Vivre la Révolution dans l’intimité ou s’engager collectivement : la pluralité d’une expérience

4Les dernières années de la vie de Mouren sont rythmées par l’aggravation d’une maladie nerveuse, dont les multiples crises l’obligent à garder régulièrement la chambre pendant de longues semaines. Par conséquent, une grande partie de la Révolution est vécue dans l’isolement de son foyer. En dépit de son éloignement du monde, Mouren suit avidement le cours des événements et vit intensément « sa » révolution dans la solitude de son cabinet de travail. L’irruption de la Révolution française dans son quotidien bouleverse en profondeur son activité rédactionnelle. En effet, alors que dans le premier volume de son manuscrit, ses notes se réduisent essentiellement à quelques récits de déplacements locaux ou régionaux et, surtout, à un amoncellement d’anecdotes ou d’observations météorologiques, artistiques, voire gastronomiques, témoignant de la curiosité intellectuelle de l’auteur, l’élan journalistique de 17899 et la diffusion de l’information à une plus grande échelle lui ouvrent de nouveaux horizons et remodèle ses pratiques d’écriture10. Grâce à différents journaux – qu’il ne cite jamais11 –, Mouren décrit les séances des Assemblées et les événements qui affectent l’arène parisienne et certains départements, notamment méridionaux. Désormais, le diariste ne pense et ne vit que par, et, pour la Révolution. Il le confirme : « J’ai écrit avec passion sur tout ce qui a eu trait pour l’Assemblée nationale12 ». Si la Révolution n’est pas vécue de la même manière que les députés ou les militants sectionnaires, Mouren la vit néanmoins en se la réappropriant d’une manière très personnelle en son for privé, et, partant, l’immortalise en conservant sa mémoire écrite. En définitive, le temps du politique envahit le temps du for privé : la Révolution se glisse dans l’intimité des Français.

5Malgré son isolement, Mouren suit de près les événements locaux. S’il s’appuie beaucoup sur les « ouy dire de chacun » qu’il prend soin de recueillir pour compléter ses notes, il lui arrive tout de même d’être témoin de certains faits qu’il relate. Depuis les fenêtres de sa maison, donnant sur l’une des places principales, le scribe scrute les allées et venues de chacun, les passages de troupes, de plus en plus fréquents, les processions religieuses et les fêtes révolutionnaires. Tout est scrupuleusement rapporté, décortiqué et analysé. Ainsi, Mouren décrit la cérémonie du 28 juillet 1792 au cours de laquelle l’arbre de la liberté est planté presque sous sa fenêtre. Il dépeint une « fête pas bien brillante », à l’ambiance pesante, marquée à la fois par l’urgence militaire de l’été 1792 et la dégradation de la conjoncture politique régionale13 :

« La joie n’était pas bien empreinte sur aucun visage, l’affluence même du peuple n’était pas bien immense14. »

6Mouren ne se contente pas d’être spectateur de cette Révolution qui le fascine et l’envoûte ; il entend aussi en être l’un des protagonistes et, à sa façon, se l’approprier, comme en attestent les quelques dessins qui ornent ses manuscrits. Ainsi, le scribe imagine sa propre cocarde tricolore, aux armes de Tarascon, son propre bonnet phrygien ou la bannière de la garde nationale locale15. Plus que de simples illustrations, ce sont à la fois des traces intimes d’une réelle acculturation politique et, sans doute également, une manière, très personnelle de vouloir influer sur ce nouveau monde en pleine recomposition, brouillant peu à peu ses repères. On peut, par conséquent, intérioriser la Révolution et la vivre tout de même intensément et passionnément.

7La radicalisation précoce des options politiques méridionales et la lente détérioration de la vie politique locale poussent le vieux scribe à sortir de sa retraite. Ainsi, le 30 juillet 1792, une rumeur annonce l’arrivée imminente d’une expédition de « Monnaidiers16 » arlésiens, venant châtier Tarascon pour sa complaisance envers les « aristocrates ». En entendant le tocsin, le vieil homme se précipite pour participer à la défense de la ville, réactivant un automatisme déjà éprouvé lors de la « Grande Peur » de 1789 : « Quoi que [sic] incommodé de mes vertiges, je ne fus pas le dernier à m’y rendre avec mon fusil17 ». La dégradation de la conjoncture politique régionale pousse Mouren à s’investir plus étroitement dans le nouvel espace public en multipliant les expériences d’engagements collectifs, notamment au moment de la crise « fédéraliste18 » dans laquelle il s’abandonne totalement. Ainsi, s’enthousiasme-t-il de participer aux sections « qui procureront l’union et la paix de tous les citoyens et à notre ville19 ». Malgré sa santé chancelante, Mouren sort de sa retraite politique et fréquente assidûment les assemblées sectionnaires. Il se découvre un talent oratoire et multiplie discours ou harangues, exhortant à la « modération » ou célébrant l’harmonie recouvrée grâce à l’action « héroïque » des « fédéralistes » méridionaux. La reprise en main de la ville par les armées du général Carteaux, en août 1793, se conclut par une répression extrêmement sévère. Compromis par son engagement sectionnaire, Mouren est incarcéré à Marseille, au début de l’année 1794.

8Au-delà de la pluralité de ses expériences, il décrit et vit donc « sa » révolution comme une expérience émotionnelle intense, bouleversant profondément son quotidien et brouillant les moindres repères de son existence.

Dire et vivre un quotidien bouleversé

9La rupture révolutionnaire est avant tout décrite comme une expérience émotionnelle intense20. En effet, Mouren se livre à de nombreuses confidences, mobilisant une large gamme émotionnelle. Après les premières joies et les espérances suscitées par les premiers temps de la Révolution, les divisions politiques et leur cortège de violences alimentent les peurs21 et les angoisses. Ainsi, Mouren décrit le climat pesant et anxiogène qui règne après la reprise de la ville par les armées du général Carteaux :

« Tout est effrayant jusqu’à l’aspect des rues où l’on ne trouve personne. […] Il ne reste que les vieux, les estropiés, les enfants et très peu de gens. Chacun a abandonné son foyer. Il n’a subsisté point de corps administratif. […] Tout est triste et lugubre. Vous diriez que la peste a ravagé la ville22. »

10Au-delà des émotions qui transparaissent sous la plume, tantôt joyeuse, tantôt angoissée, du scribe, la rupture révolutionnaire se perçoit également à travers de nombreuses confessions attestant le malaise et la désorientation d’un vieil homme confronté à la transformation de son environnement. Si les questions matérielles reviennent naturellement assez fréquemment, telles que la cherté du pain ou l’inflation des prix des marchandises vendues à la foire de Beaucaire, à laquelle il se rend chaque année, ce sont surtout les mutations des comportements religieux ou des pratiques culturelles qui frappent tout particulièrement le diariste. Déjà, en 1790, Mouren avait noté un changement majeur dans l’organisation et le déroulement de la course à la Tarasque23, portée, pour la première fois, par des paysans, et non uniquement, par des bourgeois ou des nobles qui en avaient jadis le monopole, et dont la plupart « disparurent ce jour-là24 ».

11Si le manuscrit révèle une rupture socioculturelle majeure, qui n’a pas échappé à Mouren, marqué par le caractère inhabituel de cette fête traditionnelle, il manie l’euphémisme, néanmoins, pour décrire une double réalité : le rejet de la régénération révolutionnaire par toute une partie de l’élite locale et, surtout, une conflictualité politique intense et précoce, ayant suscité de nombreux départs en émigration25. Dans ce contexte extrêmement tendu, amplifié par la virulence du schisme religieux créé par la Constitution civile du clergé26, Mouren déplore la faible affluence de participants à la procession du corpus domini, qu’il suit depuis sa fenêtre, déplorant tout particulièrement son manque de solennité :

« Cette procession autrefois la plus respectable, la plus nombreuse de toutes n’était composée que d’enfants, peu d’artisans, pas un monsieur portant le dais, que quelques femmes. Dieu nous fasse miséricorde, nous en avons bien besoin27. »

12De même, à l’été 1795, lors de la fête de la Sainte-Marthe28, première grande célébration religieuse organisée après la réouverture de la collégiale et le retour des chanoines, Mouren est tout aussi amère : « En me rappelant le temps passé et les grandes et belles musiques et la magnificence que le chapitre offrait, mon cœur se fend29 ». Les offices ne sont plus suivis, la fête locale s’est considérablement dépréciée. Mouren ne reconnaît plus sa ville.

13Les lynchages commis à Tarascon au cours de l’été et de l’automne 179230 amplifient la désorientation du vieil homme. En effet, les violences affectent profondément Mouren qui ne peut les retranscrire à chaud. Pour la première fois après l’exécution sommaire d’un prisonnier, le 3 août 1792, il avoue son incapacité à prendre de la distance avec l’événement : « l’anarchie fut si forte que je n’ay pas le courage de l’écrire dans le moment31 ». Les pendaisons d’octobre accentuent ce blocage narratif. Mouren, confronté à une violence qui le dépasse, laisse s’écouler presque neuf mois avant de coucher sur le papier le récit des lynchages :

« Dans le moment, je n’ay pas eu la force d’en faire le détail. Ce n’est qu’aujourd’hui que je l’entreprends, avec une certaine émotion quoi qu’il se soit passé 9 mois32. »

14Les violences politiques entraînent également une sévère crise d’identité, personnelle et collective, lorsqu’une expédition punitive de Monnaidiers arlésiens conduite contre certains Tarasconnais, dénoncés pour leur collusion avec la Chiffone arlésienne, détruit la Tarasque, solennellement brûlée en place publique le 7 septembre 179233. Les fêtes annuelles de la Tarasque, chaque 29 juillet – jour de la Sainte-Marthe – constituent un élément majeur du folklore local et participent de la définition même de l’identité tarasconnaise. Pour de nombreux habitants, et plus particulièrement pour Mouren, ayant participé à la confection de la Tarasque en 1773, lorsqu’il était secrétaire-greffier, le traumatisme est immense. À ce titre, son commentaire concernant la première fête de Sainte-Marthe postérieure à la destruction de la Tarasque est édifiant :

« Les différentes insurrections qui se sont faites et les grandes altercations qui ne cessent d’avoir lieu fut cause que le jour le plus joyeux, le plus divertissant de l’année, a été un jour, comme l’on dit communément, semblable au vendredi saint34. »

15Toutefois, au lieu de répondre à la radicalisation politique par la prostration et le repli dans l’isolement, Mouren s’enferme dans une posture modérée35, qu’il tente d’insuffler, en vain, au mouvement sectionnaire en 1793.

16En plaçant la focale sur un « protagoniste occasionnel » tel que Mouren, l’enquête donne à voir comment la rupture révolutionnaire est reçue et vécue, au « ras du sol », puis appropriée par les individus. Au-delà du « cas » de Mouren, elle révèle finalement toute la diversité, la complexité et, somme toute, la singularité de l’expérience révolutionnaire. En effet, vivre la Révolution, ce n’est pas uniquement participer à une « journée révolutionnaire » ou débattre à la Convention. Mouren ne fait rien de tout cela, et pourtant il vit la période avec la même passion qui anime les plus fervents militants36. L’expérience révolutionnaire de Mouren est plurielle. Dans un premier temps, elle est presque religieuse : elle se vit silencieusement, intérieurement, mais toujours intensément. Dans l’isolement de son cabinet de travail ou dans le cadre feutré de sa chambre, Mouren se réapproprie la Révolution à travers ses notes manuscrites et ses dessins. Puis, face à la radicalisation politique, il glisse progressivement d’une sorte de militantisme solitaire et très intériorisé vers des formes d’engagement politique plus collectives et des prises de position très extériorisées et, peut-être, plus assumées. Fascinante, envoûtante, la Révolution se fait aussi angoissante, traumatisante. Confronté à l’inflation et à l’intensification des conflits politiques régionaux, puis locaux, et à la déliquescence de son univers, Mouren dépeint un quotidien anxiogène, brouillant tous ses repères jusqu’à provoquer une sévère crise d’identité. Dès lors, face à des luttes politiques qui le dépassent, à des violences qui le traumatisent et à une « Terreur » qui l’oppresse, Mouren s’enferme dans une posture modérée, reposant sur la difficile recherche d’un équilibre politique consensuel, presque introuvable dans un espace méridional fortement bipolarisé. Portée par la plume discrète et angoissée de Mouren, ou par quelques autres acteurs37, cette voie médiane, offrant une réponse originale au processus de « radicalisation » révolutionnaire, est par la suite explorée par le Consulat lorsque le régime tente de restaurer la concorde locale par un habile syncrétisme politique et une stratégie du « juste milieu38 ».