Documenter l’histoire de la banlieue parisienne du milieu du xxe siècle
Résumé
À l’occasion du recensement de mai 1954, l’INSEE et l’Institut d’aménagement et d’urbanisme ont collecté des données sur la population et les logements des communes du département de la Seine, afin de les agréger dans une cartographie à l’échelle des îlots urbains. Ce travail donne lieu à une publication en 1961 de fascicules pour 72 communes. Dans le cadre du projet Archival City, cette source a été numérisée et intégrée dans une base de données et un Système d’Information Géographique, ouvrant des perspectives sur l’histoire sociale, urbaine et du logement de la métropole parisienne. Ce travail vise à pallier le contexte archivistique particulièrement contraint de la métropole parisienne, marqué par son éclatement, et ces données sont pensées comme des portes d’entrée vers d’autres fonds d’archives. Cette contribution vise donc à proposer un premier aperçu du champ des possibles ouvert par ce projet de numérisation, en particulier sur la question des périphéries urbaines de l’agglomération parisienne.
Texte intégral
« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée1. »
1Le 1er février 1954, sur les ondes de radio Luxembourg, l’abbé Pierre lance son célèbre appel qui fait émerger la « crise du logement2 » comme une préoccupation majeure dans l’opinion publique. La situation dramatique ne se cantonne pas au Paris central, mais s’étend à l’ensemble du territoire de la métropole, de la cité des Coquelicots de Neuilly-Plaisance jusqu’aux premiers bidonvilles de Nanterre et de Gennevilliers3. La crise résulte certes des nombreuses destructions survenues durant la guerre, mais aussi du déséquilibre provoqué par l’immense accroissement urbain et démographique des périphéries parisiennes depuis le début du siècle. Le parc de logement s’avère vieillissant, mal adapté, mal équipé et se trouve bien souvent en situation de surpeuplement. Cette situation est parfaitement identifiée par les contemporains et fait l’objet d’innombrables rapports, enquêtes et reportages journalistiques. L’après-guerre est en cela un moment charnière dans l’histoire des banlieues parisiennes, un électrochoc pour les pouvoirs publics qui prennent conscience des difficultés de logement et d’aménagement du territoire. La réflexion qui en découle conduit à l’élaboration de politiques publiques qui permettent, d’abord, l’accélération de la construction massive de logements avec les grands ensembles, puis le développement de villes nouvelles qui structurent encore le maillage urbain de l’agglomération parisienne4.
2Face à ce « magma5 » urbain et social, la collecte d’une documentation permettant d’obtenir une vision objectivable de la situation de l’agglomération parisienne et de ses périphéries s’avère extrêmement complexe. La plupart des travaux se sont fondés sur des études approfondies de cas, à partir de monographies communales permettant de décrire les configurations de cette crise dans un contexte politique et social local6. Il est cependant difficile d’obtenir un point de vue synthétique de la situation sociale des périphéries parisiennes au milieu du xxe siècle. La documentation concernant la métropole parisienne se trouve en effet éclatée au sein des différentes archives départementales, à la suite de la disparition du département de la Seine en 1968, mais aussi dans chaque centre municipal. Pour pallier ces difficultés, il convient de chercher des types de documents qui pourraient faire office de porte d’entrée pour l’étude de ces phénomènes et pourrait apporter une vision synthétique de la situation de la métropole en 1954.
3En cela, les opérations de recensement de 1954 sont une source de données et d’informations essentielles sur le département de la Seine. D’autant plus que six ans après les opérations de dénombrement, en 1961, la préfecture de la Seine décide de commanditer l’élaboration d’une série de traitements statistiques des données du recensement de 1954 agrégées à l’échelle de l’îlot, et ce, pour l’ensemble du département de la Seine7. Il s’agit donc d’une véritable cartographie du recensement, à une échelle fine de l’espace urbain, permettant pour les décideurs publics une appréhension spatiale des informations du recensement.
4Cet article vise à faire un premier retour d’expérience de l’utilisation des données du recensement pour faire l’étude des périphéries parisiennes au milieu du xxe siècle. Il s’agira aussi de s’interroger sur la façon dont cette base de données peut s’articuler avec d’autres fonds d’archives et sur les moyens de construire un dispositif documentaire permettant d’ouvrir de nouvelles questions de recherche.
Une source unique en son genre
5Les statistiques du recensement de 1954 représentent une grande première pour l’INSEE (l’Institut national de la statistique et des études économiques). Jamais auparavant, l’administration n’avait été en mesure de mobiliser les résultats d’un recensement pour établir une cartographie sociale et urbaine de Paris et ses périphéries.
6En mai 1954, l’État français organise une nouvelle campagne de recensement, huit ans après celle de 1946. Si la loi imposait un dénombrement de la population tous les cinq ans, le coût important des opérations pousse les gouvernements à les espacer de plus en plus. Chaque recensement produit plusieurs types de documents : les agents recenseurs se rendent dans chaque foyer pour remplir des bulletins individuels, réunis par foyer en feuilles de ménage, elles-mêmes rassemblées ensuite par adresses en bordereaux de maison. La préfecture crée, à partir de ces fiches, les listes nominatives communales de population qui listent très précisément des informations sur chaque individu. Lorsque ces listes sont créées, les différentes feuilles de ménage produites auparavant sont le plus souvent détruites. Dans un second temps, les données sont exploitées par l’INSEE au sein de tableaux statistiques à différentes échelles : commune, département ou territoire national. Dès 1954, l’Institut publie ainsi des fascicules avec des informations sur la population légale des arrondissements, cantons et communes8. En 1955, les traitements du recensement se poursuivent avec la publication d’un sondage au 1/20 obtenu par le dépouillement d’un échantillon des bulletins de recensement avec des informations sur la structure de la population et des logements pour les départements et les grandes villes9. Ces publications classiques des recensements sont abondamment utilisées pour l’étude de l’évolution de la population, de la répartition par âge ou par composition socioprofessionnelle et offrent un aperçu synthétique de la population française en fonction des grands échelons administratifs. En revanche, ces échelles très larges tendent à écraser les données et à gommer les dynamiques spatiales.
7Mais en 1961, sous l’impulsion de la préfecture de la Seine, l’INSEE et l’IAURP (Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France, aujourd’hui Institut Paris Région) sont chargés de produire pour 71 communes de la Seine10, ainsi que pour Paris, des traitements statistiques qui agrègent les informations du recensement de 1954 à l’échelle de l’îlot urbain. Ce type de traitement est rendu possible par le fait que l’échelle de l’îlot est désormais prise en compte dans les recensements et ajoute un nouveau degré de précision spatiale. Auparavant, seuls les indications sur la rue et le numéro de l’adresse apparaissaient. Le découpage en îlot apparaît en 1946 pour le cas de la ville de Paris et en 1954, son utilisation est étendue à la majeure partie des communes suburbaines de la Seine, ainsi que quelques grandes villes de province. Pour l’INSEE, ce codage à une échelle fine est un enjeu important, lui permettant de réaliser des analyses poussées. Pour le recensement suivant, l’INSEE réclame d’ailleurs et obtient que ce découpage soit obligatoire pour toutes les agglomérations de plus de 20 000 habitants.
8L’INSEE et l’IAURP produisent alors un registre par commune comprenant quatre tableaux qui organisent les données selon de grandes catégories. Le premier tableau décrit la situation démographique des habitants de chaque îlot, en particulier le sexe et les classes d’âge des personnes recensées. On y trouve aussi le recensement des personnes désignées comme « Musulmans d’Algérie » ou étrangères, cette dernière n’étant présente que pour le territoire de Paris intra-muros. Le second tableau détaille principalement les catégories socio-professionnelles produites par l’INSEE depuis la fin des années 1940 en vue justement de ce recensement. Le tableau III s’intéresse à la situation du logement et en particulier à son confort autour de trois variables principales : le nombre de pièces, le taux d’occupation du logement et l’équipement. Enfin, le quatrième tableau offre une description du bâti recensé (le nombre d’immeubles par îlot, leurs types, la date de construction et le nombre d’étages) (fig. 1).
Fig. 1. – Les quatre tableaux statistiques.

Cliché P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
9À l’évidence, les variables mises en avant visent à répondre aux grandes préoccupations des pouvoirs publics en charge d’administrer la métropole parisienne, en vue en particulier de développer un nouveau schéma directeur pour l’agglomération11. Si le travail d’agrégation des données a principalement été réalisé par l’INSEE, la mention de l’IAURP en tant que coproducteurs de ce travail est loin d’être anodine, et montre bien que ces résultats statistiques avaient vocation à venir nourrir le travail de réflexion mené par l’agence. L’avertissement publié au début de chaque fascicule est à cet égard très clair : ce sont « les problèmes de croissance » de l’agglomération qui motivent une analyse spatiale la plus fine possible de l’agglomération parisienne.
10À la fin de chaque registre se trouve une carte des îlots de la commune (fig. 2). Un identifiant numérique permet de faire le lien entre l’îlot dessiné sur la carte, et la ligne de données au sein des quatre tableaux.
Fig. 2. – Plan des îlots de Clichy.

Cliché P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
11Ce document donne la possibilité d’une bien meilleure connaissance du territoire métropolitain au milieu du xxe siècle, en permettant le croisement des informations sur le logement, le bâti et la situation sociale des habitants et surtout de faire varier les échelles d’analyse, de l’unité de l’îlot à l’ensemble de la métropole. Dans le cadre du projet Archival City, un important travail de numérisation a été réalisé avec, dans un premier temps, la mise en place d’opération de reconnaissance de caractères de la source pour transformer les photographies des registres en tableurs informatiques exploitables. Ensuite, l’ensemble des plans contenus dans les registres ont été numérisés et redessinés afin de créer un système d’information géographique permettant la création de cartes statistiques12.
Les temps de la croissance des périphéries
12La mise en statistique et en cartes des données du recensement de 1954 représente donc un outil de documentation inédit de la situation de la métropole parisienne au milieu du xxe siècle. Les analyses factorielles – méthode statistique qui vise à créer de nouvelles catégories à partir de nombreuses variables – permettent une étude spatiale des phénomènes d’urbanisation de l’agglomération parisienne depuis le milieu du xixe siècle à une échelle d’analyse extrêmement fine. En effet, les quatre catégories de datation des immeubles de chaque îlot (avant 1871, entre 1871 et 1914, de 1915 à 1939, et depuis 1940) permettent d’étudier les rythmes de la croissance urbaine (fig. 3).
Fig. 3. – Carte présentant les dates d’immeubles surreprésentés au sein des îlots.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
13À première vue, le modèle d’une urbanisation concentrique du centre vers les périphéries prédomine. Le bâti ancien est particulièrement surreprésenté dans le vieux Paris, tandis que la petite banlieue (les arrondissements périphériques annexés en 186013) et la proche banlieue connaissent une forte activité immobilière sur la période 1871-1914. Ce résultat témoigne de la surreprésentation dans ces îlots d’immeubles élevés au cours de cet intervalle de date. Cela ne signifie pas que ces îlots s’urbanisent seulement à cette période, mais bien qu’une majorité d’immeubles recensés en 1954 datent de cette époque. De fait, plus qu’un moment d’urbanisation, cette catégorie démontre une forte dynamique immobilière qui passe par la densification des vides ou bien la destruction/reconstruction de nombreuses adresses. De part et d’autre des limites de Paris (les fortifs qui deviendront le périphérique14), une ville populaire se transforme en parallèle de l’industrialisation accélérée de la métropole parisienne. La carte témoigne aussi de la persistance des anciens noyaux villageois de banlieue, montrant bien que l’histoire de la trame de la banlieue parisienne remonte bien avant le xixe siècle. Enfin, cette première carte met en avant la force du moment des lotissements populaires, bien connus depuis les travaux d’Annie Fourcaut15. Ces derniers représentent le moteur principal de la croissance démographique de la banlieue parisienne : 400 000 habitants à la fin des années 1920, 700 000 personnes à la fin de l’entre-deux-guerres. Ils attirent beaucoup d’ouvriers du centre de Paris qui rêvent d’accéder à la propriété, de posséder une maison et un lopin de terre. Cependant, ce phénomène devient la source d’une véritable crise. Les lotisseurs ne se sont contentés que de découper les parcelles et les terrains se transforment en cloaques dès l’automne ; les équipements (écoles, commerces, gare, autres transports en commun) sont loin. Ces familles populaires se trouvent piégées dans leur pavillon implanté dans des lotissements défectueux. Les mal lotis s’organisent et, dans les années 1920, leur mobilisation trouve un écho dans l’opinion publique et leur situation provoque un émoi fort, conduisant les pouvoirs publics à agir pour permettre une mise à niveau des lotissements, mais aussi le lancement de véritables politiques de logement social.
14L’étude de ces formes urbaines est certes bien connue de l’historiographie, mais la cartographie réalisée à partir des résultats du recensement permet une meilleure quantification du phénomène et une meilleure appréhension de son implantation spatiale.
15Ces formes d’urbanisation fixent de manière durable la trame urbaine de la banlieue parisienne, conditionnent son développement et deviennent aussi le moteur des inégalités spatiales. Les lotissements accueillent effectivement une population principalement composée d’ouvriers et de petits employés. La seconde carte témoigne ainsi de ces recompositions sociales à l’échelle de la métropole. Une rapide superposition des deux cartes montre bien que les banlieues plutôt aisées ou à destination des employés s’appuient surtout sur un bâti datant de la période précédant 1914, tandis qu’au contraire, les ouvriers habitent en 1954 dans les lotissements réalisés dans l’entre-deux-guerres. Dans les secteurs plus anciennement urbanisés, la population tend à appartenir à des classes socioprofessionnelles plus élevées. Même dans un Est parisien réputé populaire, les communes de Saint-Maur-des-Fossés ou Le Perreux, dont les premières formes d’urbanisation remontent aux années 1860, à la suite de l’ouverture de la voie de chemin de fer, abritent des populations qui semblent se distinguer des communes avoisinantes.
16Autre point intéressant, les arrondissements périphériques de Paris situés dans le quart nord-est semblent partager un même univers social que les communes de la proche de banlieue en termes de classe socio-professionnelle (fig. 4).
Fig. 4. – Carte de la répartition des classes socio-professionnelles dans le département de la Seine en 1954.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
17Un traitement des variables du recensement concernant le confort du logement offre un contrepoint intéressant à cette expansion urbaine qui s’est traduite par un déplacement important de population du Paris-Centre vers les périphéries.
18La question est brûlante en 1954, à la suite de l’appel de l’abbé Pierre au mois de février. Connaître la situation du logement des habitants de la région parisienne devient essentiel pour les pouvoirs publics. En particulier, la notion de surpopulation est importante pour juger de la qualité de celui-ci. Le recensement de 1954 met ainsi le degré d’occupation au cœur du tableau sur la qualité du logement. Cette variable reprend les définitions du ministère de la Construction. Deux niveaux sont signalés : le surpeuplement temporairement admissible (si deux personnes habitent un logement d’une pièce, ou trois personnes un deux-pièces, etc.) et un surpeuplement dit critique (trois personnes pour une pièce, quatre pour deux pièces, etc.). Ces traitements statistiques permettent ainsi aux décideurs de l’époque d’objectiver les conditions de logement à l’échelle de l’ensemble du département de la Seine. Rapidement, le recensement de 1954 devient une référence pour faire le constat du mal-logement.
19Dans l’imaginaire des contemporains, les anciens centres, en particulier à Paris, sont denses et enkystés. Les îlots insalubres du vieux Paris n’ont pas encore été détruits et rénovés16. Les terrains libres et l’espace sont alors en banlieue. Le mouvement de peuplement des banlieues ouvrières est souvent perçu comme la volonté d’une partie des classes populaires de fuir le centre de Paris et ses logements exigus et insalubres. Cette première carte sur le nombre de pièces par logement confirme certes que les logements sont plus grands en périphérie. Pour autant, nous avons été surpris de constater que les logements de banlieue étaient proportionnellement plus souvent considérés en situation de surpeuplement que dans Paris intra-muros. L’explication à ce phénomène se trouve dans une autre variable du recensement : la part des enfants et des adolescents dans les ménages. On comprend alors que les ménages parisiens sont souvent des célibataires ou des couples sans enfant ou peu nombreux, tandis que les habitants des banlieues partent bien souvent vers les périphéries avec des familles nombreuses qui logent dans des logements plus spacieux, mais encore trop petits (fig. 5).
Fig. 5. – Cartes présentant la situation de surpeuplement dans les logements du département de la Seine.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
20Les données produites dans le cadre de ce projet offrent de très intéressantes perspectives quant à l’étude de la métropole parisienne au milieu du xxe siècle. Avant tout, elles permettent un croisement des informations concernant les formes sociales, la morphologie et l’histoire du bâti ainsi que le confort du logement.
De la métropole à l’îlot, jeux d’échelles
21Le dernier atout de ce jeu de données est d’autoriser des analyses à de multiples échelles. Si les cartes à l’échelle de la métropole offrent un aperçu synthétique, il est aussi possible de se concentrer sur des communes ou sur des portions de commune. Dès lors, les traitements statistiques peuvent être affinés en restreignant l’effectif analysé à la seule population du territoire concerné.
22Dans le cadre du projet Archival City, un travail expérimental a été mené sur la ville de Nanterre, avec l’ambition de travailler plus spécifiquement sur la naissance des premiers bidonvilles de la commune17. Pour aborder cette question, les données du recensement permettent dans un premier temps une description fine de la morphologie sociale et spatiale de la commune de Nanterre en 1954.
23De la même façon qu’à l’échelle de la métropole, il est possible de percevoir les différentes phases de l’urbanisation du territoire, partant du noyau villageois situé au sud, autour de l’actuelle cathédrale, jusqu’aux premiers lotissements qui se développent de manière concentrique autour du centre historique, en se structurant près de la gare située plus au nord dans le quartier du Chemin de l’Île, mais aussi au sud à la frontière de Puteaux et de Suresnes. Les secteurs situés plus au nord-ouest comprennent de larges terrains qui se trouvent marginalisés par ces nouvelles phases d’urbanisation. On y dénombre très peu de constructions et d’habitants et pour une large part, ce sont des terres agricoles en déclin et des terrains vagues. Dans l’entre-deux-guerres, ces îlots se trouvent être les principaux réceptacles de l’industrialisation de la commune avec l’installation de nombreuses usines sur les bords de la Seine (fig. 6).
Fig. 6. – Carte des dates de construction des immeubles surreprésentés au sein des îlots de Nanterre.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
24Les différentes phases de cette urbanisation ont une incidence directe sur les formes urbaines et sociales de Nanterre comme le montre cette deuxième carte. Le vieux centre concentre les populations les plus aisées et les logements les moins surpeuplés et les plus confortables. À l’inverse, les îlots apparus dans les phases d’urbanisation ultérieures sont peuplés majoritairement par des ouvriers spécialisés ou des petits employés. Ces résultats montrent qu’au sein même de territoires considérés comme relativement homogènes, appartenant à une banlieue rouge très ouvrière, subsistent des divisions socio-spatiales. Il est intéressant de constater que ce changement de focale sur la commune de Nanterre et la reconfiguration des traitements statistiques à cette seule échelle parviennent à souligner des distinctions qui n’apparaissent pas sur les résultats statistiques à l’échelle de la métropole (fig. 7).
Fig. 7. – Carte des groupes socio-professionnels à Nanterre en 1954.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
25Les différentes typologies urbaines transparaissent ainsi d’une analyse fine des données du recensement. De cette manière, nous avons pensé pouvoir repérer dans l’espace nanterrien les traces des premiers bidonvilles, dont celles du plus important du secteur, le bidonville de la Folie. L’objectif principal était de parvenir à saisir le moment de la genèse et les raisons de la formation de cette forme urbaine si particulière. Par définition, la construction de ces habitats de fortune laisse peu de traces documentaires, si ce n’est au moment de leur destruction et de leur prise en charge par les pouvoirs publics.
26La catégorie bidonville n’apparaît pas en tant que telle dans le recensement et nous avons pensé que s’appuyer sur la présence de personnes recensées comme musulmans d’Algérie permettrait de souligner l’empreinte spatiale des bidonvilles. Effectivement, les bidonvilles de Nanterre et en particulier celui de la Folie sont connus pour être très majoritairement habités par des Algériens18. La présence de cette catégorie montre bien que le travail de l’INSEE et de l’IAURP cherche à documenter et à répondre aux préoccupations du début des années 1960. Dans un contexte de la guerre d’Algérie, le développement de poches d’habitat informel où se concentrent des populations algériennes fait peur aux autorités19. Pour recenser les Algériens, l’INSEE s’appuie et importe la catégorie coloniale spécifique de Français que sont les « Musulmans d’Algérie20 ».
27La carte de la présence des musulmans d’Algérie échoue cependant à faire ressortir distinctement les îlots composés principalement de bidonvilles. On retrouve cette population sur l’ensemble du territoire de Nanterre, et leur répartition est en réalité corrélée au nombre d’hôtels meublés sur les îlots (fig. 8).
Fig. 8. – Comparaison de l’implantation des musulmans d’Algérie et des hôtels sur Nanterre.

Doc. P. Lecat ©, sources des données : INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Données statistiques, sur la population et les logements des communes de la Seine. (Répartition par îlots), direction générale de l’INSEE, 1961, Bibliothèque de l’Hôtel de Ville, cote 28 677.
28Pour comprendre le manque de visibilité des habitants des bidonvilles, il convient dès lors de mieux appréhender la manière dont a été réalisé le recensement. Les archives de l’organisation du recensement de 1954 conservées aux Archives nationales21 concernant l’organisation du recensement permettent d’apporter un éclairage sur les conditions difficiles du recensement des Algériens. Le maire de Gennevilliers, commune elle aussi connue pour ses nombreux bidonvilles et la présence algérienne, écrit à la préfecture que le dénombrement de cette population a largement été sous-estimé, et ce malgré des « mesures exceptionnelles » avec une « équipe spéciale » de recenseurs sous la direction du garde champêtre de la ville, lui-même algérien :
« [cette équipe] a été chargée de pénétrer dans tous les lieux (souvent inimaginables !) où s’entassent par groupes entiers des Algériens et des Marocains. Malgré ces précautions et de multiples enquêtes poursuivies journellement jusqu’à 1 h du matin, de nombreux Nord-Africains, peu désireux de se laisser questionner, disparaissaient à l’entrée de l’agent recenseur, pour revenir dès son départ22. »
29Le recensement des Algériens s’avère donc très peu précis tant l’opération de dénombrement fut compliquée par les conditions de logement, le mode de vie des Algériens marqué par les 3×8 et leurs réticences face à une opération perçue comme une forme de contrôle social. L’INSEE estime que cette population est sous-estimée de 20 à 30 %23. Dans le cadre de Nanterre, les Algériens recensés sont donc moins ceux des bidonvilles que ceux résidant dans les hôtels garnis.
30L’exploitation du recensement de 1954 seul ne permet ainsi d’explorer que de manière très marginale le phénomène de constitution des bidonvilles. Pour compléter cette source, nous avons donc collaboré avec le projet Alegoria de l’IGN, dirigé par Valérie Gouet qui mène un travail de développement de la géolocalisation des photographies aériennes anciennes.
31En croisant les données du recensement avec les fonds photographiques de l’IGN concernant la ville de Nanterre pour la décennie 1950, il a été possible de suivre le moment de cristallisation du bidonville de la Folie. À partir des photographies, on constate que les premières baraques du bidonville de la Folie apparaissent en marge du chantier du grand ensemble des Provinces françaises. Celles-ci se construisent à proximité d’une petite maison, peut-être un hôtel garni occupé par des travailleurs algériens (fig. 9).
Fig. 9. – Cabanons de fortune en 1954 sur le site de construction de la cité des Provinces françaises.

© IGN Photothèque Nationale/secteur de Nanterre, 1954.
32La photographie aérienne permet ainsi une appréhension des phénomènes urbains qui échappent au dénombrement des agents recenseurs. En articulant les deux formes de documentation, il a été possible de réaliser un travail de fond sur les premières phases du développement des bidonvilles. L’apport de ces photographies montre aussi les limites de l’exploitation seule du recensement. La granularité de l’information à l’échelle de l’îlot, si elle apparaît fine du point de vue de la métropole, contraint fortement l’analyse à des échelles locales. D’autre part, les difficultés inhérentes à l’entreprise de recensement induisent d’évidents biais dans les résultats. Il convient dès lors d’être particulièrement attentif aux conditions de production du recensement initial pour mieux envisager les limites des données.
33À partir de ces quelques exemples, il est possible de percevoir l’intérêt majeur que représente ce jeu de données pour faire l’histoire de la métropole parisienne au milieu du xxe siècle. L’échelle fine de la spatialisation des données et la possibilité de croiser des informations diverses sur la population, le bâti et le logement offrent un terrain de jeu nouveau pour les historiens. Cette source était bien identifiée par les historiens, qui la mobilisaient ponctuellement pour compléter leur étude. La transformation de cette archive en une base de données et en un Système d’Information Géographique permet à présent d’étendre le champ des possibles en s’en servant comme d’un outil de production de cartes et de jeux statistiques dont la portée heuristique doit permettre d’ouvrir de nouveaux questionnements et de nouveaux fonds d’archives. Effectivement, comme le montre le travail réalisé sur les photographies aériennes des collections de l’IGN, les données du recensement gagnent à être croisées avec d’autres fonds d’archives. En cela, l’outil de Système d’Information Géographique développé dans le cadre de ce projet, mis à disposition des chercheurs, peut servir de porte d’entrée pour une étude approfondie de certains phénomènes à l’échelle de la métropole parisienne.
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Pinol Jean-Luc et Garden Maurice, Atlas des Parisiens : de la Révolution à nos jours, Paris, France, Parigramme, 2009.
Vadelorge Loïc, Retour sur les villes nouvelles : une histoire urbaine du xxe siècle, Paris, France, Créaphis éditions, 2013.
Weil Patrick, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale », Histoire de la Justice, no 16-1, 2005, p. 93-109.
Notes de bas de page
1L’appel de l’abbé Pierre, 1er février 1954, Radio Luxembourg, cité dans Cécile Béchu, Les squats.
2A. Fourcaut et D. Voldman, « Penser les crises du logement en Europe au xxe siècle », p. 3-15.
3M.-Cl. Blanc-Chaléard, En finir avec les bidonvilles.
4 A. Fourcaut, « Les grands ensembles ont-ils été conçus comme des villes nouvelles ? » ; L. Vadelorge, Retour sur les villes nouvelles : une histoire urbaine du xxe siècle.
5A. Fourcaut, « Qu’elle était belle la banlieue… ».
6A. Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge.
7INSEE et IAURP, Recensement général de la population de mai 1954. Cette source a été signalée aux chercheurs du projet par Jean-Luc Pinol, qui l’avait déjà mobilisée dans son Atlas des Parisiens, à l’échelle du Paris intra-muros, permettant ainsi au projet de s’inscrire dans la dynamique collective du projet Paris Time Machine ; J.-L. Pinol et M. Garden, Atlas des Parisiens : de la Révolution à nos jours.
8INSEE, Recensement de 1954. Population du département de la Seine, Paris-Banlieue. Arrondissements, cantons et communes, 1954. Bibliothèque de l’Hôtel de ville, cote 570.
9INSEE, Recensement général de la population de mai 1954. Résultats du sondage au 1/20.
https://www.bnsp.insee.fr/ark:/12148/bc6p06z8mtj.texteImage
10Les registres n’existent pas pour les communes d’Alfortville, Arcueil, Bobigny, Courbevoie, Drancy, Fontenay-sous-Bois, Levallois-Perret, Les Pavillons-sous-Bois, Rosny-sous-Bois. Il semblerait que cela soit dû à l’absence de relevé des îlots lors de l’enquête de recensement de 1954.
11La réflexion largement portée par l’IAURP, en particulier après la création du district de la région de Paris en 1961, aboutit à la production du schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF).
12P. Lecat, « Seine 54: A Spatial Tool for Research into the Social and Urban History of the Seine Department in the Mid-1950s ».
https://openhumanitiesdata.metajnl.com/articles/10.5334/johd.172
13Fl. Bourillon et A. Fourcaut (dir.), Agrandir Paris, 1860-1970.
14J.-L. Cohen, A. Lortie (dir.), Des fortifs au périf : Paris, les seuils de la ville.
15A. Fourcaut, La banlieue en morceaux.
16I. Backouche, Paris transformé : le Marais, 1900-1980.
17À ce sujet, voir P. Lecat, É. Blettery, L. Delavoipière, F. Saly-Giocanti, S. Conord, V. Gouet-Brunet, A. Devaux, M. Bredif et F. Moret, « Restituer les bidonvilles de Nanterre ».
18L. Maffre et M. Hervo, Demain, demain : Nanterre, bidonville de la Folie, 1962-1966 ; M. Cohen, « Les bidonvilles de Nanterre, entre “trop plein” de mémoire et silences ».
19F. de Barros et M. Cohen, « Entre politiques urbaines et contrôle des migrants. »
20Les indigènes musulmans d’Algérie ont une nationalité française, mais celle-ci est vidée de sa substance : « Ils ne jouissent ni des droits civils, ni des droits politiques : ils ont une nationalité de sujet, par défaut, fondée non pas sur l’attribution de droits mais sur le fait d’être placés sous la souveraineté directe de la France », P. Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale ».
21AN, F/2/4429-F/2/4470.
22AN, F/2/4430 – Dossier « Difficultés recensement des Nord-Africains de Gennevilliers ».
23F. de Barros et M. Cohen, « Entre politiques urbaines et contrôle des migrants ».
Auteur
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Paul Lecat
Maître de conférences, université de Tours, Centre Tourangeau d’Histoire et d’étude des Sources (EA 6298 – CeTHiS)
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2016