Administrer les provinces périphériques de l’Empire byzantin du ixe au xie siècle
Résumé
En vertu des principes d’oikonomia et de taxis, l’histoire de l’administration provinciale de l’Empire byzantin doit présenter un visage homogène. Or, à partir du ixe siècle, les provinces périphériques mieux connues en Orient, échappent au schéma ancien. L’enquête, basée sur les taktika mais également sur les apports de la sigillographie montre que les thèmes dits « arméniaques », s’ils présentent un stratège, parfois un kritès, sont administrés différemment. Les populations d’origine orientale (Arabes chrétiens, Arméniens, Géorgiens) occupent les postes de stratège, de duc, mais également les postes plus modestes d’épiskeptitès ou de basilikos. Ainsi passée la phase de conquête, le pouvoir impérial sait s’adapter aux contingences locales et montre une parfaite connaissance des enjeux de contrôle du territoire et d’intégration des élites locales.
Texte intégral
1Il est nécessaire de relire régulièrement les classiques de l’historiographie byzantine, dans Idéologie politique de l’Empire byzantin, Hélène Ahrweiler étudie de deux notions fondamentales : taxis et oikonomia :
« Quoi qu’il en soit, les termes ordre et hiérarchie sont confondus dans l’esprit byzantin ; […]. Ainsi les tactica, c’est-à-dire les listes de préséances constituent une source précieuse, non seulement pour l’étude de l’organisation de l’État et de la société byzantine, mais pour la conception du principe d’autorité dans toute la vie de l’Empire1. »
2La notion de hiérarchie est l’un des principes de base de l’organisation administrative de l’Empire qui ne pose pas de problèmes insurmontables, comme le montre la liste des « salaires » des stratèges présente dans le Livre des Cérémonies où les mêmes postes n’impliquent pas les mêmes rémunérations2.
3L’oikonomia est donc à la base de l’organisation administrative des provinces byzantines. Ainsi Hélène Ahrweiler écrit :
« l’image de l’organisation du monde byzantin qui se dégage de l’étude de ces sources […] se veut comme il se doit le reflet fidèle de l’ordre céleste […] : autrement dit, chaque groupe et chaque personne tiennent dans le monde byzantin une place précise, un rang dans la pyramide qui aboutit à l’empereur, tout comme la hiérarchie céleste aboutit à Dieu3. »
4Mais l’Empire doit s’adapter aux conséquences de la reconquête byzantine des xe et xie siècles, qui voit le retour de provinces qualifiées de périphériques par les auteurs byzantins. Leur particularisme est lié à un modèle administratif différent du binôme stratège/kritès mis en place à la fin du ixe siècle dans les anciens thèmes4. Toutefois, la reconquête fait revenir au sein de l’Empire des provinces « exotiques » au sens byzantin du terme, provinces où il est difficile d’appliquer l’harmonieux schéma antérieur pour des raisons stratégiques, économiques et politiques. C’est pourquoi la notion de province périphérique, telle qu’elle apparaît dans les Taktika, doit être précisée. Ensuite, une enquête prosopographique sur les personnels de la frontière orientale présentera les réalités de cette organisation. En effet, comme l’écrit toujours Hélène Ahrweiler :
« [la] politique [de l’empereur] est guidée par l’esprit “d’économie”, qui les aide à appliquer le règlement (la taxis) le meilleur possible dans le monde imparfait des humains […]. “L’économie” apparaît de la sorte comme la démarche qui suggère les moins mauvaises réponses, celles qui provoquent le moins de mal possible, bref celles qui s’écartent le moins possible d’un idéal figé5. »
Un modèle théorique ?
5Les « provinces périphériques » sont donc à la fois une réalité byzantine et une construction historiographique. Dans son étude sur la frontière orientale, Nicolas Oikonomidès montre que le peuplement d’Arméniens, de Pauliciens et de Jacobites explique qu’ils soient qualifiés de « petits et arméniaques » par opposition aux « grands thèmes rhomaïques ». Cette définition administrative vient donc compléter, et complexifier la vision byzantine des provinces. En effet, dans le vocabulaire byzantin jusqu’au début du xe siècle, il n’existe qu’une seule division à l’intérieur de l’Empire, celle qui sépare les dia poléôs aux exôtikoi6. Ainsi à deux reprises, le Taktikon Uspenkij (842/843) mentionne les protospathaires et les spatharocandidats provinciaux (exôtikoi) pour les différencier de ceux de la Ville, car ils ne participent pas aux processions7. C’est seulement au moment de verser la sportule8 aux atriklinoi qu’ils sont avec leurs collègues de Constantinople. En effet, elle est la même pour le « protospathaire de la Ville ou des provinces9 ».
6De même, la rémunération des stratèges de ces thèmes créés à la fin du xe siècle est également différente de ceux des thèmes historiques. Si les stratèges d’Orient « rhômaïques » touchent une sportule/sunéthéia, si ceux d’Occident sont financés par les ressources de leurs thèmes, rien n’est indiqué pour ceux de la frontière orientale. Le niveau de rémunération n’est donc pas le même et tient à la place occupée par les différents stratèges dans les taktika. Les plus anciens stratèges d’Orient (Anatoliques, Arméniaques, Thracésiens) sont cités avant les nouveaux thèmes d’Orient issus des divisions (Cappadoce, Charsianon), ensuite arrivent un peu en désordre les anciennes kleisouriai devenues des thèmes entre 900 et 950 puis les thèmes d’Occident10. Malheureusement, la principale réforme a lieu entre la rédaction du Livre des Cérémonies et le Taktikon de l’Escorial (971-975) et seul ce dernier répertorie les nombreux thèmes arméniens interdisant toute précision pour ces petits thèmes autres que la place dans le taktikon comme élément d’évaluation du montant de la rémunération11.
7Donc en recoupant ces données éparses, nous pouvons caractériser la province périphérique byzantine au début du xie siècle : elle n’est pas présente dans les textes anciens utilisés par les compilateurs pour rédiger le Livre des Cérémonies ; elle n’a pas le prestige des vieilles axia dia logou ; elle a été réintégrée dans l’Empire depuis peu et l’appareil administratif n’y est pas complet. Ainsi les périphéries byzantines correspondent à plusieurs types de régions : en Occident, les îles, les provinces de la côte dalmate ; les thèmes bulgares de Sirmium, Bulgarie et Paristrion ; et ceux d’Italie du Sud. En Orient, les thèmes autour d’Antioche (Antioche, Tarse Cilicie) et les thèmes « arméniens12 ».
8En Orient, les juges et autres fonctionnaires fiscaux ne sont mentionnés que collectivement dans les listes et jamais individuellement identifiés avec une mention de thème13. Toutefois, apparaissent discrètement certaines fonctions financières sous l’autorité du grand curateur et du curateur des Manganes, ces curateurs/épiskeptitès sont les seuls fonctionnaires fiscaux mentionnés dans le Traité de Philothée pour les provinces à l’est des thèmes historiques14. Il reste à savoir s’il existe une nuance entre les deux fonctions, si selon Jean-Claude Cheynet, la nuance est faible ou si selon James D. Howard-Johnston, les curatories seraient la conséquence des conquêtes militaires et les episkepseis se rencontreraient dans les régions acquises par négociation avec les princes arméniens de la frontière15.
9La situation serait donc assez simple (tabl. 1). Deux catégories se distinguent, tout thème absent du taktikon Benevesic peut être considéré comme un thème périphérique, la « frontière » entre anciens et nouveaux thèmes se situe à l’est des anciennes kleisouriai devenues thèmes dans les années 910-920 (Likandos, Sébastée, Léontokomè, Séleucie). Par conséquent, tout autre thème plus à l’est appartient à la périphérie.
Tabl. 1. – Kleisouriai et thèmes « arméniaques » dans le taktikon de l’Escorial.
| Place | Thème |
| 47e | Tarse (1) |
| 50e | Théodosioupolis |
| 52e-54e | Tarôn, Mélitène, Anabarze (2) |
| 70e | Séleucie |
| 77e-78e | Larissa, Derzènè |
| 79e | Tephrikè (3) |
| 80e-96e | Charpézikion à Chauzizion |
| 101e-103e | Zermion à Sôtèroupolis |
| 106e-115e | Chouït à Chantiartè (4) |
Notes sur les différentes places pour les thèmes : 1) Tarse : Il remplace Séleucie dans la hiérarchie, mais avec le 47e rang contre le 40e dans le Taktikon Benevesic. 2) Tous les thèmes avant Anabarze ont la préséance sur les thèmes d’Occident à l’exception de celui de Thrace (41e). 3) Tephrikè remplace Léontokomè dans la liste et subit les conséquences de la création des thèmes de Larissa, Charpézikion, etc. 4) Voir N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 264-269.
Doc. É. Limousin.
10Si Séleucie et Téfrikè dégringolent dans la hiérarchie, cela s’explique par des modifications territoriales. La création des thèmes de Tarse et de Mélitène a dû « mordre » sur les territoires des thèmes plus anciens. De plus, selon Léon le Diacre, le thème de Tarse n’est pas un petit thème, car le stratège dispose de 5 000 cavaliers à partir de 965 et il s’apparente plus aux anciennes kleisouriai qu’aux nouveaux thèmes centrés sur une seule ville ou forteresse16. Les effectifs à la disposition de ces « petits » stratèges sont relativement faibles en comparaison de ceux des « grands thèmes17 ». Ainsi en 949, l’ensemble des troupes du thème de Charpézikion convoqué pour l’expédition de Crète comprend seulement 705 hommes, officiers compris18.
11Enfin, l’installation des duchés-catépanats est la dernière étape de l’organisation administrative de la nouvelle périphérie de l’Empire et probablement le plus spectaculaire. Elle a déjà été étudiée de nombreuses fois en particulier pour le duc d’Antioche19. Les ducs-catépans apparaissent avec le taktikon de l’Escorial et tout de suite à une place importante : le duc d’Antioche est à la 26e place, suivi par ceux de Mésopotamie et de Chaldie alors que le duc d’Andrinople ferme la marche à la 32e place20, ils s’intercalent entre les domestiques des Scholes et les stratèges orientaux. On retrouve encore ici la traditionnelle préséance des fonctions orientales sur les occidentales, et l’on peut penser que la création des duchés est le corollaire obligatoire de la création des thèmes arméniens. En effet, la multiplication et la parcellisation des fonctions, le faible effectif de militaires à la disposition des stratèges des thèmes de la frontière fait naître un besoin de coordination et un besoin d’unité de commandement pour être plus efficace dans les activités militaires21. À partir de Jean Ier Tzimiskès, les anciens thèmes arméniens sont parfois regroupés sous le commandement d’un seul stratège comme le montre l’exemple de Georges Mélias, d’abord taxiarque de Likandos puis protospathaire, stratège de Mamistra, Anazarbe et Tzamandos22 (fig. 1).
Fig. 1. – La mise en place des provinces périphériques en Orient.

D’après N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, carte 1.
Études prosopographiques
12Pour Nicolas Oikonomidès, la frontière orientale au milieu du xe siècle a subi :
« Un dépeuplement considérable [qui a] précédé l’avance des armées byzantines (fuite des populations désespérées par la destruction des récoltes et des fortifications ; déportations, exil parfois imposé aux musulmans refusant de se convertir). »
13Par conséquent, les vides laissés par les populations pauliciennes ou arabo-musulmanes sont peu à peu occupés par des Géorgiens et des Arméniens, ainsi Léon le Diacre indique que le pays des Arméniens commence à Likandos23. Mais la politique impériale invite également des Arabes christianisés ou des Jacobites de Syrie à venir s’installer24. Par conséquent, le commandement devait être particulièrement bien choisi pour assurer la stabilité de la reconquête. Ainsi, Nicolas Oikonomidès écrit que « les gouvernants byzantins avaient une certaine méfiance envers leurs nouveaux sujets25 ».
14En illustration de cette méfiance supposée (tabl. 2), les fonctions supérieures sont, comme dans le reste de l’Empire, accaparées par les grandes familles de l’aristocratie. Ainsi, les ducs-catépans d’Ibérie se recrutent parmi les Dalassènoi, Comnènes, Alousianoi, Kékauménoi, Tornikai, principaux acteurs des événements politiques du xie siècle qui, s’ils ont des liens avec les provinces orientales de l’Empire sont plutôt originaires des thèmes rhômaïques26. Seuls un Opos et un Iasitès arrivent à se glisser dans la liste, appartenant à ces familles toujours présentes dans l’histoire de l’administration byzantine, mais au second rang. La famille des Iasitai, possiblement originaire de l’île d’Iasos27, en est un exemple probant, naviguant entre les fonctions militaires et les fonctions civiles. Ils arrivent toujours à sauvegarder leur position même compromise au tournant des xie-xiie siècles par leur soutien à Italos. De même, au moins douze membres de la famille Opos sont repérés entre la première moitié du xie et les années 115028.
Tabl. 2. – Les catépans d’Ibérie aux xe-xie siècles.
| Période | Nom du catépan |
| xe siècle | Pierre protospathaire impérial, domestique des Optimates, catépan des Ibériens (1) |
| Avant 1050 | Michel Opos protospathaire et catépan d’Ibérie (2) |
| Avant 1025 | Romain Dalassènos Catépan d’Ibérie après son frère (3) |
| 1028-1038 | Isaac Comnène, patrice et catépan d’Ibérie (4) |
| 1034 | Théophylacte Dalassènos protospathaire et catépan d’Ibérie (5) |
| 1037 | Michel Iasitès catépan d’Ibérie (6) |
| 1047 | Léon Tornikios stratège en Orient en 1047 (7) |
| 1044-1048 | Katakalon Kékauménos vestès et duc d’Ibérie (8) |
| 1055-1057 | Aaron, magistre et duc d’Ani et d’Ibérie (9) |
| xie siècle | Théodore duc d’Ibérie (10) |
Notes : 1) DOSeals 3, no 71.11. 2) V. Stepanenko, N. Aleksandrovic, « Le thème d’Ibérie au xie siècle par les sources sigillographiques (en russe) », no 1. 3) J.-C. Cheynet, J.-F. Vannier, Études prosopographiques, p. 85-86. 4) V. S. Sandrovskaja, « Die Bedeutung der Bleisiegel für das Studium einiger Aspekte der byzantinischen Geschichte », p. 169. 5) J.-C. Cheynet, J.-F. Vannier, Études prosopographiques, p. 82-85. 6) J. Skylitzès, Synopsis historiarum, p. 402 et 435-437, trad. p. 333 et 362-364. Sur le personnage, J.-C. Cheynet, « Les Ducs d’Antioche sous Michel IV et Constantin IX », p. 55-57. 7) Michael Attaleiates, The History, p. 37. 8) Jean Skylitzès, Synopsis historiarum, p. 438 et 448, trad. p. 364-365. 9) DOSeals 4, no 75.1. 10) J.-C. Cheynet, « Sceaux byzantins des musées d’Antioche et de Tarse », no 52.
Doc. É. Limousin.
15En tentant d’étendre l’analyse aux autres duchés, nous constatons que si les duchés d’Antioche, Ibérie, Vaspourakan et Édesse ont à leur tête des familles de premier plan, ce n’est pas le cas pour les stratèges de Mélitène, Samosate, Mopsuete, Kars et Arménie. Si au xe siècle, on retrouve quelques grands noms comme Eustathe Maleïnos, stratège de Tarse en 978, Théophile Kourkouas, stratège de Mésopotamie et de Théodosioupolis29 ou Bardas Sklèros dont le premier commandement est celui assez modeste de Kaloudia30, au xie siècle, les stratèges appartiennent à des familles en devenir comme celle de Georges Maniakès, stratège de Telouch en 1041 ou Alousianos, lié à la famille royale bulgare, reconverti en fonctionnaire byzantin et connu comme patrice et stratège de Théodosioupolis avant 104031. Toutefois, quelques exemples du xie siècle (tabl. 3) sont manifestement originaires de la région.
Tabl. 3. – Stratège des thèmes orientaux d’origine « locale ».
| Période | Stratège |
| xie siècle | Michel Mar…, vestarque, juge de Séleucie et stratège d’Adana et Mopsuete (1). |
| 1033-1066 | Jean Antiochitès protospathaire, épi tou Chrysotriklinou et stratège d’Anazarbe (2) |
| 1033-1066 | Pancrace Boulkasiotès protospathaire et stratège d’At’akh (3) |
| 1033-1066 | Grégoire Arsakidès, magistre, épi tôn koitônos, duc de Vaspourakan, du Tarôn (4) |
| 1033-1066 | Léon Blaggas, stratège et anagrapheus de Séleucie (5) |
| 1069 | Pharesman Apokapès stratège d’Hiéropolis (6) |
| 1050-1100 | Grégoire Pakourianos ap. 1064 duc de Kars ap. 1071 duc de Théodosioupolis (7) |
| 1050-1100 | Bèkès anthypatos, patrice et stratège du Sassoun (8) |
| 1050-1100 | Apnelgaripès Arsakidès, patrice, anthypatos, vestès, stratège de Séleucie (9) |
| 1050-1100 | Zacharie Phrangos vestarque et stratège de Séleucie (10) |
| xie-xiie siècles | Théodore Marchapsabos hypatos et stratège de Tarse, stratège d’Anazarbe (11) |
Notes : 1) Coll. Newell no 5, inédit. 2) J.-C. Cheynet, Provinces orientales de l’Empire byzantin, no 3. 3) V. Prigent, A. Sopracasa, « Sceaux byzantins de la collection Sopracasa », no 21. 4) DOSeals 4, no 76.2. 5) J.-C. Cheynet, « Sceaux byzantins des musées d’Antioche et de Tarse », no 57. 6) V. A. Arutjunova, « Vizantijskie praviteli Edessi v XI v. », p. 137-153. 7) G. Schlumberger, Sigillographie de l’Empire byzantin, p. 684. 8) V. Sandrovskaia, « Popravki i dopolnenija k katalogu molivdovulon B. A. Pancenko », no 29. 9) J.-C. Cheynet et alli, Les sceaux byzantins de la collection Henri Seyrig, p. 43-44. 10) V. Prigent, A. Sopracas, « Sceaux byzantins de la collection Sopracasa », no 20ter. 11) C. Sode, Byzantinische Bleisiegel in Berlin, II, no 386.
Doc. Éric Limousin.
16L’origine géorgienne des familles Pakourianos ou Apokapès est bien attestée. Probablement localisés dans le thème d’Ibérie au moment de la conquête byzantine, les Pakourianoi intègrent l’armée byzantine dès leur entrée dans l’Empire32. Quant aux Apokapai ou Abou K’ab, famille d’origine arméno-géorgienne, ils intègrent à plusieurs niveaux l’armée byzantine. En effet, la famille profite largement de la carrière de Michel Apokapès (v. 1 000- † av. 1059), patrice, vestès et catépan d’Édesse vers 1042 puis vestarque et duc du Vaspourakan33. Dans le même cas, se trouvent Apelgaridès et Grégoire Arsakidès, de la famille arménienne des Bahlavoumi. Le premier, proche de Sénék’érim, roi du Vaspourakan a reçu de Michel VII Doukas des biens en Cilicie en 1072 et divers commandements dans cette région autour de Masis/Mopsuete, Adana, Tarse, Barbaron/Paperon et Lambron, alors que son parent Grégoire occupe le poste de duc de Vaspourakan et du Tarôn puis duc de Mésopotamie. À un niveau moindre, c’est la même chose pour Pancrace Boulkasiotès, protospathaire et stratège d’At’akh dont le patronyme est formé sur la racine arabe Abul’X34. De même, Théodore Marchapsabos appartient à une famille probablement de souche arabo-syrienne (Mar Habsabba) connue que par les sceaux trouvés principalement dans la région d’Antioche, Tarse, et Anazarbe35.
17Ainsi la politique de « méfiance » supposée cède la place au xie siècle à une politique permettant une participation forte des Arméniens et Géorgiens et à une entrée plus discrète et plus modeste des autres populations orientales dans l’administration des provinces périphériques36.
18Pour les fonctions civiles, la répartition ébauchée pour les fonctions militaires se répète37. Les fonctions supérieures sont captées par les familles traditionnelles de l’administration civile. On retrouve pour les juges les « spécialistes habituels » : Laktentitzès, et surtout Hexamilitès, Spanopoulos ou Serblias. Appartenant à une famille probablement originaire de la région, Basile Machètarios est d’abord asèkrètès et juge du Lykandos, puis protospathaire impérial, épi tou Chrysotriklinou mystolekte, juge de l’Hippodrome et du Lykandos et enfin vestès, juge et catépan de Mélitène et Lykandos dans les années 1040-107038. Toutefois, pour lui comme pour Michel Lizix asèkrètès et juge d’Ibérie39, l’appartenance au réseau des correspondants de Michel Psellos marque une intégration dans la société constantinopolitaine et donc un éloignement de leur province d’origine. Le même constat est fait pour les anagrapheis, car les familles sont traditionnellement celles qui fournissent à l’empire des fonctionnaires aux compétences essentielles dans la perception des impôts, comme au xie siècle Michel Sarônitès protospathaire épi tou Chrysotriklinou chartulaire du genikon, juge du Velum et anagrapheus de Chaldée et Derzènè40 ou Jean Chrysobergès spatharocandidat protochancelier du genikon, juge, anagrapheus et curateur de Mélitène41 ou enfin dans la seconde moitié du xie siècle, Nicéphore Dékanos curopalate et anagrapheus de Nisos42. En effet, l’empereur a besoin de ce groupe d’administrateurs efficaces dont la souplesse et la fidélité à la politique impériale garantissent à l’empire et aux fonctionnaires des revenus fiscaux énormes.
19À un niveau administratif inférieur, si l’on étudie le recrutement des curateurs/episkeptitès, ce sont les mêmes familles qui sont à la manœuvre. Grâce à Yahya d’Antioche, nous connaissons deux basilikoi : Kulayb est un arabe chrétien, peut-être un syrien monophysite qui entre au service des Byzantins en 975 en donnant deux forteresses à Jean Ier Tzimiskès dans le nord de la Syrie. En échange, il obtient le titre de patrice et devient basilikos d’Antioche. Pendant la révolte de Bardas Sklèros, il donne la ville aux révoltés. En 987, il est toujours basilikos43. Le second, Ubayd Allah est basilikos de Mélitène en 976 et assure la reddition de la ville à Sklèros, il succède à Kulayb à Antioche et en 977/978, Basile II négocie avec lui le retour de la ville du « côté » impérial et il lui promet le gouvernement de la ville pendant toute sa vie. Ainsi comme le montre Catherine Holmes, les basilikoi sont une autre forme des kouratores. Le basilikos n’est pas un simple fonctionnaire fiscal et judiciaire, mais est également à la tête d’une garnison armée44.
20Pour les curateurs/épiskeptitès, le recrutement est assez bien connu grâce à la mésaventure de Jean Maios, parent de Katakalon Kékauménos, cela montre avant tout le pragmatisme administratif du pouvoir byzantin45. Pour Catherine Holmes, la création des petits thèmes frontaliers « arméniens » correspond à une politique de maintien des élites antérieures, elle en veut pour preuve l’absence de kommerkiarioi46. Selon elle, les nombreux sceaux de kouratores et d’episkeptitai, analysés traditionnellement comme la mise en place d’une administration « directe », correspond en fait au maintien de personnalités placées à la tête d’une infrastructure administrative d’origine indigène. Elle s’appuie sur la création de la kouratoreia de Mélitène en 934 après la prise de la ville :
« Ils prirent et rasèrent au sol non seulement Mélitène, mais aussi les cités voisines et districts qui sont très productives […]. Ce faisant, ils transformèrent Mélitène dans une kouratoreia, l’empereur en tirait des milliers [de livres] d’or et d’argent de revenus47. »
21Le terme de Théophane est δασμοφορεῖσθαι ce qui signifie « en tirer des tributs », mais le texte n’indique pas comment le tribut est perçu. Toujours selon elle, c’est avec Basile II que l’Empire procède à une « byzantinisation » de cette fonction48.
22Toutefois, à ce niveau, la situation de l’épiskepsis d’Anthia est instructive, car tous les administrateurs connus des byzantinistes appartiennent à la même famille des Haplorabdès d’origine arabe. Ainsi Théodore Haplorabdès occupe la fonction avant 1050 alors que son parent Nicolas est épiskeptitès d’Anthia au milieu du xie siècle49. Les sceaux de ces deux personnages ne mentionnent aucune dignité et leur nom indique qu’ils appartiennent à une famille arabe. Dernier élément prosopographique, il faut ajouter au dossier le cas d’Abraham Apoléthès, spatharocandidat, asèkrètès et ek prosôpou d’Antioche dans les années 1030-1060, dont le patronyme est inconnu par ailleurs, mais d’origine arabe si l’on considère que Abraham est la transcription grecque du prénom Ibrahim50. On peut ajouter le cas aux xe-xie siècles, Damianos Abramios, koubouklésios et épiskeptitès de Rhodandos51.
23De ce passage en revue de la situation sur la frontière orientale, il ressort en premier lieu qu’il sera nécessaire de voir si elle est similaire sur les autres frontières sans oublier les îles. Ensuite, force est de constater qu’il n’existe pas nécessairement une incompréhension par le centre des problèmes de la périphérie. Ainsi, Jean Chrysobergès, juge de Mélitène, curateur et chancelier du genikon, pourtant parfait représentant de cette aristocratie de Constantinople, arrive très bien à démêler le nœud de vipères que représentent les relations entre les jacobites et les chalcédoniens lors du règne de Romain III Argyros ; sa décision n’est pas un simple décalque des a priori des Constantinopolitains à propos des orientaux. Enfin, la place laissée aux populations orientales varie en fonction de la période. Ainsi, la conquête des années 950-980 est faite par les cadres habituels de l’armée et de l’administration byzantine, mais les difficultés et la dureté de la conquête obligent rapidement le pouvoir impérial a laisser une place aux nouvelles populations installées dans la région. La situation est différente pour les périodes postérieures, car la conquête d’Antioche et de ses périphéries montre une politique plus ouverte aux élites locales. L’absorption des royaumes arméniens et la conquête d’Édesse ne peuvent se faire qu’en laissant une place aux élites locales. D’ailleurs, l’aristocratie arménienne s’intègre parfaitement dans l’administration des provinces périphériques. Ainsi, le pouvoir impérial fait preuve de la plasticité administrative nécessaire pour pouvoir assurer rapidement la maîtrise du territoire, seuls l’Église et les rédacteurs des chroniques byzantines ne sont pas en mesure de comprendre et d’admettre les nécessités politiques qui font qu’entre la taxis et l’oikonomia, le pouvoir a choisi la seconde.
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Notes de bas de page
1H. Ahrweiler, L’idéologie politique de l’Empire byzantin, p. 137.
2Constantin VII Porphyrogénète, Le Livre des Cérémonies, II, 50, t. III, p. 387-389.
3H. Ahrweiler, L’idéologie politique de l’Empire byzantin, p. 137-138. C’est le thème de l’ouvrage de M. Kaplan, Pourquoi Byzance ? Un Empire de onze siècles.
4H. Ahrweiler, « Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux ixe-xie siècles », p. 36-52 et 62-78.
5H. Ahrweiler, L’idéologie politique de l’Empire byzantin, p. 144, voir également J.-C. Cheynet, « Le gouvernement des marches de l’Empire », p. 103-121 ; W. Seibt, « ᾽Αρμενικὰ θέματα als terminus technicus der byzantinishen Verwaltungsgeschichte des 11. Jahrhundertes », p. 134-141.
6N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 299.
7Cette distinction est reprise dans le Traité de Philothée de 899, N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 14725-26 et 15012-13, elle est étendue aux spathaires, p. 1558-9.
8La sportule est une subsistance journalière que le client recevait de son patron à l’époque romaine, elle devient un versement du aux fonctionnaires pour l’exécution de leurs tâches.
9Ibid., p. 23311-15.
10Ibid., p. 244-246 pour le taktikon Benevesic ; N. Oikonomidès, « L’organisation de la frontière orientale de Byzance aux xe et xie siècles et le taktikon de l’Escorial », p. 285-286.
11Sur la date de rédaction du Livre II, voir Constantin VII Porphyrogénète, Le Livre des Cérémonies, I, p. 132-135 ; N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 262-269.
12E. Malamut, Les Iles de l’Empire byzantin, p. 295-371.
13N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, Philothée p. 896 ; p. 10318 ; p. 14718 ; p. 14917 ; p. 15126.
14Ibid., p. 123.
15J.D. Howard-Johnson, « Crown Lands and Defense of Imperial Authority in the Tenth and Eleventh Centuries », Byzantinische Forschungen 21, p. 88-96.
16N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 345-346 et 354-356 ; Léon le Diacre, p. 61, trad. fr. p. 95.
17H. Ahrweiler, « Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux ixe et xie siècles », p. 2-4.
18Constantin VII Porphyrogénète, Le Livre des Cérémonies, II, 45, tome III, p. 322 ; N. Oikonomidès, « L’organisation de la frontière orientale de Byzance aux xe et xie siècles et le taktikon de l’Escorial », p. 297-299. ; H. Ahrweiler, « Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux ixe et xie siècles », p. 46-51.
19J.-C. Cheynet, « Les Ducs d’Antioche sous Michel IV et Constantin IX », p. 53-63.
20N. Oikonomidès, Les listes de préséances byzantines des ixe et xe siècles, p. 262.
21Ibid, p. 344 ; H. Ahrweiler, « Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux ixe et xie siècles », p. 52-67.
22K. Konstantopoulos, Βυζαντιακα μολυβδόβουλλα τοῦ ἐν Ἀθήναις Νομισματικοῦ Μουσείου, no 224a ; G. Schlumberger, Sigillographie de l’Empire byzantin, p. 274-275.
23Léon le Diacre, p. 29 et p. 169, trad. fr. p. 68 et 199.
24G. Dagron, « Minorités ethniques et religieuses dans l’Orient byzantin à la fin du xe et au xie siècle : l’immigration syrienne », p. 177-216.
25N. Oikonomidès, « L’organisation de la frontière orientale de Byzance aux xe-xie siècles et le taktikon de l’Escorial », p. 295-297 ; C. Holmes, « How the East was won in the reign of Basil II », p. 42-45 ; L. Andriollo, Constantinople et les provinces d’Asie Mineure, ixe-xie siècle. Administration impériale, sociétés locales et rôle de l’aristocratie, p. 325-354.
26Les données prosopographiques qui servent de base à cette étude sont bien évidemment incomplètes, elles répertorient cependant 156 fonctionnaires. Nous en avons volontairement exclu les ducs et catépans pour des raisons précisées plus bas. De plus, certains individus occupent plusieurs postes sur la frontière orientale et peuvent doublonner, J.-C. Cheynet, « Le contrôle de la Syrie du Nord à la fin de la seconde occupation byzantine », dans R. Gentile, Bisanzio e le periferie dell’impero, p. 41-57.
27P. Gautier, « Le synode des Blachernes : étude prosopographique », p. 217.
28S. Georgiou, « A contribution to the study of Byzantine prosopography: the Byzantine family of Opoi », p. 224-228, du même, « The Byzantine family of Opoi : Addenda et corrigenda », p. 103-111.
29Jean Skylitzès, Synopsis historiarum, p. 230, trad. p. 194.
30W. Seibt, Die Skleroi, eine prosopographisch-sigillographische studie, p. 30.
31Jean Skylitzès, Synopsis historiarum, p. 412-414, trad. p. 341.
32P. Lemerle, Cinq études sur le xie siècle, p. 158-175.
33M. Grünbart, « Die Familie Apokapes im Lichte neuer Quellen », p. 33-34 ; J.-C. Cheynet, « L’apport de la sigillographie aux études byzantines », p. 56-57.
34V. Prigent, A. Sopracas, « Sceaux byzantins de la collection Sopracasa ».
35J.-C. Cheynet, « Le culte de saint Jean-Baptiste en Cilicie et en Syrie », p. 58-59.
36J.-C. Cheynet aborde la question sous l’angle des familles arabes et de leur intégration dans l’Empire, mais ne pose pas la question de leur affectation, J.-C. Cheynet, « L’apport arabe à l’aristocratie byzantine des xe-xie siècles », p. 137-146.
37C. Holmes, Basil II and the Governance of Empire, 976-1025, p. 369-391.
38V. Laurent, Les sceaux byzantins du médailler Vatican, no 129 ; G. Schlumberger, Sigillographie de l’Empire byzantin, p. 282-283.
39DOSeals 4, no 75.4.
40DOSeals 4, no 61.1.
41DOSeals 4, no 68.6, no 137 ; V. Laurent, Corpus des sceaux de l’Empire byzantin, II L’administration centrale.
42DOSeals 1, no 32.1.
43C. Holmes, « How the East was won in the reign of Basil II », p. 48-49, et Basil II and the Governance of Empire, 976-1025, p. 369-391.
44H. Ahrweiler, « Recherches sur l’administration de l’Empire byzantin aux ixe-xie siècles », p. 73-74 ; J.-C. Cheynet, « L’apport arabe à l’aristocratie byzantine des xe-xie siècles », p. 141-142.
45Sur les mésaventures de Jean Maios, Kékauménos, Conseils et récits de Kékauménos, œuvre d’un stratège byzantin du xie siècle, p. 194-198, trad. fr. p. 117-120.
46Un seul exemple pour Mélitène, G. Schlumberger, Sigillographie de l’Empire byzantin, no 157.
47Théophane continué, p. 417.
48C. Holmes, « How the East was won in the reign of Basil II », p. 50-54.
49J.-C. Cheynet, « Episkeptitai et autres gestionnaires des biens publics (d’après les sceaux de l’IFEB) », p. 104.
50J.-C. Cheynet, Provinces orientales de l’Empire byzantin. Jean-Claude Cheynet signale l’existence de nombreux exemples similaires dans l’administration du duché.
51DOSeals 4, no 46.2.
Auteur
-
Éric Limousin
Maître de conférences, université Bretagne Sud, UMR 8167 Orient & Méditerranée
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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