1Retour à Marseille. L’expression sonne comme l’écho d’un film de René Allio. L’entrée du vapeur dans le port tiendrait lieu de descente par l’autoroute nord, mais ce serait toujours — ou plutôt déjà — le bonheur de retrouver la ville, au demeurant en pleine transformation, avec la création du bassin de la Joliette et l’édification des Docks. L’image est facile, périodiquement ravivée par de nouvelles œuvres, de nouveaux films le plus souvent, mais ici elle est fausse. Inutile de rechercher l’invariant des sentiments au‑delà des bouleversements du cadre. Pour Roux, l’entrée dans le port n’a rien d’exceptionnel. Il la pratique plusieurs fois par an, en général en été et pour Noël. Le temps n’est pas non plus à la nostalgie. À 35 ans, ce père de famille est un homme encore jeune, en pleine réussite à Carthagène, où il est à la fois industriel reconnu à titre personnel, banquier pour la maison familiale et représentant des Rothschild. S’il est resté, c’est parce que, à la différence des Lyonnais, il a réussi. S’il quitte la ville, il ne l’abandonne pas et ce ne peut être que pour de nouveaux projets.

2Le choix de la résidence est guidé par les affaires. La famille s’adapte d’autant plus facilement que Hilarion a les moyens de faciliter tous les mouvements, de procurer une vie confortable à son épouse qui, pour la première fois, va s’installer durablement loin de sa propre famille. Industriel ou banquier ? Les deux voies lui sont familières, mais elles n’ont nullement le même sens. Pour Hilarion, la métallurgie du plomb est le chemin le plus familier, tant il en domine les techniques et les réseaux. Par ailleurs, Marseille représente alors un choix d’avenir dans la filière. En quelques années, les usines se sont multipliées. La majeure partie de la production de plomb brut et d’argent de la côte orientale de l’Espagne vient à Marseille, mais les fonderies de la ville traitent aussi des minerais en provenance des Alpes, d’Algérie ou d’autres rives méditerranéennes. Avec un marché intérieur absorbant l’essentiel de la production nationale, encore la première du monde, l’Angleterre a perdu sa primauté à l’exportation. Marseille est en passe de devenir le cœur du négoce mondial du premier non‑ferreux de l’industrialisation1. Le plomb à Marseille n’offre pas seulement un horizon plein de promesses : c’est aussi la voie de l’autonomie, voire de la liberté, par rapport à Joseph Roux, tout puissant au sein de la banque Roux de Fraissinet.

3L’activité du banquier n’est pas l’objet principal de cette étude, mais on ne saurait comprendre l’industriel sans esquisser le cadre global de ses activités. Hilarion devra prendre place au sein de la banque Roux de Fraissinet, aux côtés de son père, alors âgé de 62 ans, et surtout sous sa tutelle, puisque Joseph Roux est le gérant de la société. La banque est une des premières de la place. Hilarion Roux deviendra d’emblée un notable marseillais, mais un parmi tant d’autres. Rien à voir, en termes de reconnaissance et de réseaux, avec sa position à Carthagène, où il est le personnage le plus influent d’une ville certes bouillonnante d’activité mais de second ordre, à l’échelle même de l’Espagne. La perspective marseillaise est porteuse de promesses, mais le métier est lourd de contraintes externes et la présence paternelle pourrait y ajouter des tensions au sein même de la maison Roux.

4Alors, un statut fort mais très encadré dans le domaine de la banque, ou la liberté du côté de la métallurgie du plomb ? L’alternative paraît simple. Elle est en fait simpliste et même dépourvue de sens parce qu’elle oppose deux formes d’activités que Roux a su parfaitement concilier depuis plus de dix ans. Le retour à Marseille peut conduire à mettre l’accent sur le métier de banque, mais il n’est en rien un renoncement obligé à la métallurgie, ni même à Carthagène. L’enjeu essentiel du déplacement de sa résidence est en fait ailleurs. Rester en Espagne aurait confiné Roux, en dehors de la routine bancaire, dans une filière minéro‑métallurgique dont il domine tous les ressorts, juridiques, humains, financiers, techniques et économiques. En revanche, ce n’aurait pas été un vrai enfermement, tant les perspectives de croissance et d’élargissement sont alors fortes, à Carthagène et aussi vers d’autres régions et d’autres matières minérales. Les années 1850 sont encore dans la Péninsule, souvent le temps des pionniers, toujours celui des promesses et des illusions, au sens espagnol du mot. Mais comment comparer cet horizon, aussi attractif soit‑il, avec ce que commence à vivre Marseille, en dehors même du plomb ? Pour l’industriel self‑made man de Carthagène, les choix réels ne sont pas entre le plomb et la banque, entre Marseille et Carthagène : Marseille ne se refuse pas, mais n’oblige à renoncer à rien. D’où une question simple : compte tenu du dynamisme du monde des affaires marseillais, de l’interpénétration traditionnelle entre la banque et le négoce, de l’ouverture des horizons, comment Hilarion Roux pourra‑t‑il s’affirmer sur une place d’une toute autre envergure que le port espagnol, s’insérer dans le mouvement du Grand Siècle marseillais tout en demeurant industriel du plomb ?

5La décennie qui s’ouvre est donc celle des promesses, et aussi celle des interrogations. Quelles sont la part de la volonté paternelle et celle de l’ambition personnelle dans sa décision ? Hilarion est‑il appelé à terme à clore sa décennie ibérique ou à superposer les champs d’activité, à jouer avec les espaces ? Reste enfin, et peut‑être surtout, la question du temps. Appuyé sur la solidité de banque paternelle, Hilarion Roux a mis plus de cinq ans à émerger dans la minería de Carthagène, alors que, sous le foisonnement des initiatives, l’époque était aux créations, aux audaces pionnières. L’économie locale était encore malléable, facilement dépendante des capitaux dont elle manquait cruellement. Rien de tel à Marseille : il ne pourra être d’emblée le chef de la maison Roux de Fraissinet, qui n’est pas la seule banque importante de la place. La grande industrie existe déjà, pour le plomb comme dans d’autres domaines. À Carthagène, le jeune Hilarion avait montré de l’ambition, de l’audace, parfois de la témérité, mais il avait aussi fait preuve d’une grande ténacité. Il avait su observer, exploiter les opportunités de l’économie locale sans prétendre la bouleverser. En ce sens, le retour à Marseille sonne comme une heure de vérité : l’occasion attendue pour le banquier industriel dans la plénitude de ses capacités de donner enfin toute sa mesure sur de plus vastes horizons, ou de céder au vertige dangereux de tous les possibles, en oubliant que, à Carthagène, il n’avait pas seulement su saisir des chances. Il avait aussi fait preuve d’autres qualités : mobiliser les compétences, s’attacher des fidélités et, peut‑être le plus difficile, gérer le temps.

I. — Marseille à partir des années 1850 : l’affirmation du Grand Siècle marseillais

6J’ai déjà dit, au début de cet ouvrage, combien Marseille avait tardé à se relever de la crise profonde de son négoce pendant la Révolution et l’Empire. Les années 1820 et surtout 1830 marquent déjà un redressement discret, longtemps méconnu, mais bien réel, y compris dans le domaine industriel : sous la Monarchie de Juillet, Marseille et ses environs deviennent, à l’échelle nationale, un centre pionnier de la métallurgie du fer et du plomb2. Les négociants du xviii^e siècle ont fait place aux banquiers, armateurs ou industriels. La crise économique ouverte en 1847 est sévère, dure jusqu’à 1851 dans plusieurs secteurs d’activité, laisse ses marques dans des fortunes personnelles et des entreprises, mais dès le début des années 1850, la ville entre pleinement dans ce qui va devenir son « Grand Siècle » commercial, industriel et maritime. La gare Saint‑Charles, inaugurée en 1848, avait déjà facilité les relations avec l’intérieur. Avec le port, ce sont des horizons multiples : la Méditerranée toujours, l’Amérique aussi, surtout au sud, l’Afrique, toujours plus, et des rivages peu visités jusque‑là, comme l’océan Indien et l’Extrême‑Orient, avant l’ouverture du canal de Suez et encore plus après celle‑ci. Ce sont des trafics qui s’ouvrent, des produits nouveaux qui s’offrent, un port qui se transforme : première étape dans l’étirement des quais au nord du Vieux Port, le bassin de la Joliette est achevé en 1853, la Compagnie des Docks est créée l’année suivante. Marseille avait été le grand port des Échelles du Levant et des épices. À l’apogée du négoce, au xviii^e siècle, elle s’était ouverte aussi au commerce américain. La vitalité des trafics, son extension et sa modernisation, lui donnent les moyens de devenir ce port mondial, réceptacle de tous ces produits de la planète, bientôt appelés « coloniaux » alors qu’ils sont tout simplement exotiques. Marseille ou l’exotisme du monde.

7Dès 1855, les rapports de la Banque de France rendent compte de ce nouveau climat : « En résumé, la situation de la place de Marseille est excellente ; elle serait plus prospère encore si, comme je l’ai dit plus haut, le manque de navires n’arrêtait le commerce maritime et international3 ». On le voit : Hilarion Roux est revenu d’Espagne en pleine guerre de Crimée, mais ce n’est pas à contretemps. Le conflit provoque une gêne dans les transports, nullement une crise. Un nouveau rapport le confirme l’année suivante :

Le commerce maritime de Marseille prend tous les jours des proportions de plus en plus considérables. Le port de La Joliette, ajouté il y a à peine trois ans à l’ancien port et plus vaste que ce dernier, se trouve déjà tellement encombré de navires que l’on s’occupe d’en faire un troisième et même le projet d’un quatrième est à l’étude […]. L’importation des graines oléagineuses a fait décupler, depuis quelques années, le commerce de Marseille avec l’Inde4.

8En 1860, c’est carrément l’enthousiasme :

Dès les premiers pas que l’on fait dans Marseille, on est pénétré de ce qu’il y a de puissance, de jeunesse et d’avenir dans cette ville, l’un des premiers ports du monde et le siège de la principale succursale de la banque. Si l’on considère Constantinople comme un port du Levant, Marseille reste la plus importante des places maritimes qui sont le débouché de l’Europe, prend rang avant Barcelone, Gênes, Naples, Trieste et Odessa ses émules. La conquête de l’Afrique française a contribué pour beaucoup à sa prospérité, et de grandes choses sont encore à attendre pour elle de ce côté, surtout si les expéditions pacifiques que l’Empereur va diriger sur Tombouctou sont suivies d’heureux résultats. […]
À l’Orient, le premier coup de pioche est donné à Suez. De tous côtés, l’avenir s’ouvre ; Marseille n’est pas en retard, travaille à se hausser au niveau de destinées plus grandes. Le port de La Joliette est rempli de navires parmi lesquels se distingue la brillante flotte des Messageries Impériales qui compte cinquante bâtiments à vapeur du premier rang ; le port d’Arenc, double du précédent, se termine ; de vastes docks s’établissent ; les chantiers de construction, La Ciotat en tête, travaillent sans arrêter et d’immenses terrains, conquis en partie sur la mer, déjà divisés par des rues garnies de trottoirs n’attendent plus que les constructions qui y élèveront nécessairement avant peu les besoins d’une population toujours croissante5.

9En dépit d’un repli temporaire de la conjoncture, le rapport de 1862 continue à faire preuve d’une grande confiance pour l’avenir :

Mais les affaires ne restent pas et ne resteront pas stationnaires. Marseille est toujours la ville qui profite de la paix comme de la guerre, de l’abondance qui suit les années heureuses, comme des besoins produits par les pénuries des récoltes. En outre, sous le régime de la liberté du commerce des grains, le mouvement d’importation des céréales tendra à la continuité et à la permanence. Ce qui sortira par l’Est et le Nord pour l’Angleterre viendra de la Russie en passant nécessairement par Marseille6.

La confiance du rapporteur repose donc sur trois piliers : la normalisation ou modernisation progressive des pratiques bancaires, l’aptitude de la ville à exploiter toutes les conjonctures, enfin les effets de la libéralisation des échanges.

10En Méditerranée même, ces mouvements se sont combinés, depuis une décennie déjà, à un changement de polarité géographique des affaires. En 1843, l’ouest méditerranéen était encore terre d’aventure économique. Dix ans après, les promesses ont définitivement basculé vers l’est, vers l’Empire ottoman des Tanzimat, bientôt vers Suez en construction. Une illustration : à la fin de 1842, c’est en Espagne que Joseph Roux avait envoyé son fils, pour parachever sa formation et capter à la source une richesse constituée alors par l’argent métal. Moins d’une décennie plus tard, l’aire d’attraction a changé : au début des années 1850, après de premières expériences, notamment en Algérie, c’est vers l’Égypte qu’un autre banquier marseillais, Robert Dervieu, dirige son fils Édouard, né en 1824, cinq ans seulement après Hilarion. Le basculement est aussi celui des bases d’activité : la quête de métal monétaire s’efface devant d’autres objets, comme les financements d’équipements, ou tout simplement la dette publique7. Sans nullement se limiter aux routes traditionnelles des Échelles du Levant, Marseille regarde à nouveau vers l’est et s’ouvre de plus en plus au monde.

II. — Bientôt chef de maison

Un retour souhaité par le père

11En 1854, Joseph Roux s’est affirmé comme l’un des principaux banquiers de la place et dirige toujours d’une main ferme la banque Roux de Fraissinet. En relation suivie avec les Rothschild, il a réalisé pour eux plusieurs opérations, spéculatives sur les céréales pendant la crise de 1847‑1848 ou de plus long terme. Il est attentif à toutes les opportunités de la période : mines de la Grand’Combe et chemin de fer du Gard, ligne Avignon‑Marseille. Il a perçu très tôt les opportunités de l’Algérie où il a effectué un séjour dès 18448. Signe de vitalité, en 1848, au plus fort de la crise, Roux de Fraissinet fait partie du groupe de maisons qui garantissent, auprès de la banque de Marseille, un prêt de deux millions de francs à la société Figueroa9. Notable marseillais, Joseph Roux est « l’un des membres les plus éclairés » de la Chambre de commerce. Il en a été trésorier pendant la période délicate de 1845 à 1849 et il y siège à nouveau depuis 185210.

12Ses deux fils sont déjà étroitement liés à la banque, Antonin comme collaborateur, Hilarion associant cette fonction avec celle de représentant à Carthagène, dans le cadre d’un statut que je n’ai pu déterminer avec rigueur, faute d’avoir trouvé un acte de création de sa propre maison : Hilarion a pu être, selon la date et selon les cas, soit collaborateur direct de la banque marseillaise, soit son correspondant à travers sa propre société. J’incline à penser que, sauf dans les affaires minières locales, le banquier a le plus souvent agi au nom de la maison marseillaise. Le retour du fils aîné ne peut s’être effectué sans l’accord de Joseph Roux. Dès mars 1843, dans un courrier déjà cité, celui‑ci se disait soucieux d’amener Hilarion « à être chef de maison11 ». Il souhaite aussi sans doute prendre désormais quelque recul par rapport au quotidien des affaires : cette même année 1854, il achète le somptueux château de la Reynarde, sur le terroir marseillais, dans lequel il fait effectuer aussitôt d’importants aménagements12.

Une succession très organisée

a) Une transmission au détriment de la lignée féminine

13La transmission, patrimoniale et professionnelle, est un moment bref, de quelques mois seulement. Il intervient trois années plus tard, à la fin de 1857, selon une chronologie peut‑être accélérée par la maladie. Dans le premier cas, Joseph Roux établit une inégalité forte aux dépens de sa seule fille, Elodie, décédée, mais il apparaît très attentif à maintenir une égalité de traitement entre ses deux héritiers mâles. Dans son testament, en date du 15 octobre 1857, Joseph leur lègue conjointement un préciput au niveau légalement le plus élevé :

En premier lieu, je donne et lègue pour préciput et hors part à mes deux fils conjointement et par moitié égale entre eux et, au cas où j’aurais le malheur de leur survivre, à leurs enfants et descendants, le quart de tous les biens, meubles et immeubles, valeurs généralement quelconques qui se trouvent dans ma succession. Aucun motif de prédilection ni de préférence n’a déterminé cette disposition préciputaire, mais j’ai considéré que mes deux fils n’attendent aucune autre fortune que la part qu’ils recueilleront dans mon héritage tandis que les enfants de ma fille seront un jour en possession de la fortune de leur père. D’ailleurs, après une vie de longs et pénibles travaux, laissant à mes descendants un nom pur et sans taches, j’ai dû mettre mes fils à même de soutenir la réputation que j’ai acquise de porter toujours honorablement le nom que je leur laisse.
En déposant sur ce papier ces considérations, je dois déclarer que j’ai une égale affection pour mes enfants et petits‑enfants13.

14La première justification de ce déséquilibre au préjudice de la lignée de sa fille, une considération d’équité, tient aux différences de patrimoine des conjoints. Lagarde, époux d’Élodie, est issu d’une lignée négociante, alors que Trinidad est fille d’un officier retraité sans fortune personnelle. Néanmoins, l’inégalité de traitement relève aussi d’une discrimination, consciente ou non, envers la descendance féminine dans le cadre d’une conception genrée de la société, banale à l’époque. Le second argument, plus inattendu, est celui de la transmission du métier, de la responsabilité de l’image familiale. Joseph revendique, de manière cette fois égalitaire, la formation de ses deux fils et son égale confiance en eux pour la perpétuation de l’honneur familial. En réalité, l’ensemble de ces considérations révèle une double obsession. La première est celle du nom, que la descendance féminine ne peut préserver et que les deux fils doivent porter haut et sans tache. La défense du patronyme s’accompagne d’une symbolique immobilière, comme si la renommée devait s’inscrire dans le paysage de la ville ou de sa campagne : le préciput attribué à ses deux fils comporte le château de la Reynarde (pour 400 000 F) et ses maisons du cours Bonaparte et de la rue de l’Ormeau (pour 150 000 F)14. La seconde obsession, plus importante sans doute, est celle de la poursuite de l’œuvre, cette maison de banque qu’il dirige depuis près d’un quart de siècle et qu’il a promue aux premiers rangs des établissements de la ville. En réalité, proposer une hiérarchie entre le nom et la banque lui aurait semblé dépourvu de sens : le nom Roux est fréquent à Marseille, mais précisément pour cela, son nom à lui, et celui de ses fils, porte comme marque de distinction une forme d’assimilation à la raison sociale de la banque Roux de Fraissinet.

b) Hilarion, co‑gérant de Roux de Fraissinet

15Tous deux reçoivent cette double mission, morale et professionnelle, mais en pratique, Joseph Roux ne les appelle pas à l’exercer au même niveau, comme le montre la succession institutionnelle, organisée moins de trois mois après. Le 31 décembre de cette même année 1857, Hilarion Roux devient co‑gérant de la société en nom collectif Roux de Fraissinet, aux côtés de son père et de Jules Baccuet, membre de la famille Fraissinet. Antonin est simplement associé aux affaires, avec un fils de Jules Baccuet, Emilien15. L’issue ne faisait en réalité guère de doute. Au cours des douze années passées à Carthagène, Hilarion s’est montré parfaitement rompu au métier de banque et respectueux des instructions paternelles. Il a su aussi, très tôt, faire preuve d’initiatives. Il s’est certes trompé parfois, notamment sur l’intérêt initial de la fonderie de San Isidoro, mais il n’a jamais renoncé, il ne s’est pas reposé sur le filet de sécurité que constituait la banque. Partant de peu, il a réussi à se construire une magnifique position industrielle à Carthagène. Il a acquis toute la confiance de son père, aussi bien pour les opérations de banque stricto sensu que pour la prise d’initiatives ou l’appréciation de celles qui s’offrent alors au monde des affaires marseillais. Le retour d’Hilarion auprès de son père signifiait que la hiérarchie entre les deux frères était déjà établie. Les années suivantes ne l’ont pas changée, mais la précipitation probable de la succession a fait que, à moins de quarante ans, Hilarion Roux se trouve promu à la tête d’une des principales banques de la place. « L’exil » espagnol ne l’a nullement freiné, bien au contraire, d’autant plus qu’il a eu trois ans pour montrer ses talents. Il est jeune, mais il est prêt, et sa promotion doit être perçue comme un gage de sécurité par la famille Fraissinet et, au‑delà, les autres maisons de la cité.

III. — Les premiers pas

À la croisée de deux réseaux

16La succession propose une double symbolique : la transmission générationnelle se trouve garantie et les deux familles, Roux et Fraissinet, sont désormais associées aux responsabilités. On pourrait y voir un recul relatif pour la famille Roux, aux commandes pendant plus de vingt ans. C’est en réalité une consécration : Hilarion Roux est désormais sur le même pied que le représentant d’une des principales dynasties marseillaises, celle des Fraissinet, dont la banque et parfois même Hilarion portent le nom. Le voici désormais à la croisée de deux réseaux. L’un lui est déjà familier : c’est celui des Rothschild. D’abord introduit par son père, il avait très vite traité directement avec la maison parisienne, d’abord pour la capture de l’argent métal, puis pour des opérations de banque et des spéculations sur d’autres produits. L’autre est celui qu’il a rejoint en revenant à Marseille : un ensemble familial protestant, puissant et nombreux, les Fraissinet, mais aussi les Baux, Rabaud, Baccuet, au premier plan de la vie économique marseillaise dans tous les secteurs — banque, négoce, armement, industrie. En fait, il en connaît plusieurs membres depuis ses années à Sorèze et il a pu se familiariser avec leurs activités depuis son retour à Marseille en 1854. Chaque réseau a son originalité, pour les Rothschild une puissance financière orientée notamment vers les activités de banque, mais aussi vers les non‑ferreux — on le verra —, pour la dynastie ou la nébuleuse Fraissinet‑Baux‑Baccuet une présence dans l’armement maritime, l’assurance et le négoce lointain, africain et asiatique. Mais il serait absurde de vouloir les opposer : les Rothschild restent eux‑mêmes très attentifs aux opportunités commerciales et aux nouveaux horizons. Un seul exemple : les deux « familles » percevront très tôt, chacune de leur côté, l’intérêt d’un engagement fort dans l’aventure pétrolière.

17Joseph Roux meurt trois mois plus tard, le 13 avril 1858. La succession est liquidée le 11 octobre, juste avant l’expiration du délai légal de six mois. Curieusement, le préciput attribué à ses deux fils ne comportait pas la part sociale de Roux dans la maison Roux de Fraissinet, qui n’est même pas mentionnée dans le testament. Heureusement, la conjoncture fait bien les choses, sous forme d’une brève crise commerciale :

Le défunt était membre de la maison de banque Roux de Fraissinet. Son apport était de 600 000 F. La liquidation de cette maison n’a pas été faite, mais attendu l’importance des pertes faites par suite de la crise commerciale, on doit craindre qu’elle ne donne pas de bénéfices. On comprend, à cause de ce motif, seulement l’apport social, dans la présente, sauf à compléter ultérieurement s’il y a lieu : 600 000 F.

Le rapport de la Banque de France confirme bien le creux des affaires :

Marseille, comme toutes nos succursales, a vu, depuis un an environ, descendre rapidement le niveau de ses escomptes ; les autres opérations ont suivi un mouvement analogue […].
On peut dire qu’à quelques exceptions près, le niveau général de force et de crédit a baissé. Aussi, malgré l’abondance des capitaux et l’abaissement du taux de l’intérêt qui, chez les banquiers est descendu à 2 ou 2,5 %, il faudra peut‑être encore quelque temps pour que la confiance renaisse et que le commerce reprenne ses opérations à long terme.
Pour le moment les affaires sont calmes16.

18La crise est bien réelle, mais n’a rien à voir cependant avec celle de 1847‑1851. Le mouvement des affaires se redresse rapidement, jusqu’à provoquer, on l’a vu, l’admiration de la Banque de France en 1860. Il est impossible de savoir si ces difficultés passagères annulent réellement toute la progression de valeur de la banque depuis 1837. On ne peut que constater que cette évaluation basse, argumentée sur une conjoncture opportune, s’effectue au détriment des droits de succession, au détriment surtout des enfants Lagarde que les deux frères n’auront donc pas trop de mal à indemniser.

Une affirmation progressive

19Hilarion Roux accède à la tête de la banque Roux de Fraissinet en un moment de difficulté relative des affaires, mais celles‑ci ne tardent pas à reprendre, comme l’enregistre le rapport, déjà cité, de la Banque de France de 1860. La banque Roux de Fraissinet est apparue dès le rapport de 1859 à propos des opérations de réescompte : elle fait partie des huit banques « françaises » solides « dont les engagements sont en ce moment ou nuls ou insignifiants17 ». Le rapport de mai 1860 affine le classement. Reprenant une distinction déjà à l’œuvre les années précédentes, il range les « présentateurs » auprès de la Banque centrale en deux groupes, divisés eux‑mêmes en deux catégories. Ces deux groupes sont les « Grecs » et les « Français ». À l’intérieur de chacun, il distingue les présentateurs « valant surtout pour eux‑mêmes » et ceux « valant surtout par les signatures accompagnant la leur ». L’auteur ne cache pas son admiration pour les Grecs dont il apprécie la plasticité des activités, l’aptitude à saisir les opportunités et l’extension des réseaux. C’est grâce à eux que Marseille est appelée à devenir le pivot financier de l’aire méditerranéenne18.

20Les présentateurs « français », sont plus sobrement exposés parce que plus familiers au gouverneur de la Banque centrale, mais donnent lieu à des analyses de détail plus fines. Le classement en fonction du volume présenté au réescompte est complété de remarques sur la solidité de chaque maison et son activité dominante. Les huit présentateurs « valant surtout pour eux‑mêmes » sont ainsi divisés en plusieurs sous-groupes. Le premier est constitué de Droche, Robin et C^ie (engagée pour 3,5 millions de F) et Gay, Bazin et C^ie (engagée pour 1,7 million de F) : « Indépendamment de leur fonds social, ces banquiers ont une grande fortune personnelle19 ». Avec un engagement de 600 000 F, Roux de Fraissinet n’apparaît qu’au troisième et dernier rang du deuxième sous‑groupe. Aucun commentaire, ni positif ni négatif n’accompagne la mention de la banque. Elle est solide, mais, à la différence de celles du premier sous‑groupe, elle n’est pas distinguée par l’envergure financière de ses propriétaires, dans le cadre d’un capitalisme bancaire assez largement éclaté. Cela signifie‑t‑il que Roux de Fraissinet serait parmi les maisons les plus sûres sans être en tête de celles‑ci ? Probablement pas. Tout simplement, la relative modestie du volume d’affaires en jeu explique l’absence d’argumentaire : nul besoin de faire valoir la solidité de la maison. En fait, la Banque de France, dont l’activité première est le réescompte, regrette de voir les plus beaux papiers lui échapper. Le rapport de 1862 le dit crûment :

La succursale continue à ne pas voir de présentation des grandes maisons de banque de la place. Elles trouvent le crédit dont elles peuvent avoir besoin pour le courant modéré d’affaires du moment à des conditions très basses. Bien que les placements en valeurs de Bourse deviennent de jour en jour plus considérables, il y a encore à Marseille en dehors des banquiers, cinquante ou soixante millions répartis en appoints variant de quatre millions à vingt‑cinq mille francs, qui s’emploient constamment à lever du papier de premier ordre. C’est ce qu’on appelle le portefeuille des disposeurs20.

La banque Roux de Fraissinet continue à faire partie de celles qui ne recourent guère — ou pas du tout — aux services de la Banque de France pour le réescompte des effets. Hilarion Roux a su parfaitement maintenir l’insertion de la maison dans un « système » financier marseillais, aussi efficace qu’informel, pour répondre à ses besoins éventuels de financement. Il est d’autant plus facilement redevenu marseillais qu’il n’avait en fait jamais cessé de l’être. Le plus important peut‑être est ce que ne mentionne pas le rapport : Roux a maintenu un lien étroit avec la maison Rothschild. Marseille et les Rothschild : deux raisons pour limiter le recours à la Banque de France.

21Le même rapport considère néanmoins que, pour l’ensemble du monde des affaires marseillais, ce faible recours à la Banque de France ne constitue qu’une situation transitoire :

Quant à l’avenir, il est plein de promesses pour le développement des opérations de la succursale, quand même les affaires resteraient stationnaires. En effet, l’habitude ancienne et naturelle dans une cité à part dans toutes choses du commerce, d’employer ses économies et une partie de son capital en valeurs de négoce à échéances fixes revêtues de signatures recommandables, cette habitude s’en va tous les jours. Tout ce qui est jeune sans compter nombre de vieilles gens se mettent à placer leurs capitaux en titres mobiliers divers, notamment en obligations de chemin de fer et des villes. Ce mouvement apparaît en pleine lumière pour qui regarde l’accroissement si rapide qu’a pris le chiffre des valeurs confiées chaque année à la Caisse des Dépôts de la succursale.
Dans un temps plus ou moins rapproché, la Banque doit donc voir venir à elle une bonne partie de ce qui va chez les Disposeurs21.

22Marseille devant cesser d’être cette « cité à part dans toutes choses du commerce », Roux de Fraissinet ne devrait pas tarder à s’engager dans les pratiques modernes du crédit. En 1862, la banque marseillaise en général et le jeune banquier en particulier sont encore l’objet de tous les espoirs pour le développement de la succursale.

Une reconnaissance forte

23À court terme, le rapport ne se trompe pas, au moins pour Roux de Fraissinet. L’année suivante, en 1863, la banque est la principale engagée, avec 1 387 000 F. En revanche, à partir de 1864, Roux retrouve progressivement la pratique des plus solides maisons marseillaises. Cette année‑là, alors que le volume total des engagements s’envole, en pleine euphorie du négoce du coton égyptien porté par la guerre de Sécession, avec onze maisons qui engagent un million de francs ou plus — jusqu’aux sept millions de Droche Robin et C^ie —, Roux de Fraissinet est revenu à 700 000 F. Mais l’essentiel est ailleurs. Cette année‑là, le rapport de la Banque classe en effet les cédants en plusieurs « divisions », non en fonction du volume apporté, mais de la solidité de l’établissement et de la qualité du papier présenté.

La première se compose à ce jour de cinq maisons de banque, riches, prudentes et éprouvées :

• Pascal Fils et C^ie
• Roux de Fraissinet
• Couve
• Hesse

Il en annonce cinq, mais n’en cite que quatre, oubliant Bonnasse. Roux de Fraissinet a gagné une image de sérieux et de solidité que d’autres ont perdue, notamment Droche, Robin et Gay, Bazin. Roux n’a pas participé à l’envolée du réescompte auprès de la banque, en progression de 74 % sur un an. Il a contribué au maintien du traditionalisme financier marseillais, mais il a gagné d’accéder au rang des banques les plus sûres de la place. Le rapport de 1865 a le ton d’un soupir de résignation :

Les anciennes et grandes maisons de banque de Marseille continuent de se faire remarquer par l’absence ou l’insignifiance de leurs engagements.
Ce sont Messieurs

Bonnasse	22 000
Couve	10 000
Hesse	173 000
Pascal	0
Roux de Fraissinet	350 00022

L’observation vaut encore pour 1867 : Roux de Fraissinet ne remet que 200 000 F, mais le chiffre est accompagné d’un commentaire : « ancienne et belle maison. Belles valeurs courtes23 ».

24La prophétie de 1862 s’est révélée erronée. L’inspecteur de passage avait sous‑estimé le poids de méthodes commerciales atypiques mais éprouvées. Néanmoins, l’éloge l’emporte sur le regret. La Banque de France reconnaît que Marseille compte plusieurs banques de tout premier ordre. La présence renouvelée de Roux de Fraissinet dans ce classement n’est pas seulement un hommage à l’ancienneté. C’est aussi la reconnaissance qu’Hilarion, aux commandes de la banque depuis 1858 seulement, est désormais un banquier aguerri, fort de vingt ans de pratique, à Carthagène puis à Marseille. Je l’ai dit : il était arrivé en Espagne avec des bases solides ; il y avait été confronté à une très grande diversité de cas. En fonction des objets : métal monétaire, marchandises, jeux sur le change, crédit commercial, prêts à industrie. En fonction aussi des interlocuteurs, depuis les petits mineros locaux jusqu’aux Rothschild de Paris. Il avait appris à faire face à tout, à tenir bon et à s’affirmer y compris dans les moments difficiles. Les trois années passées aux côtés de son père à son retour à Marseille lui ont permis de mettre en œuvre son expérience et surtout de confirmer et d’étendre ses réseaux : les Rothschild toujours mais d’autres aussi, à Marseille et dans l’espace méditerranéen. Une fois à la tête de la banque, il n’a pas eu à faire ses preuves, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur de celle‑ci. Il a simplement continué à fortifier sa maison : au fond, le banquier marseillais ressemble plus à l’industriel du plomb méthodique qu’au jeune banquier impétueux des premières années espagnoles.

25La reconnaissance du banquier confinée jusque‑là à la discrétion d’un rapport, à l’entre soi de la Banque centrale, devient officielle au début de 1865 : le 20 janvier, il est nommé administrateur de la succursale marseillaise de la Banque de France. Brève et sans aucune dérogation au rituel du genre, la lettre de remerciements d’Hilarion Roux exprime néanmoins toute la valeur qu’attache le banquier à cette reconnaissance. La désignation revêt un caractère paradoxal : la Banque centrale, parisienne par essence, « couronne » un banquier marseillais autant par ses pratiques que par ses origines. La nomination revêt aussi d’autres significations. La première, de peu d’importance mais sensible pour Hilarion, est d’ordre familial. Son père a été élu à la Chambre de commerce ; le voici administrateur local de la Banque de France. Deux institutions et deux modes de désignation profondément différents : d’un côté, un organisme consulaire avec processus électif, de l’autre, l’émanation d’une institution nationale qui désigne depuis Paris ses responsables locaux. Mais deux voies d’émergence de primi inter pares. Joseph Roux avait attendu la cinquantaine pour entrer dans l’organisme consulaire ; son fils en devient administrateur avant 45 ans. À cet âge, Hilarion ne peut plus être considéré comme un jeune homme pressé, et la compétition avec le père est dépourvue de sens. Néanmoins, la suite de son parcours montrera combien il est sensible aux honneurs, surtout d’émanation nationale. Cette première émergence, professionnelle et aussi sociale, ne peut le laisser indifférent à titre personnel. De plus, cette nomination conforte sa direction de la banque et donc sa position à l’égard du réseau familial Fraissinet‑Baux‑Baccuet. Il en devient le leader incontesté en matière d’activité bancaire, même si chacun des trois associés de la SNC Roux de Fraissinet dispose de la signature sociale24. Enfin, pour le monde du négoce et de la banque, sa fonction d’administrateur confère plus qu’une reconnaissance. Elle donne un pouvoir, certes limité mais réel, notamment de consultation et d’influence dans les cas délicats25. Déjà important, Hilarion Roux devient une figure de la place de Marseille.

IV. — La part du rêve marseillais

En quête d’opportunités et d’horizons nouveaux

26La banque Roux de Fraissinet et Hilarion Roux lui‑même ne pouvaient demeurer à l’écart du foisonnement d’activités qui caractérise Marseille pendant les premières décennies de la seconde moitié du siècle. Les initiatives d’Hilarion Roux en matière de mines et de métallurgie seront présentées au chapitre suivant. Pour les autres, compte tenu des difficultés actuelles de consultation des archives notariales, l’inventaire doit se limiter aux initiatives ou engagements déjà repérés par des travaux antérieurs. Roux de Fraissinet s’intéresse à plusieurs produits, comme la gutta‑percha et la soie, participe au financement de compagnies d’assurances (Le Midi), de transport (omnibus Crémieux), de commerce (Altaras et C^ie, créée en 1862 au capital de trois millions de F). La banque est présente aussi dans des sociétés de tout premier plan : la Compagnie des Docks, les Raffineries de la Méditerranée depuis 1865 et, cette même année, Hilarion Roux devient membre du premier conseil d’administration de la Société Marseillaise de Crédit26. Au cours de la décennie suivante, Roux participe, aux côtés d’autres Marseillais issus notamment des grandes familles protestantes, à la création, en 1877, d’une usine de fabrication de soude à Sorgues27.

27La liste montre déjà que le banquier n’a nullement étouffé le négociant ou l’investisseur. Il faut la compléter, ou plutôt l’élargir, par une présentation des opérations lointaines, notamment dans l’océan Indien, qui s’avéreront décisives pour la banque. Le rôle précurseur de la famille Rabaud — alliée familiale des Fraissinet — dans cette région du monde depuis la fin du xviii^e siècle a été justement souligné28. Au milieu du siècle, il trouve une incarnation nouvelle dans les initiatives d’Alfred Rabaud, bientôt en partenariat avec Roux de Fraissinet. Néanmoins, Hilarion Roux n’a nul besoin des liens familiaux des Fraissinet pour penser large, pour rêver loin. Un seul exemple, de 1861, un an avant le lancement, par Roux de Fraissinet, de sa première expédition maritime vers Nossi‑Bé Zanzibar. Nous sommes à Marseille, à la fin du mois de mai. Hilarion écrit une lettre personnelle au baron James de Rothschild, à Paris29 :

Monsieur le Baron,
Si nous devons en croire les journaux, il paraîtrait que le gvt frs [sic] a l’intention de prendre possession définitive du Cambodge.
Ce pays paraît fort riche en produits agricoles, il y a de la soie, du riz et autres marchandises qui pourront donner lieu à un commerce assez actif avec l’Europe.
Ne pensez‑vous pas que M. de Saisset qui doit sans doute être à Saïgon pourrait vous fournir à cet égard des renseignements précis ? Les premières maisons qui ont eu des agents au Japon ont gagné beaucoup d’argent et peut‑être la même chose arrivera‑t‑elle en Cochinchine.
J’espère que vous me pardonnerez de vous entretenir d’une idée qui, à dire vrai, m’est venue en tête hier en lisant le journal mais je le fais parce que je crois que, si ce que l’on dit est vrai, ce pays peut être appelé à un assez grand avenir commercial.
Agréez mes salutations bien empressées.

Le ton est respectueux, mais on sent une confiance et même une forme de familiarité dans la présentation de son idée. Le lecteur peut imaginer Hilarion Roux confortablement installé dans un fauteuil devant sa fenêtre, au soir d’une belle journée de printemps : le Marseillais invite le baron James à partager son intimité. Le fond est aussi révélateur que la forme, à un double titre : Hilarion Roux se sent assez assuré pour faire une suggestion au baron et surtout il ouvre une porte sur un monde encore peu connu. Une démarche prospective banale pour un financier, plus généralement pour un homme d’affaires. Certes, mais aussi, de manière à peine subliminale, l’idée de la nécessité d’aller toujours plus loin, de construire un futur au‑delà des limites. Marseille est alors en elle‑même une invitation à l’aventure. Roux pousse cette invitation jusqu’au bout de sa logique. Il ne faut pas y voir l’expression d’une insatisfaction, mais plutôt celle d’une nécessité personnelle : il ne saurait vivre seulement dans la gestion, ni même dans l’accompagnement avisé d’une croissance collective. Il lui faut prospecter les limites, transgresser les frontières, au fond rester le jeune homme de 1843 : praticien remarquable et discipliné, et en même temps, aventurier ouvert à toutes les opportunités, à toutes les tentations.

Roux de Fraissinet et l’océan Indien

28L’aventure indochinoise reste en suspens, mais l’océan Indien s’ouvre à lui en 1862 par une expédition à Nossi‑Bé et Zanzibar, en association avec Alfred Rabaud. Même si Nossi‑Bé est proche de la Grande Île, l’affaire n’a rien à voir avec la signature, le 12 septembre de la même année, à Madagascar, avec le roi Radama II, de la « Charte Lambert » du nom de l’homme d’affaires réunionnais qui en est à l’origine30. Le traité, si avantageux pour la France, donne lieu à la création de la Compagnie de Madagascar, sur le modèle de la Compagnie des Indes Orientales, mais il provoque aussi, dès le 12 mai 1863, la chute de Radama II, jugé trop complaisant envers les intérêts étrangers. La Charte Lambert est aussitôt abrogée et la France accepte le fait accompli contre versement d’une indemnité de 1,2 million de francs à la nouvelle compagnie. En réalité, comme la majorité du négoce marseillais, Roux de Fraissinet inscrit ses activités dans le cadre d’un capitalisme concurrentiel, loin de l’emprise coloniale, ancienne ou en construction. En dépit de ses réticences initiales, la France finit par signer avec Madagascar, en 1868, un traité de commerce analogue à celui déjà signé par la monarchie merina avec l’Angleterre trois ans plus tôt.

29La maison Roux de Fraissinet développe ses initiatives par combinaison de réseaux à géométrie variable. Compte tenu de leur poids dans les événements de 1883, ces activités doivent être présentées, même succinctement. À Madagascar, l’implantation commerciale s’opère progressivement par l’ouverture de comptoirs, d’abord sur la côte nord‑ouest, proche de Nossi‑Bé, puis sur la côte est, en face de l’île de La Réunion, et enfin à Tananarive, où la maison marseillaise entretient d’excellents rapports avec le pouvoir central merina comme avec les élites locales. Signe de la qualité de la relation : une double nomination consulaire en 1874 par le royaume malgache, celle d’Alfred Rabaud à Marseille et d’Hilarion Roux à Paris. Au‑delà de Madagascar, Roux de Fraissinet s’emploie à structurer un réseau à l’échelle de l’océan Indien occidental, entre le cap Delgado et la Corne de l’Afrique, « conçu comme un espace ouvert au commerce libre31 ». Nossi‑Bé joue le rôle d’entrepôt régional, au centre du réseau, avec des comptoirs et des traitants autochtones pour les postes secondaires. Les produits destinés à Marseille sont notamment la cire pour la stéarinerie, les bois précieux et un produit tinctorial, l’orseille. Les marchandises importées de Marseille consistent en une grande diversité de produits d’épicerie, des huiles, du savon et des tuiles. À cela s’ajoute un important trafic régional, notamment de riz et bovins pour La Réunion et l’île Maurice. Outre sa fonction d’entrepôt, Nossi‑Bé joue deux autres rôles : de producteur de sucre et de volant de sécurité pour le commerce par son élite à fort pouvoir d’achat. Signe de confiance dans l’avenir, à partir de 1878 Roux de Fraissinet commence à utiliser des navires à vapeur, le plus souvent affrétés, mais en pleine propriété pour deux d’entre eux. Commerce, et aussi banque : la banque Roux de Fraissinet pratique de plus en plus diverses formes de crédit comme les prêts commerciaux, les avances en marchandises, les crédits de campagne, les découverts en compte courant. Autant de prises de risque nécessaires face à la concurrence et gages d’une implantation durable : Roux de Fraissinet contrôle ainsi la production de sucre à Nossi‑Bé, qui atteint 1 700 tonnes en 1880. Au‑delà du négoce du moment, Hilarion Roux parie sur l’avenir, par divers investissements, y compris dans des essais de plantation de café. Il appuie une forme de développement régional avec une attente patiente, celle du moment de l’attribution des concessions minières. Le banquier‑négociant de Marseille est en première ligne, mais il n’oublie pas le minero de Carthagène.

30L’aventure est belle, mais le volontarisme à Madagascar ne saurait masquer les limites des résultats et les dangers, lointains ou proches. Les limites résident dans le caractère trop épisodique des relations entre Marseille et Madagascar, dans le faible volume et la discontinuité des flux : comme l’a souligné Olivier Lambert, il manque une matière première pour l’industrie marseillaise, alors que Zanzibar fournit coprah, sésames, et arachides. C’est bien cette dernière, et non Madagascar qui explique l’introduction de la navigation à vapeur. Au fond, « malgré sa persévérance, la maison Roux de Fraissinet n’a toujours pas perçu, au début des années 1880, les dividendes qu’elle attendait de sa politique d’entente avec la monarchie merina32 ». Les risques sont doubles. Ils sont financiers, avec la conjugaison de prêts commerciaux et de crédits de campagne. Ils sont aussi politiques. Roux a fait, peut‑être sans en avoir conscience, le pari d’une entente durable avec la monarchie merina, qui peut être menacée par la stratégie colonialiste de la France. Au moins jusqu’au début des années 1880, aucune de ces deux menaces ne paraît d’actualité. L’aventure malgache ne saurait altérer l’image de solidité du banquier.

31Elle est néanmoins un révélateur de l’enracinement local de Roux et de sa volonté de participer aux opérations de négoce ou d’armement, de ne pas rester à l’écart de la prospérité de la ville. Faute d’archives internes de la banque, il est impossible de connaître ni le volume, ni l’orientation, ni les modalités, ni même l’ampleur globale de ces engagements. La fin de l’aventure, en 1883, permettra au moins de prendre conscience de l’importance des enjeux. Au cours des chapitres suivants, l’accent sera mis sur des opérations minières, de plus en plus gérées depuis Paris, mais il faut se garder de tout effet d’optique : Hilarion Roux est bien un banquier et un banquier marseillais. Reste à savoir ce qui, de la banque ou de la mine, va primer dans ses décisions, et surtout dans le devenir de la banque et de sa fortune personnelle.

V. — Le piège marseillais

32On savait déjà que le retour à Marseille n’était nullement la sanction d’un échec. Envoyé par son père, soutenu par les Rothschild, Hilarion Roux a d’abord été, au début des années 1840, un homme de l’ouest. Il en a joué le jeu avec audace et ténacité pour une réussite spectaculaire. Néanmoins, l’homme de l’Espagne et du plomb ne pouvait se satisfaire d’être corseté par une double frontière, géographique et sectorielle. Attentif, avec les conseils des Rothschild, aux infléchissements ou réorientations de la demande, toujours en quête d’opportunités de toute nature, Hilarion Roux ne pouvait manquer le rendez‑vous marseillais pour les aventuriers des affaires, pour les conquérants économiques d’un monde encore en pleine exploration et dans l’ignorance de sa finitude. Le retour à Marseille doit beaucoup au souci de son père d’avoir auprès de lui son successeur potentiel, mais il s’inscrit aussi dans une démarche de confiance dans les virtualités phocéennes et sa capacité à y prendre sa part. En l’occurrence la banque serait moins un carcan qu’un formidable outil d’ouverture.

33Hilarion Roux a su conjuguer la rigueur du banquier avec son appétit d’entreprendre plus rapidement qu’il ne l’avait fait à Carthagène. À la différence de ses premières années espagnoles, la première décennie marseillaise ne révèle aucun faux‑pas, sous forme d’enthousiasme intempestif ou d’initiative malheureuse. Sa « promotion » par la Banque de France vaut reconnaissance de sa qualité professionnelle. En même temps, Marseille lui a permis de déployer ses talents vers d’autres espaces, vers d’autres domaines. Depuis Marseille, il peut devenir un industriel du plomb méditerranéen — on le verra dans les chapitres suivants. Avec l’appui des réseaux construits par son père, il peut aussi croquer à belles dents dans un négoce international, largement africain en fait. Marseille lui offre des ouvertures à la mesure de ses talents et de ses appétits.

34Il faut pourtant se garder d’aller trop loin, parce qu’il demeure des limites. La plus évidente est que, à la différence de Dervieu et de plusieurs autres, Roux ne s’engage pas dans la dette des États, celle du dey de Tunis ou du khédive d’Égypte. Il reste un banquier du négoce ou de l’investissement. Derrière ses crédits, ses participations, on trouve toujours un outil d’échange, une matière, à vendre ou à produire. En ce domaine au moins, Roux a fait des choix. Est‑ce l’industriel qui marque le banquier, ou le signe d’une limite des moyens, en termes de ressources ou de réseaux ? Limites de la banque, ou de la place marseillaise ? Plus largement, Marseille est un magnifique belvédère sur les opportunités du monde, mais, comme le club de football qui enflamme aujourd’hui ses passions, elle ne dispose pas des moyens des ambitions qu’elle suscite. La ville est une ouverture au monde, presque une provocation à l’aventure, mais ce n’est pas un tremplin parce qu’elle ne dispose pas forcément des ressorts financiers adéquats. En ce sens, elle n’est pas toujours un aboutissement, mais simplement un passage, certes stimulant, vers le lieu de la ressource financière : Paris. La comparaison footballistique vaut encore aujourd’hui, le passage en moins : Roux ne heurtera aucun tabou, ni financier, ni culturel, dans son glissement vers la capitale au milieu des années 1870.

35Marseille n’est pas un tremplin, mais ce peut être un piège : elle invite à multiplier les aventures, négociantes, maritimes ou industrielles, donc les risques. J’ai évoqué la sagesse de la première décennie marseillaise de Roux, si contrastée avec les emballements de sa jeunesse à Carthagène. J’ai dit aussi combien il avait appris à gérer le temps dans la ville de ses débuts, au point d’être devenu, en une dizaine d’années, une référence locale. À Marseille, il lui reste à faire la preuve de sa capacité à s’inscrire dans la durée, dans un temps long qui témoignerait qu’il n’a sous‑estimé ni les périls, ni les exigences financières de son statut de fait de banquier important de la place, ni ses ambitions d’entrepreneur. Les débuts sont solides, brillants même, mais vingt ans plus tard, l’histoire n’est pas encore achevée, et reste même à écrire.