Le détroit de Gibraltar (Antiquité - Moyen Âge). I
| , ,IV. — Le détroit dans l’œil des pouvoirs : perceptions et symboliques
Le détroit sous le règne de Muḥammad V (1354-1391)
Texte intégral
1Avec Ibn al-Ḫaṭīb, Ibn Ḫaldūn est notre source principale sur l’histoire du royaume de Grenade à son apogée du xive siècle. Ils en ont, l’un et l’autre, été les témoins. Nous dépendons encore plus complètement de lui pour les événements survenus après 1374 et la mort de l’infortuné vizir de Grenade son ami. Bien qu’il ait quitté le Maghreb en 1382, et qu’il arrête à cette date, pour des raisons qu’il nous appartiendra de préciser, l’histoire propre de l’émirat nasride et des forces qui le soutiennent, Ibn Ḫaldūn prolonge jusqu’à la mort du Mérinide Abū l-ʿAbbās, en décembre 1393, son récit des turbulences du Maghreb extrême, dans lesquels l’émir Muḥammad V de Grenade est engagé au premier chef jusqu’à sa mort en 1391. Et c’est ici ce qui importe. Ce qui suit ne porte pas sur le royaume de Grenade ni sur celui de Fès mais sur la relation nécessaire qui les attache l’un à l’autre, et donc sur le détroit de Gibraltar qui les unit autant qu’il les sépare.
- 1 Sur une synthèse récente, voir Martinez-Gros, 2014.
2Mais, en outre, à la différence d’Ibn al-Ḫaṭīb et de la plupart des autres historiens arabes du Moyen Âge, Ibn Ḫaldūn est un théoricien de l’histoire, et il n’est pas de passage de son Histoire universelle qui ne soit inspiré par les réflexions de sa célèbre Muqaddima. Les meilleurs spécialistes du texte de sa chronique — ils ne sont, il est vrai, pas très nombreux dans la mesure où la plus grande partie de son œuvre n’a jamais été traduite — ont aujourd’hui reconnu, avec A. Cheddadi, que le récit historique d’Ibn Ḫaldūn correspond exactement aux principes qu’il pose dans son introduction théorique et dont il nous faut donc rappeler ici rapidement les éléments qui nous seront indispensables pour comprendre l’histoire du détroit dans la deuxième moitié du xive siècle1.
3Ibn Ḫaldūn repère dans la diversité des formations sociales, deux formes de sociétés distinguées par l’existence ou l’inexistence de l’État. La société sur laquelle règne l’État, toujours monarchique, et qu’Ibn Ḫaldūn nomme « sédentaire », se distingue par les traits de l’accumulation : accumulation des hommes et des ressources dont les villes, et en particulier les capitales, sont les signes les plus manifestes. Cette accumulation est en effet inséparable de la raison d’être et de la fonction même de l’État, qui est de mobiliser et de concentrer les ressources des populations qu’il contrôle par le biais de l’impôt. Cette concentration et cette redistribution de la richesse dans la ville y permettent la diversification des métiers, l’aiguisement des compétences et des technicités, et des gains de productivité par ailleurs hors d’atteinte dans une société agraire dont les progrès sont nuls ou imperceptibles à vue d’homme. Donc, sans État, pas de richesse, de raffinement, de civilisation, ni de mobilisation active de la force de travail. L’État seul sait rassembler et multiplier autour de sa capitale de fortes densités de population qui nourrissent la ville de leurs impôts et que la ville nourrit de sa demande. Pour ce processus accumulateur, le danger, c’est la violence qui trouble la fluidité du prélèvement, c’est la guerre qui dévore une part majeure du produit de l’impôt et la retire à l’investissement urbain, qui défait l’indispensable concentration de ressources. Ironiquement, Ibn Ḫaldūn donne spontanément de l’État la définition exactement inverse de celle que tant de modernes lui ont assignée — à savoir le cœur de la violence sociale. La première tâche de l’État revient à désarmer ses sujets pour mieux les taxer, et tourner toutes les énergies de l’irascible nature humaine vers la vie productive. Mais l’appareil d’État lui-même ne s’excepte pas, comme on va le voir, de cette entreprise générale de pacification et de désarmement, qui est à la fois sa raison d’être et de vivre et la pente irrésistible qui le mène à sa disparition. Comme les êtres humains auxquels Ibn Ḫaldūn le compare souvent, l’État meurt parce qu’il vit, et il vit pour les mêmes raisons qu’il doit mourir.
4La violence qu’il refuse est en effet nécessaire à l’État, à la fois pour intimider ses populations désarmées et les contraindre à payer l’impôt, et pour leur garantir contre les prédateurs une protection que leur désarmement, physique et moral, ne leur permet plus d’assurer par elles-mêmes. Le monde d’Ibn Ḫaldūn est en effet constitué de quelques vastes clairières sédentaires, contrôlées par des pouvoirs d’État, de populations denses et nombreuses, riches, désarmées, et de vastes solitudes peuplées de tribus ignorantes de l’État, de l’impôt et de leur processus de civilisation ; tribus qui ont gardé toute la violence naturelle de l’humanité, toute la solidarité des conditions de la pénurie que les populations sédentaires ont perdue, et qui regardent avec envie et convoitise la richesse de ces villes amollies et mal défendues. C’est de ces régions limitrophes que l’État convoque la violence dont il a besoin pour s’imposer auprès des siens ou se prémunir contre les autres tribus. Cette convocation prend le plus souvent l’aspect d’un enrôlement de mercenaires mais aussi quelquefois celui d’une invasion — souvent le long commerce d’un État avec des tribus clientes y favorise la montée de l’aristocratie, puis du chef qui mènera l’invasion.
5Mais dès lors que les tribus conquérantes se sont emparées du mécanisme de l’État, il les broie irrésistiblement. Les solidarités au combat qui leur ont assuré la victoire se dissolvent dans la société sédentaire parce que s’y substituent les fonctions de l’État — son armée, sa police, sa justice, ses protections sociales. Et, surtout, le chef de tribu devenu roi reprend à son compte le mécanisme sédentaire de désarmement de ses sujets, à commencer par sa propre tribu, devenu l’obstacle majeur à sa monarchie — à son gouvernement solitaire — et en particulier à la levée régulière et docilement acceptée de l’impôt. La lutte entre la monarchie et la tribu s’achève toujours par la victoire de la monarchie, aidée par la corrosion naturelle des solidarités tribales par le tissu urbain. Mais une fois victorieuse, la monarchie est désarmée, contrainte de recourir au service de nouveaux barbares et condamnée à terme par une nouvelle vague de violence. La vie d’une dynastie, ou du moins de sa force vitale, de son élan tribal initial, est de l’ordre de 120 ans, nous dit Ibn Ḫaldūn.
Une géographie
- 2 Voir aussi, en particulier, bien sûr, les études de Jacques Berque sur l’intérieur du Ma (...)
- 3 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, trad. de Mac Guckin de Slane, t. I, p. 163 : « Abū Muḥammad (...)
- 4 Ibid., p. 152 : « Tout cela est un témoignage de la puissance des Berbères depuis toujou (...)
6On comprend peut-être mieux désormais pourquoi la Muqaddima s’ouvre sur une géographie, directement inspirée d’al-Idrīsī, mais dont le but essentiel est de faire la liste des territoires que leur histoire a portés vers la sédentarité et de ceux qui sont restés acquis aux tribus. L’histoire la plus immédiate, celle qu’il a vécue dans la deuxième moitié du xive siècle et dont nous nous préoccupons ici, ne se comprend qu’à la lumière d’un passé millénaire et presque sans âge. Les fastes les plus anciens de l’humanité placent en effet l’Espagne et le Maghreb — au sens strict, c’est-à-dire le Maroc et l’Algérie d’aujourd’hui — dans les deux camps opposés d’un même système d’États. L’Espagne et l’Ifrīqiya sont depuis plus de deux millénaires soumises à des pouvoirs d’État, et par excellence sédentaires. Carthage, Rome, Byzance et l’Islam y ont successivement érigé des empires, sans véritable solution de continuité. La guerre navale des Fatimides et des Omeyyades, au xe siècle, retrouve l’affrontement de Rome et de Carthage qu’Ibn Ḫaldūn place assez justement un millénaire et demi environ avant son temps. En revanche, entre ces deux espaces sédentarisés, les tribus berbères du Maghreb ont opposé une résistance longtemps victorieuse à l’État. Les Romains et les Carthaginois ont conquis leurs côtes sans jamais pénétrer la substance du pays — et on voit là tout ce que les explications réputées les plus modernes des sociétés maghrébines doivent au magistère d’Ibn Ḫaldūn2. Jusqu’à l’Islam, les Berbères ont toujours rejeté à la fois l’envahisseur et l’État. Ils ne sont, en ce sens, entrés dans l’histoire qu’avec la conquête arabe, non sans l’avoir vigoureusement combattue, non sans avoir longtemps refusé le signe identitaire de l’empire arabe, c’est-à-dire la religion musulmane, qu’ils ont, selon la formule célèbre, mais mal comprise, d’Ibn Ḫaldūn, apostasiée douze fois. Mais, comme les Arabes, les Berbères entrent dans l’histoire avec l’Islam, parce que l’Islam leur offre l’opportunité d’une conquête qui les rassemble. On a peu noté que les douze apostasies berbères prennent fin, selon Ibn Ḫaldūn, avec l’entreprise commune de la conquête de la péninsule Ibérique, tout comme la Ridda prit fin en Arabie avec l’hégémonie affirmée des Quraysh et le début des conquêtes arabes sous ʿUmar3. D’emblée, donc, l’histoire du Maghreb, au sens strict du mot — la plus grande partie de l’Algérie et le Maroc d’aujourd’hui —, commence sous la bannière de l’Islam, c’est-à-dire sous l’hégémonie des Arabes conquérants, et dans le combat en Espagne. Le premier trait — la domination arabe — a depuis longtemps disparu au xive siècle. Le second en revanche, le combat en Espagne, la traversée de Gibraltar informe toute l’histoire berbère jusqu’à sa fin, qu’Ibn Ḫaldūn situe précisément dans le temps où lui est échu de vivre4. Les Zanāta sont la dernière des grandes confédérations berbères, les Mérinides leur dernière grande dynastie. C’est donc aussi de la mort d’un peuple que nous allons parler.
- 5 C’est ce qu’Ibn Ḫaldūn a en tête lorsqu’il évoque la « disparition totale des tribus et (...)
7En revanche, dans les vieux pays sédentaires — en Espagne, en Égypte, en Ifrīqiya, en Syrie, dans les Mésopotamies d’Iraq et de Transoxiane, en Perse — la violence solidaire des tribus qui construit et soutient l’État, ce qu’Ibn Ḫaldūn nomme la ʿaṣabiyya vient nécessairement de l’« extérieur »5. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de ʿaṣabiyya autochtone là où il n’y a pas de tribu, là où l’existence millénaire d’un État a dépouillé les hommes de leur violence naturelle et les a réduits à la condition de contribuables désarmés, productifs et dociles. Donc tout pouvoir andalou est étranger, ou d’origine étrangère proche ou lointaine. L’Hispania a obéi à Rome avant de passer au pouvoir des Arabes omeyyades, quand la ʿaṣabiyya des Qurayš a submergé le monde. Les Berbères lui furent d’abord subordonnés avant d’en favoriser les dissidences après la grande révolte kharijite du milieu du viiie siècle : le Maghreb a ainsi abrité l’exil des Omeyyades à Cordoue après 756, celui des Idrissides établis à Fès après 789 avec l’agrément des Awraba, celui des Fatimides victorieux à Kairouan en 909 grâce aux Kutāma.
- 6 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, trad. de Mac Guckin de Slane, t. I, p. 786 : « Vers cette ép (...)
- 7 Comme les Banū Andalusī de M’sila, rejetés dans l’opposition par le choix des (...)
- 8 Comme le comte de Carrión qui meurt aux côtés de Sanchuelo au début de la guerre (...)
8À partir du xe siècle et de l’irrésistible affaiblissement de la ʿaṣabiyya des Arabes, le pouvoir passe au Maghreb et en al-Andalus à leurs clients berbères comme il passe en Orient à leurs clients turcs. Les Fatimides abandonnent leur pouvoir aux Zirides quand ils gagnent l’Égypte en 973. En al-Andalus, à peu près exactement à la même époque, la domination omeyyade du Maghreb autorise al-Manṣūr à en solliciter les tribus de participer à la guerre sainte menée contre l’ennemi chrétien. Ces clans berbères, dont beaucoup, comme les Zénètes, étaient entrés dans l’alliance omeyyade dès la proclamation du califat à Cordoue6, et dont d’autres étaient issus de rangs des dissidents de la cause fatimide7, conjuguèrent ainsi leurs forces avec les Slaves, puis avec les ralliés chrétiens du nord de l’Espagne au service des Amirides et des Omeyyades8. Ce sont ces forces, Slaves et chrétiens du nord d’une part, Berbères de l’autre, qui passent au premier plan avec l’effondrement du califat au début du xie siècle. Ce sont elles qui se disputent la Péninsule entre les xie et xiiie siècles. On peut en effet légitimement décrire la Reconquête comme un conflit entre Chrétienté et Islam. Mais il serait abusif d’en faire un conflit entre chrétiens du nord et Andalous. Ce sont les Berbères, Almoravides puis Almohades, et eux seuls pratiquement nous dit Ibn Ḫaldūn, qui ont assuré à la fois le commandement des empires islamiques maghrébins et le poids de la guerre contre l’ennemi chrétien. Beaucoup plus nombreux, beaucoup plus prospères, mais incapables de porter les armes, les Andalous ont assumé les tâches traditionnelles de producteurs : nourrir les empires et leurs armées de leurs impôts, nourrir les souverains de leurs conseils et de leurs sermons, nourrir les cours maghrébines de leur belle écriture. Al-Andalus, sa richesse, son éclat, sa culture, sont les enjeux de la guerre, la récompense du vainqueur. Mais c’est à peine si on peut accorder aux Andalous le rôle d’un acteur secondaire dans le conflit.
Le problème nasride
9Mais, précisément, la dynastie nasride semble démentir le raisonnement d’Ibn Ḫaldūn. Voilà un pouvoir royal indiscutablement andalou. Les ancêtres d’Ibn al-Aḥmar sont établis dans la Péninsule depuis la conquête du viiie siècle. Or la société andalouse, sédentarisée depuis plus d’un millénaire, ne laisse pas de place, on l’a vu, à l’existence de tribus, ni, par conséquent, à l’émergence d’une ʿaṣabiyya. Et il n’existe pas de dynastie sans ʿaṣabiyya fondatrice. Mais le fait est là : Grenade est gouvernée — qui plus est pendant deux siècles et demi, bien au-delà des limites fixées par la théorie à l’existence d’une dynastie — par une famille andalouse qui ne dispose pas, par définition, des soutiens militaires qui pourraient lui assurer une aussi longue existence.
- 9 Dont Ibn Ḫaldūn fut l’hôte à deux reprises.
- 10 Les seules exceptions qu’Ibn Ḫaldūn puisse envisager touchent des « familles r (...)
10Comment Grenade a-t-elle pu échapper à l’un des deux termes de l’alternative offerte à l’ensemble d’al-Andalus depuis la fin du xie siècle : soit la conquête chrétienne ; soit la soumission au pouvoir maghrébin dominant — ce serait en l’occurrence celui des Mérinides de Fès (1248-1465), héritiers des Almoravides et des Almohades au Maroc, mais non en Espagne. De deux choses l’une en effet : ou bien les Nasrides n’ont bénéficié d’aucun soutien tribal, d’aucune ʿaṣabiyya maghrébine, et, dans ce cas, ils auraient dû disparaître au profit de la Castille ; ou bien il leur est bien venu un soutien du Maghreb, et, dans ce cas, ils auraient dû s’effacer devant leurs protecteurs maghrébins. Mieux même : comment les Nasrides, privés dès l’origine d’élan tribal, ont-ils réussi non seulement à survivre mais à s’assurer, sous le règne de Muḥammad V (1354-1390)9, une apparence d’hégémonie sur l’Occident musulman ? La longévité des Nasrides, leur bref éclat politique sous le règne de Muḥammad V est une énigme10.
Les Volontaires de la Foi
11La réponse, c’est que le royaume de Grenade a bien reçu, presque depuis ses débuts, un soutien décisif du Maghreb. Le voici de nouveau dit en quelques mots :
- 11 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, éd. de Bulaq, t. IV, p. 172 ; trad. de Gaudefroy-Demombynes,(...)
Le sultan Ibn al-Aḥmar resta seul maître d’al-Andalus. Il n’avait eu auprès de lui ni chef de tribu, ni chef de famille, et il n’avait trouvé d’autre appui que celui des chefs zénètes exilés et des membres de la famille des Mérinides. Ceux-ci n’étaient venus chez les Andalous que pour piller, car ils avaient sur [les Andalous] l’avantage de la fougue et de la vaillance. On trouvera l’exposé des causes de cette situation dans ce que nous avons déjà dit de la disparition totale des tribus et des liens de solidarité [ʿaṣāʾib] en Espagne. Mais l’État n’avait pas alors besoin d’un chef de tribu pour souverain. À l’origine, le sultan Ibn al-Aḥmar avait eu un clan qu’avaient formé ses parents les Banū Naṣr, ses alliés les Banū Ašqīlūla et les Banū Mawlā, et ceux de leurs affranchis et clients qui les avaient suivis à la guerre. Ces forces furent d’abord suffisantes grâce à l’appui que lui prêtèrent successivement le roi de Castille contre Ibn Hūd et les révoltés andalous, et le sultan du Maroc contre le roi de Castille ; et à cause aussi de la situation avantageuse que lui donnait, à l’égard du sultan du Maroc, la présence de réfugiés de la famille mérinide11.
12Dans l’effondrement de l’Islam péninsulaire du second quart du xiiie siècle, la mince ʿaṣabiyya de combattants andalous de la frontière que les Nasrides et leurs cousins Banū Ašqīlūla étaient capables de rassembler ne suffit pas longtemps : moins d’une décennie entre la mort d’Ibn Hūd, dernier héros malheureux de la cause arabe andalouse (1238), et la capitulation de Jaén qui fait passer les Nasrides sous le protectorat castillan (1246). Mais l’émirat n’aurait pas dû survivre à la grande révolte mudéjare de 1260-1266, qu’il eut l’imprudence de soutenir. S’il traverse l’épreuve c’est que, dès 1261-1262, il reçoit les premiers combattants mérinides, les ġuzzāt, les « Volontaires de la Foi » pour le dire comme le baron de Slane, premier traducteur des tomes de l’Histoire universelle touchant au Maghreb.
13La seconde hypothèse est donc bien la bonne : Grenade n’a survécu que grâce au soutien des Maghrébins. Mais pourquoi ces Maghrébins, Mérinides, n’ont-ils pas pris le pouvoir à Grenade comme les Almoravides et les Almohades l’ont fait avant eux ?
14Ils ont failli le faire, mais pour le comprendre, il faut revenir sur un point souvent négligé de la théorie d’Ibn Ḫaldūn. Quand une monarchie issue d’une ʿaṣabiyya particulièrement puissante assoit son autorité au détriment des forces tribales qui l’ont portée au pouvoir, elle les expulse vers les confins du territoire qu’elle contrôle, tandis qu’elle en pacifie, qu’elle en sédentarise le centre, autour de sa capitale. Ainsi les Omeyyades de Damas expulsent les partisans alides d’Iraq vers les camps retranchés de Qom et de Merv en Iran. Ainsi à l’inverse, après leur victoire, les Abbassides expulsent leurs ennemis vaincus, les Omeyyades, les Idrissides, les Fatimides, vers le Maghreb. Ainsi les Seldjoukides poussent les perdants de leurs luttes dynastiques vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’Anatolie et la Syrie, tandis qu’ils pacifient le centre de leur domaine, Iran et Iraq. Ainsi Yūsuf b. Tāšfīn, fondateur de la monarchie almoravide, dirige vers l’Afrique noire les forces restées fidèles à son oncle au moment de son avènement. Ainsi encore, la dynastie de ʿAbd al-Muʾmin cantonne les chefs du mouvement almohade qu’elle dépossède du pouvoir en Ifrīqiya et au Maghreb central, tandis qu’elle se réserve le Maroc et al-Andalus.
15Cette disposition des forces, très fréquente dans l’histoire des grandes dynasties surtout, implique fréquemment une triple conséquence :
- D’abord, les forces les plus turbulentes et les plus belliqueuses, concentrées aux périphéries, y montrent un tranchant militaire dont les forces centrales de la monarchie sont rapidement dépourvues. C’est au Maghreb dissident que l’Islam accomplit ses dernières conquêtes au ixe siècle, en Sicile ou en Crète, et les forces abbassides n’y entrent pour rien. À la fin du xe siècle, le pouvoir dissident des Omeyyades et al-Manṣūr triomphent en Occident, alors que les Byzantins bousculent en Orient les Abbassides, les Bouyides et même les Fatimides. Les Seldjoukides d’Anatolie progressent encore au xiie siècle aux dépens des Byzantins alors que le centre de l’empire seldjoukide en Iran s’est déjà effondré. Enfin les Almohades disparaissent au xiiie siècle tandis que leurs dissidents hafsides leur survivent plus de deux cents ans en Ifrīqiya.
- La deuxième conséquence corollaire c’est donc que les pouvoirs dissidents se maintiennent plus longtemps que les pouvoirs monarchiques centraux, où la ʿaṣabiyya originelle est plus vite écartée au profit de clientèles. On vient d’en voir l’exemple des Seldjoukides ou des Hafsides. On pourrait y ajouter l’exemple de la ʿaṣabiyya des Arabes, moribonde dans l’Orient abbasside au xe siècle, florissante dans le Maghreb des Omeyyades et des Fatimides.
- Enfin, troisième conséquence logique, l’affaiblissement du centre monarchique détermine souvent le retour victorieux des dissidences. La révolution abbasside au viiie siècle est un retour des partisans de ʿAlī au détriment des Omeyyades victorieux des guerres civiles du viie siècle. Les Fatimides en réoccupant l’Égypte vengent les échecs des Alides dans les terres centrales du califat abbasside au siècle précédent. Les Hafsides, au milieu du xiiie siècle, réoccupent une bonne part du domaine effondré de leurs anciens maîtres almohades.
16Ce sont ces trois phénomènes qui affectent la dynastie mérinide et, par contrecoup, sa périphérie grenadine : les Volontaires de la Foi, dès 1261-1262, sont les exclus du jeu politique de la monarchie de Fès. Ils vont montrer dès la deuxième génération de la dynastie mérinide, après 1290, plus de tranchant que les armées de la monarchie, et Grenade en sera ainsi efficacement protégée contre les velléités d’assaut chrétien ; enfin la périphérie grenadine offrira plus de résistance à l’érosion du temps et de la sédentarité que le centre marocain. Grenade, après 1350, abrite plus de forces vives mérinides que Fès, et il n’y a donc rien de paradoxal dans l’hégémonie que le petit émirat exerce sur le Maghreb pendant une courte génération — pour l’essentiel le second règne de Muḥammad V, entre 1370 et 1390.
17La seule surprise, c’est que cet ascendant de l’émirat profite aux Nasrides, et non aux princes mérinides auxquels Grenade offre l’asile. Pourquoi ne se sont-ils pas emparés du pouvoir dans la Péninsule ? La réponse est simple : parce que leurs cousins de Fès ont tout fait pour les en empêcher. Ce qui a sauvé les Nasrides, ce qui leur a même assuré sous le règne de Muḥammad V une brève hégémonie, c’est la présence de deux dynasties mérinides, celle de Fès, et celle des Volontaires de la Foi à Grenade, qui se sont neutralisées au profit éphémère des Nasrides.
18Pour mieux le comprendre, il nous faut reprendre dans le détail la chronologie de la dynastie mérinide, dont celle de Grenade est directement dépendante. C’est en 1248, avec la prise de Fès, qu’il faut situer l’origine de la dynastie et le triomphe de sa ʿaṣabiyya. La monarchie mérinide commence à se déployer une vingtaine d’années plus tard, avec la prise de Marrakech (1269), l’abolition de la suzeraineté almohade et hafside auxquelles les Mérinides s’étaient jusque-là pliés, l’affirmation de l’autorité suprême du pouvoir de Fès, et enfin la désignation du fils du sultan Abū Yaʿqūb Yūsuf comme son héritier. L’événement, en 1270, marque la rupture entre ʿaṣabiyya et monarchie, entre la tribu mérinide, attachée au gouvernement collégial, et la lignée royale, encline à la succession héréditaire. Deux entités dont les rythmes sont désormais distincts. La ʿaṣabiyya mérinide, dont les Volontaires de la Foi de Grenade sont désormais la manifestation la plus visible, est investie, comme d’ordinaire dans la théorie d’Ibn Ḫaldūn, d’une durée de vie de 120 années, divisée en trois générations de 40 ans. Elle court de 1248-1250 à 1370 environ. Les limites de ses générations intermédiaires sont donc situées en 1290 et 1330. La monarchie, de vingt ans plus jeune, court de 1270 à 1390 environ, avec pour limites intermédiaires de générations 1310 et 1350.
19La première génération de la monarchie, entre 1270 et 1310, est celle de l’expulsion des forces rebelles, dont la contestation de la dévolution du trône au fils du souverain est le plus souvent l’aliment de la dissidence. Entre 1270 et 1290, les premiers souverains mérinides s’imposent à la fois au Maroc et à Grenade, où ils mènent personnellement la guerre sainte. Entre 1290 et 1310, les deux dynasties, celle des Mérinides de Fès et celle des Mérinides de Grenade, se séparent et s’individualisent de part et d’autre du détroit de Gibraltar. La tête des Volontaires revient aux Banū Raḥḥū, descendants d’un frère du fondateur de la dynastie de Fès.
20Entre 1310 et 1350, la monarchie fāsī traverse sa deuxième génération et atteint sa maturité après la crise de succession la plus grave qu’elle ait jusqu’alors connue, entre 1307 et 1310. Entre 1310 et 1330 les Volontaires de la Foi sont à leur apogée à Grenade sous les Banū Abī l-ʿUlā, qui remportent en 1319 l’éclatante victoire de la bataille de la Vega sur les régents de Castille. Mais leur déclin s’amorce après 1330 et le début de la dernière génération de la ʿaṣabiyya mérinide. L’alliance de la monarchie de Fès, qui craint ces rivaux dangereux, et des Nasrides qui renâclent sous la tutelle des commandants des Volontaires de la Foi, évince en 1338 les Banū Abī l-ʿUlā de la direction des Volontaires, rendue aux Banū Raḥḥū, beaucoup moins agressifs. Les derniers chefs des Banū Abī l-ʿUlā sont exécutés à Fès en 1368-1369, le dernier des Banū Raḥḥū placé à la tête des Volontaires, ʿAlī b. Badr al-Dīn est destitué en 1366-1367.
21La ʿaṣabiyya des Mérinides est ainsi définitivement domptée — de fait elle est à l’agonie. La monarchie connaît un apogée paradoxal sous les règnes d’Abū Saʿīd (1310-1331), de son fils Abū l-Ḥasan (1331-1350) et de son petit-fils Abū ʿInān (1350-1359). Paradoxal, parce que les ambitions des souverains, désormais obéis sans murmure dans le cercle du palais, se heurtent à la médiocrité de leurs forces militaires après 1330. Abū l-Ḥasan est vaincu au Río Salado par les Castillans (1340) et à Kairouan par les Arabes d’Ifrīqiya (1348). La révolte définitivement surmontée de la ʿaṣabiyya laisse la place aux querelles familiales dans la lignée royale, entre frères (Abū l-Ḥasan contre son frère Abū ʿAlī, exécuté en 1332) ou entre père et fils (entre Abū l-Ḥasan et son fils Abū ʿInān).
Muḥammad V
- 12 Le déclin des Volontaires de la Foi mettrait le royaume de Grenade à la portée des offen (...)
- 13 Idrīs, après la destitution de son frère aîné Abū Ṯābit de la direction des Volontaires (...)
22Le règne du Nasride Muḥammad V à Grenade, entre 1354 et 1391, correspond donc à peu près exactement à la troisième génération de la monarchie mérinide, dont on a compris que le royaume de Grenade est étroitement dépendant. Le règne se divise grossièrement en deux parties : entre 1354 et 1362 s’évanouissent les dernières forces de la ʿaṣabiyya des Mérinides, c’est-à-dire des Volontaires de la Foi12. Dès le début de son règne, Muḥammad V s’est placé sous la protection de la Castille, qu’incarne à Grenade l’affranchi chrétien Riḍwān, dont on soupçonne qu’il porte quelque responsabilité dans l’assassinat de Yūsuf Ier par un « Noir déséquilibré », fils du souverain précédent. En 1359, Muḥammad V est brièvement déposé par son frère et son cousin. Le coup d’État est en fait la dernière réaction du clan des Banū Abī l-ʿUlā : le chrétien Riḍwān est tué, les Banū Raḥḥū écartés du commandement des Volontaires, repris, après vingt ans d’exil, par Idrīs, le petit-fils du vainqueur de la bataille de la Vega en 1319. Deux ans auparavant, en 1357, le souverain de Fès Abū ʿInān a échappé de peu à un complot qui visait à placer ce même Idrīs sur le trône mérinide du Maroc. Son retour au pouvoir à Grenade inquiète et noue l’alliance improbable de la Castille de Pierre le Cruel, impatiente de venger la mort de Riḍwān, et de la monarchie de Fès, soucieuse d’écarter un rival dangereux. En 1362, Muḥammad V est rétabli sur le trône, son cousin usurpateur exécuté et Idrīs b. Abī-l-ʿUlā emprisonné en Castille, où ils ont pensé trouver refuge13. Idrīs, livré au Maroc par les Castillans quelques années plus tard, y sera mis à mort avec tous les siens.
- 14 Ibid., p. 1389. Ibn Ḫaldūn distingue logiquement, à la fin du tome VII de son Kitāb al-ʿ (...)
23Revenu au pouvoir, Muḥammad V place son ami ʿAlī b. Badr al-Dīn, descendant des Banū Raḥḥū, au commandement des Volontaires de la Foi, mais à sa mort en 1367, il retire la charge à sa famille, désormais trop éloigné de la lignée royale de Fès, pour la confier à Ibn Abī Ifellusen, fils d’Abū ʿAlī, cousin germain des sultans Abū ʿInān (1350-1359) et Abū Sālim (1359-1361)14.
- 15 Pratiquement depuis la prise de la ville par Abū l-Ḥasan en 1337. À plusieurs (...)
24La disparition de la ʿaṣabiyya mérinide et de l’entité des Volontaires comble le fossé politique qu’avait constitué depuis 1290 environ le détroit de Gibraltar. Il n’existe plus qu’une seule autorité dans le monde mérinide, et c’est la monarchie de Fès. C’est ce que croit comprendre le vizir Ibn al-Ḫaṭīb quand il déserte Grenade en 1371 pour gagner Fès où règne depuis 1367 l’énergique ʿAbd al-ʿAzīz. Ibn al-Ḫaṭīb conseille à son hôte d’annexer Grenade, désormais sans défenseurs — ce qui lui coutera la vie en 1374 quand la situation se sera retournée. Loin d’annoncer en effet une ère d’expansion du pouvoir monarchique, la disparition de la ʿaṣabiyya mérinide ouvre logiquement un âge de taifas, où chaque périphérie reprend son indépendance et s’efforce d’imposer son influence à Fès. Après la mort de ʿAbd al-ʿAzīz (1372), les grands fiefs mérinides de Taza et Tlemcen à l’est, de Ceuta, Tanger et Salé au nord, de Marrakech et Siǧilmāsa au sud, et surtout de Grenade de l’autre côté de la mer, entrent en alliance ou en conflit pour imposer le partage des pouvoirs et des territoires. À ce jeu, Grenade prend l’avantage en favorisant la victoire d’Abū l-ʿAbbās, fils d’Abū Sālim et petit-fils d’Abū l-Ḥasan, à Fès, et d’Ibn Abī Ifellusen, fils d’Abū ʿAlī, à Marrakech. Les deux royaumes se partagent l’essentiel du Maroc, alors que Tlemcen recouvre son indépendance, perdue depuis une génération15. Dans la première version de son histoire universelle, achevée en 1382, et dans le chapitre consacré aux Volontaires de la Foi, qu’il n’a visiblement pas retouché, Ibn Ḫaldūn s’en tient à cette situation de division territoriale, qui devait en effet s’imposer durablement au xve siècle et jusqu’à la victoire des Saadiens au milieu du xvie siècle.
25Mais le paradoxe fréquent des époques de taifas, c’est qu’elles restreignent de plus en plus étroitement le pouvoir nominal aux dynasties qu’elles privent du pouvoir réel. C’est ainsi que les Abbassides survécurent trois siècles à la perte de leur autorité de fait ou que les Seldjoukides offrirent pendant une ou deux générations leurs princes enfants à la réalité du pouvoir des Atabegs de Syrie. De même, la légitimité se réduit dans la lignée mérinide à un cercle toujours plus étroit à mesure que cette lignée perd le pouvoir. Les Banū Abī-l-ʿUlā et les Banū Raḥḥū, issus de la descendance du fondateur, disparaissent avant 1370, on l’a vu. Nul ne peut désormais régner à Fès s’il n’est descendant d’Abū Saʿīd (1310-1331), c’est-à-dire en fait d’un de ses deux fils Abū l-Ḥasan ou Abū ʿAlī. Mais en 1382, Abū l-ʿAbbās, maître de Fès, reconquiert Marrakech et tue Ibn Abī Ifellusen. La lignée d’Abū ʿAlī disparaît avec le vaincu. Il faut désormais être né d’un père de la lignée d’Abū l-Ḥasan qui a régné à Fès (1331-1350) pour prétendre régner à son tour. Grenade, qui s’alarme de la puissance nouvelle d’Abū l-ʿAbbās, fils d’Abū Sālim (1359-1361), lui oppose victorieusement en 1384 son cousin germain, fils d’Abū ʿInān (1350-1359) et petit-fils d’Abū l-Ḥasan. Mais ce porphyrogénétisme implicite réduit les possibilités de manœuvre : en 1387, Abū l-ʿAbbās revient au pouvoir à Fès parce que Grenade n’a plus de prétendant à lui opposer. Il mourra paisiblement sultan en 1393, après Muḥammad V de Grenade. C’est cette même restriction du cercle des appelés au trône que manifeste le massacre des frères et des cousins, en assez petit nombre pour être identifiés et éliminés — Abū Sālim le premier en fait noyer plusieurs dans le détroit de Gibraltar. Et c’est ici que se manifeste la supériorité de Grenade, où les princes les plus importants de la lignée cherchent généralement refuge, en quête des dernières forces de la milice des Volontaires.
26Le rétrécissement de la lignée royale va bien sûr de pair avec l’éclatement du territoire et des ambitions politiques. Chaque vizir, issu d’une grande famille de clients de la monarchie, a son sultan. Le retour d’Abū l-ʿAbbās en 1387 consacre de fait l’indépendance de Marrakech, confiée à son fils Muntaṣir, et de Tlemcen, où l’emporte, parmi les princes abdelwadides, le protégé d’Abū l-ʿAbbās. De fait, aux yeux d’Ibn Ḫaldūn, l’histoire indépendante de Tlemcen s’arrête là. Tout maître de Tlemcen ou de Marrakech devra désormais recevoir l’assentiment de Fès, mais jamais plus Tlemcen, ni Marrakech, ni Grenade ne retourneront sous sa domination. Muḥammad V aura triomphé sur la ruine de ses protecteurs. Moins de vingt ans après sa mort, en 1410, le régent Ferdinand prend Antequera, et cinq ans plus tard, les Portugais s’emparent de Ceuta. Le destin de Grenade, désormais sans tutelle et sans appui maghrébin, est scellé.
Notes
1 Sur une synthèse récente, voir Martinez-Gros, 2014.
2 Voir aussi, en particulier, bien sûr, les études de Jacques Berque sur l’intérieur du Maghreb (Berque, 1978).
3 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, trad. de Mac Guckin de Slane, t. I, p. 163 : « Abū Muḥammad b. Abī Yazīd rapporte que de Tripoli à Tanger, les Berbères avaient renié l’islam douze fois. Leur foi ne se raffermit qu’à la suite du départ pour l’Espagne de Tāriq et de Mūsā b. Nuṣayr, après la soumission du Maghreb. Un grand nombre de chefs berbères, partis avec eux au titre de l’obligation du combat pour la foi, se fixèrent dans ce pays après la Conquête. Depuis lors, l’islam fut solidement établi au Maghreb, et les Berbères se plièrent à sa loi. La parole de l’islam s’enracina dans les cœurs, et ils ne pensèrent plus à renier leur foi. »
4 Ibid., p. 152 : « Tout cela est un témoignage de la puissance des Berbères depuis toujours, de la crainte qu’ils inspirent, de leur bravoure et de leur force, et la preuve que c’est un peuple qui ne le cède en rien aux autres nations et peuples du monde, comme les Arabes, les Grecs ou les Romains. Mais maintenant qu’ils ont été anéantis, que leurs clans ont été détruits à la suite de la vie d’opulence et de l’exercice du pouvoir par plusieurs de leurs dynasties successives, leurs troupes ont décru, leurs clans et leurs familles anciennes ont disparu, et ils se sont mis sous la dépendance des États, ils ont consenti à l’esclavage des impôts. »
5 C’est ce qu’Ibn Ḫaldūn a en tête lorsqu’il évoque la « disparition totale des tribus et des solidarités tribales » en Espagne : « Le sultan Ibn al-Aḥmar resta seul maître d’al-Andalus. Il n’avait auprès de lui ni chef de tribu, ni chef de famille, et il n’avait trouvé d’autre appui que celui des chefs zénètes exilés et des membres de la famille des Mérinides. Ceux-ci n’étaient venus chez les Andalous que pour piller, car ils avaient sur [les Andalous] l’avantage de la fougue et de la vaillance. On trouvera l’exposé des causes de cette situation dans ce que nous avons déjà dit de la disparition totale des tribus et des liens de solidarité [ʿaṣāʾib] en Espagne. » (Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, ṭd de Bulaq, t. IV, p. 172 ; trad. de Gaudefroy-Demombynes, pp. 409-410). Sur la difficulté de s’imposer sur un territoire « bédouin » et, au contraire, l’aisance des dominations en pays sédentaire — le cas de Grenade y est explicitement mentionné —, voir ibid., éd. partielle, Tunis, t. I, pp. 214-217 ; trad. de Monteil, t. I, pp. 322-326.
6 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, trad. de Mac Guckin de Slane, t. I, p. 786 : « Vers cette époque, al-Nāṣir, maître de Cordoue, ayant conçu l’espoir d’étendre son pouvoir sur le Maghreb, exigea des rois idrissides et zenata de reconnaître son autorité et leur envoya dans ce but, en l’an 316/928 son homme de confiance, Muḥammad ibn ʿAbd Allah ibn Abī ʿĪsā. »
7 Comme les Banū Andalusī de M’sila, rejetés dans l’opposition par le choix des Fatimides en faveur des Zirides ; ou Zawī ibn/b. Zīrī, futur fondateur de la ṭāʾifa de Grenade.
8 Comme le comte de Carrión qui meurt aux côtés de Sanchuelo au début de la guerre civile en 1009 (voir Martinez-Gros, 2009).
9 Dont Ibn Ḫaldūn fut l’hôte à deux reprises.
10 Les seules exceptions qu’Ibn Ḫaldūn puisse envisager touchent des « familles royales » — il s’agit, en fait, de descendants du Prophète — qui ont réussi à s’imposer, par le prestige de leur naissance, dans un milieu tribal qui leur était étranger : c’est le cas des Idrissides chez les Berbères Awraba, ou des Fatimides chez les tribus Kutāma de Kabylie. Mais les Nasrides ne jouissent évidemment pas de ce privilège du sang chérifien…
11 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, éd. de Bulaq, t. IV, p. 172 ; trad. de Gaudefroy-Demombynes, pp. 409-410.
12 Le déclin des Volontaires de la Foi mettrait le royaume de Grenade à la portée des offensives castillanes si le royaume de Castille lui-même ne traversait pas des troubles logiquement contemporains de ceux de la monarchie mérinide. Les deux entités, la Castille telle qu’elle est constituée au xive siècle et les Mérinides sont nées en effet en même temps — au milieu du xiiie siècle sur les ruines de la dynastie almohade de part et d’autre du détroit —, et elles vieillissent donc au même rythme.
13 Idrīs, après la destitution de son frère aîné Abū Ṯābit de la direction des Volontaires en 1338, était déjà passé en territoire chrétien et il avait combattu aux côtés d’Alphonse XI dans la bataille du Río Salado en 1340 (voir Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿibar, trad. de Mac Guckin de Slane, t. II, pp. 1379-1380).
14 Ibid., p. 1389. Ibn Ḫaldūn distingue logiquement, à la fin du tome VII de son Kitāb al-ʿibar, une dynastie des Volontaires de la Foi.
15 Pratiquement depuis la prise de la ville par Abū l-Ḥasan en 1337. À plusieurs reprises, en 1350, en 1358, en 1372, la ville retrouve ainsi son indépendance pour être régulièrement ramenée dans le giron de Fès.
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