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    Plan détaillé Texte intégral Le développement des villas dans le Suburbium avant Cicéron Cicéron et sa villa suburbaine de Tusculum Cicéron et les Horti en périphérie de Rome Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Les espaces périphériques des villes occidentales : identités et mutations de l’Antiquité à nos jours

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Les villas du Suburbium de Rome à travers la correspondance de Cicéron

    Xavier Lafon

    Résumé

    Le Suburbium de la Rome antique correspond à une notion qui a depuis longtemps retenu l’attention des chercheurs. Si de nombreux points restent encore obscurs, à commencer par la définition précise de ses limites géographiques, l’accord s’est fait pour le définir comme une zone d’activités variées, à commencer par l’importance des nécropoles le long des voies qui pénètrent dans la ville, mais également comme lieu de résidence pour des catégories les plus variées de la population. Cet article souhaite mettre l’accent sur cette occupation par les élites sénatoriales, et cela dans un cadre chronologique limité : si à partir du iie siècle après J.-C. et jusque dans l’Antiquité tardive, ces grandes villas et leurs propriétaires ont déjà été longuement étudiées, il n’en va pas de même pour les périodes antérieures et en particulier sur l’origine du phénomène à la fin de la République et au tout début du principat. Pour cela, j’utiliserai principalement la Correspondance de Cicéron rédigée entre 68 et 43 pour sa partie conservée, avant donc les transformations apportées par Auguste au cadre administratif de la ville de Rome.

    Texte intégral Le développement des villas dans le Suburbium avant Cicéron Cicéron et sa villa suburbaine de Tusculum Cicéron et les Horti en périphérie de Rome Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    Le développement des villas dans le Suburbium avant Cicéron

    1Comme cela a déjà été souvent relevé1, on ne connaît dans l’ensemble de la littérature latine que deux occurrences du mot suburbium2/suburbia appliqué uniquement pour Rome, dont l’une précisément dans un discours de Cicéron contre Antoine (Phil. 12, 24), l’un de ses derniers écrits, passage qu’il n’est pas inutile de citer puisqu’il a plus ou moins consciemment conditionné toutes les interprétations modernes : « désirant gagner le Suburbium pour en revenir le soir même, je n’ai pas osé le faire » [en raison des dangers]. De ce point de vue, les écrits, en particulier sa correspondance, mais aussi la personne de Cicéron lui-même, offrent un point de départ incomparable pour tenter de définir la fréquentation aristocratique de la zone « hors rempart » au ier siècle avant J.-C. Il est le premier à utiliser de façon répétée l’adjectif suburbanus pour qualifier ces résidences et le premier comme on l’a vu à utiliser le substantif suburbium pour qualifier cette zone, proche, mais extérieure à Rome. Une question centrale est de distinguer ce qui ressort chez cet auteur de son évolution personnelle et ce qui renvoie à des changements intervenus dans les pratiques aristocratiques.

    2En effet, si le substantif est resté d’un usage exceptionnel, les adjectifs dérivés comme suburbanus sont bien plus fréquents et permettent d’aborder la question de façon plus approfondie, de même que le substantif surbubanum utilisé pour désigner une propriété située dans la périphérie de la ville. Je ne reviendrai pas sur l’analyse juridique du phénomène déjà proposée par Pascal Arnaud3, car le résultat est pour lui de ce point de vue décevant : il ne s’agit pas d’une catégorie juridique clairement définie, car les Romains ne connaissent en réalité que deux notions, ce qui est dans la ville et ce qui est hors de la ville.

    3De ce fait, si le Suburbium commence dès que l’on a franchi la muraille urbaine, on ne peut préciser de façon univoque quand il finit (fig. 1). Dans le cas de Rome, les propositions des auteurs modernes varient le plus souvent entre 25 et 60 km, sans qu’un argument décisif soit capable d’emporter une adhésion unanime et sans oublier que l’Italie entière, Sicile comprise, a pu être qualifiée de « zone suburbaine ». Dans un sens au contraire très restrictif, les épigraphistes par exemple ont choisi depuis longtemps de retenir dans le volume du corpus des inscriptions latines consacré au Suburbium (CIL XIV) les seules inscriptions découvertes dans un rayon de 13,5 km au-delà de la muraille aurélienne, chiffre correspondant au 9e mile antique4.

    Fig. 1. – Carte du Suburbium au début de l’Empire.

    Légende : 1 – Ville attestée comme appartenant au Suburbium, y compris pendant le Haut-Empire ; 2 – Praetorium (ou villa) impérial du Suburbium ; ville n’appartenant pas au Suburbium.

    Lafon Xavier, « Le Suburbium », fig. 2.

    4Les recherches récentes, menées principalement depuis le début du xxie siècle dans le cadre de l’archéologie préventive, abordent la question sous l’angle des « équipements » identifiés comme appartenant au monde agricole (villas, fermes, pressoirs, etc.), en plus de ceux destinés à divers services « urbains » (aqueducs, nécropoles) pour tenter de cartographier les fonctions assumées par le Suburbium. On distingue de fait un zonage5 en particulier des fonctions agricoles qui s’appuie fondamentalement sur la réflexion géographique (fig. 2), le lien avec la ville de Rome constituant désormais le point central des analyses sur le Suburbium6.

    Fig. 2. – Distribution idéale des cultures autour d’une ville.

    Carandini Andrea 1985, fig. 54, d’après Chilsom, Rural Settlement and Land Use, Londres, 1962.

    5Ces découvertes, nombreuses et bien documentées, car très souvent liées à des fouilles stratigraphiques7, montrent que cette zone périphérique est largement occupée dès l’époque archaïque, voire avant, et le restera pendant plus d’un millénaire, avec bien évidemment des changements importants et des différences sensibles entre les divers secteurs caractérisés par la géographie (plus ou moins grande proximité de Rome, de la mer, relief collinaire ou non).

    6Mon propos sera plus modeste, car limité dans le temps à la partie centrale du ier siècle avant J.-C., période curieusement oubliée dans les deux colloques consacrés au Suburbium organisés par l’École française de Rome8. Cette période correspond à la vie de Cicéron (106-43 av. J.-C.) et donc à la dernière période républicaine avant l’instauration du principat augustéen. Cicéron, outre ses nombreux discours et traités, a laissé une correspondance importante, 954 lettres encore conservées, organisées par les éditeurs modernes en différents volumes selon leurs destinataires, soit 16 pour les seules lettres à Atticus (Ad Att.), 16 également pour ses amis (Ad familiares), deux avec Brutus, trois à son frère Quintus. L’histoire de cette correspondance est complexe, ne serait-ce que pour fixer la date de sa publication, nécessairement après la mort de Cicéron, les objectifs poursuivis (porter ou non atteinte à sa mémoire), la quantité initiale des lettres publiées, etc. Pour toutes ces questions, je renvoie à la longue introduction que vient de donner Jean-Noël Robert dans l’édition intégrale minor des Belles Lettres9.

    7Les informations contenues dans cette correspondance sont de tout ordre, et je ne retiendrai ici bien évidemment que celles ayant trait aux propriétés immobilières de Cicéron10 ou de ses proches dans la banlieue de Rome, en suivant la chronologie depuis la plus ancienne lettre conservée, datée de 68, jusqu’à la dernière écrite peu avant sa mort en juillet 43.

    Cicéron et sa villa suburbaine de Tusculum

    8Bien évidemment Cicéron, qui a déjà 38 ans en 68, dispose depuis longtemps de plusieurs domiciles, dont ceux hérités de son père. À Arpinum où il est né, il dispose d’une villa construite par son grand-père et réaménagée par son père (Cic. De leg. II, 1, 3), villa qu’il embellira (Cic. Ad Att. XII, 16, 12) et conservera jusqu’à la fin de sa vie pour des raisons à la fois politiques (elle permet de se constituer une clientèle d’électeurs), économiques (les revenus de la production agricole sont importants) et même sentimentales. À Rome, il dispose également d’une domus dans le quartier des Carènes, au nord du forum. Concernant le Suburbium, il a déjà également acheté, à une date non précisée, mais antérieure de peu vraisemblablement à la première lettre, une villa à Tusculum, ville située à 23 km de Rome. Celle-ci, qualifiée à plusieurs reprises de « suburbaine », avait appartenu comme le précise Pline (H. N. XXII, 6, 12) à un aristocrate de haut rang, en l’occurrence le dictateur Sylla. Par les sources littéraires, à commencer par de nombreuses lettres de la Correspondance, nous connaissons la plupart de ses voisins (dix noms cités) et depuis longtemps les érudits, locaux ou non, ont tenté de dresser une carte de ces villas, mais sa fiabilité demeure faible en l’absence de fouilles.

    9Même si l’on ne peut exclure totalement l’existence dans le cadre de cette villa d’une partie productive, il faut souligner que Cicéron n’en fait aucune mention. Sur ce point, il se démarque doublement des pratiques antérieures. Selon les agronomes latins, depuis Caton (De Agri. 7, 1 ; 8, 2, etc.) un domaine « suburbain » doit être particulièrement recherché, car il permet d’alimenter la ville en produits frais comme les légumes, mais aussi les fleurs sans oublier le vin et l’huile et il procure en conséquence des bénéfices importants. Par définition, ce domaine se caractérise également par sa proximité avec le centre-ville, ce qui constitue un avantage supplémentaire pour un propriétaire (non-résident) puisqu’il lui permet de s’y rendre facilement dans la journée pour surveiller le personnel agricole après avoir rempli au forum, de préférence le matin, ses obligations civiques et politiques. Toutes les fouilles récentes menées dans la banlieue de Rome, tout particulièrement dans la zone la plus proche définie par un rayon de 10 km, ont confirmé l’ancienneté (dès le vie siècle av. J.-C.) et l’importance des fermes et de ces villas « productives » et en particulier la présence de pressoirs, éléments qui laissent des traces archéologiques importantes11. Au-delà, antérieurement à l’époque cicéronienne, on a relevé dans un deuxième cercle, par exemple à proximité de Tivoli12, l’existence d’un deuxième réseau de villas qualifiées par les archéologues cette fois de « villas d’otium » (permettant donc les loisirs à la campagne), avec un usage rapidement massif de l’opus caementicium autorisant des formes architecturales de plus en plus complexes. Ces villas attribuées à la grande aristocratie romaine se caractérisent par de vastes jardins en terrasses. Mais contrairement à celle de Cicéron, elles ne sont jamais qualifiées de « villas suburbaines ». En l’absence quasi complète de fouilles, leur datation et en particulier les transformations qu’elles ont connues pendant l’ensemble de la période romaine demeurent difficiles à appréhender.

    10En revanche, les travaux que Cicéron mène à Tusculum et qui occupent une place importante des premières Lettres concernent uniquement la partie résidentielle et plus précisément encore les jardins. Ces réalisations sont encore largement présentes tout au long de la Correspondance sans oublier leur mention dans plusieurs traités philosophiques à commencer par les Tusculanes et le De divinatione puisque cette villa en constitue le décor.

    11Il s’agit au départ pour Cicéron de réaliser un « Lycée » et une « Académie » à l’image des institutions philosophiques bien connues d’Athènes, mais dans ce cas à usage privé. Il s’agit selon toute vraisemblance de deux « gymnases, l’un en position élevée, le Lycée, l’autre sur une position plus basse, l’Académie » (Cic. De Divinatione 1, 8 ; Tuscul. 2, 9). Il se conforme ainsi à une pratique contemporaine comme c’était le cas pour son voisin Crassus (Cic. De oratore 1, 98) fier de son suburbanum gymnasium. Pour Cicéron, ces jardins entourés de portiques où sont placées des statues qu’il fait venir de Grèce sont complétés pas une bibliothèque qui occupe tout un corps de bâtiment (Cic. Ad Att. II, 2, 2, lettre écrite en 60). Cicéron monumentalise ainsi sa villa et augmente de façon significative la qualité de vie possible, d’autant plus qu’il achète au moins deux villas voisines pour augmenter les surfaces dont il dispose : la première après la mort de Catulus, en 60 ou 59, qu’il se plaint d’avoir payé trop cher (Ad Att. IV, 5, 2) ; la seconde ayant appartenu à un certain Culleo en 59 (Ad Qui. Frat. II, 2, 1). Une fonction économique pourrait justifier ces investissements, en droite ligne avec les conseils des agronomes, mais dans toutes ses lettres Cicéron vante exclusivement la qualité de la vie à Tusculum, par exemple dans celle écrite le 17 avril 46 à son ami et voisin Varron (Ad fam. IX, 6, 4) :

    « Les jours que tu passes dans ta villa de Tusculum valent une vie entière et j’abandonnerais volontiers aux autres tout ce qui fait la puissance pourvu qu’il me fût permis de vivre à ta manière sans être dérangé par aucune contrainte. »

    12Dans une autre lettre (Cic. Ad Att. XVI, 13, 1), écrite depuis Aquinum en 44, il précise même :

    « Je préférerais séjourner dans ma maison de Tusculum [plutôt que d’aller à Arpinum] ou quelque part in suburbano, (traduit par « dans les environs de Rome). »

    13En raison des petites dimensions de sa maison de Rome, son épouse occupe fréquemment cette villa où elle doit en particulier gérer l’arrivée de ses amis. Curieusement, il arrive à Cicéron de trouver ce domaine trop à l’écart et, dans cette période troublée qui est la sienne, dans l’incapacité d’assurer sa sécurité (Cic. Ad Att. VII, 5). C’est là enfin, toujours selon son témoignage, qu’il a accumulé le maximum de bons souvenirs (Cic. Ad Att. XII, 45), plus, bien sûr, que dans la villa d’Astura tout juste acquise.

    14On assiste donc avec Cicéron à une accélération importante des pratiques initiées au iie siècle à Tivoli, mais cette fois les villas concernées sont clairement qualifiées de suburbaines, constituant ce que l’on appelle dès lors un suburbanum, l’adjectif devenant comme on l’a vu un substantif. Les nobiles, aristocrates appartenant aux grandes familles sénatoriales ayant géré les magistratures les plus importantes, ne se gênent pas pour reprocher à Cicéron d’occuper sur le Palatin comme à Tusculum des maisons dont il ne serait pas digne (Cic. Ad Att. IV, 5, écrite en 56), reproche qu’on lui a déjà fait quand il s’approcha de Baïes dans le golfe de Naples (Cic. Ad Att. I, 16, 10 et IV, 8a, 2, lettres écrites en 61)13. On remarque, pour en revenir à ces villas du Suburbium, qu’il s’agit toujours pendant ce demi-siècle de sites collinaires qui assurent à la fois de meilleurs points de vue et de séjours plus agréables qu’à Rome pendant les périodes de canicule estivale. Par la géographie, il s’agit d’une ceinture que l’on peut situer entre 20 et 40 km, concentrée principalement à l’est et au sud de Rome. En revanche, le littoral proche est beaucoup moins concerné à l’exception de la zone qui commence à Alsium en direction du nord, marquée par les premiers reliefs littoraux depuis l’embouchure du Tibre et que l’on peut donc qualifier d’une certaine manière de collinaire.

    15Pour être complet, il convient de préciser que dès cette époque Cicéron ne se contente pas de ces trois biens immobiliers. Déjà en 67, il possède également une villa à Formies (où il fait débarquer les statues destinées à la villa de Tusculum) et peu après, en 60, il mentionne (Ad Att. 1, 20, 1) une villa à Pompéi dont la date d’acquisition demeure inconnue et on ne peut exclure un héritage14 : il y séjourne assez régulièrement à partir de cette date, mais pour des séjours toujours très courts, y conduit des travaux coûteux en 61, mais l’impression qui se dégage de ses différentes mentions est celle d’une villa productive plus que de loisir. En 62, il devient propriétaire d’une nouvelle domus sur le Palatin dont nous aurons à reparler. De fait, toute sa vie il achète, et revend parfois, différents biens pour lesquels il précise les montages financiers souvent acrobatiques nécessaires pour mener à bien ces opérations immobilières.

    16Conformément aux pratiques habituelles, la villa de Tusculum fait partie des biens qui lui sont pris puis saccagés en raison de sa condamnation à l’exil en 59-58. À son retour, à la suite d’une procédure judiciaire complexe dont il nous donne les détails dans sa Correspondance et dans un discours spécifique, De domo, « au sujet de ma domus », il est indemnisé par le Sénat. Grâce à ces informations et en particulier une lettre à Atticus (Cic., Ad Att. IV, 2) nous pouvons nous faire une idée de sa valeur puisqu’il reçoit pour cette villa la somme de 500 000 sesterces, somme qu’il juge bien évidemment trop faible. On ne connaît pas son prix d’achat ni l’importance des sommes consacrées aux embellissements dont il est fait état plus haut, mais depuis longtemps on a établi un parallèle avec les chiffres connus pour les autres biens pour lesquels il est également indemnisé : pour sa maison du Palatin, payée 3,5 millions de sesterces en 62, il reçoit 2 millions, soit un peu plus que la moitié du prix initialement payé. Si l’on suit ce même rapport, on peut en conclure que sa villa de Tusculum a dû coûter vraisemblablement un peu plus d’un million, le double de celle de Formies dont l’indemnisation se limite à 250 000 sesterces. Cet écart est un bon indice de la valeur des biens aristocratiques dans le Suburbium, alors que le littoral du Latium méridional (où est situé Formies) est également une région recherchée par l’aristocratie romaine.

    17Assailli par les dettes et dans l’obligation de réaménager sa maison de Rome, il envisage (Cic. Ad Att. IV, 2, 7) en 57 de vendre sa villa de Tusculum, et à cette occasion il mentionne tout l’intérêt de posséder une propriété suburbaine :

    « Quant à ma villa de Tusculum, je l’ai mise en vente et pourtant je ne me passe pas facilement d’un suburbanum. »

    18Mais nous n’avons aucune preuve que cette vente ait bien eu lieu puisqu’il parle encore de cette villa peu de temps avant sa mort comme lui appartenant. Il n’est pas possible dans le cadre de cet article de traiter de toutes les propriétés immobilières acquises au cours de sa vie par Cicéron puisqu’on relève des villas non seulement à Tusculum, Pompéi et Formies, mais aussi à Antium, Cumes, Astura sans oublier les agrandissements et les aménagements réalisés à Arpinum. À la fin de sa vie, il achète également des deversoria, soit des logis pour faire étape dans ses déplacements entre Rome, la Campanie et le Latium sans passer par les auberges mal famées ou l’hospitalité de ses amis (Cic. Ad fam. VII, 23, 3, écrite en 46). Il en possède une petite dizaine, ce qui prouve que l’essentiel de ses villas est désormais bien situé hors des limites du Suburbium puisque, pour reprendre sa propre formulation, il n’est pas possible de les rejoindre dans la journée. En revanche, pour rester dans les limites du Suburbium, il est nécessaire de revenir sur la catégorie des Horti (littéralement « jardins ») présente dans la première ceinture qui entourent la muraille servienne.

    Cicéron et les Horti en périphérie de Rome

    19Traditionnellement, on désignait par ce mot des « jardins agricoles » participant étroitement à l’alimentation de la ville. Mais comme on l’a montré depuis longtemps (Grimal 1969 : p. 41-42) le mot, toujours utilisé au pluriel, désigne à partir du ier siècle av. J.-C. des résidences de très grand standing possédées par les plus riches des contemporains de Cicéron comme Lucullus, Salluste ou César lui-même. On voit ainsi se mettre en place en limite immédiate de la ville une « ceinture verte » qui atteindra son extension maximale sous les Julio claudiens au ier siècle apr. J.-C.15. Ces jardins aristocratiques présentent une double caractéristique : la plus évidente est la proximité immédiate du centre-ville. L’anecdote racontée par Plutarque, mais qui concerne au premier chef Cicéron, est de ce point de vue tout à fait éclairante : rencontrant Lucullus au forum, Cicéron accompagné de Pompée se fait inviter pour le soir même dans les « jardins » de Lucullus, dans l’idée de vérifier si le luxe de la table qui lui est attribué (« manger à la Lucullus » est déjà un proverbe) correspond à la réalité. Pour que cela ait un sens, il fallait que ses jardins soient proches du forum. Leur localisation renvoie sauf exception pour la rive droite du Tibre aux collines, à commencer par la « colline des jardins » qui entourent Rome principalement à l’Est, permettant comme pour les villas vues précédemment de bénéficier de visions panoramiques sur la ville, voire vers le paysage plus lointain.

    20La deuxième caractéristique, un luxe extraordinaire, est rendue possible par la richesse des propriétaires, mais tout autant par l’espace dont ils disposent ainsi, loin des contraintes du centre-ville. Ces moyens conduisent à des aménagements tout à fait comparables, voire supérieurs à ce que j’ai signalé dans les villas suburbaines. Un seul exemple confirme la qualité de ses aménagements : les statues du « gaulois mourant » et du « gaulois se suicidant après avoir tué son épouse », deux chefs-d’œuvre des musées capitolins, proviennent selon toute vraisemblance des jardins de César passés après sa mort à Salluste. Ces copies en marbre du groupe original en bronze commandé par Attale pour l’acropole de Pergame ont été réalisées très vraisemblablement à l’initiative de César lui-même pour décorer ses jardins et célébrer à titre privé sa victoire dans la Guerre de Gaules16.

    21Cicéron n’a pas manqué de s’intéresser à cette catégorie de biens, et là encore sa correspondance offre des renseignements précieux ! Les premières mentions qu’en fait Cicéron concernent ceux appartenant à Crassipès, son deuxième gendre, marié à sa fille Tullia entre 56 et 51. Celui-ci possède l’un de ces jardins situé sur la via Appia, mais à une distance de la ville malheureusement non précisée. Cicéron s’y arrête plusieurs fois pour dîner « comme à l’auberge » (Cic. Ad Att. IV, 12), seul ou avec ses propres invités tel Crassus, avec lequel il souhaite se réconcilier à la demande de César :

    « Crassus s’étant invité lui-même à dîner, il fut mon hôte dans les jardins de mon gendre Crassipès. » (Cic. Ad Fam. I, 9, 20, décembre 1956)

    22Selon ses propres aveux, Cicéron est devenu sur le tard, dans les années 46-44, « épicurien », ce qui se traduit de façon très concrète par un goût prononcé pour les dîners arrosés, ce que ses ennemis lui ont vertement reproché17. Il a donc les mêmes pratiques dans sa villa de Tusculum avec Dolabella, son troisième gendre (entre 50 et 46), un débauché notoire, et Hirtius, deux fidèles de César (Cic. Ad Fam. IX, 16, 7-8 et IX, 24). Une partie de la légende noire sur la « débauche romaine » prend donc naissance dans le Suburbium et en particulier dans ces Horti18.

    23Mais c’est la mort de sa fille Tullia en 45 qui conduit Cicéron à s’intéresser de plus près aux Horti, au point de souhaiter en acheter un « hors de prix » même s’il dispose de 1,2 million de sesterces (Cic. Ad Att. XII, 25, 1). Celui qui l’intéresse le plus est situé sur la rive droite du Tibre, donc dans le Trastevere, quartier alors considéré comme extérieur à la ville puisque la muraille républicaine dite de Servius est cantonnée sur la rive gauche du Tibre. Les Horti de cette zone sont connus en particulier grâce à l’exceptionnelle qualité de la villa Farnesine, notamment de ses peintures murales, qui en fait le prototype de ces Horti, il est vrai un peu postérieur à Cicéron puisque attribués désormais à Agrippa. Le témoignage là encore de l’orateur concernant les jardins de Clodia (Cic. Pro Caelio 36), la sœur de son ennemi Clodius, situés dans le même secteur confirme l’importance déjà acquise. Le dossier concernant l’achat éventuel par Cicéron de l’un d’eux a été maintes fois étudié19 et je me contenterai ici d’en rappeler l’essentiel.

    24L’objectif déclaré de Cicéron est de construire un monument funéraire en l’honneur de sa fille et il hésite, arguments à l’appui, entre un monument in villa, vraisemblablement à cette date à Astura, villa qu’il vient d’acheter et où il se réfugie pour cacher son chagrin, ou précisément in horto. Dans ce cas, le monument serait plus visible, car à proximité immédiate de Rome, et mieux protégé des changements de propriétaire qui concernent avant tout selon lui les villas. On ne peut s’empêcher de penser que derrière le souci de magnifier le souvenir de sa fille ne se cache le souhait de posséder à son tour le type de résidence qui tend à devenir la norme parmi les plus hautes élites romaines : il concilie des impératifs contradictoires puisqu’il est situé à proximité relative du forum, mais il dispose de l’espace qui permet les aménagements les plus somptueux et les plus visibles. De toute façon, en cette époque troublée, l’affaire n’est pas conclue et Cicéron n’aborde plus la question après le mois d’août 45 : les deux dernières années de sa vie sont consacrées principalement à tenter d’échapper à la vindicte de ses adversaires, en vain puisque tout cela se terminera par son assassinat dans sa villa de Formies. Malgré une histoire dans son cas inachevée, cet intérêt relativement tardif de Cicéron pour les Horti témoigne d’une nouvelle approche pour cette zone du Suburbium comme lieu de résidence de l’aristocratie romaine au milieu du premier siècle avant Jésus-Christ. Cette fois, il s’agit clairement d’une alternative à la domus, dont la surface était nécessairement limitée dans le cadre de Rome, offrant de fait peu de possibilités d’embellissement. Cela d’autant plus que les règles régissant l’organisation interne de la domus devaient être respectées, réduisant davantage encore les possibilités d’aménagements somptueux dédiés à l’otium.

     

    25Quelques remarques conclusives. Cicéron vit et écrit à une époque qui paraît décisive dans l’évolution de l’image du Suburbium. Il n’est certes pas le premier à devenir propriétaire d’une villa qu’il entreprend d’aménager pour en faire une résidence de luxe. Cette villa est désormais qualifiée précisément de suburbaine, en rupture avec les pratiques les plus anciennes, mais à l’imitation des aristocrates du iie siècle et du début du ier siècle que Cicéron, homo novus, entend imiter, égaler, sinon dépasser. Par la suite et indépendamment de sa « descente vers le sud » (fig. 3) et plus précisément vers la région de Pouzzoles et de Baïes, il a envisagé d’acheter ce qui est devenu entre-temps encore plus à la mode, des Horti, en bordure immédiate de la ville. Son intérêt pour la partie du Suburbium plus éloignée de la ville que la ceinture des Horti a pu sembler s’émousser à la fin de sa vie au profit des villas campaniennes, mais il est impossible d’en saisir les raisons, personnelles certainement à côté, peut-être, d’un moindre intérêt au moins provisoire pour cette zone intermédiaire.

    Fig. 3. – Les propriétés immobilières de Cicéron.

    Légende : 1 – Héritage paternel (bien attesté avant 70) ; 2 – Bien acquis entre 69 et 59 ; 3 – Bien conservé jusqu’en 43 ; 4 – Bien acquis entre 59 et 45 ; 5 – Deversorium ; 6 – Voie consulaire.

    Lafon Xavier, Villa maritima. Recherches sur les villas littorales de l’Italie romaine (iiie siècle avant-iiie siècle après J.-C.), fig. 32.

    26La notion de Suburbium s’est enrichie, englobant désormais principalement littérairement mais aussi archéologiquement, des résidences aristocratiques même si les autres types de construction plus modestes sont loin d’avoir disparu, sans oublier les tombeaux, monumentaux ou non, qui s’alignent le long des voies et finissent par constituer pour le voyageur arrivant à Rome l’élément le plus visible du paysage. Un regard sur la carte montre que le phénomène concerne avant tout encore à l’époque de Cicéron les zones collinaires comme les monts Albains ou la région de Tivoli et de Préneste. Le littoral reste comme on l’a vu peu concerné. Mais ce Suburbium s’est malgré tout, pendant la même période, sensiblement élargi sur le plan géographique, englobant désormais une nouvelle série d’agglomérations. Des auteurs de peu postérieurs à Cicéron comme Properce qui a vécu entre 45 et 15 av. J.-C. environ et Ovide (43 av. J.-C./17 apr. J.-C.) en témoignent clairement. Pour Properce (Élégies 4, 1, 3), des villes jadis indépendantes sont désormais totalement intégrées dans ce Suburbium, ayant perdu toute autonomie politique :

    « Bovillae était difficilement une banlieue (suburbanae) de la petite cité (en fait, Rome) et Gabii qui aujourd’hui n’est rien était largement peuplé. »

    27Ovide (Fastes 6, 56 et 3, 66) place pour son compte dans le Suburbium lui aussi Bovillae (18 km de Rome), Aricie (27 km), Tivoli (32 km), Lanuvium (38 km), Préneste (41 km), Lavinium (47 km). À ces cités clairement mentionnées par Ovide, on peut ajouter un peu plus tard Antium que Cicéron, propriétaire d’une maison et peut-être ensuite d’une villa, ne considère pas encore comme en faisant partie, mais entre-temps les limites de la ville de Rome sont devenues floues (Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines 4, 13, 3-5). L’existence d’une grande villa appartenant à la famille impériale, dans laquelle naîtra Néron, a certainement facilité cette intégration.

    28Selon Cicéron lui-même à la fin de sa vie (Phil. VIII, 9), parmi les biens les plus recherchés dans le cadre des proscriptions liées aux guerres civiles figurent désormais, dans l’ordre, une maison (domus) à Rome, des villas suburbaines (suburbana), une villa à Baïes ou Pouzzoles. Autrement dit, les changements intervenus pendant sa vie dans la banlieue de Rome sont loin d’être négligeables et la villa suburbana clairement dédiée désormais à la seule satisfaction de l’otium fait pour longtemps encore partie des biens les plus valorisants pour son propriétaire.

    Bibliographie

    Agusta-Boularot Sandrine, « Banlieue et faubourgs de Rome, approche linguistique et définition spatiale », dans Robert Bedon (édit.), Suburbia, les faubourgs en Gaule romaine et dans les régions voisines, Limoges, Caesarodunum XXXII, PULIM, 1998, p. 35-62.

    Arnaud Pascal, « Vers une définition géodynamique des suburbia : Éléments pour une zonation des zones péri-urbaines », dans Bedon Robert (édit.), Suburbia, les faubourgs en Gaule romaine et dans les régions voisines, Limoges, Caesarodunum XXXII, 1998, p. 63-81.

    Carandini Andrea, « Hortensia. Orti e frutteti intorno a Roma » dans Misurare la terra : centurazione e coloni nel mondo romano. Città, agricoltura, commercio : materiali da Roma e dal suburbio, Modène, Edizioni Panini, 1985, p. 66-74.

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    SUBURBIUM II, Jolivet Vincent, Pavolini Carlo, Tomei Maria Antonietta, Volpe Rita (edit.), Suburbium II. Il suburbio di Roma dalle fine dell’età monarchica alla nascita dell siqtema delle ville (V-II a.C.), Atti del incontro di Roma, 16-17 febbraio 2005, Rome, 2009 (CEFR 419).

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    Von Hesberg Henner, Monumenta. I sepolcri romani e la loro archittettura, Milan, Bibliotheca d’archeologia 22, 1992.

    Notes de bas de page

    1S. Agusta-Boularot, « Banlieue et faubourgs de Rome, approche linguistique et définition spatiale », p. 35-62.

    2J’ai choisi d’écrire Suburbium avec une majuscule initiale pour désigner la situation autour de Rome et suburbium pour désigner la « banlieue » des autres cités.

    3P. Arnaud, « Vers une définition géodynamique des suburbia ».

    4A. La Regina, Lexicon topograficum Urbis Romae. Suburbium, p. 1.

    5A. Carandini, « Hortensia », p. 66-67.

    6J.-P. Guilhembet, « De la topographie urbaine à la métropole étendue », p. 193-197.

    7A. Carandini et alii, La fattoria e la villa dell’Auditorium nelle quartiere Flaminio di Roma ; R. Volpe, « Le ville del suburbio di Roma » et R. Volpe, P. Gioia, « Le suburbium de Rome ».

    8Suburbium I et Suburbium II.

    9J.-N. Robert, Cicéron, Correspondance.

    10Celles-ci ont fait l’objet de très nombreuses études, à la fois à partir des textes et des restes archéologiques, à commencer par celle de Schmidt (1899), avec une tendance générale à attribuer sans preuve ceux découverts dans les cités connues pour avoir abrité des maisons ou villas ayant appartenu à Cicéron. J. Carcopino (1948, p. 89-90) chiffre son capital immobilier à environ 40 millions de sesterces, mais il ne tient pas compte des propriétés revendues.

    11A. Carandini et alii, La fattoria e la villa dell’Auditorium nelle quartiere Flaminio di Roma ; R. Volpe, P. Gioia, « Le suburbium de Rome ».

    12M. Tombrägel, Die republikanischen Otiumvillen von Tivoli, p. 11-14.

    13Pour une analyse plus approfondie de cette opposition entre Cicéron et les nobiles représentés dans ce cas par Clodius, je me permets de renvoyer à X. Lafon, Villa maritima, p. 188-191.

    14J. H. D’Arms, Romans on the Bay of Naples, p. 198.

    15V. Jolivet, « Croissance urbaine et espaces verts à Rome ».

    16F. Coarelli, « Il grande donario di Attalo I ».

    17J. Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicéron, p. 131-133.

    18Ibid., p. 137-139.

    19Par exemple, outre P. Grimal 1964 : p. 108-120 et 380-387, par H. Von Hesberg 1992 : 13-16 ; P. Gros 2001 : p. 381.

    Auteur

    • Xavier Lafon

      Professeur émérite, Aix-Marseille Université, Institut de recherche sur l’architecture antique (UAR 3155)

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    1S. Agusta-Boularot, « Banlieue et faubourgs de Rome, approche linguistique et définition spatiale », p. 35-62.

    2J’ai choisi d’écrire Suburbium avec une majuscule initiale pour désigner la situation autour de Rome et suburbium pour désigner la « banlieue » des autres cités.

    3P. Arnaud, « Vers une définition géodynamique des suburbia ».

    4A. La Regina, Lexicon topograficum Urbis Romae. Suburbium, p. 1.

    5A. Carandini, « Hortensia », p. 66-67.

    6J.-P. Guilhembet, « De la topographie urbaine à la métropole étendue », p. 193-197.

    7A. Carandini et alii, La fattoria e la villa dell’Auditorium nelle quartiere Flaminio di Roma ; R. Volpe, « Le ville del suburbio di Roma » et R. Volpe, P. Gioia, « Le suburbium de Rome ».

    8Suburbium I et Suburbium II.

    9J.-N. Robert, Cicéron, Correspondance.

    10Celles-ci ont fait l’objet de très nombreuses études, à la fois à partir des textes et des restes archéologiques, à commencer par celle de Schmidt (1899), avec une tendance générale à attribuer sans preuve ceux découverts dans les cités connues pour avoir abrité des maisons ou villas ayant appartenu à Cicéron. J. Carcopino (1948, p. 89-90) chiffre son capital immobilier à environ 40 millions de sesterces, mais il ne tient pas compte des propriétés revendues.

    11A. Carandini et alii, La fattoria e la villa dell’Auditorium nelle quartiere Flaminio di Roma ; R. Volpe, P. Gioia, « Le suburbium de Rome ».

    12M. Tombrägel, Die republikanischen Otiumvillen von Tivoli, p. 11-14.

    13Pour une analyse plus approfondie de cette opposition entre Cicéron et les nobiles représentés dans ce cas par Clodius, je me permets de renvoyer à X. Lafon, Villa maritima, p. 188-191.

    14J. H. D’Arms, Romans on the Bay of Naples, p. 198.

    15V. Jolivet, « Croissance urbaine et espaces verts à Rome ».

    16F. Coarelli, « Il grande donario di Attalo I ».

    17J. Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicéron, p. 131-133.

    18Ibid., p. 137-139.

    19Par exemple, outre P. Grimal 1964 : p. 108-120 et 380-387, par H. Von Hesberg 1992 : 13-16 ; P. Gros 2001 : p. 381.

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