1En 2007, un nouveau programme archéologique, dont la direction a été confiée à J.‑L. Biscop, a vu le jour sur le site du grand sanctuaire paléochrétien dédié à Syméon le Protostylite (v. 390-459), une des grandes figures du monachisme oriental1. Les dimensions considérables du sanctuaire, qui s’étend sur plus de 12 000 m² font écho à la renommée du pèlerinage en l’honneur de Syméon. La personnalité atypique du saint, pratiquant un ascétisme zélé, fut à l’origine du développement d’une variante spectaculaire de l’érémitisme syrien, le stylitisme, à savoir la pratique de la statis, station permanente au sommet d’une colonne. C’est ainsi que Syméon passa près de quarante ans de sa vie, juché sur des colonnes de plus en plus hautes, la dernière atteignant une hauteur de 40 coudées romaines (soit 16,50 m environ)2.

2Jusqu’à ce que la guerre en Syrie interrompe les opérations de terrain, ce sont quatre campagnes de fouille et deux missions de post-fouille qui se sont déroulées à Qal’at Sem’an sur la base d’un programme axé d’une part sur l’architecture monumentale et vernaculaire du sanctuaire et d’autre part sur la culture matérielle au temps du pèlerinage. Ce nouveau programme s’est distingué des opérations précédentes menées par J.‑P. Sodini entre 1980 et 2006 par des problématiques élargies à la vie économique du sanctuaire, notamment par l’exploration des zones liées au complexe de pèlerinage, mais situées à l’extérieur du périmètre de la mandra, le mur symbolique qui ceinture le complexe religieux3. Grâce aux opérations archéologiques menées depuis le début des années 1980, l’architecture du sanctuaire et son phasage chronologique sont désormais bien connus4. En revanche, les bâtiments annexes situés en périphérie n’avaient pas fait l’objet d’étude spécifique, alors qu’ils semblent pourtant participer à la cohérence globale du lieu de pèlerinage, depuis l’accueil et l’hébergement des pèlerins jusqu’au Saint-des-saints représenté par la relique de la colonne.

3L’utilisation depuis 2003 sur le site de moyens numériques dans les relevés topométriques et architecturaux a permis d’appréhender le complexe dans son ensemble, facilitant ainsi un enregistrement numérique général dont une des tâches prioritaires, compte tenu de la situation actuelle en Syrie, est de proposer à terme une anastylose 3D des principaux bâtiments5. C’est donc la totalité du territoire sacré qui a pu être étudié dans le but de mieux comprendre les liens qui unissent le martyrion de Telanissos et le village des pèlerins situé au pied de la colline. Ainsi on perçoit l’existence d’un réseau développé de structures étroitement liées au pèlerinage, situées à l’extérieur de la mandra qui complètent le complexe religieux6. Il s’agit du village lui-même avec ses nombreuses auberges et hôtelleries, de trois grands monastères7, de thermes ainsi que d’une zone d’accueil à destination des pèlerins. Ce sont ces deux derniers secteurs qui ont fait l’objet d’explorations archéologiques récentes (2007‑2010).

4Le site est situé dans la province de Syrie Première, à 70 km d’Antioche et du littoral côtier méditerranéen. Implanté dans le Massif Calcaire à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alep, en limite du Gebel Sem’an, le sanctuaire se trouve à proximité du tracé de la route antique qui menait au nord à Cyrrhus et au sud à la grande voie qui reliait Alep à Antioche. Le grand complexe, formé par le village d’hébergement de Telanissos (Deir Sem’an actuel) et le martyrion dédié à Syméon le premier stylite, constitue un des plus importants centres de pèlerinage de l’Orient protobyzantin. Saint Syméon le protostylite avait acquis une réputation considérable de son vivant, basée en partie sur les nombreux miracles relatés dans les textes, au point que sa sainteté se confond à celle des martyrs. À sa mort en 459, sa dépouille fut emmenée sous bonne escorte à Antioche puis à Constantinople et la seule relique conservée sur place fut sa colonne, qui continua de faire l’objet d’un pèlerinage important. À partir des années 470, divers bâtiments destinés aux pèlerins furent édifiés tant dans le village de Telanissos que sur la colline où Syméon avait vécu. C’est sur cette colline que l’on érigea, entre 470 et 490, vraisemblablement sur les ordres de l’empereur Léon I^er, un grand martyrion cruciforme. Le programme architectural, ambitieux par ses dimensions et la qualité des réalisations, devait s’articuler autour de l’unique relique conservée sur place après la mort de Syméon, à savoir sa colonne, désormais au centre d’un martyrion cruciforme à quatre bras pourvus de bas-côtés, convergeant vers un octogone central couvert qui servait d’écrin à la colonne8. Ainsi, dès les années 490, les bâtiments les plus importants (martyrion, baptistère, monastère) sont déjà fonctionnels. Simultanément, la création du sanctuaire au sommet de la colline implique également des aménagements importants à la périphérie, essentiellement liés à la circulation et à l’accueil des pèlerins. Cet impact sur les environs proches s’observe nettement au travers de trois phénomènes :

• une forte extension du village de Telanissos, dès les années 470, vers le sud et l’est qui s’explique par les besoins du pèlerinage. En effet, une grande part des bâtiments de ces nouveaux quartiers a été identifiée, depuis H.C. Butler et G. Tchalenko9, comme des pandocheia10, auberges-hôtelleries pour pèlerins, complétées par des boutiques, bazars et écuries ;
• l’aménagement du tracé de la Via Sacra, grande voie solennelle reliant le village au sanctuaire ayant à la fois une vocation commerciale et de canalisation des flux de pèlerins (fig. 1) ;
• la création d’un complexe balnéaire en lien direct avec le sanctuaire selon une formulation qui n’est pas exceptionnelle en Orient, puisque de tels cas de figure se rencontrent sur les sanctuaires de Saint-Ménas en Égypte ou de Saint-Hilarion à Gaza.

Fig. 1. — Tracé de la Via Sacra vu depuis le village de Telanissos, Deir Sem’an, Syrie, 2008

5C’est le secteur de la Via Sacra qui a retenu une attention particulière parmi les opérations de terrain. Cette zone complexe et importante est constituée d’une voie processionnelle aménagée reliant le village de Telanissos au sanctuaire, d’un arc improprement qualifié de « triomphal » et d’une série de bâtiments accolés et stéréotypés dont la fonction restait à préciser11. En effet, le lien entre le village de Telanissos et le sanctuaire répond à une véritable mise en scène dont le cheminement progressif réalisé par le pèlerin en empruntant la Via Sacra a pour effet de créer une limite forte et solennelle de l’espace sacré. L’arc triomphal matérialise alors l’entrée du sanctuaire et joue le rôle de frontière symbolique ; les activités purement commerciales pratiquées le long de la Via Sacra s’interrompent au passage de l’arc. Le rôle de porte joué par l’arc est confirmé par la fonction et le statut des bâtiments qui se trouvent à son voisinage.

6L’hypothèse de départ était donc de considérer l’ensemble des bâtiments de ce secteur comme des boutiques. En effet, depuis la proposition de Georges Tchalenko, il était admis que le premier tronçon de la Via Sacra, entre le village et l’arc triomphal, était ponctué de nombreux lieux de vente de souvenirs. Ce type de structures commerciales est courant en Orient, essentiellement attesté en contexte urbain, les emboloï protobyzantins étant généralement les lieux d’implantation de boutiques et de tabernae. Nous disposons actuellement de nombreuses études comparatives comme celles menées par exemple à Sardes12, Scythopolis13 et Césarée Maritime14 pour les mêmes horizons chronologiques. Cependant l’originalité de Saint-Syméon est de présenter ce type de bâtiments commerciaux, non pas uniquement en contexte privé ou civil, mais également religieux. Cette configuration est quasiment unique pour l’Orient, car rares sont les cas qui permettent la comparaison. À l’heure actuelle, seules Chypre (Campanopétra)15, l’Égypte (Saint-Ménas)16 et l’Anatolie cappadocienne (Tyana)17 proposent un schéma similaire dans lequel on trouve des boutiques qui précédent l’entrée du sanctuaire. Les boutiques de la Via Sacra s’inscrivent à part entière dans l’organisation générale du sanctuaire et leur nombre permet de supposer une fréquentation très importante de pèlerins, mais révèle aussi une activité commerciale particulièrement dynamique. Entre 2007 et 2010, ce sont cinq bâtiments qui ont été fouillés de façon exhaustive le long de la Via Sacra (fig. 2). Il s’agit de deux boutiques (VS03 et VS05), de deux bâtiments d’accueil (VS01 et VS02) et d’un habitat tardif datant de l’époque omeyyade (VS06). Une troisième boutique, VS04, n’a fait l’objet que d’un nettoyage et d’un relevé architectural numérique au scanner 3D, car elle ne présentait plus de couches stratigraphiques conservées.

Fig. 2. — Via Sacra et emplacements des boutiques (VS03, VS04, VS05) et des bâtiments d’accueil (VS01, VS02), Telanissos, Deir Sem’an, Syrie

Les bâtiments d’accueil VS01 et VS02

Description et fonction

7Le second tronçon de la Via sacra, reliant l’arc triomphal aux propylées de la mandra, n’est occupé que par deux constructions en grand appareil qui présentent la particularité de se situer immédiatement après l’arc et s’ouvrent sur une petite esplanade (fig. 3). Ces édifices, dénommés VS01 et VS02, se singularisent non seulement par leur position, mais aussi par leurs dimensions et l’organisation de leur plan.

Fig. 3. — Relevés planimétriques du secteur de l’arc triomphal, Telanissos, Deir Sem’an, Syrie

8Le choix de l’implantation de la fouille à cet endroit a été en partie dicté par le bon état de conservation des structures. Leur position tout à fait singulière dans le dispositif de l’accès au sanctuaire leur confère une fonction précise et bien différente des autres structures rencontrées jusqu’alors. Leur orientation nord-sud a été conditionnée par le tracé de la voie processionnelle, mais surtout ils forment une sorte de verrou ou de point de contrôle (fig. 4). En effet, l’un, dénommé VS01, est accolé directement à la pile est de l’arc, tandis que l’autre, VS02, est décalé d’une dizaine de mètres plus au nord et situé étonnamment dans l’axe de la perspective. Ces deux bâtiments ont donc été positionnés sur la voie pour répondre à une étape précise en prélude à l’ascension vers le sanctuaire. De plus, ils rompent avec l’organisation des boutiques en contrebas de l’arc et ils constituent les dernières structures attestées avant le passage de la mandra. Ces deux bâtiments sont donc isolés et se distinguent clairement de l’ensemble commercial. Leur organisation structurelle, quasiment à l’identique, constitue là encore une différence notable par rapport à celle des boutiques, puisque les bâtiments VS01 et VS02 sont de plus grande dimension et présentent un espace interne partitionné (fig. 5). La disposition générale des pièces, basée sur une grande salle communiquant avec des espaces secondaires plus réduits, invite à y voir des locaux de réception et des bureaux.

Fig. 4. — Vue panoramique de VS02 (au premier plan) et de VS01 (accolé à l’arc), Telanissos, Syrie, 2009

Fig. 5. — Plans généraux des bâtiments de Telanissos, Syrie

9Des caractéristiques communes permettent également de suggérer un fonctionnement concomitant de ces deux bâtiments. Ils présentent tous deux une façade soignée, scandée par une grande porte centrale flanquée de deux fenêtres dont les parties inférieures sont constituées par des plaques de parapet décorées (fig. 6a). Parmi les autres éléments communs à VS01 et VS02, signalons également la présence d’un escalier intérieur permettant d’atteindre un étage ou plus probablement des combles ainsi qu’une porte percée dans le mur du fond ouvrant sur une cour arrière privative (fig. 6b). Les deux bâtiments sont également bordés par des passages latéraux et ne sont donc pas au contact de bâtiments mitoyens contrairement aux boutiques. L’entrée ne se fait pas de plain-pied ; on ne pénètre à l’intérieur des bâtiments qu’après avoir traversé un vestibule, véritable sas d’entrée dans lequel une banquette est aménagée. Il faut donc franchir deux portes successives pour entrer dans VS01 et VS02 (fig. 6c). La présence d’un vestibule dans lequel devait se tenir un personnel de surveillance ainsi que les deux portes d’entrée à franchir laissent penser que nous avons affaire à des édifices protégés, d’accès restreint. La fonction retenue pour ces deux bâtiments importants doit donc s’envisager dans la perspective du filtrage et de la canalisation des flots de pèlerins qui devaient y être accueillis et éventuellement inscrits avant d’être autorisés à poursuivre leur ascension vers le martyrion (fig. 7). De plus, ces édifices devaient aussi jouer le rôle de boutiques officielles du sanctuaire, tenues peut-être par les moines eux-mêmes et dans lesquelles on vendait des souvenirs, parfois de grande valeur, ce qui pourrait expliquer la présence de deux portes d’entrée successives et contrôlées, formant un véritable sas. Précisons également que VS01 possède, à l’ouest, une pièce‑forte fermée par une solide porte (secteur 2). Si aucun objet précieux (eulogies, objets de dévotion et ex-voto) n’a été retrouvé dans la série de boutiques en contrebas de l’arc, la fouille de VS01 et VS02 en a livré plusieurs, confortant l’hypothèse d’y voir des bâtiments d’accueil et des boutiques officielles.

Fig. 6. —Bâtiments VS01 (à gauche) et VS02 (à droite), Telanissos, Syrie

Fig. 7. — Proposition de restitution de la façade du vestibule de VS01, Telanissos, Syrie

Chronologie

10En fonction des données obtenues par l’étude architecturale, l’analyse stratigraphique et l’étude du mobilier, la chronologie des différents bâtiments fouillés sur la Via Sacra est maintenant bien assurée. La construction de VS01 remonte au deuxième tiers du vi^e siècle comme l’atteste la céramique recueillie dans les niveaux de construction observés dans les secteurs 1 et 2 : imitation de lampe africaine Hayes IB, plat en sigillée LRC Hayes 3E, amphores ciliciennes LRA 1B et de Sinope Snp IIIC, monnaies d’Hildéric et de Justinien. Le projet de construction du bâtiment a été conçu d’un seul tenant puisque les murs extérieurs, comme certains murs intérieurs, s’implantent directement sur les retailles de la roche-mère. Les chronologies de VS01 et de l’arc triomphal semblent également parfaitement coïncider. Les phases d’occupation du bâtiment ont été bien discernables à la fouille, caractérisées par une succession de sols argilo-sablonneux. La dernière phase d’occupation protobyzantine peut être déterminée avec précision, datant du début du vii^e siècle ; le terminus ante quem étant fourni par plusieurs monnaies de Maurice Tibère dont les émissions les plus récentes remontent aux années 601‑602 apr. J.‑C.

11L’événement remarquable qui scelle la fin de l’occupation du bâtiment est un violent incendie, nettement visible dans les stratigraphies et sur les superstructures. Ceci est d’autant plus notable que, entre l’édification et la destruction, l’occupation semble ininterrompue et le bâtiment ne cesse d’être entretenu. Situé aux alentours des années 600‑610 apr. J.‑C., cet incendie a figé les niveaux d’occupation antérieurs emprisonnant un mobilier archéologique très riche et varié. Quelques traces d’occupations proto-islamiques sont attestées dans plusieurs secteurs de VS01 où l’on constate des réoccupations sporadiques à l’époque omeyyade ainsi que des opérations de récupération de matériaux. Le bâtiment semble définitivement abandonné au plus tard vers 750 apr. J.‑C.

12La situation concernant le bâtiment VS02 est assez analogue de celle de VS01, même si la stratification paraît plus complexe avec une occupation de l’édifice sur une plus longue durée. Les niveaux les plus anciens, révélés à la fouille, correspondent à la construction du bâtiment que le mobilier archéologique situe dans le dernier tiers du vi^e siècle, avec notamment la présence d’un decanummium de Justinien datant des années 556-557. La fin de l’occupation byzantine de VS02 est également claire, marquée par un abandon du bâtiment durant le règne d’Héraclius, sans trace d’un évènement ayant engendré sa destruction brutale. En effet, cette proposition de datation est fournie par deux monnaies, respectivement découvertes dans les secteurs 2 et 8, frappées dans les années 612-613, associées à des plats en sigillée africaine Hayes 99C et orientale LRC Hayes 10B et 10C, ainsi qu’à des amphores régionales North Syrian Amphorae 2 typiques de la transition byzantino‑omeyyade. Le bâtiment VS02, après un laps de temps difficile à circonscrire, connaît une réoccupation de ses espaces, étant transformé en habitation à l’époque omeyyade. Plus généralement, le secteur de l’arc triomphal semble donc connaître un changement de vocation. Le lien avec le pèlerinage semble définitivement rompu, un hameau composé de quelques unités d’habitation (VS02, VS06) occupera désormais la zone jusqu’au viii^e siècle.

13Enfin, les deux boutiques, VS03 et VS05, semblent s’implanter sur la Via Sacra dans le second quart du vi^e siècle et connaissent une occupation continue jusqu’à la fin du vi^e siècle ou au tout début du vii^e siècle ; les monnaies les plus récentes datant — comme pour VS01 — du règne de Maurice Tibère.

14Le fonctionnement des deux bâtiments d’accueil semble donc concomitant pendant une courte période, même si VS01 paraît être le plus ancien. L’incendie qui affecte donc le premier bâtiment ne semble pas avoir été à l’origine de la construction du second. La nécessité de construire un deuxième bâtiment — sur un modèle identique — pourrait s’expliquer par le besoin de gérer et de canaliser un flux grandissant de fidèles, un bâtiment d’accueil unique ne suffisant plus à remplir cette fonction. Une autre explication, moins convaincante, pourrait découler de la séparation des pèlerins selon leur sexe. En effet, les textes nous renseignent très clairement sur l’accès limité et canalisé des femmes dans le sanctuaire. Le texte d’Évagre le Scholastique évoque un accès restreint de certaines zones aux femmes, effectif dans les années 560, voire leur interdiction d’accès au martyrion18.

Le cas des « auges »

15Un élément semble particulièrement important dans l’interprétation des deux bâtiments d’accueil : tous deux possèdent des « auges » (fig. 8-9). Il s’agit de parpaings taillés dans lesquels ont été aménagées des cavités d’une vingtaine de centimètres de profondeur (approximativement 1 m de longueur, 0,60 m de largeur et 0,90 m de hauteur).

Fig. 8. — Mur MR 4 du bâtiment VS01 et de sa première assise de blocs installée sur la retaille du terrain naturel, vue depuis l’est, Telanissos, Syrie, 2008

Fig. 9. — Mur MR 7 du bâtiment VS02 constitué de quatre « blocs à auges » et d’un portillon central, vue depuis le sud, Telanissos, Syrie, 2010

16Dans le cas de VS01, les deux « auges » présentes dans le bâtiment forment un mur de partition à portique, mais ne sont pas situées en position axiale. Une véritable porte, sans seuil dans le cas de VS01, permettait l’accès entre la pièce principale (secteurs 3 et 5) et la « pièce à auges » (secteur 4). Deux piédroits de montants s’appuyaient sur les « auges » et supportaient un linteau. Ce dispositif est très fréquent en Syrie du Nord, où nous le rencontrons par exemple à l’intérieur des écuries dans lesquelles des « auges » alignées sont surmontées de montants à linteau formant des cloisons ajourées (fig. 10). Aucun trou de fixation pour attacher les animaux n’a été aménagé dans les « blocs à auges » et les montants en place au début de la fouille ne possédaient pas non plus d’œillet ou de trou traversant comme c’est généralement le cas dans les « auges » situées dans les étables et écuries. Il faut également préciser que ces « blocs à auges » ne correspondent pas à des aménagements ultérieurs puisque leur installation est intégrée à la mise en place de l’ensemble des murs de VS01 et VS02 comme le montre la retaille du sol naturel formant le lit de pose des premières assises de fondation. On a affaire ici à des plans préconçus dans lequel les « auges » ont été intégrées dès l’origine aux deux constructions. La fouille fine des deux « auges » de VS01 n’a malheureusement pas apporté d’information tangible et l’analyse carpologique opérée sur les sédiments des comblements s’est avérée décevante (fig. 11).

Fig. 10. — Cloison intérieure constituée d’« auges » dans une écurie, Deir Sem’an, Syrie, 2009

Fig. 11. — Fouille de l’« auge » du mur MR 7 de VS01, Deir Sem’an, Syrie, 2008

17Le cas des deux bâtiments d’accueil de Qal’at Sem’an entre parfaitement dans la problématique des « salles à auges » bien attestées en Afrique du Nord et au Proche-Orient. En effet, en Algérie et en Tunisie, ces édifices ont été mis en évidence par Noël Duval dans les années 1970 et ont fait encore l’objet d’études récentes19. Construits en grand appareil très soigné, ils abritent des rangées d’« auges », ce qui leur vaut l’appellation de « monuments à auges » ou « salles à auges » par les archéologues. Caractéristiques de l’époque byzantine, leur utilisation reste énigmatique. Cependant, les auteurs s’accordent aujourd’hui sur une fonction liée aux activités économiques, à l’échange, la distribution, la collecte ou le dépôt de denrées ou d’objets20. Des bâtiments similaires ont été reconnus au Proche-Orient, mais dans de nombreux cas les salles dotées de rangées d’« auges » appartiennent à des maisons-fermes de villages ou à de simples écuries21. Parmi les différentes solutions envisagées pour ces monuments, on peut surtout retenir dans plusieurs cas leur utilisation dans la collecte ou la distribution de produits, dans le cadre de générosités ou de pratiques caritatives, par un donateur privé ou par une institution, ou encore le dépôt d’offrandes religieuses ou d’objets luxueux dans un cadre bancaire. Il faut donc envisager pour ces bâtiments l’affectation d’un personnel derrière les « auges », considérées ainsi comme des réceptacles.

18La circulation à l’intérieur du bâtiment VS01 semble inadaptée à l’accueil d’animaux. Les « auges » ne sont pas positionnées aux endroits les plus pratiques, mais surtout les animaux auraient à traverser la double porte du vestibule avec emmarchement. De plus, l’escalier oblitère au moins partiellement l’accès pour un animal à l’une des « auges » (MR 7). Pour VS02, nous sommes en présence d’un alignement de quatre « auges » placées en position axiale par rapport à l’orientation du bâtiment. Cet alignement forme également un partitionnement délimitant deux espaces distincts séparés par un portillon étroit, large de 0,80 m (fig. 12). Comme pour VS01, l’accueil et la circulation d’animaux semblent improbables pour les mêmes raisons : une entrée dans le bâtiment par un vestibule à double porte et un escalier qui gêne l’accès à deux « auges ». Soulignons également que le sol chaulé, présent dans l’intégralité des pièces de VS02, est totalement inadapté à la stabulation d’animaux, trop fragile au piétinement. De plus, la pièce du fond (secteurs 8 et 9) présente la margelle d’une citerne ou silo, peu en adéquation avec la présence d’animaux à proximité, au risque de souiller l’eau ou les denrées stockées.

Fig. 12. — Dimensions générales de l’accès et de l’espace des secteurs 8 et 9 de VS02, Syrie 

19Il semble donc que, pour VS01 et VS02, nous soyons bien dans un cas similaire de bâtiments dédiés à la collecte de biens ou au dépôt d’offrande, mais aussi à la distribution d’objets luxueux. Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun cas permettant de comparer la situation de Saint-Syméon. L’exemple le plus proche, mais dont la publication n’est malheureusement pas assez détaillée, concerne un autre sanctuaire important de l’Orient méditerranéen. Il s’agit de la grande basilique de la Campanopétra située à Chypre et fouillée à partir du milieu des années 1960 par G. Roux22. Certains liens architecturaux avec des modèles de basiliques chypriotes et Saint-Syméon ont déjà été évoqués à plusieurs reprises par J.‑P. Sodini23. La présence à Qal’at Sem’an d’un baptistère « de pudeur » et d’un chevet tripartite à absides saillantes en sont des exemples. Dans le cas de la Campanopétra, nous sommes en présence d’un dispositif d’entrée qui n’est pas sans rappeler celui de Saint-Syméon, mais dans des proportions plus modestes. En effet, G. Roux mentionne l’existence, à l’entrée de l’atrium principal (atrium ouest), de salles annexes flanquant les trois portes d’entrée monumentales. Une salle en particulier retient l’attention — la salle 1 — située à l’extrémité sud du côté ouest de l’atrium. Mesurant 8 x 4,50 m, la salle subit dans la première moitié du vii^e siècle une transformation « importante et énigmatique24 ». Les transformations apportées concernaient :

• la surélévation du niveau du sol d’une trentaine de centimètres par un épais remblai dans lequel une quinzaine de monnaies de bronze dont une émission de Maurice Tibère, quatre d’Héraclius et une d’Héraclius Constantin. Cette transformation aurait donc été entreprise au milieu du vii^e siècle et ne semble pas avoir été menée à son terme.
• L’aménagement le long du mur nord d’« alvéoles », caissons construits avec des plaques de calcaire et mesurant en moyenne 1,50 m de longueur, 0,50 m de largeur et 0,45 m de profondeur.

20G. Roux, sans conviction, propose d’y voir un « dortoir funéraire », lieu d’inhumation temporaire. La taille de ces « alvéoles », la proximité de la salle 1 de l’entrée principale du complexe ecclésial ainsi que l’existence de chapelles funéraires à l’intérieur même de la basilique ne plaident pas pour une interprétation funéraire. En revanche, la présence de cette série d’« auges » dans un système d’entrée pourrait parfaitement convenir, comme à Qal’at Sem’an, à la pratique de dons à la même période chronologique. Cette idée pourrait être confortée par la présence, parmi les autres salles annexes du côté ouest de l’atrium, de deux salles (n^os 2 et 7) communicantes avec les salles d’angle (dont la salle 1) équipées de niches habillées d’un placage de calcaire jaune et pourvues d’étagères. G. Roux proposait l’exposition d’objets, d’ustensiles, de livres ou d’offrandes en rapport avec l’activité qui s’exerçait dans ces salles. Il est donc tentant de considérer les dispositifs de la Campanopétra et de Qal’at Sem’an comme analogues, relevant très vraisemblablement de la même pratique.

Types d’activités

21Les textes anciens ne nous renseignent malheureusement pas sur la nature précise des opérations qui pouvaient être réalisées dans les bâtiments d’accueil VS01 et VS02. Il semble cependant que les pèlerins pouvaient effectuer des dons en nature au sanctuaire, déposés dans les « auges », notamment des denrées achetées dans les boutiques en contrebas de la Via Sacra. Cette pratique du don au monastère est connue dans le cadre de l’aide aux nécessiteux et aux moines invalides25. À l’inverse, les pèlerins pouvaient également procéder à l’achat d’objets « souvenirs » dans une gamme assez large permettant à chacun de dépenser selon ses moyens, effectuant par là même un don au sanctuaire tout en repartant avec un objet prophylactique. Ces deux boutiques officielles devaient vraisemblablement être tenues par les moines du sanctuaire eux-mêmes, désireux de garder le contrôle sur la diffusion des images pieuses. Les échanges y étaient intenses puisque 945 monnaies de bronze y ont été recueillies (590 pour VS01 et 355 pour VS02) (tableaux 1 et 2).

22Le mobilier archéologique retrouvé, qui s’est avéré être très riche et varié, en particulier celui emprisonné dans les niveaux d’incendie de VS01, permet également de confirmer la fonction des deux édifices : eulogies, bijoux en métal précieux, bracelets en verre, monnaies, poids monétaires, balance de précision, lampes à huile inédites et poteries diverses26.

23Un objet remarquable est également ressorti de ces niveaux de destruction. Il s’agit d’un magnifique pendant d’oreille en or (fig. 13). C’est un objet exceptionnel pour lequel les seules comparaisons possibles sont retrouvées dans des trésors datant du vii^e siècle27. Ce pendant est constitué d’un anneau duquel partent trois chaînettes portant des perles aux extrémités. Plusieurs parallèles peuvent être évoqués, le plus direct provenant de Chypre et appartenant au trésor 2 de Lambousa découvert en 190228, qui contenait notamment un médaillon‑pendentif daté de 584, des éléments de ceinture avec la représentation de Maurice Tibère, datés de 602 et de l’argenterie portant des estampilles de fabrication, de 602-605 et de 613-629/630. Deux boucles d’oreille du même type ont été mises au jour dans un trésor de Palmyre, avec les monnaies de Phocas (602-610), Héraclius (610-642) et de Constant II (642-668)29. Un fragment de bracelet en argent avec un médaillon circulaire représentant un personnage nimbé (ange ?) entouré d’étoiles constitue un autre objet exceptionnel (fig. 14). Large de 11,35 mm, le bandeau est fragmentaire. Une inscription grecque court sur deux registres, séparés par une ligne pointillée serrée, qui mentionne les premiers mots du psaume 90 de la Septante30 : « Celui qui demeure sous la protection du Très-Haut sera reçu à l’ombre du Dieu du ciel ». Ce bracelet vraisemblablement fabriqué à Jérusalem trouve des comparaisons en Syrie et en Palestine31. Un fléau de balance de précision en bronze32, ainsi que plusieurs poids monétaires en alliage cuivreux ont été recueillis dans les niveaux de VS01 et VS02 (fig. 15). Certains, portant des valeurs numériques en lettres grecques, sont de forme rectangulaire, déjà attestée à Qal’at‑Sem’an33, circulaire et polygonale. Des poids monétaires circulaires, semblables à celui de Qal’at-Sem’an, ont été mis au jour dans le bateau byzantin de la première moitié du vii^e siècle à Yassi‑Ada34, ainsi que sur le site de Sardes35 ou encore à Anamur36. La présence d’un mobilier aussi exceptionnel ne peut donc s’expliquer qu’au travers du pèlerinage et du culte rendu au saint. Il s’agit de souvenirs et d’objets de dévotion : eulogies à l’effigie du saint, bracelets en métal cuivreux et en argent à inscriptions, médailles, ex-voto et bibelots (vases divers en poterie, lampes à huile, verreries, éléments de parure vestimentaire en métal ou en ivoire) (fig. 16). La quantité d’objets retrouvés exclut qu’il puisse s’agir d’objets perdus par leurs propriétaires. D’autant que l’examen du système d’attache de plusieurs pendentifs cruciformes montre qu’ils sont souvent neufs ; aucune trace d’usure liée au frottement avec une chaîne n’étant observable.

Fig. 13. — Pendentif d’oreille en or et perles provenant de l’US 465 de VS01 (n^o inv. VS01-465.0.2), Deir Sem’an, Syrie, 2009

Fig. 14. — Bracelet en argent provenant de VS01 (inv. VS01-474.0.1), Deir Sem’an, Syrie, 2009

Fig. 15. — Poids monétaires et fléau de balance de précision provenant de VS01 et VS02, Deir Sem’an, Syrie

Fig. 16. — Mobiliers provenant de VS01 et VS02, Deir Sem’an, Syrie

24Il est important de signaler qu’aucun objet de dévotion n’a été trouvé dans les deux boutiques VS03 et VS05 situées en contrebas sur la Via Sacra, ce qui constitue un argument supplémentaire dans l’interprétation des deux bâtiments d’accueil VS01 et VS02, où quarante-six eulogies ont été recueillies lors des fouilles. Récemment publiées, elles apportent de nouvelles informations sur l’iconographie du saint, avec des représentations inédites, et sur l’évolution chronologique du corpus37. La présence de plusieurs eulogies représentant des scènes de la Vie du Christ montre aussi que l’on vendait à Qal’at Sem’an des souvenirs qui correspondaient aux Lieux Saints (fig. 17). Enfin, environ trois cents bracelets en verre ont été retrouvés dans la couche US 465, cendreuse et charbonneuse, caractéristique de l’incendie de VS01. Ces objets devaient être conservés à l’origine dans des paniers posés sur des étagères de la salle principale (secteur 3), les fragments étant concentrés en un même endroit. Ils correspondaient à deux types principaux, l’un rubané monochrome (bleu ou vert olive), l’autre torsadé ouvert à filets colorés. Ces bracelets devaient faire partie des objets de dévotion mis en vente dans VS01. La distribution de bracelets en verre est connue sur les sites de pèlerinage islamique ; en revanche cette pratique semble inédite pour le monde protobyzantin.

Fig. 17. — Exemples d’eulogies trouvées dans les bâtiments VS01 et VS02, Deir Sem’an, Syrie

25Les fouilles archéologiques menées sur la Via Sacra ont permis de confirmer que les deux grands bâtiments situés au-delà de l’arc (VS01 et VS02) ont bien une vocation particulière. Les plans de masse des structures présentent des différences notables en comparaison avec ceux des boutiques. Leur situation géographique en fait des passages obligés sur le chemin du sanctuaire et les place dans la sphère du pèlerinage proprement dit. Leur façade, largement ouverte sur l’extérieur, suggère une vocation de contact avec les pèlerins. Enfin, leur isolement après l’arc renforce encore leur singularité. Il n’y a plus que ces deux bâtiments, les aspects purement commerciaux de la voie sacrée s’interrompent au passage de l’arc. Le mobilier archéologique est également différent ; aucun objet lié au culte de Syméon n’ayant été trouvé dans les boutiques VS03 et VS05.

26L’hypothèse que nous retenons pour l’identification de ces deux bâtiments est qu’ils ont pu avoir pour fonction de filtrer, d’accueillir et de canaliser les flots de pèlerins aussi bien que de leur vendre des objets souvenirs du pèlerinage. Il est tentant par la nature des objets de dévotion découverts dans ces deux bâtiments, quand on sait que les images saintes n’échappaient pas au contrôle de l’Église, d’entrevoir une gestion monastique. Reste à définir les modalités précises de la fonction des « auges ». Servaient-elles à recevoir des dons en nature de la part des fidèles ? Une sorte d’acquittement d’un droit d’entrée pour accéder au sanctuaire ? Ce type de pratique cependant n’est pas évoqué par les auteurs anciens.

27Si la fréquentation du sanctuaire se poursuit jusqu’au x^e siècle, les bâtiments situés de part et d’autre de l’arc et liés au pèlerinage sont abandonnés dès les premières années du vii^e siècle. On n’en connait évidemment pas la raison objective. L’incendie de VS01 pourrait avoir été accidentel, mais il semble cependant soudain et n’a pas été suivi de tentatives de récupération des objets précieux. Aussi il est tentant de lier les bouleversements de la zone de l’arc triomphal et son abandon définitif aux événements sécuritaires brutaux qui menacent la Syrie entre les années 610-613. Les opérations militaires perses menées contre Héraclius ont atteint leur point culminant lors de la prise des villes d’Antioche et Apamée dont les territoires ont été largement touchés. Ces bâtiments, bureaux d’accueil et guichets pour pèlerins, sont d’une grande importance pour la compréhension du site. Saint-Syméon n’avait pas fini de livrer tous ses enseignements en 2010, lors de l’interruption forcée des opérations, qui reprendront lorsque des temps meilleurs viendront pour la Syrie.