Le sort des parlementaires toulousains et de leurs familles sous la Révolution

4Les parlementaires toulousains ne vécurent pas tous les débuts de la période révolutionnaire comme un effondrement. Seule une partie d’entre eux protestèrent contre la politique des nouvelles autorités, notamment les membres de la chambre des vacations les 25 et 27 septembre 17904. Même si les parlementaires ne présentaient pas une opposition unie face aux autorités révolutionnaires, ces protestations contribuèrent à déclencher des attaques à l’Assemblée contre l’ensemble du groupe, déjà cible de nombreux soupçons par son simple statut. Robespierre et De Broglie utilisèrent notamment cet argument le 8 octobre 1790 pour que les membres de la chambre des vacations et le procureur général, puis l’ensemble des parlementaires, soient arrêtés et jugés pour « crime de lèse-nation5 ».

5Cette décision engendra plusieurs vagues d’arrestations. À Toulouse, la première ne débuta que le 20 novembre 1790, car la municipalité choisit de temporiser6 pour permettre aux magistrats qui le souhaitaient d’émigrer7. Elle s’arrêta avec l’amnistie proclamée par Louis xvi le 15 mars 17918.

6La seconde vague d’arrestations fut déclenchée par la Terreur. La loi du 9 mars 1793 déclarait les parlementaires émigrés bannis à perpétuité9, et même ceux qui étaient rentrés en 1791 furent considérés comme émigrés et, à ce titre, passibles de sanctions. L’adoption de la loi des suspects le 17 septembre 1793 amplifia cette politique. Les familles d’aristocrates qui n’avaient pas encore émigré et qui furent arrêtées furent mises en prison10. Cette vague d’arrestations eut lieu pour l’essentiel du 15 janvier au 20 avril 1794. Les anciens magistrats arrêtés furent transférés à Paris en trois groupes, puis condamnés en tant qu’auteurs ou complices de rébellion envers l’Assemblée nationale, conspirateurs contre la liberté et la sécurité du peuple français et auteurs de correspondance avec l’étranger. La fouille de leurs domiciles avait parfois permis de trouver des preuves pour appuyer la condamnation. Le conseiller Juin de Siran tenait notamment une correspondance « avec certains individus passés en Espagne [qui fut déclarée] inconstitutionnelle et [qui] ne tend[ait] à autre chose qu’à une contre-révolution11 ». Il parvint à émigrer. Les parlementaires arrêtés furent exécutés les 20 avril, 14 juin et 6 juillet 1794. Ces trois fournées firent respectivement 6, 26 et 21 victimes, dont 6 présidents. Sur les 131 magistrats au parlement, 53 furent guillotinés à Paris, deux autres furent exécutés en province. 43 % des magistrats périrent sur l’échafaud12.

7D’autres magistrats moururent de mort naturelle durant la même période, par exemple le doyen de Boyer Drudas, mort en 1790, et qui refusait de quitter ses fonctions malgré ses 93 ans13 ! Ces cas sont au nombre de quinze, si nous les ajoutons à ceux qui furent exécutés, le pourcentage de pertes atteint 53 %. Ce chiffre est impressionnant, mais montre bien que l’effondrement ne fut pas total.

Les parlementaires toulousains entraînèrent-ils d’autres milieux sociaux dans leur chute ?

8Avant la Révolution, les simples exils des parlementaires avaient des conséquences majeures sur l’économie toulousaine. L’effondrement total de l’institution mettait en péril plusieurs groupes socioprofessionnels. Certains artisans toulousains, particulièrement ceux qui fournissaient des articles de luxe, étaient menacés par la perte de ces clients riches. À la veille de la Révolution, Jean Sentou estime que la fortune moyenne des parlementaires toulousains atteignait environ 339 488 livres14 et qu’ils détenaient à eux seuls 43,66 % de la fortune de la ville15. Toutefois, les enquêtes qui furent réalisées au début du xix^e siècle montrent que le monde de l’artisanat, y compris de luxe, traversa la Révolution sans s’effondrer. Le nombre de maîtres orfèvres passa même de 16 en 1789 à 32 en 180016. Les parlementaires étaient certes des clients fortunés, mais des clients parmi d’autres.

9Le monde de la domesticité semblait dépendre davantage des parlementaires que celui de l’artisanat : à la veille de la Révolution, les seuls magistrats au parlement employaient au moins 920 domestiques17. Certains d’entre eux allèrent jusqu’à s’engager dans la légion de la garde nationale levée dans le quartier parlementaire et commandée par le président D’Aspe de Meilhan. Elle se distingua par son hostilité aux plus vifs partisans de la Révolution, au point de les combattre dans les rues du 16 au 18 mars 1791. Ces affrontements causèrent la mort de « dix à douze » patriotes et conduisirent à la dissolution de la légion par l’Assemblée nationale le 3 avril 179118. Toutefois, cette flambée de violence semble isolée. Moins de 17 % des très nombreux domestiques toulousains étaient employés par des parlementaires en 1790, ils furent contraints de trouver un nouvel employeur ou de changer d’activité19.

10Les domestiques n’étaient pas les personnes les plus dépendantes des parlementaires : le « monde du palais », donc les auxiliaires de justice attachés au parlement, l’était bien davantage. À Toulouse, les huissiers virent leur nombre passer de 47 à la fin de l’Ancien Régime à 29 en 1800, et les hommes de loi (avocats, procureurs et greffiers) de 1 054 à 374. Rares furent ceux qui bénéficièrent d’une ascension au sein du monde judiciaire, comme l’avocat au parlement Capelle, qui fut promu accusateur public du Tribunal révolutionnaire20. Les autres furent directement touchés par les réformes de la justice qui simplifiaient les procédures, donc limitaient le besoin d’auxiliaires. Par ailleurs, la réduction importante du ressort des cours présentes à Toulouse diminuait le nombre d’affaires à traiter.

11Les parlementaires et ceux qui dépendaient d’eux furent touchés par les réformes révolutionnaires, mais ne s’effondrèrent pas totalement. Certaines familles de magistrats parvinrent même à se relever de l’effondrement.

Se relever de l’effondrement

12Si le parlement avait disparu, les parlementaires qui avaient survécu à la Révolution n’étaient pas condamnés à vivre de peu. Bien au contraire, plusieurs parvinrent à retrouver tout ou partie de leurs anciens biens, et parfois une place au sein des nouvelles institutions.

13Plusieurs femmes de magistrats restèrent à Toulouse, et avaient parfaitement le droit de participer à la vente aux enchères des biens confisqués. Elles parvinrent à racheter 45 % des biens immobiliers saisis à leurs familles dès la première mise en vente. Ainsi, Marie Catherine Claudine Balza de Firmy, fille du conseiller à la chambre de la Tournelle exécuté en 1794, racheta l’hôtel familial de la rue Pharaon21. Ce processus fut accéléré par l’adoption du décret sur la restitution des biens des condamnés du 18 prairial an III (6 juin 1795)22. Certes, il ne concernait pas ceux qui avaient perdu leurs biens en tant qu’émigrés, mais il permit à d’autres familles de retrouver leurs biens alors que les rachats se poursuivaient également. In fine, plus de 50 % des biens immobiliers qui avaient été confisqués aux parlementaires dans la commune avaient retrouvé leurs anciens propriétaires en 182123.

14Plus de 90 % des émigrés étaient déjà rentrés avant 1814 (à partir de 1804 le plus souvent), certains avaient pu œuvrer eux-mêmes au rachat de leurs anciens biens24. Ils disposaient également des moyens nécessaires pour cela : la liste de six cents plus imposés du département de la Haute-Garonne, qui fut dressée le 19 avril 1806 afin de définir les membres des collèges électoraux, compte notamment deux des cinq présidents du parlement (De Cambon et Mengaud de Lahage) ainsi que treize conseillers et l’avocat général, mais également douze fils de parlementaires exécutés durant la Terreur25.

15Plusieurs anciens magistrats ne se contentèrent pas de récupérer leurs biens, ils parvinrent également à trouver une place dans les nouvelles institutions. Ce processus fut plus tardif, et débuta au xix^e siècle. Il fallut attendre 1801 pour retrouver d’anciens parlementaires dans les nouvelles juridictions toulousaines ; toutefois, leur nombre était faible. Cela s’explique avant tout par choix : les anciens magistrats étaient peu nombreux à avoir souhaité et à être parvenus à rendre à nouveau justice après la Révolution. À l’échelle nationale, environ 150 anciens parlementaires sollicitèrent ou obtinrent des fonctions publiques dans la magistrature, l’administration ou la diplomatie sur toute la période de la Révolution et de l’Empire26.

16Si le groupe ne connut donc pas à moyen terme un effondrement total et définitif, les membres qui le composaient traversèrent une période très sombre. Les échanges épistolaires de certains d’entre eux avec leurs proches nous éclairent sur leur perception de leur situation.

Cinq témoignages

17François-Louis de Combettes-Labourelie, Clément Rey de Saint-Géry, Jean-François de Montégut, son fils Philibert, également parlementaire, et Matthias Du Bourg ont laissé des lettres envoyées aux membres de leur famille pendant leur captivité et/ou leur voyage de Toulouse à Paris. Parmi elles, plusieurs lettres d’adieu, adressées à des enfants, à une sœur, à un beau-père. Ces correspondances nous sont connues au moins partiellement parce qu’elles ont été déposées dans des archives publiques ou parce qu’elles ont été publiées plus tard27. Un récit rédigé quatre ans après les événements par le fils de Matthias Du Bourg, Armand, qui l’avait accompagné de sa propre initiative jusqu’à Paris malgré son jeune âge, vient compléter ce corpus, car ce petit carnet, avec ses ratures et ses fautes, n’était pas destiné à sortir du cercle familial.

18Parmi ces cinq hommes, un seul, Jean-François de Montégut, avait fait partie de la chambre des vacations et avait quitté momentanément la France en 1791. Mais tous ont vu leurs biens saisis et ont été jugés et guillotinés à Paris en avril, juin et juillet 1794. Aux yeux du Tribunal révolutionnaire, leur appartenance au parlement de Toulouse suffisait à les désigner comme coupables, alors qu’eux-mêmes, s’estimant innocents, n’avaient pas voulu s’enfuir.

19En tant que membres du milieu parlementaire, ils partageaient beaucoup de points communs : simples conseillers tous les cinq, ils possédaient des seigneuries et appartenaient à des familles de la noblesse de robe solidement installées à Toulouse et dans sa région. Tous avaient bénéficié d’une éducation poussée, qui en faisait des hommes cultivés. Académicien, Jean-François de Montégut était même réputé pour ses collections et ses connaissances d’antiquaire. À l’exception de ce dernier, déjà grand-père, tous étaient mariés et pères d’enfants âgés de quelques mois à une vingtaine d’années. En revanche, ils n’appartenaient pas à la même génération : les plus vieux avaient dépassé la soixantaine, alors que les plus jeunes n’avaient pas encore trente ans.

Subir l’effondrement

20Au fil des conflits qui avaient opposé dans la seconde moitié du xviii^e siècle le parlement de Toulouse au pouvoir royal, certains d’entre eux avaient déjà connu des épreuves, notamment au moment de la réforme Maupeou lorsqu’ils avaient été envoyés pendant plusieurs années en exil dans leurs châteaux. En 1788 encore, l’ultime tentative de Lamoignon leur avait valu des lettres de cachet. Mais rien de ce qu’ils avaient vécu précédemment n’était comparable au cataclysme que représenta pour eux et leurs familles la Révolution. Le tout début du récit d’Armand Du Bourg traduit bien le sentiment d’effondrement ressenti par ce jeune homme sous le Directoire :

« Notre maison jouissoit d’une réputation que le chemin de la vertu lui avoit acquis, la révolution arrive, […] pertes par la révolution, craintes continuelles, voyage de Paris, le plus grand des malheurs28. »

21Plus loin, il explique : « Mon père appartenoit au parlement corps autant haï alors qu’il étoit respecté autrefois et c’étoit un crime capital que d’en avoir été membre. » Incarnation du pouvoir judiciaire, de la noblesse, de la féodalité, de la richesse, les « messieurs » vivent un véritable renversement de leur monde. Non seulement les pertes matérielles et symboliques qu’ils essuient se multiplient, mais tous les marqueurs de leur supériorité et de leur puissance passées se retournent contre eux. De juges, ils deviennent prévenus, prisonniers plus ou moins humiliés par leurs geôliers, puis condamnés. Leurs liens familiaux au sein des élites d’Ancien Régime démultiplient les revers de fortune, les mises en accusation et les craintes : les uns et les autres ont des frères ou des oncles appartenant au clergé réfractaire, émigrés ou dans la clandestinité, des frères militaires partis en exil, et, pour certains, un père ou un cousin également parlementaires guillotinés avant qu’eux-mêmes ne soient condamnés à mort.

22Chacun d’entre eux subit jusqu’à ses ultimes conséquences l’effondrement du corps auxquels ils appartenaient, de leur groupe social et de leurs familles. La stupéfaction face à ce phénomène est telle que certains l’évoquent dans le cadre pourtant peu adéquat de correspondances familiales écrites dans l’urgence. Combettes et Saint-Géry méditent aux portes de la mort sur la fragilité des positions sociales : « Voilà ce que c’était que les prétendues grandeurs humaines, ce n’était que de la fumée », « Qui aurait pu penser il y a quelques années que je mourrais sur un échafaud dans la plus grande pauvreté29. » Afin d’en tirer un enseignement moral pour ses enfants, Du Bourg élargit son propos au sort de « notre malheureuse patrie30 ».

23Ces événements vécus comme une catastrophe à la fois individuelle et collective provoquent anxiété et chagrin au sein des familles. Le récit d’Armand s’en fait postérieurement l’écho, par exemple lorsqu’il évoque la nouvelle de la mort de son père : « ce coup horrible me renverse : l’on est obligé de me porter sur mon lit la douleur la plus amère m’arrache des torrents de larmes, la vie m’est devenue insupportable31. » La douleur morale apparaît aussi de manière beaucoup plus pudique dans certaines lettres, surtout face aux réactions de leurs proches. « Vous faites bien de ne pas chercher à m’attendrir », déclare Saint-Géry à son épouse32. Philibert de Montégut qui a appris la mort de son père sur l’échafaud alors que lui-même est en prison confie à sa femme : « Je voudrais bien écrire à ma mère, mais il m’est impossible ; mon cœur n’en a pas la force33. » Le plus loquace est Matthias Du Bourg :

« Je n’oublierai jamais, mes chers enfants, le moment où l’on vint m’arracher d’auprès de ma mère, d’auprès de la vôtre, d’auprès de vous tous… Je n’oublierai jamais ce moment peut-être plus douloureux encore où je vous ai vus repoussés par des mains armées, qui m’ont ôté la douceur de vous serrer un instant dans mes bras34. »

Surmonter l’effondrement

24Il poursuit pourtant : « Ne cherchons point à troubler notre âme par des souvenirs déchirans et ne songeons qu’au bonheur que nous éprouverons tous lorsque mes chaînes seront rompües35. » Prendre la plume pour écrire à leurs proches est pour ces prisonniers une façon d’agir afin de surmonter le sentiment d’effondrement. Ils tiennent des propos positifs et optimistes pour rassurer les leurs, et peut-être, pour se rassurer eux-mêmes grâce aux vertus performatives de l’écriture. Alors qu’ils cheminent vers Paris, Montégut père ou Combettes continuent à envoyer des directives précises pour assurer leur défense, puisqu’ils se pensent innocents :

« Il te faudrait demander au juge de paix un certificat, comme quoi j’ai voulu faire une enquête par devant lui et qu’il ne l’a pas voulu recevoir, par la seule raison que la loi ne l’y autorisait pas. Il faut faire viser ledit acte par le district ou le tribunal, par rapport à la signature. Le certificat au sujet du tableau me serait aussi très nécessaire ; vois si tu peux l’obtenir de nouveau, ainsi que le certificat au sujet de l’emprunt forcé que je n’ai point été dans le cas de payer36. »

25Qu’ils cherchent activement à échapper à l’échafaud ou qu’ils soient conscients de leur fin inéluctable, tous affichent une forme de résistance morale à l’effondrement par une attitude stoïcienne. « Fort de mon innocence et ma conscience ne me reprochant rien, je suis heureusement très tranquille37 » écrit Rey de Saint-Géry. Il serait tentant de voir dans de tels propos l’expression de l’éthique nobiliaire, fondée sur la vertu et exaltant le sacrifice de l’individu pour la défense d’intérêts supérieurs. Mais on les retrouve couramment pendant la Terreur sous la plume de bien d’autres prisonniers appartenant à des milieux variés38. En revanche, leur stoïcisme se distingue par le discours chrétien qui l’imprègne, présent chez tous, comme dans ce passage de J.-F. de Montégut : « Peut-on être foible et allarmé quand on a le témoignage d’une bonne conscience et qu’on est parfaitement résigné à la volonté de notre souverain maître39. » Les lettres de Saint-Géry montrent son fort attachement au catholicisme :

« Pendant le cours d’une vie assez longue, je puis dire, tout pécheur que je suis, que j’ai reçu des grâces signalées de la divine Providence, et dont j’étais bien indigne… Je regarde cette mort que je vais subir comme un passage à une vie plus heureuse40. »

26Combettes et Philibert de Montégut, âgés de moins de trente ans, semblent en revanche indifférents ou vaguement déistes dans plusieurs missives. Mais l’absence de référence religieuse peut relever de la simple prudence pendant la Terreur, et certains passages sont sans ambiguïté sur leurs convictions, peut-être renforcées à l’approche de la mort :

« Il faut vouloir tout ce que Dieu veut, et il ne nous arrivera que ce qu’il aura réglé dans sa divine sagesse […] Prions tous le Seigneur qu’il nous donne la force et le courage de souffrir pour expier nos fautes41. »

27Chez tous, l’effondrement subi et ses conséquences dramatiques sont présentés comme une épreuve imposée par la Providence divine, une interprétation de leur situation personnelle qui fait écho à celle que formulera plus tard Joseph de Maistre à propos de la Révolution.

28Le message religieux de résignation chrétienne est adressé aux proches. Dans cet effondrement, la famille tient une place essentielle, à la fois refuge affectif au sein duquel les liens se resserrent dans l’épreuve et source d’angoisse et d’inquiétude pour le sort de ceux que le père de famille devrait protéger. Les parlementaires toulousains ne se distinguent pas des autres prisonniers de la Terreur en cette seconde moitié du xviii^e siècle marquée par la valorisation des liens affectifs dans le couple et entre parents et enfants42. L’amour conjugal, présent chez les plus jeunes comme chez les plus âgés, s’exprime par le tutoiement, l’usage de formules tendres (« mon aimable amie », « mon cher cœur43 »), des déclarations amoureuses : « soyez bien persuadée que je vous ai toujours aimé tendrement44 », « ton image gravée ineffaçablement dans mon cœur est aujourd’hui ma seule consolation dans la situation pénible où je me trouve45. » Combettes désigne sa femme comme « celle que j’aime plus que ma vie46 ». Au fur et à mesure qu’il se rapproche de Paris, P. de Montégut envoie à son épouse des lettres de plus en plus passionnées :

« Adieu encore, amour de ma vie, mon cœur est à toi pour toujours » (8 juin), (je) « t’aime de toute mon âme » (10 juin), « je profite de ce dernier moment pour t’assurer que jamais femme ne fut aimée comme tu l’es de ton ami (12 juin)47. »

29Face à l’effondrement, l’enjeu de la transmission devient primordial. Ces épouses aimées sont aussi des mères auxquelles P. de Montégut et Combettes confient la responsabilité d’élever leurs jeunes enfants :

« Puissent mes enfants être convaincus, ainsi que je le suis, de ces divines vérités, et marcher dans les sentiers de la vertu ! J’espère que les exemples qu’ils auront sous les yeux et qu’ils recevront de ce que j’ai de plus cher au monde, les rendra tels que je les désire, et que nous nous reverrons, un jour, dans le lieu de délices que la divinité nous destine après la mort48. »

30Du Bourg et Saint-Géry s’adressent eux-mêmes à leurs grands enfants afin qu’ils tirent des enseignements des épreuves traversées. Par l’écriture, ces pères transmettent à la génération suivante ce qui apparaît comme essentiel et plus fort que la déchéance sociale et la mort : l’amour paternel, associé à la foi et aux valeurs morales. L’espérance, au sens chrétien du terme, la perspective de l’au-delà, permettent de dépasser la noirceur du présent :

« Ô Dieu tout-puissant et plein de miséricorde, je vous remets, entre les mains, le dépôt que vous m’avez confié : ce sont ces trois enfants qu’il vous a plu de me donner… Donnez-leur à chacun les grâces dont vous savez qu’ils ont besoin, afin que nous puissions un jour nous trouver réunis tous ensemble et vous louer à jamais dans l’éternité. Ainsi soit-il49. »

31Mais, à la toute fin de la lettre de ce chrétien fervent, ce sont pourtant l’intensité des sentiments paternels et la force des émotions qui l’emportent à l’évocation de son fils vivant à l’étranger :

« S’il rentre jamais dans la patrie, vous lui communiquerez cette lettre, vous lui direz que je vous ai aimés, tous les trois, bien tendrement… J’envie le bonheur de cette lettre, que je baise de bon cœur après l’avoir arrosée de mes larmes. »

32Une institution qui s’effondre entraîne-t-elle irrémédiablement ses membres dans sa chute ? Étudier le cas de la suppression du parlement de Toulouse et ses conséquences conduit à répondre de manière nuancée. Certes, l’institution fut supprimée de manière soudaine et totale par les décrets de septembre 1790, mais cet effondrement institutionnel n’entraîna pas la disparition de l’ensemble des parlementaires : 70 des 131 magistrats ne survécurent pas à la période révolutionnaire, le bilan humain fut donc lourd, mais l’effondrement ne fut pas total. De même, les personnes qui dépendaient d’eux parvinrent à trouver d’autres moyens de survivre. Seuls les auxiliaires de justice attachés à l’ancien parlement subirent de plein fouet les réformes révolutionnaires. L’effondrement fut donc relatif, et de nombreuses familles parlementaires parvinrent à s’en relever : elles rachetèrent 45 % des biens immobiliers qui leur avaient été confisqués dès les premières ventes de biens nationaux et retrouvèrent une situation confortable dès le début du xix^e siècle ; certains anciens magistrats obtinrent même une place dans les nouvelles institutions avant la Restauration. L’effondrement matériel est donc à relativiser, mais de quelle manière fut-il vécu ? Qu’indiquent à ce sujet les lettres écrites à leur famille par les magistrats qui furent condamnés à mort ? Une fois la stupéfaction passée, tous décrivent un véritable renversement de leur monde et ont conscience que l’effondrement auquel ils assistent n’est pas individuel, mais collectif. Face à l’anxiété et au chagrin, certains cherchent encore à trouver des moyens d’échapper à la condamnation, d’autres se tournent vers une forme de philosophie stoïcienne mêlée de sentiments chrétiens, mais tous sollicitent le réconfort que pourra leur apporter leur famille par le biais de manifestations d’amour conjugal ou paternel. L’idée que l’effondrement ne sera pas définitif l’emporte : même si une génération le subit, l’enjeu essentiel reste de transmettre ses valeurs à la génération suivante, qui pourra restaurer le prestige familial.