dérive, pour l’ensemble de sa fratrie espagnole. Je ne l’ai pas assez souligné : Trinidad a quitté Carthagène en 1854, mais elle est restée une Aguirre. La présence d’Eduardo lors des deux mariages de 1879 est un signe fort. La famille Roux n’est plus à Carthagène, mais les racines familiales espagnoles sont toujours là, au point que l’on peut s’interroger sur son rôle dans le long maintien d’un système de gestion de plus en plus anachronique.

III. — La marquise d’Escombreras

Le privilège de l’image

17Hilarion Roux a fait réaliser un portrait de son épouse, achevé en 1883 (fig. 1)19. Apparemment rien que de banal dans une initiative qui vient consacrer une réussite et afficher un rayonnement symbolique au cœur même de l’espace des mondanités. L’œuvre répond à la plupart des codes du temps. L’auteur, Jules‑Elie Delaunay, est un peintre de tout premier plan : second grand prix de Rome, ancien pensionnaire de la Villa Médicis, membre de l’Académie des Beaux‑Arts depuis 1879, il a réalisé des peintures pour l’Opéra Garnier, l’escalier d’honneur de l’Hôtel de Ville, la nef du Panthéon. C’est aussi un portraitiste en vogue. En 1878, il a représenté, de face, madame Georges Bizet. En 1883, il peint madame Georges Guiart, née Fanny Goüin. La concomitance avec le tableau de la marquise d’Escombreras n’est peut‑être pas fortuite. Roux est depuis plusieurs années en relation avec un membre de la famille Goüin, le « chevalier Goüin », établi alors en Sardaigne où il a développé des initiatives minières auxquelles Roux participe. Une fois de plus, avec lui, les affaires et la famille ne sont jamais loin.

Fig. 1. — Jules‑Elie Delaunay, La marquesa de Escombreras, 1883, 99 x 79 cm

18Le conformisme dominant ne saurait masquer plusieurs particularités. La première est l’absence de tableau symétrique représentant le marquis lui‑même. Ce n’est certes pas une règle absolue : les deux exemples que je viens de citer le montrent. Néanmoins, les portraits, séparés et jumeaux, des membres d’un couple, se rencontrent aussi. Pour rester dans le registre France‑Espagne, l’exemple le plus célèbre est celui d’Alejandro María Aguado, marquis de las Marismas del Guadalquivir. Jean‑Philippe Luis a repéré deux portraits du banquier espagnol établi à Paris20. Le premier, de 1832, est complété, l’année suivante, par celui de son épouse, avant qu’Aguado ne fasse réaliser un nouveau portrait, de lui seul cette fois, en 1835. Rien de tel pour le couple Roux, doublement original. La première différence est que la marquise est représentée en premier, comme si elle était l’orgueil de Roux, avant même sa vanité personnelle de noble de fraîche date. La seconde différence, plus fondamentale, est que Delaunay n’a pas peint le marquis d’Escombreras, alors que le portrait de la marquise, légèrement de profil, paraît attendre un symétrique. Deux portraits sur le grand côté du salon : ce fut peut‑être le projet initial, mis à mal par la faillite de la banque à l’automne 1883. Ce n’est pas certain. Le format rend l’hypothèse plausible : 99 x 79 centimètres, comme celui du portrait du couple Aguado en 1835, mais très éloigné du format du seul Aguado en 1832 (210 x 160 cm)21. L’hypothèse s’affaiblit si l’on considère que Roux paraît s’être dérobé à toute représentation picturale ou photographique individuelle de lui‑même. Pas plus que les historiens espagnols, en quête d’images pour illustrer leurs recherches sur la grande figure de Carthagène du troisième quart du siècle, je n’ai retrouvé ni tableau, ni photographie personnelle de Roux, alors même que le genre se répand à compter des années 1870. Contemporain presque parfait de Roux, l’ingénieur des mines Federico Botella, qui a passé lui aussi sa prime enfance à Marseille et fut familier de Simón à Carthagène, a laissé dans ses archives des centaines de négatifs ou de tirages photographiques, dont plusieurs documents personnels22. Plusieurs photographies officielles de l’ingénieur sont conservées à Madrid. Rien de tel pour Roux. Une représentation de lui a bien été retrouvée, mais dans une photographie de groupe à Escombreras, évoquée dans un chapitre ultérieur23. Pourquoi ? La faute à l’absence d’archives personnelles, à la non‑appartenance à une grande institution locale — académie ou chambre de commerce —, ou vraie réticence, comme si la puissance financière et le titre n’avaient pas besoin d’image ? Au‑delà des hypothèses restent deux constats, symboliques : la signature comme seule empreinte iconique, comme si la puissance suffisait à rendre compte de l’homme, et l’épouse comme seule image familiale. Lacune documentaire ou traduction visuelle d’un lien conjugal fort, voire d’une influence et même d’un pouvoir qui ne peuvent s’exprimer autrement ?

Les aveux d’un portrait

19Reste le tableau lui‑même, révélateur d’une personnalité ou expression la plus plate, quoique coûteuse assurément, du conformisme esthétique et social de l’époque ? Le deuxième terme de l’alternative paraît aller de soi. L’œuvre est une peinture de genre et la posture de la marquise n’est pas seulement convenue : elle est presque inexpressive. Un corsage de dentelle élégant, des mains gantées tenant un éventail et un regard quelque peu perdu dans le vide : rien d’autre qu’une grande bourgeoise en représentation. Il faut aller au‑delà de ce premier regard pour se forcer à « lire » la marquise. D’abord s’intéresser à l’arrière‑plan, a priori dénué d’intérêt. Il est sombre et les deux meubles partiellement figurés à gauche paraissent avoir pour seules fonctions de suggérer la richesse et d’équilibrer l’espace pictural : Delaunay sait y faire pour construire son tableau comme pour flatter la vanité du payeur. Mais il sait aussi que la sobriété renforce l’expression. La seule touche colorée est un bouquet, des œillets de plusieurs couleurs, surtout blancs et rouges, disposés dans un vase posé sur la commode, comme coupé par une erreur de cadrage de l’artiste. En réalité, loin d’être une erreur, la marginalité est voulue, marque d’une discrétion propre à l’épouse, presque d’une pudeur, mais les fleurs disent beaucoup : une fidélité et surtout une identité. Depuis les primitifs flamands, l’œillet rouge exprime la fidélité conjugale, mais le plus important ici est qu’il est une fleur emblématique de l’Espagne. Dans la diversité de ses tons, la composition d’œillets avertit le visiteur que la marquise est espagnole et fière de l’être : l’entrée dans le tableau est un affichage, discret mais clair, des origines. Au cœur du Paris élégant, les hôtes sont accueillis en territoire espagnol.

20Le portrait est dépouillé de ces oripeaux symboliques qui encombrent les représentations masculines : décorations ostentatoires ou livres négligemment tenus ou posés pour signifier l’œuvre ou les centres d’intérêt du représenté, une lourdeur transformée en ridicule dans les photographies officielles des siècles suivants. Ce dépouillement est une chance parce qu’il concentre l’attention sur le sujet. Commençons par le manque d’expressivité. Il est réel, mais inévitable. Trinidad Roux a perdu ses deux filles, assume la tutelle de trois de ses petits‑enfants. Les épreuves et les charges rendraient inconvenants tout sourire, toute légèreté. Le tableau a pu être différé par une période de deuil. En réalité, la marquise n’est pas inexpressive : elle est sérieuse, et même grave. Cette attitude n’est pas incompatible avec l’élégance. À l’entrée dans la soixantaine, madame Roux est une belle femme : le corsage dénude de superbes épaules et, sans doute aussi grâce à l’artifice du peintre, le cou, le menton et le port de tête sont une insulte aux soi‑disant inévitables ravages du temps. La marquise est aussi une maîtresse femme. Quarante ans ont passé depuis le mariage de Trinidad, tout juste sortie de l’adolescence, avec un jeune banquier qui allait bouleverser le niveau et le mode de vie de l’ensemble de la famille. La fille du modeste officier en retraite n’a pas seulement suivi son époux à Marseille, puis à Paris, elle s’est adaptée à la fortune et au statut social qui l’accompagne, et surtout, elle n’est pas restée passive. J’ai déjà suggéré qu’elle a pu jouer un rôle dans la mise en place d’un système de gestion faisant la part belle à deux de ses frères. Elle a quitté sa ville natale mais, à travers Eduardo, ce sont tout à la fois sa famille et Carthagène qui l’accompagnent.

21Le tableau dit la sérénité, mais aussi la présence et l’assurance discrète de la maîtresse de maison. La marquise reçoit ses invités du 65 des Champs Élysées, aux côtés de son mari pour les dîners ou les grandes réceptions, mais elle n’a besoin d’aucun appui pour tenir salon pendant que Hilarion Roux est occupé rue Taitbout à lancer des initiatives, à gérer et débrouiller des affaires, à les embrouiller aussi, à tenter de les sauver enfin. Le portrait est un affichage social, et aussi un message à tous ceux qui pourraient penser se trouver devant une provinciale « montée à Paris », voire, pour les mieux informés, devant une immigrée de souche modeste, chanceuse et quelque peu parvenue : la marquise d’Escombreras appelle le respect dû à son rang et à sa dignité personnelle. Destiné d’abord aux visiteurs, le tableau est aussi mémoire pour les générations futures qui auront ainsi une image de la fondatrice de la dynastie des marquis d’Escombreras.

22Il assume aussi une troisième fonction, implicite, à l’égard de la maisonnée. Il dit à tous, fils, belle‑fille et petits‑enfants, que Trinidad assure la direction quotidienne de la famille et attend le respect et l’obéissance dus à sa personne et à sa mission. Nul doute que le premier destinataire du message soit Joseph, Pepito, ce fils probablement si désiré et si décevant. Comme le montre la création de La Forcite, Hilarion essaie de l’intégrer à ses affaires, tandis que Trinidad doit s’employer à le contrôler dans sa vie personnelle, surtout depuis la naissance de Marie‑Marcelle dans la maison de ses grands‑parents, en octobre 188124. Ce sera un double échec, dans les affaires comme dans la vie familiale. Pepito divorce en avril 189725. C’est probablement un coup très dur pour le catholicisme de sa mère. En réalité, l’épreuve a commencé au moins deux ans plus tôt. En 1895, il est à nouveau devenu père, hors mariage cette fois, de Marie‑Joseph Pierre Antoine, Arthur de Mercedes, Roux d’Escombrera, né en Belgique, à Ixelles. Le père reconnaît l’enfant, mais omettant de mentionner son premier prénom, il apparaît comme « Ange Hilarion Roux d’Escombrera » aux côtés de la mère Lucia de Bovieno. Le jeune Joseph sera l’une des victimes de Verdun, « mort pour la France » le 7 mars 1916 des suites de blessures reçues à Vaux‑devant‑Damloup26. Disparue depuis longtemps, Trinidad ne connaîtra pas cette fin d’un petit‑fils illégitime qui eût pu entrer dans les illustrations familiales. Pepito inflige à sa mère un dernier scandale public, moins de trois mois avant le décès de celle‑ci, le 27 janvier 1905. Au début novembre 1904, à la suite d’une querelle dans un « restaurant de nuit », ce « fils d’un riche armateur [sic] de Marseille » affronte à l’épée un duelliste chevronné, et gagne grâce à une fougue nullement maîtrisée27.

23Trinidad échappera au spectacle, tout aussi désolant que le divorce pour l’honneur de la famille, de quinze créanciers de Joseph Roux faisant le siège du notaire en 1905 pour essayer de récupérer leur dû à la faveur de la succession de la marquise28. Revenu à Paris, demeurant au 42 rue de Maubeuge, Pepito a laissé des ardoises partout, surtout chez de multiples fournisseurs, depuis un épicier, un crémier, un chemisier, un boucher, jusqu’à un pharmacien. Il est débiteur aussi de Lewin, l’associé de son père dans La Forcite, et a même contracté une dette en Hollande. La paternité hors mariage, le divorce, l’endettement jusqu’au cou : ces situations ne sont nullement d’actualité en 1883, mais la marquise connaît trop bien son fils pour ne pas les imaginer. La sérénité qui ressort du portrait de Delaunay est plus qu’une simple façade, mais elle ne traduit pas l’apaisement de l’esprit. C’est d’abord et avant tout l’expression d’une volonté, celle de maintenir une famille unie et digne dans son histoire, dans son présent et si possible dans son avenir : le regard de la marquise peut se lire comme la marque de l’incertitude, voire du doute ou de l’inquiétude. Sans doute du fait d’une exigence de Pepito, le mobilier de la marquise est mis aux enchères après sa mort. Estimé initialement à 3 660 F, il atteint le prix de 5 347 F29. Le détail n’est est pas donné. Impossible donc de savoir si le portrait de la marquise a été vendu alors, conservé un temps par un descendant, ou jamais livré parce que non payé. On connaît la fin, toujours provisoire : ces dernières années, près de cent quarante ans après son achèvement, il était proposé dans une galerie d’art londonienne.

IV. — L’aventure d’un couple

Femme d’influence

24Ombre, accompagnatrice efficace, ou inspiratrice de son mari ? Derrière ces mots, trois pratiques possibles de fonctionnement du couple. Ombre, certainement pas. Plus jeune que son mari, mais seulement de quelques années, Trinidad entre certes dans l’invisibilité des femmes mariées : seules les veuves retrouvent une vraie autonomie chez le notaire, encore le plus souvent aux côtés d’un fils aîné. Elle suit son mari à Marseille, mais l’empreinte espagnole reste bien présente, notamment par l’usage des surnoms, Anita ou Pepito, jusque dans les actes notariés, et les villégiatures portent sa marque, y compris lorsqu’elles prennent fin. Accompagnatrice efficace, sans aucun doute, par exemple lors des séjours en Attique, et surtout dans les missions de réception dévolues aux épouses : c’est l’un des sens premiers du portrait de la marquise d’Escombreras. Inspiratrice : la réponse est nécessairement nuancée, et surtout prudente. Trinidad de Aguirre est demeurée à l’écart des affaires de négoce ou de banque. En a‑t‑il été de même pour les mines ? Hilarion a su acquérir par lui‑même une culture minière et surtout métallurgique, mais cela ne signifie nullement que son épouse se soit désintéressée de ses opérations à Carthagène ou, plus largement, dans la Péninsule.

25Les intérêts de la famille ont probablement été à l’origine de plusieurs interventions dans les affaires de son mari. J’ai déjà dit le rôle qu’elle avait dû jouer dans la mise en place d’un système familial de gestion des affaires : elle l’avait vu naître alors qu’elle était jeune mariée, avec son propre père en prête‑nom de son mari. Ses deux frères, Simón et Eduardo, ont en ce sens prolongé la figure paternelle. Il est probable aussi qu’elle a pesé pour qu’Hilarion essaie, malgré tout, d’associer leur fils aux affaires. Reste une énigme, celle de la présence du jeune Serpieri et de Rémy Paquot comme témoins dans les mariages de 1879. Simples relations d’affaires, ou aussi amis familiaux ? La question n’est pas anodine, parce qu’elle revient à s’interroger, sans espoir de réponse, sur des ressorts discrets de deux des initiatives majeures de Roux. En réalité, les deux cas ne sont pas symétriques. La famille Serpieri a des liens forts avec Marseille, elle est en relation avec Roux depuis une quinzaine d’années : Marseille et le Laurium ont pu être des terrains de rencontre familiaux, y compris pour Trinidad. Le plus significatif est la présence de Paquot. L’ingénieur belge n’est apparu d’abord dans les affaires de Roux que par la souscription modeste, en 1873, de dix actions de la Société Métallurgique de Marseille. Il se situe bientôt au cœur du « système » que Roux met en place. C’est lui qui, grâce à son rapport complaisant de 1877, a « sauvé » la création d’Escombreras en proposant une surévaluation officielle de 1,5 million de francs d’apports déjà généreusement estimés. Les manœuvres ont aussi déjà commencé autour du Coto La Luz pour aboutir à la création de Escombrera‑Bleyberg à la charnière de 1881 et 1882. Trinidad pouvait‑elle ignorer la complaisance de Paquot en 1877 et le tour de passe‑passe en cours ? L’inclusion de l’ingénieur dans le cercle, quasi familial, des témoins, incite à penser que non. Aspect annexe, mais nullement marginal pour une mère inquiète : elle a pu penser aussi que Paquot pouvait les aider, elle‑même et Hilarion, à assurer l’avenir de Pepito.

Femme de décision

26L’influence de la marquise dans les décisions de son époux relève de l’hypothèse. En revanche, il est une décision qu’elle assume seule, en 1885 : la séparation de biens, alors que, à défaut de contrat de mariage, la communauté légale leur était appliquée. Mais la vérité de 1885 n’est plus celle de 1843. Le jeune homme de 1843, riche, plein d’assurance et de projets, est devenu un banquier failli dont l’opulence n’est plus que de façade. En France, la liquidation judiciaire est consommée, engloutissant le patrimoine du couple, tandis que la perte de presque tous les biens est actée en Espagne. Dans le courant d’avril 1885, Roux est parti pour un voyage à Carthagène et Mazarrón, où il est au début du mois de mai. Trinidad de Aguirre, qui « n’avait à exercer que la reprise éventuelle des sommes qu’elle pouvait être obligée de payer à raison d’obligations qu’elle aurait pu souscrire solidairement ou non avec son mari dans le cours de leur communauté30 », profite alors de l’absence momentanée de son époux pour demander le passage au régime de la séparation de biens, qui lui est accordée par le Tribunal Civil de la Seine le 8 juin 1885. Les défaillances de son époux dans la conduite des affaires du couple ont probablement nourri son argumentaire et facilité une décision judiciaire rendue possible par la perte de tout patrimoine, Hilarion Roux étant devenu définitivement insolvable. Paradoxalement, la ruine la libère de la tutelle conjugale. On ne peut exclure une concertation entre les époux pour mettre à l’abri ce qui pouvait leur rester d’avoirs, jusque‑là occultés : les manœuvres autour de Puertollano, traitées aux chapitres suivants, vont dans ce sens. Néanmoins, la date de la procédure, ainsi qu’une déclaration personnelle de la marquise le 24 juin suivant devant le greffe du tribunal confirmant qu’elle « avait renoncé à la communauté légale de biens », incite à penser que c’est bien elle qui a entrepris, en l’absence d’Hilarion, de sauver du naufrage ce qui pouvait encore l’être31.

27Le patrimoine personnel de la marquise, révélé par le règlement de sa succession en 1905, fait ressortir que l’autonomie qu’elle avait conquise ne lui avait pas fait perdre son regard avisé sur les affaires de son mari. Il est évalué à 271 508 francs, dont 222 450 d’actions minières. Parmi celles‑ci, l’essentiel est constitué d’actions de Puertollano : 150 actions, estimées à 206 150 F soit 1 373 chacune32. Le cours de l’action, rarement échangée il est vrai, est en réalité de plus du double : 2 800 F en cette même année 1905, 5,6 fois le nominal. Les 150 actions valent donc 420 000 F. Au‑delà de la fidélité à l’une des créations de son mari, la marquise avait su conserver une valeur sûre, gérée prudemment « à la française », avec un dividende régulier et un amortissement de tous les travaux neufs sur les profits de l’année33.

Femme de dignité

28La trajectoire de Roux n’est donc pas celle d’un homme seul. C’est celle d’un couple atypique dont la femme n’était issue ni du monde des affaires, ni d’une élite de la terre ou du pouvoir. Je l’ai dit : la jeune fille de Carthagène n’a apporté à son mari, ni titre nobiliaire, ni dot, ni héritage, ni relations, mais simplement une famille. La commodité est devenue opportunité avant de se transformer en système, sans jamais glisser vers la contrainte, parce qu’elle a été l’un des ciments du couple. Une famille profondément unie, dissymétrique au profit de la partie espagnole : Hilarion ne s’est pas marié par calcul et il n’a jamais lâché Trinidad dans son double engagement, pour sa branche familiale et pour leurs enfants. Le combat pour les générations suivantes fut à coup sûr le plus rude : le bonheur de l’enfance à Carthagène et des adolescences marseillaises a fait place aux deuils, à Marseille puis à Paris, aux déceptions aussi, liées surtout au comportement de Pepito. Fille d’officier en retraite, mariée, quelques mois à peine après l’avoir connu, à un jeune homme étranger riche et surtout plein d’allant, de certitudes et de projets, Trinidad n’a jamais failli, ni même faibli. Elle a pris les rênes de la famille après l’effondrement financier de son mari, probablement pudiquement transformé en « revers de fortune ». Faut‑il nuancer ce tableau à la lecture d’une « brève » d’un quotidien local annonçant l’arrivée à Nice, à la mi‑janvier 1898, de « la comtesse d’Escombrera » pour le début de la saison d’hiver sur la côte34 ? Certainement pas : ce ne peut être Trinidad. Outre que le titre ne correspond pas, elle a déjà 73 ans et doit peu quitter le domicile des petits‑enfants chez qui elle vit avec son mari et où il décède six mois plus tard. Il s’agit probablement de l’épouse de Joseph, qui se fait d’ailleurs lui‑même appeler « Roux d’Escombrera ». Le couple vient de divorcer et María Lucía Durán a pu s’attribuer un titre nobiliaire quelque peu baroque pour profiter au mieux des plaisirs mondains de la Riviera.

29J’ai insisté sur sa dignité, sa volonté, ses peines. Il faut ajouter une ultime blessure : l’engagement en 1903, conjointement par les ministères espagnols des Finances et de la Justice, d’une procédure de suppression du titre de marquis d’Escombreras35. La démarche se fonde sur le constat de la vacance du titre après le décès de son titulaire le 28 juillet 1898. Elle n’arrive à son terme que le 5 avril 1909, plusieurs années après le décès de la marquise. Si elle en a eu connaissance, la séquence fut pour elle une vraie douleur : elle signifie qu’aucun de ses descendants directs n’a voulu assurer la continuité nobiliaire ou n’a été en mesure de le faire — ni Pepito, ni aucun des enfants Warrain ou Baillehache. Après l’effondrement de la fortune, la perte de l’autre grande victoire du couple : la création d’une dynastie par l’accès à ce titre de noblesse de si grande valeur symbolique dans la Péninsule et aussi au nord des Pyrénées. Trinidad de Aguirre eut le bonheur de devenir la première marquesa de Escombreras, et la tristesse d’apprendre qu’elle serait aussi la dernière.

30Je ne saurais pour autant oublier ses joies, celles des mariages, celles de la naissance des enfants et des petits‑enfants. En voici deux autres, liées aux trajectoires personnelles de ces derniers. La première histoire est celle d’une gratitude : en 1905, la marquise d’Escombreras, veuve depuis sept ans, décède au 127 boulevard Malesherbes chez l’un de ses petits‑fils, Alfred Baillehache, dont Hilarion était devenu tuteur en 1879 après le décès d’Élodie‑Anita. La seconde est purement virtuelle puisqu’elle survient en 1912, cinq ans après le décès de Trinidad, mais elle eût correspondu à l’une de ses aspirations, dans le fil de l’accès au marquisat : un nouvel ancrage dans la meilleure société, au sens traditionnel du mot. Le 23 novembre 1912, dans le XVI^e arrondissement, Marie‑Marcelle Victoria de Las Mercedes Roux d’Escombrera épouse Charles Emile Boisripaux de Bragelongne d’Estinville36. Deux particules après un nom roturier : pas mal pour la fille de Pepito, mais rien qui eût pu empêcher la fille d’officier de marine de s’enorgueillir du titre de noblesse conquis de haute lutte en 1875, au terme d’un combat — éclair celui‑là — mené par Hilarion et toute sa famille. El Eco de Cartagena touchait juste lorsqu’il élargissait ses félicitations au nouveau marquis à « los Sres. Marqueses de Escombreras y toda su familia37». L’aventure, souvent osée, parfois douloureuse, dans l’ensemble exceptionnelle, fut celle d’un homme, d’un couple, et d’une famille occultant de plus en plus ses racines marseillaises et le réseau Fraissinet. La faillite de l’automne 1883 rappelle, brutalement, qu’ils sont bien là. La banque et le négoce viennent opposer leur poids à celui des intérêts miniers. Ni l’Espagne, ni la Méditerranée, ni Paris n’ont effacé Marseille, ses rêves d’horizons lointains, ses désillusions aussi.