1Comment oser paraphraser le titre du plus célèbre ouvrage de Michel Chevalier, pour l’appliquer, quatre décennies plus tard, à la stratégie d’un homme d’affaires marseillais parfaitement étranger à la pensée saint‑simonienne1 ? Le rapprochement paraît d’autant plus incongru que le propos du publiciste est avant tout la promotion d’un système de communication — en l’occurrence le chemin de fer — entre le pays de la modernité, l’Angleterre, et les contrées attardées mais prometteuses que sont les péninsules de l’Europe méditerranéenne. Roux n’est nullement dans ce cadre idéologique, et pourtant, parmi les multiples questions soulevées par ses initiatives, plusieurs sont liées à la dimension méditerranéenne de la nouvelle géographie de ses activités. Le 29 avril 1873, la Société Métallurgique du Laurium vend ses actifs à la société grecque. Elle ne possédait pas de concessions minières, à la différence de Serpieri, déjà détenteur d’un patrimoine important. Soumis à l’accord de ses partenaires miniers, Roux pourrait se désengager. En revanche, il serait seul maître du jeu à Linares pour exploiter le fameux Coto La Luz, qu’il considère comme tellement prometteur. Il aurait d’ailleurs pu le faire dès l’été précédent, puisqu’il en a pris le contrôle en juillet 1872. Il existe même une autre voie : mener plusieurs projets de front, à la faveur des profits engrangés au Laurium et de sa part du produit de la vente. Cet arbitrage n’a rien de l’hypothèse d’école. Roux l’a de fait déjà pratiqué, implicitement entre l’Espagne et la Grèce. En 1864, il a préféré le Laurium aux opportunités de Linares ou de la Manche. On peut considérer que ce n’était pas un choix, mais une simple réponse à des sollicitations. En huit ans, la situation a évolué, du fait de la montée en puissance de l’Espagne intérieure, de la perte, au Laurium, de ses matières minérales de prédilection, du fait aussi de sa prise d’intérêt à Linares. Un autre problème, urgent, est venu s’ajouter, qui oblige à une réflexion méditerranéenne globale : Kef Oum Theboul connaît une chute brutale de la teneur en galène de la partie supérieure des filons seule exploitée jusque‑là. Malgré le licenciement d’un quart de ses ouvriers, l’entreprise est devenue déficitaire2. Si Roux veut encore afficher une présence multiple, il lui faut enfin concevoir une stratégie globale et en mettre en œuvre au moins les priorités.

2La chronologie donne une première indication : Roux diffère une présence active dans l’intérieur de la Péninsule. En revanche, sa réponse déborde largement d’alternatives aussi simplistes que Carthagène ou le Laurium, métallurgiste ou exploitant minier, le premier terme représentant, a priori, une solution de confort. À partir de 1873, dès avant en réalité, Roux brise le triple carcan de la géographie, du métier, et de l’injonction d’innovation. Au terme du chapitre précédent, j’avais dit que le minero devait se réinventer. En fait, il avait déjà commencé à le faire : ni en Espagne, ni en Attique, mais à Marseille. Et nullement en changeant de spécialité. Il reste fidèle au traitement des minerais qui lui avait permis de construire le premier pan de sa fortune et de s’imposer à l’est comme à l’ouest de la Méditerranée.

3Ce chapitre est donc, en principe au moins, l’histoire d’un contrepied, d’un nouveau départ, d’entreprises nouvelles ou refondées en des lieux différents : Marseille, Kef Oum Theboul, puis à nouveau le Laurium. Les bases sont en partie celles qui ont naguère assuré la réussite de San Isidoro : toujours le plomb, toujours l’innovation, à la paternité au moins revendiquée. Elles se renouvellent aussi, partiellement, dans les lieux, les objets comme dans les méthodes. Alors, une seconde success story entrepreneuriale, d’un quinquagénaire qui retrouverait l’impétuosité de ses trente ans ? Enfin une stratégie à l’échelle de la Méditerranée ? Il faut rester prudent, sur la complémentarité réelle des initiatives comme sur Roux lui‑même. Son système familial de contrôle et de gestion de ses initiatives, et plus encore sa dérobade devant l’investissement, sont‑ils compatibles avec le changement de dimension qu’impliquent ces entreprises, surtout celle du Laurium ? Les conditions de formation des sociétés et la position effective de Roux dans chacune d’elles peuvent donner des informations sur ses intentions profondes, sur son dessein : une stratégie méditerranéenne réfléchie ou des initiatives séparées, auxquelles l’historien devrait se garder de donner une cohérence peut‑être factice ?

I. — L’innovation métallurgique : une aventure partagée

Un double problème

4Au début des années 1860 à Carthagène, Roux est passé au second rang pour le désargentage des plombs. Il ne peut l’ignorer. J’ai laissé penser que ce pouvait être là un renoncement durable et même définitif. C’était oublier qu’il est l’homme de plusieurs villes, et d’abord de Marseille. Il y vit, il y dirige une banque importante et il y dispose de réseaux dans tous les domaines, dans tous les milieux, y compris industriels. C’était oublier aussi qu’il reste un autodidacte passionné de la métallurgie du plomb qui continue à s’intéresser aux innovations, surtout lorsqu’il est directement concerné. En dépit de la prospérité de la filière, cette métallurgie est alors confrontée à plusieurs problèmes, deux surtout, liés entre eux, à la fois techniques et économiques. L’un tient aux limites du pattinsonnage, qui ne peut être pratiqué sur des plombs trop chargés d’impuretés et qui se heurte à des limites de coût. Cette double difficulté éclaire sans doute le retrait progressif de Roux du désargentage : la solution adoptée au début des années 1850 est en train de se convertir en problème. L’autre enjeu, délicat, tient aux exigences croissantes des usagers, et donc du négoce, sur la pureté des plombs doux, des plombs d’œuvre. Il ne s’agit pas seulement de désargentage, mais d’élimination de l’ensemble des impuretés.

Roux présent dans deux innovations

5Les améliorations interviennent en plusieurs temps3. La première innovation concerne le désargentage. C’est l’introduction de la méthode, découverte par l’Anglais Parkes au début des années 1850, du zingage pour l’enrichissement des plombs soumis à la coupellation : le brassage d’un bain de plomb avec un peu de zinc donne lieu à la formation d’une croûte incluant plomb, argent et zinc. L’évaporation du zinc par chauffage de cette croûte laisse un alliage à forte concentration en argent propice pour une coupellation dans des conditions de coût acceptables. La technique est appliquée par Figueroa au Rouet en 1869, mais dès juillet de l’année précédente, Hilarion Roux en a fait breveter une amélioration, en introduisant des ressuages successifs qui éliminent une grande partie du plomb avant la dernière phase, la coupellation.

6L’autre innovation, plus importante encore parce qu’elle concerne le marché des plombs d’œuvre, repose sur l’association de deux disciplines : la chimie minérale et la métallurgie. Son promoteur principal en est un ingénieur, Émile Thomas‑Payen, employé à la fin des années 1860 dans l’une des usines marseillaises, celle de Luce et Rozan à Saint‑Louis. Il repose sur « la propriété que possède un bain d’alcali caustique hydraté fondu de dissoudre ou tout du moins d’oxyder successivement tous les métaux en les entraînant dans une scorie soluble, à l’état de fusion ignée, sauf trois qui sont le plomb, l’argent et l’or »4. Les autres métaux sont progressivement entraînés par la soude dans l’ordre suivant : zinc, arsenic, antimoine. Le procédé est exigeant : il faut renouveler constamment l’eau par un bain de vapeur et entretenir la réaction au fur et à mesure qu’elle touche les métaux les moins oxydables par un courant d’air chaud et l’addition de nitrate de soude soigneusement dosé et réparti. Il se prête à des opérations ultérieures, notamment la réduction des oxydes des différents métaux restant dans le bain de soude au moyen de réducteurs insolubles comme le charbon.

7Le procédé suscite l’admiration, proche de l’enthousiasme, de l’auteur de l’article de présentation dans la Revista Minera. Après avoir repris, parfois mot pour mot, la description du procédé donnée par Thomas‑Payen, il ajoute :

Il résulte de tout cela, comme il se voit, que la chaudière de fonte dans laquelle l’opération se fait revient à être une coupelle d’expériences, dans laquelle, au cœur du liquide, le chimiste peut agir à volonté, en compensant entre elles les actions d’affinité, solubilité chimique et les tendances électriques5.

8Et Roux dans l’aventure ? Son rôle échappe manifestement à la Revista Minera et sans doute un temps au public espagnol. La faute en incombe à une erreur typographique dans la transcription du nom. Personne ne comprend que « Proux » cache le nom d’un des pionniers de la métallurgie ibérique du plomb. Peu importe alors : ceux qui seraient les plus intéressés, à Carthagène, ne peuvent recevoir la revue du fait du blocus de la cité, et de toute façon ils ont d’autres soucis dans une ville exsangue. En réalité, en dépit des besoins du Laurium, Roux n’a pas été à l’origine de la recherche. C’est un ingénieur du Laurium, Bouquet, qui a alerté Thomas‑Payen sur les difficultés suscitées par les procédés alors en usage6. Thomas‑Payen est bien l’inventeur initial, mais néanmoins Roux s’associe à ses travaux et aux essais dès avant la mise en œuvre industrielle. En 1872, la Société Roux de Fraissinet et C^ie, autrement dit la banque, loue un bâtiment à Marseille, avenue du Prado, pour pratiquer des essais. La Société Métallurgique du Laurium fournit 150 tonnes de plomb à purifier. Le succès est tel que le procédé, breveté, est présenté à l’Exposition universelle de Vienne au printemps 1873, sous les deux noms de Thomas‑Payen et Roux, avec une adresse rue Montgrand7.

9Roux se trouve associé, à niveau égal, avec l’autre inventeur. Certes, il a contribué au succès. Déjà engagé dans l’amélioration du zingage au cours des années précédentes, mobilisé sur le sujet par des problèmes d’impuretés, et donc de vente, de ses plombs grecs, il a fourni un local, la matière des essais, ainsi que sa familiarité de métallurgiste autodidacte avec le traitement du métal. Néanmoins, il n’a pas été l’initiateur du projet et son apport intellectuel est resté très en deçà de celui de Thomas‑Payen. La natro‑métallurgie est bien une découverte d’ingénieur chimiste. Un intérêt précoce sans être pionnier, et surtout ses moyens et son influence ont permis à Roux d’entrer dans une recherche qui n’était d’abord pas sienne. Son accès au statut de co‑découvreur lui donne les mêmes droits de décision qu’à Thomas‑Payen sur l’usage des brevets. Il le fait aussi renouer avec sa propre légende, commencée un quart de siècle plus tôt dans une fonderie presque vide de la baie de Carthagène. Il était temps de la dépoussiérer.

II. — La Société Métallurgique de Marseille

Une société sous contrôle étroit de Roux

10Après avoir quitté son emploi à la fonderie de Saint‑Louis, Thomas‑Payen s’engage le 10 mai 1873 avec Roux pour la création de la Société Métallurgique de Marseille, quelques jours après l’inauguration de l’Exposition de Vienne, le 1^er mai. Une fois de plus, en dépit de l’importance de l’événement, Roux est absent : il est passé à l’étude le 3 pour donner procuration à son associé, Emilien Baccuet. Il n’est pas en Espagne, il est en retrait au Laurium : peut‑être est‑il allé à Vienne accompagner la présentation de l’invention qui porte aussi son nom. Baccuet et Thomas‑Payen, seuls présents, ont en fait une unique mission : rendre officielle la création de la société en produisant tous les documents destinés à devenir des pièces annexes de l’acte — statuts, liste des souscripteurs avec montant des versements — auxquels vont s’ajouter les comptes rendus des assemblées générales des 13 et 28 mai suivants, tenues elles aussi en l’absence de Roux. La société, qui s’inscrit dans le cadre des S. A. établi par la loi de 1867, a pour objet :

• La jouissance et l’exploitation des brevets d’invention pris en France et à l’étranger par MM. Hilarion Roux et Thomas Payen, pour la fusion des minerais, la séparation des métaux, leur épuration et leur affinage, et de tous les brevets qui pourront être pris par eux, pendant la durée de la société,
• toutes les applications possibles de ces brevets, y compris le droit d’en céder la jouissance et l’exploitation,
• enfin toutes affaires industrielles se rapportant à la métallurgie8.

Sa durée est fixée à vingt‑cinq ans et son siège est celui de la banque Roux de Fraissinet, 56 rue Montgrand. Le capital social est d’un million de francs, en 2 000 actions de 500 F, libérées d’un quart à la souscription. Au‑delà de ce formalisme, banal, les statuts et l’ensemble des documents appellent deux séries d’observations. La première concerne la rémunération des inventeurs propriétaires du brevet. L’article 7 leur garantit le remboursement des « frais d’expérience » (33 000 F) et des frais pour l’obtention des brevets (8 000 F), ainsi que la propriété des machines, appareils et matières de l’atelier du Prado9. La rémunération des brevets eux‑mêmes est l’objet principal des deux assemblées générales successives, les 13 et 28 mai. La première nomme une commission d’évaluation dont la seconde entérine les préconisations, à l’unanimité :

• en cas de cession des brevets, Roux et Thomas‑Payen recevraient 40 % des produits de celle‑ci,
• attribution de 25 % des bénéfices nets de la société.

11Le premier point confirme l’article 6 des statuts sans y ajouter aucune clause de rémunération des apports d’actifs sous forme de numéraire ou d’actions gratuites. La valeur des brevets sera fonction de l’activité de la société ou de leur appréciation extérieure. Tout se passe comme si Roux et Thomas‑Payen croyaient dans l’avenir de leurs brevets et jouaient le jeu de la réussite de l’entreprise. La réalité est peut‑être moins rose et appelle une lecture dépourvue d’ingénuité ou de naïveté. Thomas‑Payen ne perçoit aucune rémunération immédiate pour une invention qu’il doit de plus partager. Son gain sera fonction de la vente du procédé et surtout de l’avenir de la compagnie. En oracle infaillible du passé, l’historien sait qu’elle durera peu et que, à ce titre, Thomas‑Payen recevra au plus une misère, voire rien du tout parce que les beaux profits n’arrivent généralement qu’au terme de la période d’installation. Un achat du brevet, complété d’une rémunération de consultant, aurait pu changer sa vie, mais le simple ingénieur, réduit au rang de co‑inventeur, qui habite aux Aygalades, si loin des beaux quartiers, n’a manifestement guère eu voix au chapitre, parce que Roux a décidé pour deux. L’organigramme de direction de la société conforte cette lecture. Roux et Thomas‑Payen font partie des trois administrateurs désignés par les statuts. Roux figure en tête, « administrateur délégué pour toute la partie industrielle et technique », suivi d’Alphonse Baux, « administrateur délégué pour la partie commerciale ». Thomas‑Payen n’apparaît qu’au troisième rang, simplement « en qualité d’ingénieur‑consultant »10, sans que le terme d’administrateur soit accolé à son nom. En fait, il est bien administrateur, dispensé de la possession de cent actions pour l’accès à ce mandat — dix lui suffisent, qu’il est obligé d’acquérir —, mais par définition, un consultant n’est pas un décideur. Thomas‑Payen est bel et bien renvoyé à un statut technique, implicitement subordonné. La tonalité globale de ces statuts est donc celle d’une marginalisation du principal inventeur. J’ai choisi à dessein des termes modérés. Le mot « dépossession » eût‑il été excessif, ou simplement en discordance avec les conventions du discours, y compris celui de l’historien ?

12L’actionnariat fait ressortir une prise en mains de la société par un milieu restreint, avec plusieurs cercles marseillais étroits, tous reliés entre eux, avec quelques îlots extérieurs, en lien notamment avec le Laurium11. Le cercle familial se réduit à deux personnes : Hilarion pour 100 actions, et Philippe Warrain, négociant retraité et beau‑père de sa fille Trinidad, décédée en 1867, pour 40 actions. À la charnière des familles Roux et Fraissinet, la banque Roux de Fraissinet souscrit 434 actions. Le cercle le plus important est celui de l’ensemble de la famille Fraissinet, incluant les Baux et les Baccuet, qui prend 336 actions. Tout autour se trouve une nébuleuse marseillaise, presque toujours protestante, qui a souscrit plus de 800 actions, avec les figures marquantes de deux négociants : Edmond Dobler, pour 200 actions, et André Leenhardt, pour 100 actions. Principal actionnaire catholique marseillais, avec 100 actions, Gustave Luce affiche là une proximité d’affaires avec Hilarion Roux, et aussi un soutien personnel aux travaux de Thomas‑Payen : le départ de celui‑ci de l’usine de Saint‑Louis n’était en rien une rupture. Le principal groupe extérieur est celui du Laurium, bien identifié par Olivier Raveux, constitué du couple Jean‑Baptiste Serpieri avec 55 actions, de Ferdinand Bouquet, ingénieur au Laurium et à l’origine des travaux de Thomas‑Payen, pour 20 actions, complétés par trois mécaniciens français d’Ergastiria pour sept actions, soit 82 actions. En dehors de cela, un rentier de Brégançon, Herman Salvan, pour 100 actions, Rémy Paquot, « négociant au Bleyberg », pour dix actions, un Lyonnais, Saint‑Olive, pour dix actions, peut‑être en relation avec Bouquet, lyonnais lui‑même12.

13Avec 910 actions, le groupe Roux‑Fraissinet s’assure le contrôle de la société. En réalité, le problème ne se pose même pas. La Société Métallurgique est créée dans un entre‑soi marseillais où familles, religion protestante et affaires sont à l’origine de réseaux qui s’entrecroisent et tendent leurs fils au‑delà de Marseille : compte tenu des liens des Serpieri avec la ville et avec Roux, le réseau sarde — ou grec — s’intègre à ceux de la cité phocéenne. On peut certes repérer déjà quelques éléments d’entreprises prochaines, comme Rémy Paquot, l’homme du Bleyberg, mais le temps n’est pas encore venu pour d’autres évasions. Le capitalisme marseillais au faîte de sa puissance, toujours en quête d’aubaines prometteuses, n’a aucune difficulté à financer la création de la société. Hilarion Roux n’a pas eu à solliciter : il lui a suffi de présenter le projet pour attirer les capitaux demandés, au demeurant modestes — 250 000 F effectivement déboursés —, sur son nom et sur celui d’un groupe familial qui s’engage avec lui.

L’usine de la Madrague de Montredon

14Cette usine, dont les vestiges font partie aujourd’hui du patrimoine industriel marseillais, à l’entrée du massif des Calanques, a récemment fait l’objet de travaux pionniers et importants13. La demande de construction est déposée en préfecture dès le mois d’août 1873, quelques mois seulement après la création de la société. Deux usines à plomb sont déjà implantées dans cette zone, dont une, celle des Goudes, est « un essaimage contraint » — selon l’expression de Daumalin et Raveux — opéré par Figueroa en 1854 depuis son usine du Rouet, qui polluait un quartier densément peuplé14. Le dossier, défendu par Alphonse Baux, reçoit un avis favorable le 1^er octobre. La rapidité de la décision ne manque pas de surprendre alors que les habitants de Marseille connaissent bien, pour en avoir souffert, les périls environnementaux de l’industrie du plomb, y compris du désargentage. De fait, les oppositions ne manquent pas. La réponse est double. Le premier argument est celui des innovations : le zingage comme la natro‑métallurgie produisent beaucoup moins d’émissions nocives que les procédés antérieurs. Le second, technique, est l’engagement de la société de construire une cheminée rampante de 800 mètres complétée d’une vaste galerie de condensation pour éliminer ou disperser au loin les fumées nocives. Cette solution sera appliquée, mais se révèlera insuffisante : dès 1878, Roux sera contraint par voie de justice de prolonger la cheminée de 200 m et d’en modifier le tracé. Même si les tensions sur les dossiers liés au plomb se sont apaisées depuis les années 1850 grâce au déplacement des usines du centre‑ville, la rapidité de l’avis favorable conduit à s’interroger sur une forme de complaisance, sinon de l’administration préfectorale, tout au moins des experts en charge du dossier. La chimie à Marseille est un si petit monde, qui a tellement besoin du financement des entreprises pour se développer. J’ai pu le vérifier pour l’enseignement de la discipline au cours des décennies suivantes15.

15La construction est aussitôt engagée. Alors que Roux est en charge « de la partie industrielle et technique », c’est Thomas‑Payen, officiellement simple ingénieur consultant, qui joue, sans surprise, un rôle prépondérant dans l’organisation interne des équipements et machines. L’usine peut commencer à produire dès janvier 1874, avec une majorité d’ouvriers italiens et un groupe de fondeurs espagnols venus d’Escombreras dès la reddition de Carthagène16. Beau contrepoint aux inquiétudes probables de Roux sur la situation de San Isidoro à la sortie du Canton. Déplacer ses spécialistes : une raison de plus aussi pour oublier d’investir en Espagne. Le principal motif de création de l’usine de la Madrague est qu’elle a été conçue pour traiter, en priorité, les galènes venues d’ailleurs, du Laurium et aussi de Kef Oum Theboul.

III. — Kef Oum Theboul : nouvelle société, nouveau cycle

Une réorganisation financière et technique

16La situation de la mine était devenue intenable, du fait de l’appauvrissement de la partie exploitée du filon et de l’absence d’infrastructures de transport. La production de minerai a baissé de 30 % en 1874 et les ventes ont été alimentées surtout par quelques réserves et le glanage de minerais sur le site17. La crise donne lieu à une réorganisation profonde. Une nouvelle société est créée, dont Roux reste l’un des administrateurs. Le capital demeure fixé à 2,5 millions de francs, avec une injection de capitaux frais, à laquelle Roux peut s’associer à la faveur des rentrées de fonds permises par la première aventure grecque. Charles Ledoux, dont Roux avait pu apprécier les qualités au Laurium, en devient l’ingénieur conseil, avec manifestement la construction d’une voie ferrée comme mission prioritaire.

Une stratégie en manque de lisibilité

17Le nouvel équipement, dont la concession a été demandée en 1881, est construit cette même année18. Il était temps : l’extraction est encore déficitaire en 188019. Le dynamisme retrouvé débouche en fait aussitôt sur une interrogation : pourquoi la ligne, de 8 km seulement (carte 8) s’arrête‑t‑elle au site côtier de La Messida, sans aller jusqu’au petit port de La Calle ? La réponse paraît claire. La voie ferrée ne conduit pas au port, où des travaux d’aménagement sont par ailleurs effectués, mais vers une fonderie pour l’obtention de plomb argentifère et de mattes de cuivre. L’ambition est donc de traiter, au moins en partie, le minerai. Des travaux importants sont entrepris pour la fonderie et l’assèchement d’un lac en arrière des dunes littorales. Mais par ailleurs, la mine extrait, prépare et vend aussi des minerais sans liaison ferroviaire complète jusqu’au port d’embarquement. Pourquoi cette incohérence, au moins temporaire ? Une réponse partielle pourrait être que la fonderie est une réponse à l’arrêt, en 1883, de l’usine de la Madrague de Montredon, destinataire des galènes exportées. L’argument ne tient pas : dès 1881, la voie ferrée se détourne du port en direction du site de la fonderie. La réponse la plus convaincante tient sans doute au souci de spécialiser Montredon dans l’activité de désargentage en lui fournissant des plombs argentifères. Cela n’enlève rien à l’incohérence de la stratégie de transport, pour l’expédition du minerai et du métal comme pour la réception du combustible nécessaire à la fonderie. Le métallurgiste impose sa marque, mais derrière l’industriel, un gribouille ?

Carte 8. — La mine de Kef Oum Theboul, Algérie, vers 1880

Un bref cycle minier, postérieur à la chute de Roux

18En réalité, les principaux aménagements concernent la mine et l’écoulement du minerai. Sous l’impulsion de Ledoux, puis à partir de 1882, de l’ingénieur Levat, son beau‑frère, des recherches en profondeur sont effectuées jusqu’au dixième niveau, avec le percement de la galerie Saint Barbe, complétée d’un puits intérieur du même nom. Deux wharfs sont enfin construits à La Messida pour l’embarquement des productions. Au cours des années 1880, la mine fournirait une moyenne annuelle d’au moins 12 000 tonnes de minerai marchand, principalement des pyrites de cuivre, éventuellement concentrées en mattes20. Ce cycle de belles années, postérieur à la chute de Roux, est en discordance avec les initiatives métallurgiques lancées par celui‑ci quelques années plus tôt. C’est ensuite, dès le début des années 1890, l’enfoncement dans une crise liée à des problèmes techniques et surtout à l’effondrement des cours du cuivre, jusqu’à la dissolution de la société en 190721. Le chiffre de production minière indiqué ci‑dessus est donné par la compagnie qui reprend alors le site. Il est sans doute enjolivé par un affairisme en quête d’actionnaires. Le constat ne fait cependant aucun doute : à partir de la fin des années 1870, Kef Oum Theboul connaît bien un nouveau départ, mais c’est loin d’être la répétition de l’aventure grecque de la décennie précédente.

IV. — La Compagnie Française des Mines du Laurium

19Néanmoins, un nouveau Laurium, bien réel celui‑ci, ne tarde pas à arriver. La Compagnie Française des Mines du Laurium (CFML) est créée sous seing privé, le 28 août 1875, avant dépôt des statuts à l’étude de M^e Dufour, notaire parisien très sollicité pour les actes de société22. L’intitulé mérite l’analyse. Deux mots sont importants, mais de manière inégale. Le premier, « française », a un seul but : permettre de distinguer cette création de la compagnie « grecque » ou « hellénique », qui a racheté les actifs non miniers de la première société et dont une partie de l’actionnariat est française. Le second, apparemment banal, « mines », est en réalité fondamental : il dit, en creux, ce que n’était pas la première compagnie ; il affirme surtout une priorité minière, et implicitement, une fonction, celle de fournisseur de l’usine de la Madrague de Montredon, en activité depuis un an et demi avec déjà surtout des minerais grecs. Mais implique‑t‑il une limite, une frontière à ne pas franchir : le passage à la production de métal ? La question n’est pas anodine, surtout pour la société marseillaise.

Les statuts : de grandes différences avec la Société Métallurgique

a) Une société parisienne au capital dominé par les apports

20On aurait pu attendre que la nouvelle société, complémentaire de la Société Métallurgique de Marseille, reproduise à grands traits les statuts de celle‑ci. Il n’en est rien. Non seulement la CFML ne se présente nullement comme une forme de filiale fonctionnelle, mais elle repose sur des bases profondément différentes. La première nouveauté est que le siège n’est plus à Marseille, mais à Paris, rue Taitbout, alors que Roux habite encore à Marseille, 1 cours Pierre Puget23. Ce déplacement est souligné par l’apparition, parmi les actionnaires, de figures du capitalisme français comme Robert de Wendel.

21Un autre changement est le poids des apports d’actifs dans la formation du capital : sur les 27 000 actions de 500 F qui constituent le capital de 13,5 millions, 23 000, soit plus de 91 %, sont attribuées en rémunération d’apports. La société utilise donc un moyen écarté par la Société Métallurgique pour les brevets Thomas‑Payen – Roux. En l’occurrence, l’anomalie est que la méthode n’ait pas été pratiquée pour ceux‑ci, nullement dans son usage pour les concessions minières, tant les ressources minérales pèsent dans l’envergure et la durée de l’activité. Ce qui est singulier, en revanche, c’est la valorisation des apports : 11 millions de francs pour des concessions au Laurium, soit davantage que le prix de vente de la Société Métallurgique du Laurium. Ce prix peut s’expliquer par la qualité des concessions, aux réserves importantes, ainsi que par la cession d’équipements. C’est le cas ici : l’article 6 précise que l’apport inclut les puits Serpieri et Roux, ainsi que plusieurs bâtiments et l’embarcadère. Il n’y a donc probablement pas surévaluation des apports, ni insuffisance de capitaux frais. Au xix^e siècle, l’extraction des minerais métalliques est peu gourmande en capitaux : le poste le plus onéreux est celui des transports, voies ferrées ou quais d’embarquement qui sont à créer, au moins en partie. Enfin, à l’article 6, l’énumération des apports miniers conforte l’idée d’une complémentarité avec l’usine de Montredon. Elle fut sans doute même précoce. Plusieurs concessions obtenues le 23 avril 1867 et le 31 décembre 1868 par Serpieri, Syngros et Roux, avaient commencé à être mises en valeur dès le second semestre 1873, après la vente de la première société qui avait assuré des ressources importantes24. Elle s’affirme à partir de 1877 : Montredon reçoit alors des minerais concentrés grâce aux laveries mises au point par Huet et Geyler25.

b) Hilarion Roux, un poids doublement secondaire

22Rémunérées par 18 000 actions, les concessions Serpieri‑Syngros représentent 78 % des apports, 67 % du capital social. L’apport Mercati, une concession de zinc, est intégré pour 2 500 actions. Roux n’apparaît que pour la concession « Christos Antonopoulo » de minerai de plomb argentifère. Au demeurant, l’affaire paraît avoir été bouclée en urgence par Serpieri grâce à un pouvoir donné par Roux le 7 août, quelques semaines avant la formation de la société26. Possesseur de 10 % d’une concession obtenue par Serpieri et propriétaire à parts égales avec lui de 65 % d’une autre concession, Roux charge son partenaire de négocier l’achat des 35 % manquants. La mission est réussie, sous une condition, incluse dans les statuts de la société : les deux compères doivent verser, avant le 31 octobre suivant, 220 000 drachmes aux trois vendeurs, dont l’ingénieur Cordella. La présence de Roux dans les apports d’actifs est bien, à tous points de vue, le résultat de ses liens avec Serpieri. Cet apport lui permet de partager 2 500 actions. Un partage égal lui aurait valu 5,4 % des apports et 4,6 % de l’ensemble du capital social, mais comme il ne détient que 10 % d’une des concessions, sa part est encore plus réduite.

23Le rééquilibrage pourrait se faire par la souscription d’actions en numéraire. Ce n’est pas le cas. Tout comme Alphonse Baux, membre de la famille Fraissinet et son associé dans plusieurs entreprises, Roux souscrit 334 actions, exactement la somme des actions achetées par Huet et Geyler, ingénieurs associés : 167 actions chacun. Le plus gros souscripteur, avec 662 actions, est Edouard Dervieu27. Ce Marseillais ne relève pas de la nébuleuse protestante, bien au contraire. Catholique conservateur, il engloutira quelques années plus tard des sommes considérables dans l’Union Générale, mais aura la satisfaction d’être fait, en 1880, comte romain par Léon XIII28. Pour l’heure, après ses déboires égyptiens qui lui ont laissé néanmoins une fortune considérable, il vit replié à Paris dans la splendide demeure qu’il a fait construire en face du parc Monceau. Il cherche à employer ses capitaux et saisit une aubaine en achetant non seulement des actions, mais aussi des concessions qu’il apporte à la nouvelle société. Au terme d’un processus engagé dès le 8 mai 1875 et de négociations conduites par J.‑B. Serpieri — encore lui —, Dervieu rachète la concession de minerai de zinc dite « Mercati », en fait aux mains de plusieurs propriétaires, et se trouve donc à la tête des 2 500 actions qui lui sont attachées29. Son achat d’actions en numéraire est donc le complément de son investissement minier et il lui sert à conforter sa position dans la nouvelle compagnie.

24Roux‑Dervieu : le duo est d’abord la reproduction d’un partenariat mis en œuvre un quart de siècle plus tôt par Joseph Roux et Robert Dervieu pour la société de Kef Oum Theboul ; c’est aussi la rencontre de deux parcours longtemps divergents. Hilarion Roux est un homme de l’Europe méditerranéenne, de l’Espagne à la Grèce, Edouard Dervieu a longtemps été un homme de la rive sud : il a fait ses premières armes en Algérie avant de bâtir sa fortune dans l’Égypte d’Ismail30. Leurs chemins se croisent enfin, mais leurs pentes sont différentes, presque opposées : encore opulent, Dervieu se cherche, en vain, un nouvel avenir, Roux est persuadé de son génie et de son étoile. Une opposition peut en cacher une autre : l’un cherche à dépenser, on sait pourquoi, l’autre à s’en dispenser, on peut se demander pourquoi.

25L’interrogation est en effet légitime, sur la faiblesse de la participation de Roux au capital et plus encore sur son abstention dans l’achat d’une concession de grande qualité, intégrée à un niveau élevé parmi les apports. Elle devient même perplexité si l’on considère qu’il a reçu une part, inconnue mais à coup sûr considérable, du produit de la vente de la première compagnie du Laurium. L’hypothèse la plus plausible concerne le poids des investissements déjà réalisés dans les deux entreprises présentées plus haut. En 1873, Roux et sa banque se sont fortement engagés dans la Société Métallurgique de Marseille. En 1874, ils participent aussi à la nouvelle société de Kef Oum Theboul, qui procède à de lourds investissements : chemin de fer, percement d’une galerie, création d’une fonderie. On ne peut connaître le niveau exact de l’ensemble de ces engagements, à Marseille et en Algérie, mais il est très probablement supérieur à un million de francs pour Roux et Roux de Fraissinet. Les profits et la plus‑value du premier Laurium ont permis ces investissements, mais ils ne sont pas extensibles. De fait, Roux a procédé à des arbitrages : en privilégiant Marseille et Kef Oum Theboul, il a limité sa présence et celle de sa banque, et donc leurs profits et leur influence respectives, dans la compagnie qui ne tardera pas à se montrer, et de loin, la plus importante. L’a‑t‑il fait de manière réfléchie, consciente, ou les choix se sont‑ils opérés au fil du temps, selon la chronologie : premières créées, premières servies ? Derrière la formulation, triviale ou pour le moins sommaire, une question de fond : celle de l’élaboration d’un vrai projet méditerranéen.

c) Mais un président irremplaçable

26Roux devient le président de la société et son renouvellement en 1879 ne posera aucun problème. En dépit de la modestie de sa participation effective au capital, cette fonction n’est pas une surprise, encore moins une anomalie, parce qu’elle repose sur deux atouts complémentaires. Le premier est l’usine de Montredon, fondamentale pour le traitement des minerais ou plombs bruts en provenance du Laurium. Le second est que Roux est présent dans tous les réseaux et qu’il est le seul à assurer le lien entre les différents cercles : celui de Marseille et celui de Grèce, qui se recoupent déjà largement, et aussi celui, en formation, à Paris. La composition du conseil d’administration traduit ce nouveau tropisme parisien, avec Dervieu et de Wendel. Le renouvellement de 1879 met aussi en avant Alfred Huet, l’un des meilleurs spécialistes européens de minéralurgie, directeur technique des installations. Roux ne le marginalise pas, comme il l’avait fait, deux ans plus tôt, avec Thomas‑Payen : au contraire, il lui confie une capacité d’intervention dans la décision. Roux revendique une expertise métallurgique, mais il ne peut afficher aucune prétention en matière d’extraction et de préparation des minerais. L’admettre n’est pas de l’humilité, c’est reconnaître l’importance de la technique, y compris la sienne dans son propre domaine. Roux habite encore officiellement à Marseille, mais il est déjà, en fait, sur le chemin de Paris, pour chercher de nouveaux capitaux.

Une superbe réussite minière

a) Une fausse surprise : les minerais de zinc

27La description la plus complète des installations et du fonctionnement de la Compagnie a été donnée par Alfred Huet dans un long mémoire publié en 1879, incluant une carte géologique du site (carte 9). On sent l’homme de responsabilités, voire l’administrateur qu’il est en train de devenir. Son regard ne peut être que positif, mais c’est aussi celui d’un des meilleurs spécialistes européens des mines, avec Alfred‑Édouard Geyler, décédé l’année précédente. Le texte commence d’ailleurs par un hommage à la mémoire de son ami, puisque tous deux ont « projeté et mis à exécution toutes les installations qui fonctionnent actuellement31 ». Contactés par Serpieri dès le début de 1873, ils sont venus sur le terrain seulement au début de 1874, alors que les premiers fonçages de puits étaient engagés. Des observations géologiques détaillées et concentrées sur l’étude des gisements, plusieurs points sont d’abord à retenir. Le premier est l’importance des minerais de zinc, blende et surtout calamine, souvent associés au plomb. Par leur volume et leur teneur, ils justifient une exploitation spécifique. Serpieri et Roux l’ont très vite compris. Les premiers puits, foncés dès 1873, concernent précisément des gisements de calamine. En 1878, la société exporte chaque mois 4 000 tonnes de calamine d’une teneur en zinc supérieure à 50 % mais, « qu’une hausse se produise sur le zinc et qu’il soit avantageux alors de livrer à la fabrication de ce métal des minerais de teneur au‑dessous de 50 %, la Compagnie Française des Mines du Laurium pourra, si besoin est, doubler facilement sa production32 ». Inutile de chercher leur destination principale : Anvers, qui est, avec Marseille et Swansea, l’une des trois destinations des vapeurs au départ d’Ergastiria. Cela signifie que le minerai, brut ou calciné, est destiné au premier pays producteur de zinc, la Belgique, et notamment à la principale société, la Vieille Montagne33. Par la nature même des concessions demandées, souvent de plomb et de zinc et même parfois simplement de zinc, par la précocité de son extraction, la calamine est bien, avec le plomb, l’un des objets prioritaires de la société. C’est un témoignage, chez Roux et Serpieri, de leur intelligence des marchés des non‑ferreux : devenu un composant fondamental du bâtiment, notamment pour la couverture d’immeubles, le zinc est le second non‑ferreux des économies européennes du xix^e siècle, bien avant le cuivre dont la consommation s’envolera seulement avec l’électricité. Cela démontre aussi que la seconde compagnie du Laurium n’a pas été conçue comme une simple filiale fonctionnelle de l’usine marseillaise : elle ne se limite pas au plomb et sa production de galène ne va pas seulement à l’usine de Montredon, puisque Swansea est l’une de ses destinations.

Carte 9. — Géologie des concessions de la Compagnie Française du Laurium 

b) Des installations de tout premier ordre, minières et bientôt métallurgiques

28Les minerais de plomb sont intéressants notamment par leur teneur en argent, mais, je l’ai dit, ils posent de multiples problèmes, du fait d’inégalités de teneur, de l’association de sulfures de plomb et de zinc — galènes et blendes —, et surtout parce que le minerai est « fortement arsenical et antimonieux34 ». La préparation des minerais est donc fondamentale, et Huet s’enorgueillit des installations que Geyler et lui‑même ont mises en place et qui peuvent se caractériser ainsi :

• mécanisation poussée à l’extrême, notamment avec des appareils « Huet et Geyler » déjà éprouvés sur d’autres sites, y compris la Sierra de Cartagena, nécessaire compte tenu des volumes traités et des particularités des ouvriers « dans un pays comme la Grèce, où cette main d’œuvre est très chère, en même temps qu’inhabile et peu soigneuse35 »,
• rationalisation des emplacements et des circuits,
• rigueur dans les processus, y compris par la propreté des espaces, pour récupérer le maximum des contenus métalliques,
• et enfin un souci d’économie du bien le plus rare, l’eau, avec des processus de recyclage, y compris par la production d’eau distillée.

Les résultats : des sulfures exportés avec une teneur moyenne de 60 %, avec même certaines galènes à 65‑70 % de plomb, des blendes marchandes presque épurées de leur plomb et des pyrites galéneuses elles aussi vendables. Et tout cela avec seulement 30 ouvriers dans l’ensemble du secteur de préparation. L’orgueil de Huet est donc légitime, mais son efficacité a été d’autant plus grande qu’il a conduit la mise en place des installations sans avoir à corriger un projet initial mal conçu. Ce mérite‑là revient aux promoteurs de la compagnie, Roux compris, qui savaient que, en ce domaine, l’incompétence ou même les tâtonnements pouvaient être ruineux. Pas de place pour un autodidacte.

29Il reste un problème, sérieux, celui des transports jusqu’au port. Le chemin de fer construit par Ledoux pour l’exploitation des ecvolades a été cédé à la compagnie grecque. La construction d’une voie ferrée propre est engagée en 1881. Longue de 3 km, elle est mise en service en 188236. Les années qui suivent le mémoire de Huet ne sont pas seulement d’achèvement, mais aussi de prolongement vers l’aval, la métallurgie, jusqu’à concurrencer la Madrague de Montredon. Dès 1881, les fours du Laurium produisent 1 900 tonnes de plomb à 2 ‰ de teneur en argent37. Décidément, si l’usine de la Madrague a bien été conçue pour traiter le minerai du Laurium, la Compagnie du Laurium ne tarde pas à voler de ses propres ailes. Elle n’a jamais été une filiale de la société marseillaise et elle est de moins en moins dans une position de dépendance fonctionnelle.

c) Une solidité financière rapidement acquise

30Les résultats financiers sont vite spectaculaires. Prenons l’exemple de 1881. Aucune somme n’est plus affectée aux amortissements, tous les travaux neufs étant financés sur le compte d’exploitation. Avec un capital passé de 13,5 à 16,3 millions, en rémunération de l’apport des mines Périclès, les actions reçoivent un empilement de distributions : 5 % d’intérêt, 35 F de dividende plus 10 F de dividende supplémentaire, soit 70 F par action de 500 F. À cela s’ajoutent les parts de fondateurs et les rémunérations du conseil38. La performance est exceptionnelle pour une année déjà marquée par la crise des marchés des métaux : entre 1877 et 1881, les cours du plomb sont passés de 20 à 15 £ la tonne et ceux du zinc de 20 à 16. La CFML est vraiment armée pour le gros temps.

d) Les liens avec Carthagène : l’organigramme en échec

31Hilarion Roux avait créé un lien fort entre le premier Laurium et l’Espagne, avec des techniques et des hommes « importés » de la Sierra de Cartagena. L’axe technique Carthagène‑Laurium se maintient ensuite, d’abord par Huet et Geyler, notamment pour les équipements, puis par Roux lui‑même. Ainsi, au début mars 1883, deux ingénieurs sont envoyés sur son ordre de Lávrio à Escombreras via Marseille39. Huet ne parle cependant pas de migration des hommes. Il faut dire que, dans les premières années, il ne s’agit pas de métallurgie, mais simplement d’extraction. Les feuilles de paie des années 1876‑1878 ne mentionnent, pour cette activité, que des chefs d’équipe grecs40. Cette hellénisation de la main‑d’œuvre ne pose désormais aucun problème. Selon un observateur français, « les ouvriers grecs sont robustes, intelligents et se familiarisent aisément aux travaux qu’ils doivent exécuter41 ». La CFML a dû faire un effort de logement d’autant plus important que Spaniolika a été transféré à la société grecque. De nouvelles cités sont construites, dont la plus importante, Kyprianos, témoigne à la fois d’un effort d’urbanisme et d’une volonté, classique dans les villages ouvriers, de hiérarchisation de l’espace42. L’hôpital, encore en construction en 1879, fonctionne avec 25 lits en 188343. L’Espagne ne marque plus la toponymie, comme si l’empreinte de la sierra minera avait été effacée au passage à la société nouvelle. De fait, les Espagnols ont été peu nombreux dans les premiers temps de la société, affectés uniquement à des tâches très spécialisées.

32Tout change avec le passage à la production de plomb. Les métallurgistes de la sierra sont redevenus indispensables. En 1882, la présence espagnole peut se deviner à nouveau dans l’espace public, sous une forme implicite : une église catholique est en cours d’achèvement, avec sans nul doute la « bénédiction » de Roux. Les hommes eux‑mêmes restent invisibles dans la documentation, ou presque. Huet n’en parlait pas, parce qu’ils n’étaient pas encore de retour, mais ils ne sont guère mentionnés non plus au cours des années suivantes. Il faut une crise violente pour les mettre, malgré eux, en pleine lumière. Elle survient au printemps 1883. Elle éclaire des aspects concrets, généralement discrets, sinon obscurs, de la condition de ces migrants très qualifiés, et elle ouvre aussi une fenêtre sur les modalités de gestion de l’entreprise. J’ai eu la chance que cette crise soit le thème principal des seuls documents du quotidien que j’aie pu retrouver dans les registres de correspondance active des années 1883‑1885, les seuls conservés à Lávrio. Il s’agit d’une série de télégrammes adressés par le responsable de l’usine, Faugère, à divers interlocuteurs.

33Le mode de gestion locale a radicalement changé depuis les temps, pas si lointains, de la Société Métallurgique. Le tandem Eduardo de Aguirre – Cordella, l’homme du capital et le responsable technique, a fait place à une direction structurée, dont le détail est donné par un visiteur de la fin de l’année 1883 : un ingénieur directeur, cinq ingénieurs des mines, un ingénieur de construction, cinq ingénieurs chimistes, un ingénieur en charge de la laverie, deux ingénieurs pour la fusion et la calcination, quatre géomètres et douze chefs de chantiers (maîtres mineurs), un ingénieur chef d’atelier et vingt employés de bureau44. Une hiérarchie, des compétences labellisées par des diplômes, une administration : la CFML, qui entretient par ailleurs de bonnes relations avec la société grecque — jusqu’à des prêts de matériel45 —, est sur le chemin de la grande compagnie, ancêtre des multinationales d’aujourd’hui. Il ne lui manque qu’une direction des ressources humaines.

34La crise éclate en avril 1883. Le Laurium a fait venir de Carthagène, à une date qui n’apparaît pas, plus de 150 ouvriers affectés à des tâches métallurgiques. Leur mobilisation a dû être d’autant plus facile que la sierra est alors en pleine « crisis plomera46 », du fait de la chute des cours : le Spanish pig est passé à Londres de plus de 20 £ la tonne en 1877 à 14 en 1882. Le 11 avril, Faugère, directeur du site, avertit par télégramme le siège parisien, rue Taitbout : « Impossible faire travailler Espagnols à tâche. Sont arrêtés définitivement. Attends impatiemment lettre Aguirre47 ». Un autre télégramme est envoyé le lendemain par le même et toujours au siège : « Refus payer 2 ou 3 jours inexact. Fut convenu payer 5 francs par jour jusqu’au moment où travaux connus devraient être pris à tâche48 ». Le second télégramme complique le problème plus qu’il ne l’éclaircit : s’agit‑il d’un refus de passer d’un système à l’autre ou d’un simple désaccord sur le moment de la bascule ? Le plus vraisemblable est que le chipotage sur la date mis en avant par Faugère masque un rejet global d’un système de paiement à la tâche que les ouvriers connaissent bien, trop bien même. Le paiement a destajo est la règle dans les mines de la sierra, avec tous les abus dont sont victimes les ouvriers : le paiement par le partidario intervient toujours en bout de la chaîne des dépenses. En revanche, même si la compagnie essaie de l’introduire à San Isidoro, il n’est pas encore la règle pour l’élite ouvrière des métallurgistes49. La perspective d’un salaire de niveau élevé et garanti avait dû compter pour beaucoup dans l’engagement des ouvriers et le changement est vécu comme une vraie rupture de contrat.

35On peut deviner l’une des raisons de la direction : comprimer les coûts du fait de la baisse continue du plomb : le Spanish pig n’est plus qu’à 13 £ la tonne en 1883. Mais était‑ce une raison pour prendre un tel risque avec une élite ouvrière si précieuse ? A‑t‑elle même eu conscience de celui‑ci ? Si Roux a été à l’origine de la modification, ou même simplement informé de celle‑ci, l’erreur d’appréciation est manifeste et traduit un éloignement du terrain de près de vingt ans. Si la décision a été prise en dehors de lui, localement, pour remplir des objectifs de coût, elle révèle une absence, catastrophique : celle d’Eduardo de Aguirre. Traitant de la compagnie métallurgique des années 1860, j’avais insisté sur le rôle décisif, reconnu par tous, de ce jeune beau‑frère de Roux qui faisait ses premières armes sur le terrain de l’entreprise. Il aurait anticipé le problème et, en cas de conflit, su trouver le modus vivendi pour apaiser les tensions. Eduardo a été, encore plus qu’on ne l’a écrit, l’homme de base de la réussite de Roux au Laurium. Son poids, oublié ou négligé pendant la montée en puissance de la grande entreprise, se rappelle avec force dès qu’il s’agit de traiter le groupe qui a fait la métallurgie du Laurium : les fondeurs de Carthagène. Mon ironie antérieure sur la DRH ne pointait pas l’absence d’un service, mais celle d’une fonction, assumée principalement par Eduardo au temps de la Compagnie Métallurgique. Faugère a plusieurs interlocuteurs : la direction de Paris, Serpieri à Athènes, Simón de Aguirre à Carthagène. Serpieri n’a ici qu’un rôle d’intermédiaire pour les navires, mais, entre la direction parisienne et Simón de Aguirre, il n’est pas toujours possible de déterminer qui a le dernier mot. Simón paraît osciller entre plusieurs statuts. Le télégramme du 11 avril, exprimant une attente impatiente de sa réponse, met en avant l’expert, le négociateur qui a fait signer les contrats de recrutement, et même le décideur. On ne dispose pas de la réponse, mais après l’échec de toute transaction, Simón devient simple liquidateur des salaires à l’arrivée à Carthagène pour le compte de l’entreprise50. Quant à Eduardo, il n’est plus là. Il représente son beau‑frère, à Marseille ou ailleurs, mais pas à Carthagène, où cette mission est dévolue à Simón. Il y séjourne pourtant de plus en plus souvent, mais pour ses propres affaires.

36Le résultat de cette gestion est le renvoi massif des Espagnols : 161 hommes, trois femmes et deux enfants expédiés en urgence, le 20 avril sur un bateau anglais51. Leur départ marque peu l’activité, déjà freinée par la crise, parce que les compétences ont été à peu près transmises. Ce dernier point peut être l’un des éléments à l’origine du problème salarial et une des explications d’un licenciement express original à l’époque, non dans son principe, ni dans son volume — Rio Tinto licencie 1 000 ouvriers d’un coup au début de 1890 pour faire pression sur le gouvernement —, mais dans la distance de rapatriement, atténuée il est vrai par le paiement du salaire à l’arrivée. Plus de 2 000 km : la pratique est inouïe, ou prémonitoire de certains usages des sociétés contemporaines. À la fin de 1883, les hommes de Carthagène ont retrouvé au Laurium leur étiage de la fin des années 1870 : quelques « chefs de travaux spéciaux », aux côtés de Français et d’Italiens52. Les synergies entre les fondeurs espagnols et le Laurium avaient été l’une des justifications les plus pertinentes de la gestion personnalisée, familiale, mise en place par Hilarion Roux au temps de la compagnie initiale. Elles ont été revivifiées un temps par le passage à la production de plomb. La dernière vague de recrutement à Carthagène s’est opérée encore dans ce cadre, marqué par le poids des relations de confiance, via Simón de Aguirre. En revanche, le licenciement massif est l’affaire d’un pouvoir de statut différent, d’un exécutant répondant à une injonction ou à un objectif. Le contact personnel d’un côté, l’organigramme de l’autre : le symbole du changement de la relation de Roux à ses propres affaires ?

V. — Les ambiguïtés de l’industriel banquier

Un système méditerranéen du plomb

37J’ai ouvert ce chapitre sur des termes positifs : rupture de carcan, nouveau départ, entreprises nouvelles, innovation, complémentarités. Tous étaient soumis à inventaire, mais la tonalité globale était que Roux pouvait être en passe de trouver un nouvel élan, en substitution aux blocages de Carthagène, et en relais du cycle réussi mais interrompu du premier Laurium. L’examen, même rapide, de la création et des premières années de chaque entreprise appelle des appréciations pour le moins nuancées. Plusieurs sont incontestablement positives. Aucune des compagnies n’est vouée à un échec rapide. Elles reposent sur des bases solides : innovation métallurgique, ressources minières et technologie de pointe pour la minéralurgie. Elles présentent aussi des éléments forts de synergie, par la fonction d’approvisionnement de l’usine de Montredon, en plombs ou galènes argentifères par Kef Oum Theboul, en minerais complexes depuis le Laurium. Il faut aussi prendre en compte un mode de gestion moderne, adapté au système ambitieux de sociétés en réseau que Roux paraît mettre en place. Tout cela pourrait même être complété par les performances, productives et financières de Kef Oum Theboul et de la Compagnie des Mines du Laurium. Au terme de cette vague d’initiatives, l’usine de Marseille paraît appelée à assumer une fonction de pivot entre les différents intérêts de Roux. Pour le traitement du minerai, outre les provenances déjà citées, elle reçoit des matières de Sardaigne et de diverses mines françaises tandis que le désargentage des plombs de San Isidoro est assuré à Marseille, au moins depuis 187453. De Carthagène au Laurium, Roux semble avoir enfin retrouvé, après deux décennies d’inertie, une volonté industrielle pour constituer, par briques successives, une forme de système du plomb cohérent à l’échelle de la Méditerranée.

Une construction aléatoire

38Alors, une triple réussite, dans une implantation à Marseille tant de fois différée, une rénovation de la mine algérienne et un retour au Laurium presque aussitôt après un départ précipité ? Et enfin une stratégie méditerranéenne globale incluant aussi Escombreras ? Il faut rester prudent parce que les affichages brillants peuvent masquer d’autres réalités.

39La première tient aux difficultés de la gestion d’ensemble du réseau informel ainsi créé, entre quatre pôles, dont les trois principaux sont Carthagène, Marseille et le Laurium. Les hommes circulent, depuis les ouvriers jusqu’aux ingénieurs. Cette fluidité, toute relative d’ailleurs, puisque pour les ouvriers, le but est de former de bons spécialistes locaux, ne résout pas les problèmes. Au contraire, elle peut faire ressortir des discordances. Ainsi, le Laurium est conduit de manière moderne, mais son passage à la métallurgie du plomb a exigé le recours aux spécialistes de Carthagène. Or, malgré la présence de plusieurs ingénieurs, San Isidoro demeure dirigé encore partiellement à l’ancienne, avec tout le poids des relations interpersonnelles autour de Simón. La crise de 1883 doit sa gravité et peut‑être son origine au choc entre deux méthodes, entre deux cultures, et la brutalité de la solution adoptée ne peut qu’affecter l’image commune des beaux‑frères de Carthagène.

40La question la plus sérieuse est celle des limites ou incertitudes des synergies entre les sociétés. Kef Oum Theboul expédie à Montredon des galènes et des plombs argentifères, mais les deux fonderies sont quelque peu en concurrence et surtout l’extraction produit de plus en plus des pyrites de cuivre. Plus grave, les relations entre le Laurium et la Madrague de Montredon deviennent vite asymétriques : d’emblée, en dépit de la diversité apparente de l’origine de ses minerais, l’usine de la Madrague a beaucoup plus besoin du Laurium que celui‑ci n’a besoin d’elle. La compagnie minière ne vend pas que du minerai de plomb et la géographie de ses clients est celle de l’Europe industrielle. De surcroît, en peu d’années, l’asymétrie se transforme en concurrence, un jeu où le Laurium ne peut que gagner, avec un coût du combustible contenu par la proximité de la houille de l’Oropos et surtout la fonction de fret, à l’aller, du combustible britannique pour les bateaux venus charger minerais ou métaux. La complémentarité se réduit de plus en plus au désargentage. Elle deviendrait encore plus aléatoire si le Laurium ou Escombreras expédiaient les plombs argentifères vers d’autres destinations.

41À cela s’ajoute les fragilités propres à chaque entreprise. J’ai dit que toutes reposaient sur des bases saines, certes, mais toutes sont des créations de temps d’euphorie et les aléas de la conjoncture sont de terribles révélateurs, surtout avec la crise du plomb à partir de 1878. Chaque situation est particulière. Grâce aux pyrites, Kef Oum Theboul résiste à la baisse des plombs, mais, une quinzaine d’années après sa rénovation, se trouve paralysée par le blocage de l’extraction puis la chute du cours du cuivre. Pour Montredon, sa fragilité dans le système Roux est aggravée par la marginalisation de Marseille dans le marché international du métal. La compression des coûts métallurgiques rencontre vite ses limites. L’usine tend à se spécialiser de plus en plus dans le désargentage. Le choix paraît pertinent, compte tenu de la volonté de plusieurs pays, dont la France, de maintenir le bimétallisme, du fait aussi des perspectives offertes par l’Extrême‑Orient, et notamment la Chine, après l’ouverture du canal de Suez. C’est là une logique de banquier, celle des Roux père et fils au début des années 1840, mais est‑ce encore une logique industrielle ? Une ultime opération « aval » dans le processus productif peut‑elle justifier longtemps le maintien d’un site spécifique, alimenté par des matières lourdes, à réexpédier après le dernier traitement ?

42Au‑delà de sa cohérence formelle, le « système Roux », d’ailleurs jamais dénommé ainsi, présente donc plusieurs faiblesses majeures : des divergences d’intérêt latentes entre les créations les plus récentes, les fragilités de deux des quatre sites, liées en partie seulement à l’étroitesse des synergies, et plus profondément, aux limites de la stratégie globale de Roux. Il est facile de rassembler, picturalement, les entreprises de Roux en un système méditerranéen. L’a‑t‑il réellement pensé comme tel ? Il n’existe aucun texte en ce sens et la chronologie semble avoir pesé dans ses décisions au moins autant que le dessein industriel, au détriment de sa position financière dans le second Laurium, au détriment surtout de la première initiative des années 1870, Montredon : Roux ou l’art de fragiliser ses réussites. S’il avait vraiment conçu ses trois initiatives fortes des années 1870 comme éléments d’un système, cela traduirait les contradictions d’une ambition industrielle, d’abord centrée sur Montredon avant de s’étendre aux sites suivants. Pour Montredon, la contraction rapide des synergies au seul désargentage en est l’illustration : les logiques d’un banquier à l’ancienne viennent se substituer à celles de l’industriel. L’arrêt définitif de Montredon en 1883 n’est que l’aboutissement d’un échec annoncé. Roux, la boulimie de la décision contre la vision ?

Les jeux risqués d’un néo‑Parisien

43La stratégie de Roux à l’égard de la Société Métallurgique de Marseille et de la Compagnie Française des Mines du Laurium appelle une réflexion particulière. Président fondateur de chacune, il est le premier responsable de leurs choix respectifs, et donc de l’émergence d’une concurrence larvée entre les deux usines, entre les deux compagnies. Il a assumé l’orientation métallurgique du Laurium, mais en a‑t‑il mesuré toutes les implications sur sa position personnelle ?

44L’affaiblissement potentiel de la Société Métallurgique est susceptible d’affecter tous les souscripteurs du capital. Actionnaire bien plus important à Marseille qu’au Laurium, Roux joue donc quelque peu contre lui‑même. Au‑delà, il fragilise tout son réseau dans cette ville, beaucoup plus investi dans la Société Métallurgique de Marseille qu’au Laurium. Certes, la famille Fraissinet et ses alliés sont présents des deux côtés mais, par certains aspects, Hilarion Roux donne l’impression d’affaiblir son camp sans en être conscient, de prendre le risque de dégrader son image marseillaise. Il ne faut pas méconnaître le poids de Serpieri dans cette orientation. C’est lui qui l’a fait participer à l’aventure, presque extraordinaire, du premier Laurium, qui l’a entraîné à nouveau dans la compagnie minière, si profitable et toujours prometteuse. Actionnaire de second rang de la première société, mais déjà détenteur des droits sur l’essentiel des matières exploitées, Serpieri est devenu le principal actionnaire de la Compagnie Française des Mines du Laurium, qu’il aurait dû logiquement présider. Il a mis Roux en avant, parce que celui‑ci est français, banquier, et à la confluence de trois réseaux, marseillais d’abord, grec ensuite, parisien enfin, en gestation. En réalité, le réseau marseillais avec excroissance sardo‑grecque est en train de devenir un réseau sardo‑grec, avec annexe marseillaise et antenne parisienne. L’incohérence apparente de Roux est en réalité la cohérence de Serpieri. Le succès du Laurium est d’abord celui de Serpieri.

45Roux suit un stratège remarquablement avisé et profitable, qui ne souhaite pas jouer les premiers rôles. Cette dépendance de fait ne saurait tout expliquer. Il faut se garder d’oublier la vanité de Roux, son obsession de protagonismo, de la place sur le devant de la scène. L’orgueil a pu jouer aussi dans son accès au statut de co‑inventeur. Tout cela est vrai, mais la psychologie de comptoir est une facilité qui masque plus qu’elle n’explique. Roux peut manquer de sens stratégique, mais il est aussi, et d’abord, un homme d’affaires qui sait habilement utiliser ses talents et ceux des autres au service de ses propres intérêts. L’affaire des brevets l’a illustré. Quel peut être alors, derrière les jeux de la vanité, son intérêt réel dans la mise en avant de la Compagnie du Laurium ? Une réponse se dessine : Paris et son marché financier. En 1875, il n’y habite pas encore, mais en ce mois d’août où il est célébré à Escombreras en son absence, il n’est pas non plus à Marseille. Le 7, il est à Paris où il signe une procuration donnée à Serpieri54. Il y est probablement resté pour achever le montage de la Compagnie Française des Mines du Laurium, dont les statuts sont déposés le 28. Pour lui, le Laurium constitue une base de lancement, aboutie sous tous ses aspects, productifs, financiers, publicitaires aussi : même si Serpieri tient les rênes, Roux est l’image de l’homme qui réussit tout ou à qui tout réussit. Il reste marseillais, administrateur de la succursale locale de la Banque de France, jusqu’en 1877. Il devient alors parisien, dans les meilleures conditions pour engager une mobilisation de fonds d’une toute autre ampleur. En réalité, l’objectif n’est pas seulement de donner une nouvelle dimension à ses affaires. C’est aussi, et même peut‑être d’abord, de pallier son manque de capitaux.