1On ne devrait pas justifier un livre sur Hilarion Roux. Pour commencer, une évasion, géographique, familiale et professionnelle, d’un avenir tout tracé de banquier marseillais, puis des engagements vers des horizons inattendus, une démesure en affaires jusqu’à un apogée parisien avant le basculement : il y a là tous les ingrédients d’un roman sur le capitalisme cynique et flamboyant de la seconde partie du xix^e siècle. Comme d’autres banquiers de son temps, notamment Eugène Bontoux, Roux aurait pu être l’une des inspirations de Zola pour L’Argent. Ce ne fut pas le cas. Il est resté « hors‑champ ». À mon sens pour trois raisons : il fut trop excentré, par ses activités comme par ses enracinements, à Marseille toujours et bientôt aussi dans la modeste ville espagnole de Carthagène ; ce mari, père et grand‑père exemplaire n’attira jamais l’attention, par aucun éclat familial ou mondain, et enfin sa faillite, pourtant retentissante, fut gérée assez adroitement pour n’affecter réellement que les milieux d’affaires marseillais. À la trappe de la mémoire donc, y compris à Marseille et Carthagène, son rôle, un temps décisif, dans l’industrie espagnole du plomb, la réouverture des mines du Laurium, et son anoblissement en Espagne. Roux, un vertige enfoui, méconnu probablement même d’une descendance dont un des membres a néanmoins demandé, d’ailleurs avec succès, près d’un siècle après le décès du premier titulaire, à relever le titre de « marqués de Escombreras ».

I. — Chemins de traverse

En quête des acteurs de la pequeña minería

2Mon propre intérêt pour Roux a pris des chemins de traverse. Tout est parti d’une frustration, partagée, je l’espère, par nombre d’historiens économistes de ma génération, issue de la toute‑puissance de la statistique. J’avais échappé, de peu, à l’histoire sérielle, au dépouillement de mercuriales dont la principale fonction devenait, au fil des années, le devoir de renforcer les convictions de maîtres parisiens sénescents, d’âge ou d’esprit. En revanche, j’avais dû assumer, dans mon domaine, l’ambition des années 1970 de construire et traiter de grands agrégats nationaux, notamment de production. J’avais eu de la chance : dans le cas du secteur minier espagnol, les statistiques annuelles existaient déjà, continues depuis les années 1860. L’approche globale nationale, au mieux affinée au niveau de la province, permettait de saisir les grands mouvements d’un secteur qui avait fait de l’Espagne, pendant plusieurs décennies, le premier exportateur mondial de matières premières non énergétiques. En revanche, elle ne disait rien des modalités particulières à chaque groupe social, à chaque entreprise. J’avais pu avancer quelque peu en ce sens en accordant une attention particulière aux décennies médianes du siècle, au cours desquelles les Espagnols ont essayé, après les prémices de Sierra de Gádor dès les années 1820, de mettre en valeur, pour leur propre compte, les ressources de leur sous‑sol. Le quart de siècle qui va de 1840 au milieu des années 1860, souvent oublié, constitue en effet un moment passionnant par ses deux versants, d’abord de tentatives d’appropriation, puis de dépossession au profit d’intérêts étrangers. Je n’avais pu aller aussi loin que je l’aurais souhaité pour essayer de pénétrer les cheminements des comportements, collectifs ou individuels, avec tout ce qu’ils comptent de situations particulières, de hasards, chances ou aléas. En dépit de sa longueur, au temps de la thèse d’État, l’exercice m’avait laissé un sentiment d’incomplétude.

3L’insatisfaction a rallumé les passions. Passion pour ce milieu du siècle dont j’ai évoqué la richesse, pour Carthagène et sa sierra minera, qui fut alors le creuset principal des fièvres minières, passion pour les archives dont je voulais retrouver le chemin, à l’échelle locale cette fois. Je suis donc revenu « sur le terrain », dès la fin des années 1980, à Carthagène et surtout à Murcie, capitale provinciale où étaient rassemblées les archives notariales, alors dans un bâtiment vétuste. J’ai commencé à me plonger dans les fonds des escribanos des années 1840. J’ai tâtonné, beaucoup, perçu qu’une partie des initiatives m’échappait parce qu’elles se situaient à un niveau infra‑notarial, la trace écrite des plus lilliputiennes se limitant, au mieux, à l’enregistrement d’une concession. J’ai découvert aussi que les notaires comptaient des étrangers parmi leurs habitués les plus fidèles. Les deux noms d’abord les plus fréquents étaient lyonnais, Claude Pillet et Isidore Brun. Le Marseillais Hilarion Roux n’est apparu que dans un second temps dans les papiers puis dans ma réflexion, à la faveur de deux chances documentaires. La première fut l’accès, à Carthagène même, aux archives du consulat de France de la ville, alors l’un des plus importants du pays : Roux y fait l’objet de commentaires, renouvelés et attentifs, à l’occasion du soulèvement cantonaliste de 1873. La seconde fut une incursion dans les archives locales de la Compagnie française des Mines du Laurium, sur le site même de Lávrio, en Grèce. La figure de Roux commençait à se dessiner et j’ai pu ainsi la faire surgir dans le cadre d’un colloque sur le rôle des élites dans l’organisation de l’espace en Méditerranée depuis l’époque moderne. Sans avoir encore approfondi mes recherches, je lançai l’idée de la « construction d’une Méditerranée du plomb », à propos d’un personnage qui fut industriel à Carthagène, au Laurium, et enfin à Marseille1.

Un pari méthodologique

4C’est alors seulement que s’est cristallisée l’idée de faire de Roux l’objet unique d’une recherche. L’entreprise était risquée à plusieurs titres. D’abord parce qu’il n’a laissé aucun écrit personnel, aucune présentation de ses projets, aucune « autoévaluation » de son parcours. Sa correspondance avec les Rothschild, conservée au Centre des Archives nationales du Monde du Travail (CAMT), à Roubaix, dit beaucoup sur les affaires traitées avec eux et laisse transparaître ses liens, qu’aucune vicissitude n’a jamais rompus, avec la maison parisienne, mais elle ne concerne pas son activité industrielle, ne dit rien sur ses autres réseaux, encore moins sur sa vie, sauf à Carthagène au tout début. Les actes notariés ont constitué, de loin, la source principale. Ils sont infiniment plus nombreux à Carthagène qu’à Marseille ou Paris : des dizaines chaque année le plus souvent. La quantité n’est pas l’expression de l’importance réelle des fonds — il y a tant d’actes marginaux, notamment des protêts —, mais, fondé sur une présence ou une représentation permanente, le nombre des actes traduit une attention continue à un espace, des engagements suivis. Ils ont aussi un autre avantage, dont j’ai pris la mesure au fil du temps. Sauf exceptions codifiées, ils n’ont aucune vocation de publicité, aucune fonction d’affichage. À condition d’en bien connaître l’environnement, ils peuvent se lire comme des récits professionnels de soi‑même, involontaires ou obligés, surtout dans un environnement espagnol où le passage chez le notaire est le gage de toute sécurité juridique. Par ailleurs, ma familiarité avec la minería espagnole me paraissait constituer une garantie contre tous les errements2. J’avais néanmoins oublié un détail, fondamental chez Roux : pour lui, l’acte notarié n’est jamais qu’un instrument. Il l’utilise très souvent, mais il l’omet aussi dès lors que sa stratégie ou ses manœuvres exigent la discrétion. Or, une transaction relative à la propriété, de biens immobiliers comme d’actions, doit être transmise par le notaire pour faire l’objet d’un enregistrement au Registro de la Propiedad dans le cas espagnol. Prétendre utiliser le notaire pour connaître un homme atteint de « phobie notariale » partielle : je n’avais nulle conscience du paradoxe et j’aurais donc pu ignorer des failles, parfois considérables, dans ses agissements. Ma chance a été la faillite de mon personnage, obligé à des révélations pour essayer de sauver ce qui pouvait encore l’être. Dévoilements tardifs, a minima, mais précieux par tout ce qu’ils m’ont appris de l’homme, de ses pratiques, de ses anticipations. Roux n’aurait pas aimé : il révèle beaucoup précisément lorsqu’il fuit la lumière.

5Je me suis donc engagé dans le dépouillement du plus grand nombre possible d’actes signés par Roux ou son fondé de pouvoir du moment pendant une quarantaine d’années, de 1843 à 1884. Une aventure dont je n’avais pas mesuré tous les risques, ni surtout les exigences. Il fallait d’abord retrouver, au fil des générations de notaires, l’étude qui recevait sinon tous les actes signés par Roux ou en son nom, au moins les principaux. Aidé par des archivistes murciens remarquables, sans doute aussi par la chance, j’ai peu tâtonné. J’ai retrouvé sans difficulté son étude favorite de chaque période, avec un indicateur simple : celui de la signature des délégations de pouvoir. J’ai prospecté aussi chez plusieurs notaires d’usage occasionnel. Certains actes m’ont échappé, mais je crois avoir saisi l’essentiel. Restait le travail : des jours et des semaines dans l’Archivo Histórico Provincial de Murcia (AHPM), désormais installé dans un bâtiment superbe, fonctionnel, et doté d’un personnel accueillant, toujours disponible et efficace. Le travail, lourd, étalé sur des années, ne fut jamais une corvée.

Une triple dérive

6Faire de Roux l’objet central d’une réflexion spécifique signifiait que j’acceptais une triple dérive. Ma fidélité initiale pour le milieu du siècle et pour Carthagène demeurait intacte, au prix de quelques débordements, mais je passais du collectif à l’individuel, des petits ou moyens exploitants au minero opulento et, pire que tout, de l’Espagnol à l’étranger. J’ai assumé, sans regret, de renoncer à une approche anthropologique de la pequeña minería. Le suivi, au moins dans la moyenne durée, des premiers mineros et surtout du petit peuple de la sierra, très divers du fait du poids de la migration, présentait de multiples difficultés documentaires et méthodologiques. De toute manière, il m’aurait fallu sélectionner, donc éliminer. En regard, le cas de Roux m’est apparu très vite comme exceptionnel, à plusieurs titres. Le personnage est étonnant dès ses premières années espagnoles : un apprenti banquier marseillais, dont le père était correspondant des Rothschild, venu en Espagne pour capter l’argent à la source, transformé en quelques années en industriel du plomb à Carthagène. La suite a confirmé le caractère singulier du parcours, aussi bien dans ses ancrages successifs ou cumulés, ses ambitions, d’entrepreneur et de personnage public, ses méthodes, les ressorts, professionnels ou plus intimes de sa réussite. Jusque dans sa faillite, Roux n’a jamais déçu mon regard, y compris d’abord pour la compréhension de l’économie locale du plomb. Roux est une fenêtre privilégiée sur le fonctionnement de la sierra minera dont lui‑même ou ses beaux‑frères connaissent tous les hommes, maîtrisent tous les leviers.

La tentation faustienne

7Le parcours de Roux est une tentation, celle de comprendre les ressorts intimes du comportement et de l’action d’un décideur. Entrer dans la tête de : l’historien doit résister à ce vertige si peu scientifique, rester obstinément ancré dans le souci de la preuve, donc de l’archive, mais nul plus que Roux n’invite à pareille aventure, tant le défi se propose, s’impose presque, et les fils de compréhension s’enchevêtrent. L’homme est un obsessionnel, un boulimique de la décision, y compris lorsqu’il la diffère ou la masque. Il est l’illustration même de la formule : « Au début n’était pas la raison, au début n’était pas l’émotion, au début n’était pas le corps, au début était l’acte3 ». Tresser sa vie en ajoutant des brins sans jamais en couper aucun, habiter des lieux successifs sans quitter les précédents, ouvrir toujours plus l’éventail de ses activités, de ses envies, de ses rêves : les nouvelles initiatives comme les arrivées ne sont jamais des ruptures ou des départs définitifs. Suivre Roux est s’employer à comprendre ses immobilismes comme ses démarrages, ses masques comme ses affichages. Derrière cet entrelacs de mouvements, de chevauchements, d’habiletés, de trompe‑l’œil aussi parfois, on perçoit une volonté farouche de réussite, de reconnaissance, de protagonismo pour reprendre le mot espagnol, avec une obsession de l’innovation, de la nouveauté d’une technique, d’un produit, d’un espace à défricher. Roux veut être le premier, si possible en jouant les pionniers, avec la reconnaissance qui va avec. Mais ce constat n’épuise pas la complexité du personnage. Il ne fait que la nourrir : suivre Roux est un défi, le comprendre une gageure.

II. — Un profil hors normes

Banquier‑industriel au singulier

8Sans être banale, l’association est connue au xix^e siècle, qui a vu émerger plusieurs noms et parfois des dynasties. La plus connue est celle des Wendel, avec, au début du xx^e siècle, la figure emblématique de François de Wendel, président du Comité des Forges et régent de la Banque de France. Roux s’inscrit bien dans cette double appartenance et deux frères de Wendel ont même été actionnaires d’une de ses créations, mais le rapprochement s’arrête là. Plusieurs différences sont évidentes : les origines — Marseille et la Lorraine —, la fortune — Roux est resté loin du niveau de la haute finance parisienne —, et enfin l’absence de descendance dans aucun des deux métiers. Il en est une autre, plus profonde. Elle ne tient pas tellement aux secteurs d’activité : Roux n’a pas été sidérurgiste mais les Wendel se sont intéressés aux non‑ferreux. L’opposition la plus sensible concerne en fait la pratique du métier. Roux ne s’est pas contenté d’assumer toutes les fonctions du chef d’entreprise, de la production à la recherche des marchés. Il s’est voulu aussi innovateur, inventeur de procédés, plus proche en cela des figures pionnières de l’industrie automobile ou de l’aviation du siècle suivant. Pourtant, à la différence de Marcel Dassault, il n’a aucune formation d’ingénieur et il n’a même montré aucune passion d’adolescent pour la métallurgie, comme Louis Renault l’avait fait pour les moteurs d’automobile. C’est un pur banquier, de formation et de pratique, qui n’a découvert le traitement des métaux qu’à vingt‑cinq ans. Banquier métallurgiste autodidacte : l’association de la rigueur des comptes et d’une passion technique est singulière, presque incongrue. La seconde originalité est la dissociation spatiale, au moins initiale : banquier à Marseille, industriel du plomb à Carthagène. Troisième originalité, la plus forte sans doute, la plus difficile à décrypter, tant l’homme est habile à jouer des masques et à masquer son jeu : les relations hors normes, chez le même homme, entre le banquier et l’industriel. Hilarion Roux : le meilleur Janus marseillais dans une ville qui n’en manquait pourtant pas.

Itinéraire : évasions multiples

9« Évasions » : le mot aurait pu figurer dans le titre de l’ouvrage, tant le cheminement de Roux est fait de changements, vers d’autres horizons, provinces, pays, ou activités. On le verra, il ne se donne pas de limite, au point de confier au baron James un rêve d’Extrême‑Orient. Roux ne cesse de partir, de Marseille vers Carthagène, avant un retour que l’on peut croire, à tort, définitif : comme il se doit, tout finit à Paris, théâtre des ambitions, des vanités et des baissers de rideau douloureux. Il sort de la banque pour aller vers les non‑ferreux, de la Sierra de Cartagena pour s’engager au Laurium, quittant le plomb des Romains pour l’argent de l’Athènes de Périclès (carte 1). Il faut prendre garde, aucun départ n’est un abandon : même lorsqu’il s’en va, Hilarion Roux reste « de » Marseille, « de » Carthagène. Il est une référence de ses villes et chaque ville est « sa » référence. Hilarion Roux empile les appartenances sans jamais en abandonner aucune. Il n’y a ni duplicité ni illusionnisme, mais le sentiment d’un chez‑soi toujours élargi, sur les rives nord d’une Méditerranée dont il ne s’est jamais vraiment éloigné, même pendant ses années parisiennes.

Carte 1. — La Méditerranée du plomb d’Hilarion Roux : principales implantations (1843‑1883)

Une belle‑famille au premier rang

10Homme de tant de lieux et de talents divers, Hilarion Roux s’est pourtant donné très tôt un point d’ancrage qu’il n’a jamais quitté et qui, sauf anicroche, ne lui a jamais fait défaut : sa famille, et plus précisément sa belle‑famille espagnole. Je n’y prêtais guère attention au départ, mais elle s’est imposée par deux voies différentes. La plus évidente est son rôle, primordial et original, dans la conduite des affaires de Roux comme dans l’accès de celui‑ci à un titre de noblesse espagnol. La seconde, jamais évoquée explicitement, est le rôle de l’épouse dans la direction de la famille et, plus généralement, dans des moments importants. Symbole du protagonismo de Trinidad : dans le couple, elle est la seule à avoir fait l’objet d’un portrait par un peintre alors réputé. L’irruption du sentiment amoureux dans l’avenir tout tracé d’un jeune banquier prometteur et un mariage franco‑espagnol pionnier, dix ans avant celui de Napoléon III et d’Eugénie de Montijo : il y aurait là matière à une approche romanesque. Ce serait exagéré, mais si en Espagne le mariage ne fut en rien un coup de force ni même une transgression, il fut bien en dehors des pratiques et des codes de la bonne société du temps. Peu imaginable, même à Marseille.

III. — Hilarion Roux, les Rothschild et le temps de la Méditerranée

Les Rothschild, toujours présents, même dans l’ombre

11Les stratégies de Roux ne peuvent se comprendre sans référence aux autres acteurs de la filière, et d’abord aux deux principales maisons, Figueroa et les Rothschild de Paris. Ignacio Figueroa est fils de Luis, demi‑solde réfugié à Marseille, dont la banque Roux de Fraissinet avait contribué à sauver la société lors de la crise de 1848. Revenu en Espagne, Ignacio a imposé sa présence dans l’industrie et le négoce du plomb, avec une implantation forte à Carthagène. Pour Roux, la figure la plus importante est cependant la maison Rothschild, présente dans ses activités industrielles, bancaires ou négociantes, souvent comme partenaire, toujours comme élément de réflexion, implicite lorsqu’il s’agit de l’éviter. Hilarion Roux n’a jamais été agent des Rothschild mais, pour des raisons complexes, héritées puis construites, il a toujours entretenu avec eux, en particulier le baron James, des relations complexes, dans lesquelles la rigueur n’excluait pas la confiance et même certaines formes de complicité, jusqu’aux dernières années. Avant même la constitution, en 1881, de la société minière et métallurgique de Peñarroya, la maison parisienne marque l’ensemble de la stratégie de Roux, en Espagne et hors d’Espagne, dans tous les domaines, depuis l’écoulement des productions jusqu’aux choix d’implantation. Roux est malin, mais il ne se départit jamais de sa relation de fidélité et de loyauté. En revanche, il essaie de se créer, en Méditerranée, un chemin de liberté entre sécurité et dépendance.

Acteur et révélateur d’un moment méditerranéen

12Roux est d’abord un homme de la côte sud de Carthagène, celle du minerai d’argent d’Almagrera, avant de « s’inventer » son proche, aux abords mêmes de la ville, la métallurgie d’abord puis le plomb de la sierra. Il ne cesse jamais de s’y intéresser, mais il ouvre aussi sur des espaces infiniment plus vastes. L’homme d’affaires permet, parfois malgré lui, de percevoir les mutations souterraines de l’économie française et européenne du plomb bien avant la grande crise des cours qui survient seulement à la fin des années 1870. Il invite à penser mouvements, déplacements, pour les ressources minières comme pour les fonderies et les marchés. L’observation s’applique à la Péninsule. Vue de l’extérieur, l’Espagne minière est perçue comme une unité. La perspicacité, affichée ou masquée, de Roux fait surgir des bassins multiples, en Andalousie, Murcie ou Nouvelle Castille. Roux, un acteur et un révélateur de la « conquête » minière de l’Espagne centrale et méridionale (carte 2).

Carte 2. — Hilarion Roux dans la géographie minière de l’Espagne méridionale : lieux de référence et présence (1843‑1883)

13Ses initiatives obligent aussi à penser en termes de réseaux, de rapports de force. Il propose une lecture, certes partielle, biaisée, mais originale, du fonctionnement du monde des affaires, à Marseille et même à Paris. Il est un exemple, aujourd’hui méconnu, de la réussite marseillaise pendant le troisième quart du « Grand Siècle » de la ville, de ses limites aussi, qui le conduisent à aller chercher, en Belgique et surtout dans la finance parisienne, des ressources à la mesure de ses ambitions industrielles.

14Enfin, des décennies avant l’émergence du pétrole du Proche‑Orient, Hilarion Roux est une invitation de plus à penser la Méditerranée comme objet historique dans le champ de l’histoire des matières minérales4. De l’Espagne à l’Algérie ou au Laurium, le Marseillais s’intéresse à de multiples rivages, fait surgir et surtout resurgir des ressources du sous‑sol. Roux, homme d’un Eldorado proche, parti des métaux précieux, élargi ensuite aux non‑ferreux de la première industrialisation. Son aventure accompagne la montée de cet espace dans l’économie internationale de ces produits. Sa chute est l’aboutissement personnel d’une forme de vertige méditerranéen. Elle est aussi la première expression, inaperçue à l’époque, du début du déclassement de la Méditerranée dans l’économie mondiale des matières premières.

Le testament d’un monde ?

15Et si Zola avait eu raison ? Si Roux, au lieu d’être l’emblème de la toute‑puissance du capitalisme financier, était plus sûrement celui d’un monde qui finit ? J’ai parlé de mon renoncement à étudier la pequeña minería du milieu du siècle au profit d’une figure étrangère. Et si ma « trahison » n’en était pas une, si Roux était un représentant paradoxal de cet effort national pour conserver le contrôle des ressources du sous‑sol, pour changer de monde tout en restant dans celui qui s’affaisse ? Dans cette perspective, il serait un simple aventurier de la mine, un spéculateur longtemps chanceux. Il ne proposerait pas un modèle spécifique de réussite, alternatif de démarches plus classiques, fondées sur d’autres bases, qui vont bien au‑delà de l’intensité de l’investissement. Il ne serait finalement qu’un survivant, de plus en plus anachronique.

16Il ne faut pourtant pas en rester là. Suivre Roux est aussi décrypter une tentative, audacieuse, flamboyante même parfois, de passer d’une économie minière à une autre. La première, enracinée sur quelques bassins, plus inventive que riche en capitaux, a fait ses preuves depuis le début des années 1820, y compris sur les marchés internationaux. La seconde, plus ouverte, plus mobile géographiquement dans la quête de la ressource minière est surtout infiniment plus exigeante en capitaux. La démarche de Roux est risquée, périlleuse même, mais elle est passionnante parce qu’elle n’est pas médiocre et qu’elle est un révélateur de changements. Comprendre Roux, jusque dans ses échecs, est suivre l’émergence de temps nouveaux.

17Époque de transition : le mot est galvaudé. Quelle époque n’est pas une transition dans le renouvellement des générations, des innovations, des pratiques sociales ? En l’occurrence pourtant, Roux incarne bien un temps décisif de l’histoire minière espagnole, méditerranéenne et européenne. En Espagne, ce temps est trop souvent réduit à une date : le 29 décembre 1868, avec la publication du « Décret fixant les bases de la future législation minière5 ». Ce décret, pris quelques mois après la révolution libérale de septembre, ouvre la voie à tous les renoncements de l’État, aux pratiques de terrain les plus scandaleuses. Il est important, nous le verrons, mais ce repère symbolique facile masque un temps plus long, que Roux peut aider à percevoir par les débuts de son aventure espagnole, en 1843, comme par le terme de celle‑ci, quarante ans plus tard, deux ans après la création en 1881 de Peñarroya, compagnie emblématique, avec Rio Tinto, de la pénétration du capital étranger en Espagne. Le marqués de Escombreras, figure des énergies et des illusions du pays qui l’a anobli, incarnation d’un moment de la Méditerranée, sur le bas‑côté et au cœur de l’histoire ?

IV. — La cohérence à la fin du parcours

18Un mot personnel enfin. Cet ouvrage est le troisième que j’ai écrit, ces dernières années, sur des thèmes relatifs à l’histoire minière de l’Espagne. Tous témoignent d’un engagement sur un champ fondamental pour son histoire nationale comme pour la compréhension de l’industrialisation européenne. Ils disent aussi ma passion pour le pays, pour la construction historiographique de son xix^e siècle, où tant de friches attendent encore le chercheur. Pour autant, il ne s’agit nullement de l’aboutissement d’une trilogie patiemment construite. La chronologie en atteste. La recherche sur Roux a commencé il a une trentaine d’années. Mon enquête sur Rio Tinto et la préparation du livre publié en 2017 ont duré à peine quatre ans. Enfin, c’est en 2020 qu’est parue l’étude que j’ai consacrée à l’ingénieur Botella. Dernier à sortir, le présent livre est le premier à avoir été conçu. Son achèvement a été retardé par la difficulté de l’entreprise, et aussi par le sentiment de devoir accorder une priorité absolue à Rio Tinto 1888, une crise inouïe dans l’histoire européenne avec le massacre délibéré de centaines de personnes protestant contre une pollution insoutenable. Botella s’est imposé, partiellement en prolongement du livre précédent, par sa lucidité dix ans avant la crise et par son sens de l’État. Roux ou la maturation lente contre l’urgence du moment.

19À défaut de trilogie, j’accepte néanmoins de voir dans ces trois livres une forme de cohérence de parcours d’historien. Cette cohérence, irrespectueuse de la chronologie, est celle de thématiques complémentaires : l’irruption d’un capitalisme prédateur dépourvu de tout scrupule, fiscal, sanitaire ou environnemental, l’affirmation des devoirs de l’État et la mise à nu de ses impuissances, et enfin, ce qui aurait dû être premier : les efforts, sur le terrain même, pour maintenir la vitalité minière du milieu du siècle. Roux n’est pas né à Carthagène, mais il est devenu le symbole de ses réussites et de leurs limites : son parcours est le testament d’une époque que, pour le bonheur final de l’historien, il a tout à la fois magnifiée et ensevelie.