1Escombreras a été l’enfant chéri de Roux. Il a pu y donner toute sa mesure sur plusieurs terrains, celui familier des affaires de banque, celui du négoce des métaux, qu’il avait appris à dominer, et enfin, celui, totalement inattendu, de la métallurgie du plomb. Le jeune banquier, intrépide et sûr de lui, a révélé alors plusieurs qualités fondamentales, jusqu’alors masquées. Ce fut d’abord l’opiniâtreté à remettre en service une fonderie à l’abandon. Il y eut aussi l’humilité de l’apprentissage appuyé sur les savoirs locaux, le sens de l’observation pour améliorer les fours et les techniques grâce à ses moyens d’expérimentation. Il y eut enfin cette quête obsessionnelle de compression des mises de fonds, initiée par les conditions mêmes de mainmise sur la fonderie, poursuivie par la recherche des matières premières les moins coûteuses, rentables en dépit de leur pauvreté. Hilarion Roux s’est construit comme industriel à San Isidoro. Il a beaucoup donné pour la réussite de la fonderie, mais elle lui a aussi beaucoup rendu, en termes de fortune, de puissance et d’image personnelle. Le successeur de Joseph à la tête de la banque Roux de Fraissinet n’est pas seulement un héritier. C’est aussi un homme déjà riche, qui a fait ses preuves personnelles bien au‑delà de ce que pouvait espérer son père à la fin de 1842. L’homme du Laurium de 1864 n’est pas seulement le banquier marseillais, c’est aussi, et même surtout, l’industriel de Carthagène. Les deux compagnies du Laurium ont entretenu l’image de l’industriel avisé, du gran minero, elles ne l’ont pas créée.

2Tout cela est vrai, mais tout cela appartient au passé, ou presque. Le marquisat peut se lire comme un bénéfice tardif, presque ultime, d’un quart de siècle de présence aux abords de la sierra minera. Rien de surprenant : comme les décorations ou le statut d’académicien, l’anoblissement est une reconnaissance du passé, nullement une promesse d’avenir, au contraire même. Sans doute faudrait‑il distinguer entre la sierra, verrouillée par ses pratiques minières et proche des premiers signes d’épuisement, et la fonderie qui peut travailler avec des minerais d’autre origine. Il n’empêche : le quinquagénaire sait parfaitement que le statu quo n’est pas tenable, sauf à prendre acte du déclin promis.

3C’est alors qu’il engage, en 1877, un véritable bouleversement du cadre juridique de ses intérêts miniers, avec Carthagène en pivot de l’opération. La question ne saurait être la légitimité d’une action forte : je viens de dire qu’elle s’impose. En réalité, tout dépend de ce que Roux entend faire : relancer réellement sa présence à Carthagène et en Espagne, ou dissocier son avenir personnel, qu’il croit toujours brillant, de celui de ses affaires espagnoles. Une relance ou un divorce, discret et à l’amiable ?

I. — Scène 1. Enfin, une société

Les propriétés de Roux, une anomalie à Carthagène

4La Sierra de Cartagena, si archaïque dans ses pratiques extractives, s’était montrée particulièrement inventive dans leur formalisation par la multiplication des sociétés minières, métallurgiques, ou simplement extractives, le tout donnant lieu à un marché d’actions très dynamique. Roux était partiellement entré dans ce jeu pour les concessions minières, notamment pour les plus intéressantes, intégrées dans le cadre avantageux des sociedades especiales mineras. En ce cas il était simplement l’un des actionnaires, il est vrai souvent le plus important, par exemple pour San Fulgencio. Il existait aussi d’autres cas, certes moins nombreux que les précédents, mais au nombre de plusieurs dizaines, où Roux était détenteur personnel et exclusif de droits en dehors de tout cadre sociétaire, parfois pour l’exploitation (contrats a partida), bien plus souvent pour la propriété de la concession. Il en était ainsi à Mazarrón, mais ce n’était pas rare non plus dans la Sierra de Cartagena. Pour simplifier, Roux utilisait la forme de la société lorsque cela était nécessaire ou utile à ses intérêts, mais s’en passait dans tous les cas où il n’y avait pas à jouer sur des transactions d’actions. Cette pratique explique en partie l’écart entre le volume de créations de sociétés ou de négoce d’actions repérées chez son principal notaire et l’ampleur de sa propriété minière. Elle reflète un état d’esprit : dès qu’il le pouvait, Roux conservait une forme — ou absence de forme — juridique qui exprimait sa totale mainmise personnelle sur ses propres affaires. Une manière de dire la puissance du banquier, son goût du secret aussi.

5Jusqu’à 1877, la fonderie San Isidoro était restée strictement conforme à ce modèle, propriété personnelle de Roux, sans être insérée dans aucun cadre sociétaire. Une véritable anomalie dans la sierra minera. Je ne connais aucun cas analogue pour une fonderie de quelque importance. Les pionniers lyonnais, Isidore Brun et les frères Pillet avaient créé leurs sociétés. Même si elle appartenait à Figueroa, San Ignacio, à Santa Lucía, n’échappe pas à la règle. Ce caractère de propriété personnelle n’est pas porteur d’insécurité juridique, mais c’est en revanche un élément de rigidité et aussi un facteur de risque. La rigidité tient à l’impossibilité d’une transmission partielle de la propriété ; le risque est celui d’une responsabilité sur l’ensemble de la fortune en cas de faillite. De ce point de vue, l’opération conduite par Roux en 1877 relève de la simple logique de l’homme d’affaires qui a pu apprécier les avantages de la loi de 1867 sur les sociétés anonymes. En un mot, il était temps.

Une société pour la forme

6La Compagnie des mines et usines d’Escombreras est créée à Paris en août 1877. Roux est absent, encore une fois. Pourtant, il habite désormais à Paris, au 77 boulevard Haussmann, mais il est revenu à Marseille, peut‑être pour y passer l’été en famille, plus sûrement pour s’occuper des affaires de sa banque, et aussi pour préparer sa démission de son poste d’administrateur local de la Banque de France : la décision sera communiquée au gouverneur le mois suivant1. Peu importe, le 14 août, à Marseille, il a donné pouvoir à l’ingénieur Émile Collin, qui s’occupe de toutes les formalités : le 17 août, il fait enregistrer la société créée d’abord sous seing privé, ainsi que la liste des apports d’actifs2. Le 20 août, il en dépose les statuts chez le notaire Dufour3. Rien que de banal jusque‑là, y compris le fait que la société soit créée en France et non à Carthagène : toutes les sociétés minières à capital étranger sont de statut autre qu’espagnol.

7La Compagnie prend la forme d’une société anonyme, au capital de 9,5 millions de francs en 19 000 actions de 500 F. 15 000 sont destinées à la rémunération des apports, et 4 000 sont souscrites par un petit nombre d’actionnaires dont la liste est jointe :

8Tous les noms sont déjà apparus dans les affaires de Roux, notamment la Société Métallurgique de Marseille et la Compagnie Française des Mines du Laurium. On retrouve les groupes déjà identifiés : la famille, représentée cette fois par les frères Aguirre, le réseau familial Fraissinet, le réseau sardo‑grec, limité en l’occurrence à Serpieri, le réseau parisien, avec notamment les de Wendel, et enfin la présence, qui reste à expliquer, de Rémy Paquot, ingénieur de la compagnie belge du Bleyberg. Marseille est bien présente, mais on est très loin du vaste actionnariat de la Société Métallurgique de Marseille. Les actions payantes sont toutes souscrites par un « tour de table » très sélectif. Aucun participant n’achète moins de 200 actions, soit 100 000 F de nominal. Seules exceptions : Roux et Émile Collin, qui joignent leurs fonds pour arriver à ce seuil. Avec 1 400 actions, le groupe Fraissinet‑Baccuet‑Baux domine, mais d’autres ne sont pas loin : les de Wendel avec 1 000 actions et les Aguirre 800. Les beaux‑frères représentants à tout faire sont reconnus comme de vrais capitalistes, dotés d’une réelle capacité financière, ce que souligne la présentation de Eduardo comme « rentier », et sa résidence à Marseille confirme qu’il n’est ni au Laurium, ni à Carthagène.

Les apports : un double problème

9Les apports, qui sont l’objet de l’article VI, sont tous rémunérés par des actions entièrement libérées4. Ils ne comprennent pas San Isidoro, mais

L’usine d’Escombrera (Carthagène) est donnée à bail par M. Roux à la société, avec le matériel d’exploitation, les machines et les terrains qui en dépendent, moyennant un loyer annuel de 25 000 F, les existences en minerais, combustible et plomb devant être payées à M. Roux au prix de revient et les plombs au prix courant5.

Le bail est consenti pour une première période de dix années avec faculté à la société de le renouveler par autres périodes décennales.

a) Une surestimation

10Pour les actions d’apports, tout devait être simple : 15 000 actions contre des actifs miniers de 7,5 millions, Hilarion Roux fait « apport de toutes les mines dont il est propriétaire des droits d’exploitation et des mines dont il est locataire, dans les provinces de Murcie, Ciudad Real, Badajoz et Cordoue6 ». La partie murcienne — Carthagène et Mazarrón — est de loin la plus importante. Il avait tout préparé pour une attribution immédiate des actions qui devaient lui revenir.

11Manifestement cela n’a pas fonctionné. Une expertise est demandée à deux ingénieurs : Paquot, directeur technique du Bleyberg, assisté de Pernolet, évalue l’ensemble des apports à 6 millions de francs. L’estimation, qui demeure très généreuse, est acceptée, mais fait surgir le problème de sa distance avec le chiffre initial. La solution adoptée pour débloquer la situation est étonnante. L’évaluation est bien ramenée de 7,5 à 6 millions de francs, mais Roux conserve ses 15 000 actions grâce à la conclusion du rapport de Paquot :

Monsieur Roux avec la collaboration de M. Simón de Aguirre a consacré nombre d’années à la création de cette affaire. Il a réuni et formé un personnel d’ouvriers chevronnés et d’employés expérimentés. Il a créé à Escombreras une grande usine à plomb en pleine activité, son concours, son expérience et le prestige dont il jouit en Espagne restant acquis à la société, la valeur industrielle de cet ensemble estimé à 1 500 000 francs nous paraît d’autant plus justifiée qu’elle comprend l’Usine et l’atelier de réparations mécaniques laissés à des conditions avantageuses7.

12L’inventaire joint aux statuts enregistre cette solution, par une pompeuse première ligne « valeur industrielle » qui est donc celle du marquis, comptée pour 1,5 millions de francs. Après un tel début, la longue liste des apports peut se permettre une rigueur de façade en affichant la mention « sans valeur » pour quelques cas8. En réalité, l’évaluation demeure généreuse, et même laxiste. Cette bienveillance s’applique sans doute à la Sierra de Cartagena, mais la cartographie minière y est trop saturée pour autoriser de vrais débordements : l’évaluation des avoirs y plafonne à 2,25 millions de francs, à peine plus du tiers de l’objectif de six millions. Mazarrón est autrement plus favorable. Le bassin, plus récent, incomplètement occupé, encore mal connu, se prête à des surestimations difficilement vérifiables. Résultat : il contribue pour 2,425 millions de francs aux apports de Roux, y compris une évaluation singulière, à 600 000 F, du contrat d’affermage de Santa Ana, à échéance moins de deux ans plus tard. Tout cela ne fait malgré tout que 4,675 millions. Il manque plus d’un million. Ils sont fournis par toute une série de concessions, situées dans les provinces de Cordoue, de Ciudad Real et de Badajoz dont 700 000 F pour deux périmètres miniers dans des zones à peine explorées de cette dernière. L’énumération en queue de liste est significative : il s’agit d’ajouts en urgence, pour combler le trou de 1,325 million de francs pour atteindre l’objectif des 6 millions d’apports effectifs. Il était moins chimérique que celui des 7,5 millions, mais quelles acrobaties pour l’atteindre !

13En fait, elles auraient été inutiles si Roux avait connu la valeur réelle de ses avoirs à Mazarrón, en dehors même du contrat de Santa Ana. À la fin de 1884, Escombrera‑Bleyberg les cède à une autre compagnie française, Águilas, pour 5 millions de francs9. Certes, la société, récemment créée, en manque de ressources minières, paie les concessions au prix fort. Néanmoins la transaction, en pleine dépression des cours du plomb, est un révélateur de leur valeur. Pourquoi Roux ne l’a‑t‑il pas appliquée dans son estimation de 1877 ? Aucune manœuvre en l’occurrence, mais une ignorance profonde de la réalité de son propre patrimoine, faute d’exploitation effective et surtout de prospections. L’insuffisance des connaissances sur les ressources minérales de Mazarrón est soulignée par les observateurs de l’époque. Principal exploitant du site, Roux en est le premier responsable, par sa dérobade devant l’investissement. Sous‑estimer quand on croit faire l’inverse : encore une fois, une stratégie de gribouille.

b) Un manque de sécurité juridique

14En 1877, le dossier n’est pas définitivement bouclé. Les inclusions de dernière minute de concessions non vérifiées aggravent l’autre problème, purement juridique, du moins officiellement : une grande partie — plus de la moitié — des actifs miniers est dépourvue des documents administratifs ou notariaux permettant un transfert régulier à la société. Là encore, la société d’Escombreras fait preuve d’une grande mansuétude à l’égard de son fondateur. Sur les 12 000 actions en jeu, 5 300 sont remises à Roux immédiatement : « Les autres actions représentant la valeur des concessions dont le transfert légal serait opéré, [seront remises à M. Roux] au fur et à mesure dudit transfert10 ». Cette clause est assortie de deux précisions :

Pendant tout le temps où les actions de M. Roux resteront en mains de la société avant l’exécution des formalités de transmission, M. Roux aura le droit de recevoir les intérêts et dividendes des dites actions. Dans tous les cas, lesdites formalités de transmission doivent être exécutées dans un délai n’excédant pas deux années11.

L’avantage consenti est étonnant : Roux pourra encaisser des dividendes pour des actions qu’il ne possède pas. Le délai est large, mais il est aussi un signe de fermeté, presque un avertissement : la souplesse, voire la complaisance, ne sauraient aller jusqu’à la couverture d’irrégularités.

15Roux a compris et il essaie d’éviter le piège. Un an après, en août 1878, il procède à la multiplication des actes de transfert, notamment par une série de huit scènes identiques entre le 22 et le 29 août 1878 qui auraient pu conduire, s’ils avaient eu droit à l’humour, le notaire Fernández y Brest et les employés de l’étude à esquisser un sourire devant ce comique de répétition et la personnalité des parties. Les deux frères, Simón et Eduardo de Aguirre, sont présents chaque fois pour assumer un rôle : Simón celui de représentant personnel de Roux et Eduardo celui du mandataire du conseil d’administration. Chaque acte porte transfert de droits ou de propriétés de Roux vers la société, selon une répartition par province ou par type de droits (les actions font l’objet d’un acte spécifique), généralement respectée. Un formalisme juridique singulier par ses acteurs, mais très banal sur le fond et conforme à la logique des statuts :

• Acte n^o 652 du 22 août 1878, f^o 2152. Transfert de 28 concessions, enregistrées en 1876 et 1877 de plomb ou de fer argentifère dans le Campo de Calatrava, province de Ciudad Real.
• Acte n^o 654 du 22 août 1878, f^o 2170. Transfert de 24 concessions dans la Sierra de Cartagena.
• Acte n^o 655, du 22 août 1878, f^o 2186. Transfert d’actions de mines dans la Sierra de Cartagena.
• Acte n^o 657, du 22 août 1878, f^o 2204. Transfert de sept concessions dans la province de Badajoz.
• Acte n^o 658, du 22 août 1878, f^o 2214. Transfert d’une concession de plomb près de Murcie.
• Acte n^o 659, du 22 août 1878, f^o 2220. Transfert de mine de plomb à Mazarrón.
• Acte n^o 660, du 22 août 1878, f^o 2225. Transfert de 10 concessions de plomb Atenas à Águilas, cuivre à Lorca…
• Acte n^o 688, du 29 août 1878, f^o 2330. Transfert de 19 concessions de plomb à Mazarrón12.

16Sans entrer dans le détail de chaque acte, beaucoup de droits miniers suscitent la perplexité. Ce sont des concessions sollicitées en général de 1876 au printemps 1877, en particulier pour les provinces de Badajoz et Ciudad Real. Ce constat illustre l’urgence à laquelle Roux devait faire face pour nourrir les apports jusqu’à l’évaluation souhaitée, d’un montant manifestement fixé à l’avance. La correspondance avec l’inventaire annexé aux statuts est en général respectée, notamment pour la province de Badajoz. Ce n’est cependant pas toujours le cas, surtout pour celle de Ciudad Real : un acte transfère 28 concessions du Campo de Calatrava, alors même que l’inventaire n’en fait apparaître que sept pour toute la province. À la question juridique s’ajoute celle de la qualité des ressources minérales. Une part des transferts correspond à des ressources effectives, parfois même à une exploitation, en général débutante. Néanmoins, l’accumulation de droits sans vérification de la valeur intrinsèque des concessions donne le sentiment d’un retour à ces « mines de papier » des années 1840 et 1850, qui n’avaient d’autre réalité que le document obtenu de l’administration minière et d’autre objectif que d’alimenter la spéculation13. Roux sait que tout se joue sur le terrain des droits miniers : personne ne va vérifier les discordances entre les transferts de 1878 et l’énumération du tableau de l’année précédente, ni entreprendre de lointaines prospections de terrain. Le droit, appuyé sur le décret de 1868, permet à Roux d’atteindre son objectif : un volume de transferts suffisant pour s’assurer l’attribution de l’intégralité des actions d’apport.

17Ce succès doit aussi beaucoup à la complaisance de ses partenaires. Complaisance de l’évaluation en dépit de sa réduction, absence de vérification de la dernière vague d’apports et surtout solution baroque pour combler l’écart avec le chiffre initial, par invocation du passé industriel et du prestige de l’apporteur : tous ces éléments interrogent sur la nature des relations entre Paquot et Roux. Au‑delà de Paquot, l’épisode fait aussi ressortir que les autres actionnaires ont voulu, eux aussi, trouver une solution qui permette la création de la société en ménageant les intérêts de Roux. Se sont‑ils rendus compte à quel point le grand industriel du plomb s’était trouvé contraint à des pratiques d’illusionniste ?

18Roux surestime, ou croit surestimer, et de plus, il ne transfère pas tout, y compris dans les provinces énumérées. J’y reviendrai le moment venu : les archives de son notaire révèlent quelques actes de cession de part de mines ou de concessions dans la sierra minera à partir de la fin de 1883, alors même qu’il était censé avoir tout remis à Escombreras. Plus sérieusement, les apports situés dans la province de Ciudad Real ne font pas apparaître les concessions houillères dont Roux est pourtant propriétaire à Puertollano depuis le début de 1877. Ces dissimulations, juridiquement fautives, sont de poids très inégal. Les premières restent marginales. La seconde, plus lourde, relève, on le verra, d’une tactique préméditée. Il est aussi une autre omission, soigneusement calculée, juridiquement inattaquable, mais beaucoup plus grave sur le fond. Elle est inattaquable parce qu’elle concerne une province non mentionnée dans l’acte de société. Le simple fait d’inclure une liste limitative des provinces où se situent les apports aurait dû attirer l’attention. L’article aurait pu, et dû, simplement mentionner l’ensemble des avoirs miniers de Roux en Espagne. La liste marque, en creux, une exclusion, celle de la province de Jaén, celle du district de Linares, et donc du Coto La Luz. La manœuvre apporte plusieurs enseignements. Elle dit d’abord que Roux en est toujours détenteur des droits parce que, dans le cas contraire, l’énoncé territorial n’aurait pas eu besoin d’être formulé de manière limitative. Elle dit aussi qu’il a un autre projet pour une concession de nature à donner une nouvelle dimension à ses affaires. Elle dit enfin, une fois de plus, le manque de vigilance, la complaisance même, des autres actionnaires d’où est issu le conseil d’administration. Connaissent‑ils la position de Roux dans le Coto La Luz ? C’est sûr au moins pour deux d’entre eux, les frères Aguirre : Simón représentait Roux, cinq ans plus tôt, en juillet 1872, pour la création de la sociedad especial minera destinée à l’exploitation de la concession14. Ce ne sont peut‑être pas les seuls.

L’apport de capitaux frais : le rôle discret des Rothschild

19L’autre fait, tout aussi important, est la faiblesse relative de la souscription en numéraire par rapport à la rémunération des apports : 4 000 actions d’un côté, 15 000 de l’autre. Comme l’a souligné Albert Broder, la disproportion est d’autant plus forte que ces actions payantes ne sont libérées que de 25 % : la nouvelle société ne dispose donc que de 500 000 F pour maintenir ou développer l’ensemble des actifs reçus15. Hilarion Roux a parfaitement perçu le problème et il a cherché à le résoudre avant même la création de la société par une action auprès du baron Alphonse de Rothschild, voulue discrète de part et d’autre. Les courriers adressés à cette occasion par Roux au baron ou à la maison Rothschild disent beaucoup sur plusieurs points16. Ils confirment d’abord l’étroitesse de relations toujours fondées, comme trente ans plus tôt, du côté de Roux, sur la confiance personnelle — jusqu’à informer le baron de ses déplacements —, sur un respect sans obséquiosité et sur l’attente de la réponse aux propositions transmises, sans prétention à négocier. Il en ressort aussi une loyauté dans l’information donnée par Roux, qui ne prétend pas transmettre toutes ses mines.

20La soumission de Roux à la volonté des Rothschild est réelle, mais il ne faut pas en rester là. En réalité, le maître d’Escombreras sait probablement fort bien où il veut aboutir et comment y parvenir compte tenu de sa connaissance de la maison. La première étape, d’une déférence inévitable, est la proposition d’entrer dans le capital. Une acceptation de leur part aurait changé le panorama des compagnies françaises en Espagne à la fin du siècle. En fait, Roux anticipe le refus. Il le devine parce qu’il peut se fonder sur plusieurs motifs, depuis une certaine prudence envers les initiatives d’un homme qui, pour avoir perdu sa jeunesse, en a peut‑être gardé l’imprudence, jusqu’à des projets propres à la maison : quelques années plus tard, ce sera Peñarroya. D’où, immédiatement, la proposition alternative d’un prêt d’un million de francs contre la remise d’un montant équivalent en actions de la future société, avec, en prime, un contrat de livraisons de plombs. Il sait que ce dernier point intéressera les Rothschild, soucieux notamment d’alimenter leur usine du Havre. Il obtient la moitié, 500 000 F, ce qui était probablement son objectif : un prêt égal au versement des actionnaires. Roux ne « survend » jamais le projet ni ne surenchérit dans les propositions. Il sait adopter le ton juste de l’homme d’affaires sérieux voulant mener à bien un projet réaliste. Toute autre stratégie ou toute tentative de dissimulation de la situation seraient négatives : chacun connaît le jeu de l’autre et ce que l’on peut attendre de lui. Roux a vu juste : sa première lettre sur le sujet est accompagnée d’un brouillon, établi par la maison Rothschild, de facture d’un prêt de 500 000 F. Au fond, les deux parties se connaissent si bien qu’elles anticipent d’emblée l’issue de la demande.

21Chaque groupe d’actionnaires a joué un rôle de défense de ses propres intérêts, apparemment logique, mais lourd d’implications pour l’avenir de la compagnie. Derrière une rigueur de façade, les acquéreurs d’actions font preuve de complaisance dans l’évaluation des apports en échange d’un appel de fonds minimal : Roux accepte qu’ils ne libèrent leurs actions que du quart. Pour celui‑ci, c’est le prix à payer pour le passage à la forme de société anonyme et pour la validation du patrimoine productif transféré, en grande partie vieillissant ou mal connu. Tout cela s’effectue au détriment de la viabilité de la nouvelle compagnie, qui aurait dû être asphyxiée à brève ou moyenne échéance. Il y a néanmoins une différence entre Roux et ses partenaires. Son habileté ou sa malignité ne se sont pas limitées à la surestimation des actifs. Il a réussi à desserrer l’étau financier qui menaçait la société en trouvant, en toute discrétion auprès des Rothschild, la même somme que celle fournie par les versements pour l’achat des actions. La trésorerie de départ est faible, mais elle n’est pas exsangue. Une performance assez remarquable : atteindre son but sans que l’on perçoive ni l’éventail de ses ressources ni même la nature de cet objectif.

II. — Scène 2. Puertollano ou les habiletés de monsieur le marquis

Le sens de l’opportunité

22La découverte du bassin houiller de Puertollano, en 1873, est le fruit du hasard et de l’observation scientifique. Des ingénieurs de la Carbonera Española de Belmez y Espiel, en quête de gisements de plombs dans cette zone qui jouxte le Campo de Calatrava, remarquent la présence de fossiles du carbonifère dans les déblais d’un puits de noria en construction17. Une étude géologique en apporte la confirmation en mai et la compagnie commence le 14 juin à solliciter des concessions18. Celles‑ci ne tardent pas à se multiplier, le plus souvent sans le moindre début d’exploitation, surtout de la part des deux principaux détenteurs de droits, la Société Houillère et Métallurgique de Belmez et la maison Loring. Elles ont demandé des concessions simplement pour empêcher l’émergence d’une concurrence de leurs propres exploitations, situées dans le bassin plus méridional de Belmez19. Le bassin est cependant loin d’être déjà contrôlé : il est vaste et surtout incomplètement exploré. Néanmoins, deux couches ont été repérées, horizontales, épaisses (2 m au moins), et peu profondes : la première n’est qu’à une cinquantaine de mètres. La proximité des mines de plomb du Valle de Alcudia et du Campo de Calatrava constitue un élément d’attraction immédiat. La ligne ferroviaire Ciudad Real – Badajoz existe depuis 1866.

23Contrairement à ce qu’il a pu laisser écrire, en dépit aussi de sa nécrologie dans la Revista Minera, Hilarion Roux n’est donc pas l’inventeur du gisement houiller de Puertollano20. En 1873, la même Revista Minera ne dit mot de la découverte, révélée seulement un an plus tard, en mai et juin 1874, par deux articles de La Minería — publication éphémère liée à la précédente, destinée aux thèmes d’économie minière. L’année suivante, un ouvrage, cité à partir de juillet seulement dans la Revista Minera, inclut brièvement Puertollano dans son inventaire des gisements houillers péninsulaires21. Or, ce mois de juillet 1875 est précisément celui des premières demandes de concessions déposées par Simón de Aguirre. Cette rapidité de réaction témoigne d’une pratique de « veille minière » reposant sur plusieurs canaux, entre autres peut‑être La Minería, de diffusion assez restreinte, plus sûrement sur des échanges avec des correspondants dans d’autres régions, notamment l’Andalousie : la maison Loring est établie à Málaga. En 1875, les deux beaux‑frères, Hilarion et Simón, ne se préoccupent pas seulement de l’accès au marquisat : ils ont toujours l’œil sur l’actualité minière d’un pays au sein duquel préparer l’avenir — ou simplement le ménager — ne coûte presque rien. À Puertollano, il ne s’agit nullement d’exploiter en grand, faute de transport ferroviaire à coût abordable, mais d’être prêt pour le cas où. Roux n’y est pas le premier, mais la prospection par sondages, qu’il a mise en œuvre dans les années suivantes, a servi à vérifier l’extension, le pendage et la qualité des couches. Roux s’appuiera sur elle pour fortifier son image, le simple usager de procédés accédant au statut de découvreur de gisements. Il ne possède aucune connaissance géologique, n’a jamais pratiqué la prospection de terrain, il n’est même jamais allé sur ses concessions, sauf dans le cadre d’une mise en scène de sa présence, à Puertollano précisément, à la fin de 1878.

24Roux pense très vite que ce bassin encore vierge, si près de Madrid, est une opportunité à ne pas laisser passer. Dès juillet 1875, et surtout d’août à octobre de l’année suivante, alors que la ligne ferroviaire directe avec Madrid vient tout juste d’être concédée, Simón effectue deux campagnes successives d’enregistrement de concessions, qu’il transfère ensuite à Roux en deux actes, redondants, en précisant devant notaire :

Que les demandes et toutes les démarches réalisées jusqu’à obtenir les titres de concession, il les a effectuées sur mandat et commission de D. Hilarion Roux Albanelli, et comme il advient que lesdits titres des six mines démarquées antérieurement se trouvent au nom du déclarant, par le présent acte et sous la forme la plus juridique possible, il déclare qu’il cède, renonce et transfère en faveur de D. Hilarion Roux tous les droits qu’il a pu acquérir22.

25Voici Roux désormais détenteur de milliers d’hectares de concessions houillères, dans un bassin dont les réserves sont alors estimées à 600 millions de tonnes23. Il ne transfère pas ces actifs, comme il l’aurait dû, à la Compagnie d’Escombreras. Cela signifie qu’il a un autre projet pour des concessions acquises dans le cadre du décret de 1868 pour le seul coût des formalités d’enregistrement : 1 500 pesetas au total.

Une spéculation bien menée. Inachevée ?

26Hilarion Roux se comporte d’abord en parfait spéculateur soucieux de jouer sur la plus‑value sans perdre la rentabilité ordinaire. La première étape consiste à gagner la confiance, en montrant le sérieux de l’initiative par l’engagement de son promoteur. À la différence des autres détenteurs de concessions, grands ou petits, Roux entreprend quelques travaux, en l’occurrence le fonçage d’un puits, et donne un certain éclat à ce début de mise en valeur par une visite médiatisée… dans un journal de Carthagène24. L’aura du bienfaiteur ne saurait être ternie par un simple accident du travail : l’éboulement d’un rocher qui tue un ouvrier et en blesse deux autres25. Roux achève cette première phase, fondamentale pour la crédibilité de l’opération, par la commande d’une grosse machine pour l’exhaure et le service du puits foncé sur la concession Asdrúbal, appelée à devenir l’une des plus importantes du bassin. En juillet 1879, un visiteur avisé, extérieur aux intérêts de Roux, constate les travaux, mais remarque aussi que les machines n’ont pas encore été livrées. Il trouve une logique économique à la lenteur des aménagements :

La grande maison minière et bancaire de Hilarion Roux possède de grandes concessions à Puertollano, mais elle comprend que, en Espagne, pour que les mines de charbon soient un négoce, il faut, ou un fort écoulement, ou une vente à prix élevé du peu qui se consomme. C’est pourquoi elle ne fait pas preuve, même vaguement, d’une hâte qui pourrait accélérer l’exploitation en grand26.

27En dépit de ses qualités d’économiste, qui sont grandes, Juan Gómez Hemas n’y voit pas malice, et il a tort. L’écoulement de la production n’est pas la seule préoccupation de Roux, ni même la première : l’essentiel est d’éviter tout débours personnel. C’est l’objet de la seconde étape, mise en œuvre à l’occasion de l’assemblée générale d’Escombreras du 28 juin 1879 par la déclaration et proposition suivantes :

M. Hilarion Roux, marquis d’Escombreras, possède à Puertollano, en participation avec quelques amis, un groupe de concessions dans lesquelles il a été reconnu, par deux puits à la profondeur de 50 m, une couche de charbon de plusieurs mètres, ensuite des travaux exécutés depuis deux années par M. Roux et consorts.
Votre Conseil, après une étude approfondie des travaux exécutés, a pensé qu’il serait très intéressant pour notre société de s’adjoindre cette nouvelle affaire, dont les résultats promettent d’être des plus fructueux, et il a recherché les moyens les plus avantageux de se l’assurer27.

28La proposition est l’achat par Escombreras de la moitié des parts des concessions contre un million de francs d’investissement, incluant le coût des travaux et équipements déjà faits. Les propriétaires initiaux garderaient donc l’autre moitié des parts et des droits aux bénéfices, sans entrer dans Escombreras. Roux se dédouble : le détenteur des concessions en cède la moitié, selon une formule proposée par le conseil d’administration d’Escombreras, c’est‑à‑dire en fait par lui‑même. D’autres aspects ne manquent pas de piquant non plus. Ses « amis » associés sont des ombres puisqu’il est le seul détenteur des droits. Et personne n’a le mauvais goût de l’interroger sur la date d’entrée en possession des droits miniers, puisqu’ils auraient dû être intégrés à Escombreras si leur acquisition était antérieure à août 1877. C’est effectivement le cas, mais les actionnaires et le conseil sont gens de bonne compagnie… La proposition est acceptée, d’autant plus mirifique pour Roux que sa mise de départ — les coûts d’enregistrement — n’est que de 1 500 pesetas. Il cède la moitié de ses concessions, mais se garde bien de mentionner une société, et pour cause : elle n’a pas été constituée. Il en est resté aux titres de concession. On verra que ce n’est pas la seule fois.

Une entreprise qui roule… lentement

29Roux ne s’est pas trompé. Grâce au million procuré par Escombreras, Puertollano, sans autre statut juridique que celui de propriété de Roux, peut financer ses équipements, entreprendre d’autres sondages selon le procédé alors le plus moderne. À la fin de 1881, les investissements atteignent 757 000 F. La ligne directe Madrid – Ciudad Real, construite par la Compagnie du Ciudad Real – Badajoz, a été inaugurée en 1879. Alphonse XII, sur son trajet vers la forteresse portugaise de Elvas, s’est même arrêté pour admirer une pyramide de blocs de charbon, hommage de la mine Asdrúbal, la seule alors en activité. L’ingénieur en charge des travaux fait l’éloge du lieu, des qualités de la « population, nombreuse et pacifique avec des travailleurs habiles, qui gagnent des salaires modiques28 ». Pourtant l’avenir à court terme n’est guère prometteur. Deux semaines plus tard, un journal local dénonce le problème :

La mine de charbon Asdrúbal à Puertollano a commencé l’exploitation régulière de ses charbons et peut extraire autant qu’elle peut vendre pour le moment. Le prix fixé sur le carreau est de 30 réaux la tonne, et si la ligne d’Alicante faisait les transports au prix naturel, beaucoup de points de la zone centrale disposeraient déjà de très bon charbon pour relativement peu cher. Mais loin qu’il en soit ainsi, cette compagnie applique au charbon de Puertollano des tarifs tels que celui de Belmez est plus avantageux, en dépit de se trouver deux fois plus éloigné en certains cas29.

30En clair, la ligne directe Ciudad Real – Madrid, qui devait être la chance du bassin, devient son principal problème, parce qu’elle est rachetée en 1880 par le Madrid‑Zaragoza‑Alicante (MZA)30. Soucieuse d’avantager la houille anglaise importée depuis Alicante, la compagnie créée et contrôlée par les Rothschild met en œuvre, en termes de tarifs et de matériel roulant, des pratiques de fait presque prohibitives pour l’accès de la houille de Puertollano à la capitale31. Roux n’a pas vu venir le coup et ses liens personnels avec les Rothschild ne font rien à l’affaire. En 1881, un journal du sud‑est, traitant d’Escombreras, commente ainsi les perspectives de Puertollano : « Aujourd’hui, [le bassin] peut satisfaire une demande de 100 000 tonnes par an qui n’existe pas localement et que les tarifs ferroviaires ne permettent pas de chercher dans d’autres provinces32 ». Le transport compromet non seulement le profit, mais aussi le chiffre d’affaires.

31Ni les dividendes, ni les perspectives de croissance ne sont à brève échéance à la hauteur des promesses du gisement si habilement présentées aux actionnaires d’Escombreras. Pour autant, Roux n’a pas perdu en crédibilité : le charbon est bien là, de bonne qualité, le chemin de fer aussi. D’ailleurs, à terme, Puertollano se révèlera viable et même hautement rentable. Les problèmes d’écoulement ne sont pas de sa faute mais de celle de la compagnie ferroviaire. Pour le moment, il n’a gagné que sur un seul tableau : la plus‑value. Avec cependant un problème : ce gain reste virtuel tant que l’entreprise n’est pas assez solide pour pouvoir faire l’objet d’un jeu sur le capital. Après la prise de positions à moindres frais, puis l’introduction de capitaux extérieurs, il y aurait dû y avoir un troisième temps, celui où le spéculateur revend avec une plus‑value de multiples fois supérieure à la mise initiale. À Puertollano, ce temps ne vient pas. Est‑ce la faute au problème de marché, qui bloque la valorisation des actions, ou Roux souhaite‑t‑il rester au lieu de se dégager ? La réponse n’est pas indifférente : selon le cas, ce peut être une spéculation modèle, encore en pointillés, inachevée, ou une conception personnelle de l’initiative entrepreneuriale, la réussite à long terme en contournant l’investissement.

III. — Scène 3. Escombreras, le désenchantement

Des résultats financiers flatteurs

32Puertollano est donc d’emblée une charge pour Escombreras. La compagnie ne disposait pas d’une trésorerie suffisante pour financer la prise de participation dans le charbonnage. Le conseil d’administration et tout particulièrement son président le savaient fort bien. Ils avaient tout prévu : la même assemblée générale du 28 juin 1879 donne son accord pour un emprunt d’un million de francs, pouvant être poussé jusqu’à 1,6 millions. Puertollano oblige Escombreras à s’endetter : l’emprunt réalisé, d’un million de francs, doit être remboursé en 1884.

33Cela n’empêche pas la mariée de rester belle. L’expression est choisie à dessein. Au début de 1882, Escombreras s’engage dans une des opérations de fusion présentées au chapitre suivant et son meilleur profil est celui de ses résultats financiers. Créée en bout du long cycle de prix élevés du plomb, l’entreprise n’a pas été emportée par la sévère chute des cours. En février 1882 la compagnie affiche avec orgueil ses résultats financiers jusqu’à 1880 :

34Depuis sa création, Escombreras a distribué en moyenne annuelle 40 F par action, soit 8 % du nominal, le tout en consacrant plus de 650 000 F aux amortissements et de 350 000 aux réserves33. Les résultats de 1881 n’ont pas été inclus dans le tableau, peut‑être parce qu’ils sont encore provisoires, peut‑être aussi parce qu’ils comportent un élément d’inquiétude. Le niveau de dividende est maintenu, mais le fonds de réserve n’est plus que de 90 000 F34. Néanmoins, en des temps difficiles, la performance est honorable. Elle peut même être remarquable. Tout dépend de ce qu’elle recouvre, en termes de structures et de performances productives.

Une compagnie de plus en plus minière

35En dépit de toutes les vicissitudes de sa création, Escombreras est une compagnie productive, au contraire des montages spéculatifs auxquels je l’ai comparée, implicitement et abusivement pourra‑t‑on penser. Elle fonctionne et résiste même à la conjoncture. Les résultats provisoires de 1881 sont néanmoins étonnants35. La production de plomb n’est que de 4 229 tonnes, soit à peine 10 % de celle de l’ensemble de la province, qui atteint alors un premier apogée à la faveur des mines de Mazarrón et du traitement de minerais riches en provenance des bassins de l’intérieur, notamment celui de Linares. De plus cette production est obtenue, pour près de 70 %, à partir de minerais pauvres. Il en va de même pour les 5 488 kg d’argent, dont 58 % sont issus aussi de minerais pauvres. La fonderie continue donc à fonctionner sur les bases techniques qui avaient assuré son succès une trentaine d’années plus tôt, alors même que des minerais riches ou concentrés dominent désormais le marché. Une rénovation des fours a pourtant été entreprise, avec l’introduction de réverbères de dernière génération. Ils ont traité des minerais jusqu’à 75 % de teneur, mais n’ont fourni encore que 1 307 tonnes de plomb. Cette modernisation révèle l’obsolescence, physique et technologique, d’une grande partie des fours : Roux a loué à Escombreras un outil vieillissant. Le loyer en pouvait paraître raisonnable, mais les conditions du bail revenaient à transférer à Escombreras les investissements dont Roux percevait parfaitement l’urgence.

36Dans ces conditions, le contrat de livraison de 250 tonnes de plomb par mois, conclu par Roux le 10 août 1877 et aussitôt transféré à Escombreras, est probablement le maximum que la fonderie pouvait assumer36. Utile aux Rothschild, surtout pour leur usine du Havre, il a dû être salvateur pour Escombreras par la régularité des rentrées de fonds en un temps d’aggravation de la crise des cours. Les ressources de la société ont pu être complétées par une pratique depuis longtemps familière à Roux, et mise au service des Rothschild dès les années 1840 pour l’argent métal : la fonction d’intermédiaire. San Isidoro produit, mais elle vend aussi sans doute plus qu’elle ne produit et son activité négociante a contribué aux résultats. La fonderie laisse en effet un bénéfice net de 256 602 F.

37Celui‑ci est bien loin de pouvoir justifier le dividende de 8 %. Ce sont les mines qui assurent la rentabilité de la société. Il ne s’agit pas de celles de l’intérieur. Escombreras n’a investi que dans ses concessions de Badajoz pour 480 000 F, mais les mines ne sont pas encore productives. Ses plus hauts revenus proviennent des mines de la Sierra de Cartagena, pour 508 078 F, et de plus en plus de celles de Mazarrón, qui ont fait gagner 566 352 F. Ce constat illustre que les initiatives minières espagnoles de Roux, peut‑être aiguisées par son expérience grecque, témoignent d’un talent pour percevoir les opportunités et jouer les pionniers. Sans doute à l’œuvre dès ses débuts ibériques, ces aspects ne s’étaient jamais réellement exprimés : dans les années 1840, Roux était resté un suiveur en ce domaine, avant de se faire connaître comme métallurgiste. Ce sens manifeste de l’anticipation minière, du spot to be, est alors fondamental pour le profit. Il soutient la légende du marquis, d’un inventeur génial, de gisements et de procédés, quitte à forcer la réalité, mais il ne saurait masquer l’essentiel : une régression globale, non seulement parce qu’il s’agit d’une étape amont de la production, mais aussi et surtout parce que San Isidoro est en train d’être marginalisée dans l’étape du processus productif la plus rémunératrice, hors périodes de pénurie.

IV. — Éclaircissements et énigmes

38On connaît le thème officiel de la pièce écrite par Roux, le plus souvent au fil des événements, en direct dirait‑on aujourd’hui : l’organisation de ses initiatives et entreprises. On a vu s’esquisser une unité de lieu : l’Espagne méridionale. On verra qu’elle reste provisoire — Roux reste l’homme des débordements — et comporte pour le moment une exclusion : les pyrites de Huelva. Elles constituent pourtant l’un des fleurons de la minería ibérique et des sociétés françaises y ont joué un rôle pionnier, surtout celles animées par Ernest Deligny, évoqué dans un précédent chapitre. Le bassin est encore en phase de mouvement de la propriété minière et des entreprises. Roux ne s’y est pas intéressé, au moins de manière repérable. Familier du plomb, de l’argent, il s’est initié au zinc, se passionne pour la houille, mais il ne connaît le soufre et le cuivre qu’à travers les pyrites de Kef Oum Theboul, encore secondaires dans l’activité du site. C’est une de ses rares prudences, logique si l’on considère que le bassin des pyrites, la faja pirítica, voit alors l’élimination des Espagnols et même des Français, à l’exception d’une survivance de Deligny.

39Escombreras et Puertollano sont deux entreprises très différentes, par leur objet, par leur insertion dans la durée de l’histoire personnelle de Roux, par leur statut aussi : d’un côté une société anonyme, de l’autre une simple propriété personnelle. Pourtant, toutes deux présentent plusieurs éléments de similitude. Elles ont d’abord pour fonction de valoriser au maximum — et même très au‑delà dans le cas d’Escombreras — le patrimoine minier et industriel personnel de Roux. Toutes deux sont bancales aussi, par insuffisance de fonds propres, et, dans le cas de Puertollano, par la difficulté d’atteindre ses marchés. Enfin, en dépit de ses jeux spéculatifs, Hilarion Roux ne cherche nullement à s’en dégager en empochant une plus‑value.

40Je me suis interrogé, à propos de Puertollano, sur les motivations profondes de l’homme d’affaires : l’impossibilité de vendre, ou une stratégie entrepreneuriale délibérée, fondée sur la combinaison d’une opportunité d’appropriation, d’usine ou de gisement, et de la minimisation des capitaux propres dans la construction d’une réussite. On reconnaît facilement la reproduction du modèle San Isidoro des années 1840. Les Rothschild, qui pratiquent Hilarion Roux depuis 35 ans, savent bien que c’est là son principe d’action essentiel. On y peut ajouter un dernier terme : la fidélité à un actionnariat restreint, auquel il est lié par sa propre banque, ses attaches marseillaises et le réseau haut de gamme parisien qu’il essaie de se construire. Séduire, voire duper, un peu ou beaucoup, sans jamais décevoir : une autre de ses gageures.

41La question des mobiles du comportement de Roux a commencé à s’éclaircir, sans être encore tranchée. La recherche de capitaux frais devrait être l’un des fils conducteurs de l’acte II. Il en est un autre : tout en s’engageant à transmettre à Escombreras l’ensemble de son patrimoine minier espagnol, Roux en a dissimulé une partie. La stratégie sous‑jacente à cette segmentation a été mise en lumière avec le charbonnage de Puertollano. Il reste un élément, décisif pour l’engagement de Roux dans la filière du plomb : les 330 hectares du Coto La Luz. Que veut‑il en faire, ou qu’a‑t‑il déjà commencé à en faire ?