1Du 23 au 26 mai 2023, le 147^e Congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS) a réuni à Toulouse un vaste panel d’universitaires et d’érudits, de savants et de curieux, d’enseignants et d’étudiants de France et de l’étranger, qui intéressé par la préhistoire, qui par l’archéologie, l’ethnologie, l’anthropologie, qui par les différentes périodes de l’histoire, l’histoire de l’art, des techniques et des sciences, qui par la géographie. Tous se retrouvaient autour du thème « Effondrements et ruptures ». Le concept, il est vrai, dans l’acception qui en a été proposée, épouse bien des réalités et des peurs millénaires des sociétés, et toutes leurs déclinaisons immédiates. Ainsi se trouvent par exemple interrogés la fragilité des systèmes politiques, les destructions induites par les guerres, les causes et les conséquences des révolutions, le devenir de notre environnement terrestre, voire la fin de l’humanité, qui ne peut en aucun cas être confondue avec la fin du monde comme nous inciterait à l’envisager une vision par trop anthropocentrée. Les multiples alertes climatiques qui font désormais notre quotidien et la lutte trop lente contre le réchauffement, la disparition de milliers d’espèces animales, les migrations contraintes nous alertent sur les conséquences des systèmes économiques et politiques en place et des inégalités multiples qui en résultent. La guerre à nos portes, et en bien d’autres endroits du monde, dont les dérives sont offertes à nos yeux par une médiatisation de chaque instant, nous rappelle la vanité ou la fragilité des institutions internationales, des valeurs morales, des enseignements de l’histoire, et plus encore celle, insigne, des individus bafoués par la soldatesque. La crise des démocraties, les bruits de bottes des autocraties, la folle course aux armements ou aux mondes virtuels rendent d’autant plus prégnante la thématique « Effondrements et ruptures ». Elle nous oblige, en ce qu’elle sollicite des réponses de notre part qui ne cèdent pas à la simplicité, mais acceptent la complexité, la diversité, la raison.

2Sollicitée, la section d’histoire des mondes modernes, de la Révolution française et des révolutions avait proposé de réunir une journée d’étude sur « Dire et vivre la rupture sous la Révolution française ». Ce sont les résultats de cette réunion scientifique qui sont offerts dans ce volume. Elle était le fruit d’une série d’interrogations : comment les archives nous renseignent-elles sur les grandes ruptures politiques, militaires, démographiques, sanitaires, économiques, religieuses ? Comment le temps court frappant de stupeur les populations, et le temps plus long de la reconstruction, y apparaissent-ils ? Quand les événements n’incitent pas à recourir à un passé plus ou moins mythifié pour trouver une cohérence au présent, ils nous projettent vers un futur imaginé en réaction aux désordres du monde, de l’érémitisme aux communautés utopiques. Depuis la note marginale des registres paroissiaux, l’augmentation brutale des actes de décès, les témoignages du for privé (lettres, livres de raison, diaires), jusqu’aux publications de circonstance (mémoires, journaux, pamphlets, traités), les supports témoignant de l’incompréhension, des peurs, ou tendant à rationaliser le choc ressenti ne manquent pas. Ils nous en apprennent tant sur un contexte culturel et mental que sur l’inscription des faits dans l’histoire ou dans les croyances. Ils nous disent aussi que les calamités, les changements de régime ou de paradigmes ne sont pas uniment vécus, et selon la même chronologie, par les contemporains.

3Bien sûr, le jeu des distances, les temps du voyage de la malle-poste ou de la diligence impliquent que les nouvelles parisiennes soient connues et vécues en différé, trois jours après à Clermont-Ferrand, cinq à Marseille. L’appartenance sociale, le degré du savoir, l’éloignement géographique de l’épicentre des crises, de la métropole, des frontières, dessinent aussi un paysage contrasté. La disparition de la société tripartite d’Ancien Régime après l’abolition totale ou partielle des privilèges au lendemain du 4 août 1789, celle des corporations après les lois d’Allarde et Le Chapelier en 1791, ne frappent pas uniment la population, ni de manière unanime les principaux intéressés, selon l’importance de leur parentèle et de leur clientèle, leur degré de conscience politique, leur partage d’aspirations nationales ou internationales – pensons à la noblesse libérale, à la sans-culotterie des ateliers parisiens. Noble boulonnais, Abot de Bazinghem évoque bien la « Grande Révolution », mais seulement en octobre 1789 ; député paysan à l’Assemblée nationale constituante, Lepoutre ne parle de « Révolution » qu’en février 1790, etc.1 L’intérêt particulier peut amener tout autant à faire fi de l’histoire en gésine, ou à ne la considérer que d’un point de vue immédiat et utilitariste : les « nouveaux riches » du Directoire, parvenus grâce à la spéculation des associations d’acheteurs de biens nationaux ou des fournisseurs aux armées, s’accommoderont ainsi de l’instant. Ceux qui seront contraints aux reconversions sociales, à l’émigration, trouveront parfois le temps long.

4Les témoignages ne manquent pas de ces nobles poussés hors des frontières. D’aucuns, les plus nombreux, optent pour une émigration de maintien, dans l’attente de la restauration partielle ou totale de leurs droits et de leurs biens ; cette attente suggère en leur sein autant d’intrigues chez les uns que d’insouciance hautaine chez les autres. Quelques-uns, portés par une conception pessimiste de l’histoire, et parfois critiques de leur ordre et des derniers règnes de l’Ancien Régime, choisissent une émigration de rupture2, qui les lance sur les voies d’une nouvelle honorabilité sociale fondée sur le travail, balayant les anciens facteurs de dérogeance, fût-ce au prix de divisions familiales irréductibles3. Au demeurant, ces changements de statut se vivent tout autant au sein de l’espace national : mettant à profit ce qu’une pratique amateure lui avait inculquée, Élisabeth Blondeau de Garron, dont le père et les deux frères ont été tués dans les guerres de Vendée, devient par exemple en 1800, à 25 ans, directrice de spectacle ; même parcours pour le chevalier Cantiran de Boirie, arrêté par le Vol de l’Aigle alors qu’il venait d’acquérir la salle parisienne des Jeunes Artistes, fruit d’une carrière théâtrale commencée sous la Révolution pour sauver une famille privée de quarante mille livres de rentes, et dont dix-sept membres sont morts pour la cause des princes (parmi eux, treize chevaliers de Saint-Louis)4. Beaucoup des nobles écartés de leurs propriétés, de leur cellule familiale, de leurs obligés, forgent une statue de la patrie antinomique avec celle des révolutionnaires – conquérante, protectrice, forte de ses frontières politiques et culturelles – : une belle oubliée fondue dans les flammes de l’Apocalypse. Ainsi en va-t-il du monarchien comte de Montlosier, pourtant loin d’incarner la part la plus intransigeante des exilés :

« Où était-elle alors la patrie ? Était-ce le mont Valérien ou la Seine, la rue Saint-Honoré ou la place qui allait voir s’élever l’échafaud de Louis XVI ? Qu’est-ce que la patrie, dans un pays où toutes les moralités sont détruites, et où il ne reste plus qu’un matériel de territoire et de pierres arrangées en édifice ? Qu’est-ce qu’une patrie, où les femmes sont déshonorées, les prêtres et les vieillards outragés, les nobles persécutés ! Qu’est-ce qu’une terre de liberté, où le roi est emprisonné, et où des Necker, des Mounier et des Lally ne peuvent plus habiter5 ! »

5Cet antagonisme des mémoires est exacerbé par l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. Si elle nourrit le martyrologe chrétien et royaliste, elle inspirera au contraire chez les républicains une urgence à faire disparaître le corps sous la chaux vive et dans la profondeur de la terre du cimetière de la Madeleine – qui, bientôt vendu comme bien national, accueillera cependant des pèlerinages que le propriétaire voudra payants… Les journaux, et d’abord les officiels comme Le Moniteur, ne manquent pas pour détailler ces inhabituelles précautions. Ils jouent d’une aubaine, si l’on peut dire, dans l’organisation du panthéon républicain : le 20 janvier, un ancien garde du roi, Pâris, a assassiné le conventionnel Lepeletier de Saint-Fargeau, rejeton de la noblesse parlementaire rallié aux Montagnards. Tandis que le roi est voué aux oubliettes, lui est porté aux nues du nouveau paradis des patriotes, où le rejoindront les mois suivants Bara, Viala, Chalier, Marat, tous ayant versé leur sang pour la cause révolutionnaire.

6L’écriture de l’histoire immédiate6 se heurte à un présent qui résiste, celui d’une guerre civile, des menaces aux frontières, des crises de subsistances. Elle est confrontée aux coups de griffe portés à l’idéal humaniste des Lumières, aux espoirs de bonheur et de régénération, par la justice sommaire qui a prévalu sitôt la Bastille détruite, conduisant aux humiliations, à la lanterne ou (et) au démembrement de son gouverneur, Launay, le prévôt des marchands Flesselles, puis le 22 juillet, le contrôleur général des Finances Foullon de Doué et son gendre, Bertier de Sauvigny, intendant de Paris. L’émoi de la députation est grand. Tandis que certains arguent qu’on ne fait pas de révolution sans verser de sang, que d’autres voient dans ces exactions les conséquences d’un peuple trop longtemps tenu sous le joug et habitué à la violence de la justice d’Ancien Régime, les journaux distinguent entre un peuple raisonnable, qui donne sens et symboles à la révolte parisienne, et une « populace » réduite à ses instincts, thèse commode pour se dédouaner d’une responsabilité collective… Les massacres de septembre 1792 sont encore plus douloureux à admettre. Ils sont perpétrés dans un contexte de peurs intenses, fondées sur le franchissement des frontières par les Austro-Prussiens. Elles se greffent sur le nombre exponentiel de prisonniers (exagéré par les journaux de tous bords et par le ministre de la Justice, Danton) dans différents établissements de la capitale, d’aucuns récemment reconvertis en lieux de détention ; sur les soupçons qui s’y rattachent d’un possible « complot des prisons », autant de bruits qui circulent aussi vite que s’épuisent physiquement et mentalement les militants des sections et des clubs, appelés à siéger jour et nuit. Les 1 300 victimes exécutées après des mascarades de procès, dont les plus longs ne dépassent pas le quart d’heure, sont-elles à la discrétion d’une justice directe exercée par un peuple souverain déçu des institutions qui tardent à se prononcer, après le 10 Août, sur les ministres et gardes royaux alors arrêtés ? Juges et bourreaux leur auraient en quelque sorte retiré la dévolution du pouvoir judiciaire pour le rendre au peuple, comme le permettait la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est en tout cas la thèse de Marat, pourtant affaiblie par les prisonniers de droit commun qui augmentent les charrettes de suppliciés, par l’acharnement mis à dépecer le corps de la princesse de Lamballe, etc. La gêne est si palpable que les plumitifs, si loquaces la veille, se taisent au lendemain de la tuerie dont, un an plus tard à peine, Girondins et Montagnards se renverront la responsabilité. Pour l’heure, il faut se contenter de l’invitation du ministre de l’Intérieur Roland à « tirer un voile », d’une circulaire des jacobins inspirée par Tallien et Collot d’Herbois, laissant « à l’histoire le soin de consacrer et d’apprécier cette époque de la Révolution qui a été beaucoup plus utile qu’on ne le pense » (allusion cynique aux individus gênants qui avaient ainsi disparu, à la peur salutaire qui avait frappé partie de la population)7.

7L’honorabilité historique est recherchée dans la mise en scène des repoussoirs qui légitiment l’action révolutionnaire – comme les synthèses des crimes des rois, des reines, des papes, dans lesquelles excelle Lavicomterie. Elles nourrissent tout autant la caricature – cette « sorte d’écriture parlée et colorée convenant à merveille aux illettrés » selon le Comité de salut public de 1793 –, apte à fustiger suppôts de l’Ancien Régime, riches égoïstes, étrangers suspects ou en guerre, adversaires des Assemblées. Mais nombre d’œuvres varient au fil des rééditions leur interprétation des événements, l’amendant selon les régimes successifs : ainsi des Tableaux de la Révolution française8 ou de l’Histoire philosophique de la Révolution de France de Fantin-Desodoards. L’histoire immédiate s’impose dans les romans comiques, tels que les pratique Pochet en 1790 dans la Boussole nationale ou aventures historico-rustiques de Jaco, Henriquez en 1794 avec Les Aventures de Jérôme Lecocq, ou les vices du despotisme et les avantages de la liberté, Pigault-Lebrun sous la Convention thermidorienne (L’Enfant du carnaval). Les livres destinés à la jeunesse voient grossir la part de l’histoire au fur et à mesure des événements révolutionnaires. Tous les genres sont sollicités, depuis les exercices d’écriture entièrement fondés sur la Déclaration des droits de l’homme, les leçons épistolaires, jusqu’aux calendriers, aux catéchismes républicains commentés, aux jeux de l’oie9.

8Le sens de l’histoire se construit aussi dans les comparaisons aux modèles antiques, que la bourgeoisie cultivée accédant au pouvoir et participant de l’effervescence de l’écrit, des feuilles aux pamphlets, a appris à bien connaître au collège. Les discours, les inscriptions, les allégories, le théâtre, ne cessent d’emprunter à la Grèce et à Rome pour exalter la patrie, la liberté, la constitution, la famille, la victoire, s’appuyant sur les exemples de Lycurgue, Solon, Aristide, Phocion, Socrate, Thémistocle, ou sur ceux de Brutus, César, Mucius Scaevola, Cincinnatus, Quintus Fabius, Scipion l’Africain, les Gracques, Camille ou Horace. Si elles ne disparaissent jamais10, les références aux premières républiques sont concurrencées à partir de 1793, quand la France se dote d’un calendrier déchristianisé qui renouvelle ses origines et ses séquences, quand elle trie dans les événements ceux qui méritent d’être fêtés, chantés, gravés et portés au théâtre patriotique (la prise de la Bastille, la fête de la Fédération, la « juste punition du dernier roi des Français », la chute des Girondins, la reprise de Toulon, la Vendée, etc.11) – car l’interprétation de ces moments passe par tous ces médias à la fois –, quand elle crée enfin, après Plutarque, ses propres illustres, politiques morts pour la cause et glorieux militaires, anonymes nourrissant les actes civiques collationnés par Léonard Bourdon (Recueil des actions héroïques et civiques des républicains français, an II). Hissés sur l’Olympe républicain, dignes des panégyriques nés d’académies pourtant décriées, ces héros servent une nation née de la liberté et à son tour libératrice, dotée d’un hymne et d’un drapeau, parée des qualités éminentes des citoyens qui la composent et auxquels, immortelle, elle préexiste et survit, balançant entre mythe et histoire. Comme le règne de Louis XVI dans son accomplissement12, la République, affirmant une supériorité française, finit par sécréter en autarcie ses propres modèles, sa liturgie (qui fête notamment la Fédération, la Liberté, la Raison, la Vertu).

9Dans ce contexte politique et culturel, dans lequel l’histoire se vit autant qu’elle s’écrit, les paris sur un temps nouveau, sur un homme nouveau, ne manquent pas. Pour en rester à cette formule célèbre qui marque une séquence de rupture, rappelons l’apostrophe du conventionnel Le Bas après la mort du roi :

« Nous voilà lancés, les chemins sont rompus derrière nous, il faut aller de l’avant, bon gré, mal gré, et c’est à présent surtout qu’on peut dire : vivre libre ou mourir. »

10Mais comment les contemporains conjuguent-ils ce présent exceptionnel avec leur intimité, leur statut social, leurs préférences intellectuelles, leurs croyances ? Le champ d’expérimentation est vaste ; il a été volontairement réduit pour le présent ouvrage à quelques approches que l’on pourrait partager en cinq grands thèmes :

• La perception de la peine capitale par un particulier toulousain, Pierre Barthès, chroniqueur des exécutions capitales, puis par la députation sollicitée par Guillotin13. Le premier s’intéresse, comme beaucoup de ses contemporains, s’ils ne sont mus par le simple voyeurisme, à la symbolique de ses gestes du bourreau. Il en va de l’exemplarité de la peine et de l’exclusion de la déviance sociale par ce passage brutal et ritualisé de vie à trépas. La sensibilité du siècle n’interroge-t-elle pas le bien-fondé et l’acceptabilité des tortures prolongées infligées en 1757 au régicide Damiens, rapportées d’année en année par les almanachs selon une prophylaxie toute tournée vers la défense du corps sacré du souverain ? Dans sa recension de dizaines d’exécutions, parmi lesquelles il choisit les plus spectaculaires dans leur diversité, défenseur de l’ordre religieux et politique, hostile à la réhabilitation de la mémoire de Jean Calas, Barthès marque tout autant sa distance avec les émois et les superstitions populaires. Il développe une conception rétributive de la répression pénale, dénonçant au besoin mansuétude, excès ou arbitraire des juges, maladresses des bourreaux, qui peuvent délégitimer la violence d’État et la justice criminelle d’Ancien Régime, dont les révolutionnaires feront table rase. Rien n’est pourtant acquis lorsque le docteur Guillotin, dans l’hiver 1789-1790, essaie d’imposer à l’Assemblée nationale dont il est membre, un débat sur une machine à décapiter, et se heurte au silence gêné d’une partie de ses collègues, aux railleries de la presse royaliste. La description précise de la machine et des conséquences concrètes de son usage, les comparaisons avec des modèles étrangers préexistants, n’est-elle pas incongrue au cœur du débat sur les lois pénales, ne heurte-t-elle pas des consciences dégoûtées de la violence et du sang, ipso facto imperméables aux dimensions humanistes et égalitaristes de la proposition avancée par l’élu ?
• La réception des événements nationaux n’est-elle pas vectrice, dans les deux cas étudiés, la Grande Peur et la fuite du roi14, d’une crainte d’un effondrement imminent, respectivement de l’ordre public par d’imaginaires brigands instrumentalisés par les forces royalistes intérieures ou émigrées et des seigneurs locaux (coalisés dans un « complot aristocratique »), et de la construction constitutionnelle en gésine ? Sans doute serait-il réducteur de penser que seule la rumeur conduit en juillet 1789 à l’armement des paysans, et plus généralement des provinciaux, sans mesurer le poids des émotions endémiques et d’affrontements politiques, qui peuvent faire craindre une guerre civile après le premier sang répandu dans la capitale. L’émergence de milices bourgeoises comme garantes d’une stabilité sociale, la mise au ban de la « populace », ne dessinent-elles pas les limites de l’ordre nouveau inattendu des dominants ? En 1791, les plus modérés de ces derniers ne choisissent-ils pas, afin de préserver l’œuvre de l’Assemblée constituante, de travestir la réalité en avançant l’hypothèse de l’enlèvement du roi ? Ils font taire les velléités républicaines, en pleine effervescence partout dans le pays, jusque dans une ville de province comme Nantes où se fracture l’unité des patriotes, jusqu’alors unis notamment dans leur lutte contre les prêtres réfractaires et dans l’exaltation de la régénération opérée depuis 1789 ? La peur de la rupture augmente en proportion la part symbolique de la construction constitutionnelle, qui apparaît comme le socle immuable d’une Révolution à stabiliser.
• Les ruptures institutionnelles apportées par la Révolution, tout comme les créations institutionnelles (mort des parlements, institution sur un temps limité des agents nationaux15), ont des conséquences sur le quotidien de leurs titulaires comme sur celui, notamment administratif, des Français. Multiséculaires, les cours souveraines qui avaient su mobiliser pour leur défense contre les réformes de la royauté (Maupeou, Lamoignon) sont supprimées en septembre 1790. 131 magistrats toulousains, leur parentèle, leurs obligés (en premier lieu les auxiliaires de justice), leur domesticité, une partie de l’activité économique de la ville (dont l’artisanat de luxe) s’en trouvent perturbés à des degrés très divers. Trop prompte à dénoncer ces tracas, une minorité activiste – si ses animateurs n’émigrent pas ou ne disparaissent pas de mort naturelle –, connaît une première vague d’arrestations en novembre, une seconde à l’automne 1793, au nom de la loi des suspects qui en conduit plusieurs à Paris devant le Tribunal révolutionnaire. Leurs lettres d’adieu en disent long sur l’effondrement subi, les lignées brisées, sur une noblesse de robe blessée dans sa superbe, humiliée par ses prérogatives évanouies, chagrinée par les déchirements familiaux, inquiète du quotidien, qui en appelle au stoïcisme, à la résignation chrétienne, plaçant ses espoirs dans la génération suivante. Mais d’autres préservent tout ou partie de leurs biens, et trouvent parfois une place au sein des nouvelles institutions dès le Consulat, qui dans la magistrature, qui dans l’administration, qui dans la diplomatie. Les justices de paix, les tribunaux de district, les tribunaux criminels élus emploient, il est vrai, peu des gens de justice autrefois en place pendant la décennie révolutionnaire. Toutes les institutions nouvelles ne se mettent pourtant pas en place sitôt les décrets d’application publiés, et beaucoup recourent localement à un personnel rompu aux arcanes de l’Ancien Régime. Tout au service du gouvernement révolutionnaire, les agents nationaux institués dans chacun des 550 districts de la République en décembre 1793 ne faillissent pas à la règle, puisque priorité est donnée aux ci-devant procureurs-syndics, autant qu’ils résistent aux épurations des représentants en mission. Leur installation vaut souvent réorganisation des bureaux et des domaines de compétence entre administrateurs, avec une croissance de leurs effectifs en proportion des rapports à fournir aux autorités supérieures et des archives à entretenir ; les résultats semblent des plus contrastés selon les lieux.
• L’effondrement des ordres et des notabilités établis donne lieu à autant de témoignages privés que d’actions en résistance, de l’émigration à la Contre-Révolution16. Le diaire d’Esprit Mouren, protagoniste occasionnel de la Révolution, permet de comprendre la complexité ressentie par cet homme de loi de Tarascon, que la maladie confine dans son cabinet de travail, devant le nouvel espace public et l’emballement des événements qui brouillent ses repères traditionnels. Or sa lecture des journaux prouve qu’il les suit de près, passionnément : depuis Paris jusqu’à l’Occitanie, spectateur à ses fenêtres des principales fêtes et processions, mais aussi de lynchages, il s’approprie la Révolution, l’écrit et la dessine. Mais il quitte son refuge si le tocsin l’y invite, et finit par fréquenter les assemblées sectionnaires au plus fort de la crise fédéraliste, ce qui lui vaut emprisonnement. D’envoûtante qu’elle était, la période devient traumatisante : autant dire que pour Mouren l’expérience émotionnelle et la crise identitaire sont intenses. Elles ne le sont pas moins pour le baron de Saint-Christol, farouche adversaire de la Révolution et du rattachement des États pontificaux à la France, qui va trouver sa raison d’être dans le combat contre-révolutionnaire ou l’espionnage au service des princes émigrés. Bref, en voulant sauver et le trône et l’autel, il reste fidèle aux engagements que lui dicte sa noblesse d’épée. Alors même que son ordre a perdu ses privilèges, il continue, son fils à ses côtés, de payer l’impôt du sang dans l’espoir d’une reviviscence de la société héritée des temps féodaux – alors qu’il organise les Compagnons de Jéhu dans les départements du Midi, il croit l’heure sonnée en l’an V, acmé de la réaction royaliste.
• Ces expériences individuelles ou collectives de la rupture, construites autour de la perception des événements nationaux, du nouvel ordre social, institutionnel et administratif, se doublent d’une conscience de la recomposition matérielle et symbolique du monde issu de la Révolution. Esprit Mouren le mesure dans les cérémoniaux festifs, d’autres dans la dislocation de leurs propriétés, dans les destructions consécutives à la guerre civile ou aux fronts extérieurs. Les nécessités militaires et financières ont beaucoup compté dans la récupération des métaux qui affecte considérablement la pompe catholique et les trésors des cathédrales et des églises, dans un contexte où la suspicion frappe autant le clergé réfractaire que les jureurs, dont beaucoup sont accusés de « modérantisme ». D’aucuns, frappés dans leur foi ou dédaignant les enjeux nationaux, oublieux de l’œuvre muséale concomitante, largement fondée sur les prises de guerre et les pillages à l’extérieur des frontières, dénonceront un « vandalisme révolutionnaire ». Sur ce thème polémique s’étaient ouverts de vastes débats et avait été tentée dans les années 1990 une enquête nationale mesurant, si l’on peut dire, l’étendue des dégâts, ouvrant au final quelques fenêtres sur la Bretagne, l’Île-de-France, le Nord, l’Auvergne, le Sud-Est – dont quelques églises des anciens diocèses de Vence et de Grasse17. Alors que des monographies sur les cathédrales françaises publiées par les éditions Nuées bleues ont récemment abordé à nouveau ce chantier, Martine Plouvier en offre une déclinaison pour le département de l’Aisne, n’omettant aucun bâtiment confessionnel.