Introduction
Texte intégral
1À l’occasion du 146e Congrès des sociétés historiques et scientifiques qui s’est tenu au campus Condorcet en mai 2022, la Société française d’Histoire Urbaine a proposé, dans une perspective trans-période et transdisciplinaire, une session sur les espaces périphériques urbains. Une première table ronde le 20 septembre 2021 a permis d’en évaluer les enjeux et d’en préciser les objectifs. Confronter, tout d’abord, plusieurs perspectives d’analyse, de structuration et d’organisation des périphéries en les replaçant dans le temps de leur élaboration et de leurs relations au centre. L’enjeu est alors devenu de renouveler les questionnements sur le rôle de la diversification sociale dans les dynamiques urbaines et d’envisager les périphéries dans leurs complémentarités fonctionnelles et sociales avec la ville et le territoire ainsi que dans leurs caractéristiques propres et leurs mutations dans le temps et dans l’espace. Ainsi identifiées, les périphéries sont perçues non comme de simples zones extérieures ou marginales par rapport à un centre, mais comme un effet d’un changement urbain conçu plus globalement. En ce sens, il convient d’en historiciser les éléments1. Faire un point sur les sources a également semblé opportun. La liste est longue des registres de délibérations, mesures législatives, rôles d’impôts, livres de comptes, fouilles archéologiques, descriptions de voyageurs, chroniques, écrits d’historiens ou de géographes, etc., à repérer.
2Dans le cadre des villes de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine en passant par le Moyen Âge et l’Ancien Régime, la périphérie est considérée, en effet, comme l’espace éloigné du centre urbain, le plus souvent au-delà des murailles quand il y en a. C’est l’image traditionnelle et longtemps prégnante développée à l’origine par le sociologue Max Weber dans son essai Die Stadt (publié en 1921, traduction anglaise en 1958, française en 1982), celle de villes compactes, protégées par une enceinte avec leurs libertés et leurs institutions qu’il opposait aux villes orientales, fragmentées, divisées par des murs intérieurs et privées d’autonomie.
3Cette zone extérieure à la muraille est mentionnée de façon très générique à Rome puis dans le monde romain comme suburbium, mais elle n’a pas de nom dans les textes postérieurs dans lesquels elle est seulement désignée à différentes époques – et rarement – par l’expression de foras « dehors » (dans les textes arabes : ẓāhir al-madīna). Des espaces sont nommés par des mots dont aucun ne recouvre l’ensemble de la zone et qui révèlent qu’elle n’existe que par rapport à la ville : « suburbium » repris de l’Antiquité, mais avec un sens beaucoup plus péjoratif (« sous la ville » plutôt que « à côté de la ville »), « faubourg » (altération de fors borg, foris « dehors » et burgus « bourg ») (rabaḍ dans le monde arabe), dans le Midi languedocien, barri (au-delà du barrium « barrière »), ou encore « banlieue » (territoire d’environ une lieue sur lequel s’étendait le ban) dont la signification évolue par la suite. Le développement continu de la périphérie s’impose en effet aux autorités urbaines aussi bien pour en contrôler l’espace que pour en organiser la gestion, et conduit à en renouveler la signification lui conférant à certains égards un caractère générique. En 1724, on décide à Paris de faire un recensement des maisons des faubourgs et d’installer des bornes « à la dernière maison construite » afin d’en contrôler l’expansion. Le mur des Fermiers généraux construit à partir de 1784 marque les limites de Paris et révèle un territoire de l’« au-delà » ou un « outre-mur ». Lors de l’annexion en 1860 de ces communes ou portions de communes proches, que la dernière enceinte de Paris édifiée dans les années 1830 contraint encore, on évoquait selon la nature des textes, les « territoires suburbains », puis les « communes-sœurs » ou les « communes réunies ». Les historiens de leur côté ont utilisé le terme de « petite banlieue » sans que l’on connaisse véritablement l’origine de l’expression.
4L’espace extérieur à la muraille ou aux boulevards qui l’ont remplacée dès le xviie siècle, au-delà des « rings », « boulevards » et autres « périfs » est longtemps resté, pour reprendre le mot de l’archéologue Henri Galinié, un « impensé » de la recherche aussi bien en histoire rurale qu’en histoire urbaine, faute de trouver, sauf exception comme les grandes enquêtes conduites sur le Suburbium de Rome, sa place entre ville et campagne. Depuis quelques décennies, des chercheurs en sciences humaines, historiens, mais aussi sociologues, ethnologues, archéologues ou géographes s’interrogent sur la nature, l’identité et les fonctions de ce territoire qu’ils ont autant de difficultés à nommer que les hommes du Moyen Âge jusqu’à ceux de l’époque contemporaine. Ils emploient les termes de « périurbain », « suburbain », « marges », « confins », « périphérie », voire de « tiers espace », d’« espace intermédiaire ». En allemand « d’entre-ville » (zwischenstadt) ou de Vorstadt, en anglais de suburb, les hispanophones de barrio ou tierra ou de periferia, etc. Le terme de « périphérie » n’est d’ailleurs véritablement utilisé dans les discours des urbanistes et des géographes qu’au xxe siècle.
5L’attention portée aux périphéries relève en effet de l’actualité des problématiques urbaines2. Le développement des banlieues, plus largement le phénomène de métropolisation, engagent une réflexion qui concerne aussi bien les processus de formation que la question des limites. Une étude sur les écrits concernant la banlieue parisienne aux xixe et xxe siècles distingue ainsi trois temps dans l’élaboration de la réflexion. Dans les années 1950, contemporaines de la Reconstruction, paraissent les thèses de géographie et de démographie de Jean Bastié ou d’Abel Chatelain, de sociologie de Paul-Henry Chombart de Lawe. Puis, la périphérie devient un terrain « opérationnel » de l’habitat avec les grands ensembles, les ZUP, etc., avant qu’au cours des années 1980, la banlieue n’évolue en « espace-problème », remplacée dans le vocabulaire courant par le terme de « quartiers », en dehors des travaux portant sur l’implantation du socialisme et du communisme ou la « banlieue rouge ». Pour les auteurs, le retour de la réflexion sur « l’objet banlieue » se fait à l’occasion de la victoire de la gauche en 1981, l’adoption des lois de décentralisation, la mission « banlieues 89 », la création du Plan urbain, le déploiement de la « politique de la ville », etc., qui confirme la mise en perspective de la question urbaine :
« Les thèmes s’homogénéisent et une sorte de consensus général s’établit de la transformation de la question sociale en question urbaine, transcendant les spécificités disciplinaires et la diversité des entrées conceptuelles3. »
6L’historien du Moyen Âge Boris Bove propose, en ce sens, de penser « l’urbain » en s’appuyant sur les critères de l’urbanité définie par les géographes, à savoir les densités d’objets sociaux, la diversité des objets géographiques4, etc., appliqués à Paris aux xive et xve siècles. Pour des raisons documentaires, il réduit l’analyse à la densité de population et à la diversité économique. Il pense pouvoir cerner les zones où les relations sociales sont les plus intenses, et donc l’urbanité la plus affirmée :
« Une fois le centre identifié, se dessine alors en creux le dégradé de périphéries qui l’entoure. La domination du centre sur ses marges est inégale, à diverses échelles, ce qui ne fait qu’accentuer la relativité de la notion de périphérie5. »
7Ainsi la ville entendue comme une entité spatiale, le « binôme centre/périphérie perd de sa pertinence pour laisser place à une analyse tout en nuances de la qualité plus ou moins urbaine des espaces », selon leurs densités, leurs diversités. On pourrait ajouter leurs représentations6. En examinant les systèmes de relations établis entre les groupes d’individus et les territoires centraux et périphériques dans lesquels ils s’insèrent, on peut aller au-delà du « vu » pour atteindre le « vécu ».
8La ville apparaît ainsi comme un « système spatial de territoires emboîtés ». Il y a déjà une vingtaine d’années, les géographes américains, Nezar Alsayyad et Ananya Roy, qui travaillent sur les villes contemporaines du « sud global » ont mis l’accent sur les villes fragmentées, les espaces urbains hétérogènes parfois résistants aux élites et à l’autorité, ce qu’ils nomment la subaltern city7. Ils invitent paradoxalement à tester leurs concepts sur la ville ancienne dans laquelle ils voient beaucoup de correspondances avec ses enclaves fermées, ses zones d’exception, ses grey spaces, ses taudis et la zone périurbaine qu’elle contrôle. Ainsi des périphéries apparaissent dans la Rome impériale (Suburre) et dans la ville de Paris aux xive et xve siècles comme des centralités dans des zones à l’extérieur des remparts.
9Aussi a-t-on le plus souvent évoqué le néologisme de « périphicités » plutôt que « périphéries » au cours de la journée du congrès du CTHS. Les six textes qui suivent présentent des études de cas et n’épuisent pas le sujet. Pour autant, ils souhaitent caractériser les « périphéries » dans des contextes très différents, en évoquer les facteurs et les processus d’émergence et de représentation et tenter de mettre à jour sur la longue durée la part des territoires en marge dans la production de la ville.
Bibliographie
Alsayyad Nezar et Roy Ananya, Urban informality, transnational perspectives from the Middle East, Latin America, and South Asia, Lanham (Md), Lexington books, 2004.
Boris Bove, « Penser les périphéries : l’apport du concept d’urbain pour Paris au xive siècle » dans Menjot Denis et Clark Peter (dir.), Subaltern city ? Alternative and peripheral urban spaces in the pre-modern period (13th-18th Centuries). La ville subalterne ? Espaces urbains subalternes et périphéries à l’époque pré-industrielle (xiiie-xviiie siècles), Turnhout, Brepols, 2019, p. 67-94.
Bourillon Florence, Fourcaut Annie (dir.), Agrandir Paris, 1860-1970, Paris, Publications de la Sorbonne/Comité d’histoire de la Ville de Paris, 2012.
Coudroy de Lille Laurent et alii, Marcel Roncayolo, sur les pas d’un géographe singulier, Marseille, Parenthèses, 2023.
Histoire Urbaine, « La ville entre urbanité et ruralité », éd. numérique, no 8, 2003.
https://shs.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2003-2?lang=fr
Topalov Christian, Coudroy de Lille Laurent, Depaule Jean-Charles et Marin Brigitte (dir.), L’Aventure des mots de la ville, Paris, Robert Laffont, 2010, 1491 p.
Notes de bas de page
1Ch. Topalov et alii, L’aventure des mots de la ville.
2Fl. Bourillon, A. Fourcaut, Agrandir Paris, 1860-1970.
3G. Montigny, A. Tanter-Toubon, Regards savants sur la banlieue parisienne xixe-xxe siècles. Voir également la base historiographique du Grand Paris, disponible en ligne : https://www.inventerlegrandparis.fr/corpus/base-bibliographique-ttm
4L. Coudroy de Lille et alii, Marcel Roncayolo, sur les pas d’un géographe singulier.
5B. Bove, « Penser les périphéries : l’apport du concept d’urbain pour Paris au xive siècle ».
6Histoire Urbaine, « La ville entre urbanité et ruralité », no 8, 2003.
7N. Alsayyad et A. Roy, Urban informality, transnational perspectives from the Middle East, Latin America, and South Asia.
Auteurs
Professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris-Est Créteil
Professeur émérite d’histoire du Moyen Âge, université Lumière – Lyon 2
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2016