1« Plus tard vous jugerez qu’on peut lui confier des affaires en raison de la prudence qu’il met en toutes choses et qui forme la base de son caractère. Il a encore de l’expérience à acquérir parce qu’il n’a jamais travaillé que sous ma direction1 » : manifestement Joseph Roux reste prudent lorsqu’il parle de son fils Julien Hilarion dans la lettre qu’il adresse en mars 1843 au représentant des Rothschild à Madrid, Daniel Weisweiller. Il est vrai que l’on ne saurait survendre un homme aux Rothschild : la maison parisienne et ses collaborateurs les plus proches sont habiles à décrypter les stratégies de séduction et les faux‑semblants. Le principal correspondant des Rothschild à Marseille le sait parfaitement et se garderait bien de pratiquer un jeu aussi grossier.

2Inutile aussi d’envoyer un CV. Le concept même de parcours de formation, d’excellence ou non, n’existe pas encore. Le savoir‑faire, l’intégration au monde des affaires et la réussite personnelle impliquent néanmoins que soient réunies un certain nombre de conditions. Elles sont connues pour le siècle précédent, surtout grâce aux travaux de Charles Carrière sur les négociants marseillais. Au‑delà de la diversité des origines ou des religions, il a d’abord fait ressortir l’unité d’un groupe tout à la fois moteur de la formidable dynamique du port et porté par elle. Sans être jamais complètement fermés aux apports extérieurs « ces négociants se sentent si près les uns des autres, si différents des groupes sociaux voisins […] qu’ils se marient entre eux2 ». La vitalité du commerce, le groupe dont les résidences se concentrent autour du port, la famille : voilà, à gros traits, les piliers de la fortune négociante du xviii^e siècle. La formation scolaire compte très peu, sinon pour accentuer la ségrégation sociale par l’enseignement classique donné par divers établissements religieux et surtout le Collège des Oratoriens. L’école n’a pas pour mission de former aux affaires, mais de dispenser une culture discriminante : le latin et le grec comptent plus que les mathématiques ou la géographie. Le métier s’apprend par la pratique, au comptoir. La place marseillaise est une « école » reconnue, y compris pour de nombreux jeunes étrangers, qui viennent y apprendre les techniques de la tenue des comptes, du commerce et de la banque au contact des anciens de chaque maison. Symétriquement, des fils des familles négociantes vont séjourner dans les places étrangères en relation avec Marseille, notamment pour l’apprentissage des langues3.

3C’est au fond dans cette ligne que Joseph Roux invite à percevoir la formation de son fils, déjà solide, mais avec une lacune, celle de l’expérience extérieure, hors du comptoir familial, hors de Marseille. Il n’est pas sûr que, en ce domaine au moins, il faille accorder un entier crédit au banquier, pour deux raisons. La première est que le modèle auquel il fait implicitement référence appartient au passé. La famille et ses réseaux, l’apprentissage sur le tas et l’expérience à l’étranger : ces trois piliers ne sont plus suffisants, ni même simplement d’actualité, vers 1830, après la tourmente révolutionnaire et impériale qui a un temps ruiné le port, et dans un monde qui commence à être marqué par la révolution industrielle. L’autre raison tient aux éventuelles arrière‑pensées de Joseph Roux. Sa présentation du parcours du jeune Julien Hilarion Roux — seul le second prénom est bientôt usité — est trop modeste, trop prudente pour ne pas éveiller l’hypothèse d’autres préoccupations.

I. — Les débuts du Grand Siècle marseillais

Une ère défunte : le port négociant du xviii^e siècle

4Julien Hilarion Roux naît à Marseille en 1819, aux débuts de la Restauration. La monarchie censitaire est en général présentée comme un moment d’éclipse du port et de ses élites entre deux périodes marquantes : l’apogée du négoce du xviii^e siècle et la splendeur du grand xix^e siècle, celui des armateurs et des industriels, qui ne commencerait guère avant le milieu du siècle. La réalité est plus nuancée. La ville surmonte peu à peu la crise économique et les troubles qui ont marqué la période entre 1793 et 1815. Certes, c’en est fini du superbe xviii^e siècle, avec la croissance séculaire de l’activité du port et la dilatation de l’horizon des échanges. La Méditerranée — Europe du Sud, Barbarie, Levant — était restée le terrain privilégié, mais par ailleurs, Marseille avait alors développé ou créé des relations avec des espaces plus lointains : l’Atlantique Nord, les Antilles, l’Amérique espagnole, surtout à travers le port de Cadix, l’océan Indien et même la Chine à la veille de la Révolution4. L’intensité et la diversité des échanges, la variété des produits, la fonction de redistribution facilitée par le cadre juridique — les fameuses franchises accordées par Colbert en 1669 — avaient donné une « ampleur mondiale » au négoce marseillais, selon l’heureuse expression de Charles Carrière. Le xviii^e siècle fut un siècle de négociants, avec tout ce que le mot comporte à la fois d’élitiste et de généraliste. Même si certains s’en prévalaient abusivement et si des évolutions s’étaient fait jour à la fin de la période, les négociants, quelques centaines d’individus au plus, se caractérisaient par la diversité de leurs activités, en termes de fonction et de produits. À l’époque le terme n’est pas encore complété de la mention de la spécialité qui s’imposera plus tard. Le négociant ne fixait pas de limite à son activité, il s’intéressait à tous les produits et à toutes les étapes du circuit marchand, il achetait, vendait, participait à l’armement d’un navire, pratiquait l’assurance maritime et jouait aussi un rôle de banquier, par la traite des effets de commerce, les hypothèques maritimes, le prêt à la grosse ou le jeu sur le change des monnaies.

5La Révolution et l’Empire sont venus ruiner cette prospérité et la plupart de ceux qui l’incarnaient. Marseille est durement affectée par les troubles intérieurs : la cité gagnée à la Révolution de 1792 se retrouve royaliste en 1815 au terme d’épisodes de Terreur, révolutionnaire ou blanche. Cependant, plus que les troubles politiques, ce sont les événements extérieurs qui ont porté un coup fatal au négoce marseillais : les guerres, à partir de celle de la Convention en 1793, l’insurrection aux Antilles, le Blocus continental, et l’effondrement de l’Empire espagnol d’Amérique. La paix d’Amiens ne provoque qu’un bref intermède en 1802‑1803 ; c’en est fini du grand commerce avec les Antilles comme des arrivages d’argent de Nouvelle Espagne — devenue le Mexique — via le port de Cadix. À cela s’ajoutent des mutations plus profondes, telles que l’émergence d’une production cotonnière aux États‑Unis d’Amérique, qui vient concurrencer le coton des Échelles du Levant, et une perte de connexion avec l’Asie transocéanique, faute d’aliments des échanges, aux importations comme aux exportations5.

Aubaines et amorces de changements

6Tout n’est cependant pas négatif dans le panorama du négoce marseillais au début de la Restauration. Les réseaux méditerranéens du commerce de la cité demeurent intacts et les activités reprennent très vite avec le Levant et les péninsules européennes, avant même d’être vivifiés, à partir de 1830, par la conquête de l’Algérie. Par ailleurs, les guerres et surtout le Blocus ont favorisé la croissance ou l’émergence de l’industrie locale, en particulier la savonnerie et l’industrie chimique. Enfin, Marseille constitue un cadre propice pour plusieurs opérations spéculatives : la plus classique est une spéculation sur les blés, à la faveur, si l’on peut dire, de la crise de subsistances de 1817. La plus fructueuse, liée à la décomposition du pouvoir d’État en Espagne autant qu’à la nouvelle demande industrielle et urbaine, est le déstockage largement frauduleux, à partir de 1819 par des émigrés espagnols, de tout le plomb accumulé dans les fonderies royales. Le plus dynamique d’entre eux est sans nul doute Luis Figueroa : en très peu d’années, le demi‑solde sans fortune et sans scrupule amasse plusieurs millions de francs en écoulant le plomb de Linares ou de la Sierra de Gádor, à l’ouest d’Almería, au prix de la transgression de toutes les règles, sanitaires, juridiques, morales6. C’est à Marseille que naît la puissante dynastie familiale des Figueroa qui attendra la seconde moitié du siècle pour s’établir à nouveau dans la péninsule. Julien Hilarion Roux, dont le nom sera étroitement associé à celui du plomb de Carthagène, croisera les pas de Luis et ceux de son fils Ignacio et ne peut donc pas être considéré comme le pionnier de l’aventure marseillaise dans le plomb espagnol. Ce sont bien des Espagnols de Marseille qui ont su trouver le chemin du plomb de leur pays d’origine.

7Dans le domaine du négoce, la Restauration se caractérise par trois phénomènes. Le premier est une certaine reprise de l’activité portuaire, encore modeste jusqu’à la fin des années 1820, avant tout dans le cadre méditerranéen évoqué plus haut. Le second est que, s’il est d’abord unanime dans la revendication irréaliste d’un retour aux franchises colbertiennes perdues7, le milieu des affaires se diversifie alors profondément dans plusieurs domaines8. Tout d’abord, aux côtés des survivants ou descendants des principales familles de la grande époque, se fait jour une nouvelle génération d’hommes d’affaires. En janvier 1818, dans un rapport sur l’esprit public, le préfet De Villeneuve‑Bargemon, fin observateur, promoteur de la remarquable Statistique des Bouches du Rhône, prend soin de distinguer le « haut commerce ancien » et le « haut commerce récent ». Le premier est une « classe hautement recommandable, ayant joui dans tous les temps de cette considération attachée à la grande fortune, acquise par d’honorables travaux, à une probité transmise d’âge en âge, à un crédit reconnu dans toutes les parties du monde ». Le « haut commerce récent », composé de familles installées à Marseille depuis 1795, n’a pas encore accédé aux fonctions dirigeantes de l’économie, mais il jouit « aussi d’une grande considération et il la mérite sous tous rapports »9. Le troisième phénomène est une tendance d’ensemble à la spécialisation des activités. Certes, le négociant généraliste n’a pas formellement disparu, mais pour chaque maison, une ou deux de ses activités tendent à devenir dominantes, le commerce, l’activité de banque — traitement des effets de commerce et arbitrage sur les monnaies — ou les professions maritimes, assurance, courtage et armement. Même si le mot apparaît dès la fin du xviii^e siècle, la figure de l’armateur n’est pas la première à s’affirmer : c’est seulement au cours des années 1830 que se constituent les grandes maisons d’armement, comme celles des Bazin ou des Rostand. Cette tendance à l’éclatement de la fonction négociante est complétée par l’émergence progressive de l’industriel. L’activité de transformation n’est pas une nouveauté du xix^e siècle ; elle a toujours été en relation étroite avec le port, pour l’arrivage des matières premières comme pour l’écoulement des produits. Dans les années 1820, les deux secteurs les plus importants sont d’une part la savonnerie et l’industrie chimique, et d’autre part les industries alimentaires : raffineries de sucre, huileries, minoteries. Le mouvement d’ensemble est loin d’être négligeable, puisque, en 1829, la valeur de la production industrielle du département est le quadruple de celle de 1789. Elle reste cependant modeste, en chiffres absolus comme en termes de structures d’entreprises : « cette première croissance de la Restauration se base sur le dynamisme de petites entreprises fondées par des ouvriers, des artisans ou de modestes industriels10 ». Jusqu’aux années 1830, ni l’armement, ni l’industrie ne sont encore un gage de rapidité dans l’enrichissement et l’ascension sociale. Il n’en va pas de même de la banque, qui est de fait la première à émerger de la dissociation des fonctions évoquée plus haut.

II. — Seconde génération d’une élite renouvelée

Fils d’un commis devenu banquier

8Julien Hilarion Roux naît à Marseille le 7 mai 1819, de l’union, le 4 juillet de l’année précédente, de Elizabeth Rose Albanely, fille de chirurgien et de Joseph Hilarion Roux11. Né en décembre 1791, de père illettré, le marié occupe un emploi de « commis »12. Dans la tradition du négoce marseillais, le terme s’applique à des fonctions subalternes dans l’organisation interne du comptoir : affecté à la correspondance ou à la copie de documents, un commis gagne sensiblement moins qu’un teneur de livres et a fortiori qu’un secrétaire13. En dépit de sa modestie, cette position est déjà le signe d’une ascension sociale. C’est aussi le début d’une carrière rapide, favorisée à la fois par des éléments traditionnels — la formation sur le tas, le repérage du potentiel de chacun au sein du comptoir — et des aspects nouveaux, tels que la disparition de dynasties négociantes ouvrant la voie à de nouveaux visages. Joseph Roux a probablement été repéré au sein de la maison où il exerçait. Impossible de dire s’il s’agissait de la maison Fraissinet, l’une des plus importantes de Marseille. Le lien n’apparaît au grand jour que dans les années 1830, mais il est sans doute largement antérieur : un Baccuet, donc membre de la famille Fraissinet, est l’un des témoins du mariage de Joseph Hilarion. Comment ce catholique a‑t‑il pu être intégré dans un groupe familial protestant, attentif à la religion de ses partenaires, a fortiori de ses associés ? Probablement parce que, au fil des années, il a démontré non seulement sa compétence et son intelligence, mais aussi sa fiabilité, élément fondamental de la confiance. Le lien religieux est fort ; il ne saurait être exclusif.

9En octobre 1820, Joseph Roux est encore trop peu fortuné pour représenter le « haut commerce récent » parmi les fondateurs de la Caisse d’épargne14. Néanmoins, sa situation matérielle est déjà aisée et son train de vie connaît alors une progression sensible à la faveur d’une bonne affaire. Dès la fin de 1820, il achète, pour 11 500 francs (F), au quartier Saint‑Pierre, aux confins de la partie urbanisée du terroir marseillais, une propriété rurale de 2,46 hectares. Réalisée dans des conditions très défavorables à la venderesse, obligée de faire face à la faillite de son époux, l’affaire est avantageuse : le prix d’achat est versé en partie aux créanciers du failli. Cette propriété, d’agrément et de rapport, sera revendue 17 ans plus tard pour 17 000 F, somme qui inclut il est vrai, pour 3 575 F, la valeur d’un mobilier partiellement renouvelé15. Les prix d’achat et de vente restent très loin des 68 000 F payés en 1828 par Luis Figueroa pour l’achat à Saint‑Barnabé d’une propriété rurale avec maison de maître16. C’était alors l’une des premières marques ostensibles d’une opulence construite sur le trafic du plomb espagnol.

10En 1820, Joseph Roux n’en est qu’aux premiers pas d’un enrichissement moins fulgurant mais cependant bien réel. Son ascension sociale s’affirme durant la décennie suivante. En 1834, il s’associe avec Jacques Fraissinet, négociant et banquier, beau‑frère de l’armateur Marc‑Constantin Fraissinet, pour créer la société Fraissinet et Roux. Au décès de Jacques Fraissinet, en 1837, une nouvelle société maintient l’activité bancaire et le lien entre les deux familles sous une nouvelle appellation : Roux de Fraissinet17. Aucun acte notarié des deux sociétés successives n’a pu être retrouvé, ce qui conduit à l’hypothèse d’actes sous seing privé. De ce fait, la participation financière de Roux dans la nouvelle société n’apparaît qu’à travers sa déclaration de succession établie après son décès : 600 000 F18. La somme, considérable, a dû prendre en compte l’apport à la société initiale, ainsi que des augmentations ultérieures. L’engagement de Roux dans la nouvelle société a impliqué un nouvel apport, ce qui pourrait expliquer la revente, cette même année 1837, de la propriété du quartier Saint‑Pierre. Il faudra du temps avant que le banquier ne se lance dans une nouvelle acquisition dans la campagne marseillaise : plus de quinze ans. Une fois passés les soubresauts de la crise de 1846‑1848, il le fera de manière fastueuse. L’achat, en 1854, du vaste domaine de la Reynarde et de son imposant château viendra illustrer à la fois l’opulence du banquier et son désir d’affichage social : l’ensemble, situé à l’est de la ville, est estimé à 400 000 F dans le testament établi par Joseph Roux en 185719.

Sorèze : l’apprentissage de l’innovation et des réseaux

11Le renouveau de la ville et du port, sur des bases encore en partie traditionnelles, la formation et la progression de carrière au sein d’une maison, l’accès à la responsabilité au sein d’une famille puissante : Joseph Roux a su retrouver plusieurs piliers de la fortune négociante du siècle précédent. Il ne s’en contente pourtant pas pour son fils Julien Hilarion, puisqu’il y ajoute l’élément jugé superfétatoire dans le négoce marseillais au temps des Lumières : une formation scolaire adaptée au métier. Hilarion est envoyé au collège dominicain de Sorèze, dans le Tarn. L’établissement est parvenu à survivre à la Révolution et à maintenir son esprit, non sans difficultés : sous la Restauration, Monseigneur de Frayssinous, aveyronnais grand maître de l’Université de 1822 à 1824, puis ministre de l’instruction publique jusqu’à 1828, s’est inquiété de « l’esprit de libéralisme et d’opposition » du collège tarnais20. Cet esprit fait d’ailleurs le succès de l’école, qui atteint alors une forme d’apogée avant de connaître ensuite un certain déclin. L’originalité était aussi pédagogique. Promue école royale militaire en 1776, Sorèze s’était déjà distinguée alors par la nature des enseignements et, plus largement par un projet pédagogique novateur, résolument orienté vers les exigences du progrès. Comme le souligne l’historiographie de l’école,

l'étude du latin et du grec n’est plus obligatoire et l’on favorise la connaissance des matières modernes telles que la géographie, l’histoire, les mathématiques et les langues étrangères. Les élèves peuvent éventuellement choisir leurs matières en fonction de leurs capacités intellectuelles et de leur future carrière21.

Cette ouverture pédagogique se maintient au xix^e siècle alors que le lycée dispense un enseignement secondaire élitiste largement fondé sur la culture « classique ». Sorèze reste donc original, mais quelle est alors la part réellement accordée à la physique‑chimie et aux méthodes expérimentales ? La question, dont je n’ai pas la réponse, prendra tout son sens lorsque j’évoquerai le « tournant métallurgique » d’Hilarion Roux à la fin des années 1840.

12Hilarion est élève à Sorèze de 1831 à 1835, mais il est loin d’y être isolé : le collège tarnais est alors le principal centre d’éducation de la bourgeoisie marseillaise, protestante comme catholique. De la fin du xviii^e siècle à 1854, date de l’arrivée de Lacordaire à la tête du collège, 96 élèves de Sorèze sont originaires de Marseille, et parmi eux de nombreux représentants des dynasties protestantes : douze Fraissinet, trois Baccuet, trois Baux, familles unies par de nombreux liens de parenté. Entre 1831 et 1835, Hilarion Roux a notamment pour condisciples Jean‑François Baccuet, élève de 1829 à 1833, ainsi que cinq Fraissinet, Edmond et Jean‑Marc, élèves de 1829 à 1834, Alphonse, élève de 1831 à 1836, Adolphe et Élisée‑Eugène, élèves de 1833 à 183922. Loin d’être précurseur, Joseph Roux est un simple suiveur : dès la fin du xviii^e siècle, des familles négociantes ont compris que le comptoir ne suffit plus pour former un négociant et qu’il doit être précédé par une scolarité donnant des bases solides dans les matières précisément enseignées à Sorèze. À défaut d’avoir pu lui‑même participer à ce mouvement, Joseph Roux tient à en faire bénéficier son fils aîné, appelé à reprendre la direction des affaires familiales : le jeune frère d’Hilarion, Antonin, ne sera pas envoyé à Sorèze.

13En fait, ce choix ne traduit pas seulement le souci de former son héritier au monde contemporain des affaires. Sorèze est aussi le lieu idéal pour vivre au contact de condisciples appelés à diriger les firmes familiales, pour constituer des amitiés, des liens de confiance, pour jeter les bases d’un réseau de futures relations d’affaires. Ce double calcul, de formation innovante et de base de réseau, se révèlera fructueux dans les deux domaines. Tout au long de sa vie, Hilarion Roux ne cessera de montrer la profondeur de cette empreinte, avec un souci constant du progrès technique exprimé par l’achat de brevets ou l’initiative industrielle personnelle savamment mise en scène, avec aussi la volonté permanente de s’entourer, dans le capital de ses sociétés, d’hommes qui aient connu l’expérience de Sorèze ou tout au moins attentifs à en partager l’esprit de progrès et de veille permanente à l’égard des opportunités du futur. Le réseau marseillais d’Hilarion Roux s’est constitué à Sorèze sans évoluer beaucoup ensuite.

La maison, la Méditerranée

14De douze à seize ans, Hilarion Roux connaît donc la vie d’un interne séparé de sa famille par plusieurs centaines de kilomètres. Le trajet, effectué alors en diligence, ne se prête pas à des retrouvailles familiales en cours d’année scolaire. Le jeune garçon connaît alors deux cadres de vie bien séparés. D’un côté, l’année scolaire dans les immenses bâtiments du collège tarnais, une vie collective rythmée par la rigueur des horaires des classes et de l’internat, au sein d’une société d’adolescents du même âge, dont nombre de Marseillais de famille souvent plus opulente, où les seuls adultes sont les Dominicains attentifs à la formation et à l’éveil des personnalités. D’un autre côté, les plaisirs des étés marseillais. La famille habite toujours dans les nouveaux quartiers sud, mais, la fortune venant, la demeure a glissé de la rue du Dragon au numéro 19 du large cours Pierre Puget23.

15Dans les faits, le jeune Hilarion a dû moins fréquenter cette demeure que la résidence du quartier Saint‑Pierre, destinée à recevoir la famille durant les chauds étés marseillais. La maison étant revendue meublée en 1837, l’acte de vente permet de connaître dans le détail le cadre de vacances du jeune Hilarion. C’est d’abord un espace, vaste, productif, sans aucun décor monumental ni ornementation. La propriété est « complantée en vignes par oulières et arbres fruitiers, y ayant divers bâtiments et deux puits, dont l’un dans le bâtiment de maître et l’autre dans la propriété ». C’est aussi une maison, vaste et confortable, avec un salon, une salle à manger, une bibliothèque peu fournie en livres, et plusieurs chambres. Malgré le cadre rustique, le luxe apparaît sous diverses formes, les quatre grandes glaces, dont deux dans le salon, les garnitures de rideaux, les consoles de marbre, les deux lampes astrales neuves, les douze chaises en paille fine du salon de compagnie, la table en noyer de la salle à manger, les huit douzaines d’assiettes fines, les verres et carafes en cristal et les deux services à café. Certes, pas de fauteuils qui auraient donné un ton encore plus urbain à la demeure, mais l’espace de détente intérieur est assuré par un « sopha à la turque, avec cinq grands matelas et 12 coussins, le tout en crin »24. Estimé à 1 200 F, il constitue l’élément le plus cher de l’ensemble de l’ameublement. Bien que le « sopha » ne soit pas une nouveauté du siècle, il ne peut s’agir donc d’un meuble déjà usagé, dont la valeur aurait largement baissé. On peut y voir plutôt l’expression forte d’une mode orientaliste vivifiée par la conquête de l’Algérie. En ce cas, Joseph Roux aurait profité du cadre de la maison de campagne pour introduire un élément de détente et d’exotisme en discordance avec les canons du salon urbain de la bourgeoisie marseillaise. En revanche, le conformisme réapparaît avec la présence du piano, second élément le plus cher de l’ameublement (400 F). Sa présence est moins anecdotique qu’on ne pourrait le croire : trente ans plus tard, devenu président de la première société des mines du Laurium, Hilarion Roux aura l’obsession de faire transporter, à grand peine et à grands frais, un piano d’Athènes à Lávrio pour accompagner une villégiature familiale dans le sud de l’Attique. Nous ne savons pas s’il a joué lui‑même, s’il continue à le faire ou s’il veut permettre à un membre de sa famille de continuer à pratiquer : on ne peut que noter cette volonté de maintenir ou reconstituer le cadre culturel de ses étés marseillais.

III. — L’apprentissage du métier, masque d’un projet ?

Une parfaite maîtrise des pratiques et des codes

16L’information reste très lacunaire sur le parcours d’Hilarion entre 16 et 22 ans, c’est‑à‑dire depuis sa sortie de Sorèze, à l’été 1835, jusqu’à son arrivée en Espagne, en janvier 1843. On sait que son père a financé pour lui, au prix de 800 F, un « traité de remplacement du service militaire », comme il le fera d’ailleurs plus tard en faveur de son plus jeune fils, Antonin, pour un montant beaucoup plus élevé, 1 800 F25. Dans sa lettre, déjà mentionnée, à Daniel Weisweiller du 2 mars 1843, Joseph Roux indique que son fils s’est formé aux affaires exclusivement à ses côtés au sein de la maison Roux de Fraissinet. Il n’y a nulle raison d’en douter, mais faut‑il le suivre sur la conclusion qu’il en tire ?

Vous pouvez compter sur lui entièrement. Plus tard vous jugerez qu’on peut lui confier des affaires en raison de la prudence qu’il met en toutes choses et qui forme la base de son caractère. Il a encore de l’expérience à acquérir parce qu’il n’a jamais travaillé que sous ma direction. C’est donc pour lui une nouveauté que d’agir par sa propre impulsion. Je suis même bien aise qu’il se trouve dans le cas d’agir par lui‑même afin que son intelligence commerciale se développe et l’amène à être chef de maison. Pour arriver à ce but, je l’ai engagé à faire quelques affaires pour son compte afin d’exciter en lui une émulation convenable et propre à la carrière du commerce à laquelle je le destine. C’est en raison de cela que je désirerais qu’il fît à Carthagène quelques petites affaires sûres qui lui permettraient de gagner ses dépenses et d’avoir encore quelque profit. Monsieur le Baron m’a écrit qu’il n’en serait nullement contrarié et si vous, Monsieur, ne l’êtes pas non plus, il pourra donner suite à quelques affaires entamées pour son compte dont la réussite sera pour lui d’un grand encouragement26.

Joseph Roux insiste sur le manque d’expérience de son fils. La modestie de la présentation attire l’attention sur le sens même de sa venue et de son séjour. À l’en croire, le voyage à Carthagène relèverait de l’apprentissage de l’autonomie, presque du stage en responsabilité sous la tutelle du représentant des Rothschild à Madrid. La posture est sobre, mais précisément ce n’est qu’une posture. Après presque sept ans d’activité auprès de son père, Hilarion n’est plus un novice et domine désormais les rouages du métier. La correspondance qu’il adresse, une fois arrivé en Espagne, à ses divers interlocuteurs, Daniel Weisweiller à Madrid, la maison Rothschild à Paris et ses relations d’affaires espagnoles, à Carthagène ou Alicante témoigne d’une très solide formation au métier des affaires, négoce et surtout banque. Le vocabulaire commercial ou bancaire est précis et les codes de la correspondance d’affaires sont parfaitement respectés et même maniés avec habileté, en particulier dans les formules finales, toujours adaptées au statut de l’interlocuteur ou aux circonstances du moment. Hilarion Roux sait être déférent, surtout avec les Rothschild, mais aussi avec Weisweiller, notamment au début de leur relation. Il sait aussi traiter d’égal à égal et même s’affirmer, notamment avec les fondeurs de Carthagène toujours en quête de ressources financières. Hilarion n’a nul besoin d’être incité à l’autonomie, il l’exerce d’emblée. Il n’est pas venu non plus pour un séjour linguistique : l’espagnol ne lui pose aucune difficulté, ni à l’écrit ni à l’oral. Certes, la plupart de ses courriers s’échangent avec des Français ou des francophones, mais il pratique immédiatement l’espagnol dans la correspondance lorsque c’est nécessaire et il s’immerge très vite dans le milieu d’affaires de Carthagène, sans que la langue soit jamais un problème, même avec des interlocuteurs modestes ne pratiquant que celle du pays. De manière générale, et en dépit de sa propre posture, Hilarion Roux n’apparaît à aucun moment comme un novice, mais bien au contraire comme un jeune homme sûr de lui qui ne tarde pas à trouver ses marques et à montrer de la confiance dans son jugement.

Le décryptage intéressé des Rothschild

17Weisweiller ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dès le 21 février 1843, avant même que Roux père n’insiste sur l’inexpérience et la bonne volonté de son fils, le correspondant des Rothschild à Madrid a demandé à Hilarion de commencer à veiller sur les intérêts de la maison Rothschild à Alicante27. Cette stratégie de profil bas engagée le 2 mars se poursuit, deux semaines plus tard, dans une lettre singulière adressée à Weisweiller le 18 mars. Le courrier porte officiellement sur la mission du fils en Espagne mais concerne en fait surtout le statut des affaires développées à Carthagène par la maison Roux de Fraissinet. À la demande du baron James, Joseph Roux revient sur ses premières intentions et accepte que les affaires de son fils à Carthagène soient en compte à demi avec les Rothschild et qu’il réside à Alicante comme à Carthagène, et il écrit :

En définitive, faites tout ce qu’il vous plaira à l’égard de mon fils, je m’en rapporte entièrement à vous, seulement veuillez avoir en considération que ce qui peut flatter ce jeune homme, c’est de faire des affaires et que ces affaires lui donnent quelques avantages pour l’indemniser de ses dépenses et en même temps qu’elles l’encouragent à s’occuper, car il n’y a rien qui encourage au travail comme le profit, ainsi, que vous lui payiez une commission à Carthagène ou à Alicante quand vous en trouverez le moment opportun, peu importe28.

À lire le père, on pourrait se demander si le motif premier du voyage est non de compléter la formation mais bien d’éloigner de Marseille un fils dont la constance au travail n’est peut‑être pas à la hauteur du souci d’être « flatté ». Les années soréziennes seraient alors déjà loin et l’on peut imaginer une jeunesse dorée marseillaise, celle du fils aîné d’un homme qui s’impose désormais comme l’un des principaux banquiers de la place. Hilarion Roux aurait besoin non seulement d’apprendre l’initiative et la responsabilité, mais aussi plus simplement les exigences du travail. Le discours est donc apparemment clair : le stage de formation à l’étranger d’un héritier fortuné, venu parfaire son apprentissage en « faisant du terrain », en quête de conseils et d’encouragements auprès d’une maison amie, est une figure classique dans la construction d’une dynastie familiale. On a vu que, en l’occurrence, il n’était pas crédible. Weisweiller ne s’y est pas laissé prendre. Joseph Roux persistera pourtant dans la posture, se faisant d’ailleurs, au besoin, le relais des récriminations des Rothschild à l’égard d’Hilarion.

18L’ambiguïté ne concerne pas seulement le discours sur le fils. Avant même le départ d’Hilarion, Joseph Roux a présenté le projet du voyage de manière minimaliste et surtout floue :

Notre fils, Hilarion Roux, dont nous vous donnons ci‑derrière la signature, partira pour l’Espagne le 1^er janvier afin de voir s’il trouvera le moyen de passer quelque marché de matières d’argent sans vous faire concurrence et de donner ainsi plus d’importance à nos envois à M. Rothschild de Naples. Nous avons fait part à Monsieur le Baron James de notre projet qu’il a parfaitement approuvé et nous a engagé à nous entendre avec vous. Ne sachant encore sur quelle place notre fils pourra opérer, nous lui laissons le soin de vous écrire et de vous demander vos conseils29.

19Un débutant envoyé en Espagne sans destination précise, soit pour l’éloigner des habitudes et des amitiés marseillaises, soit pour acquérir de l’expérience, pour se faire les dents : qui peut croire une telle fable de la part d’un banquier éprouvé parlant d’un fils déjà rompu aux affaires ? Joseph Roux en fait trop dans la sous‑évaluation, au point que ses courriers peuvent se lire comme autant de diversions, de masques de l’objet réel de la mission de son fils. Les Rothschild ou leur représentant madrilène ne peuvent accepter sans réserve cette présentation a minima, voire cet enlaidissement discret du profil professionnel du jeune homme. Weisweiller ne saurait être dupe, lui qui a parfaitement saisi, d’emblée, tout ce que pouvait leur apporter la présence du jeune Hilarion dans la région. Du coup, lui‑même et les Rothschild peuvent être amenés à rechercher, derrière l’habillage innocent du voyage de son fils, quelque dessein caché de leur correspondant marseillais sur les affaires du sud‑est de la Péninsule.