Introduction
Un point de vue géographique
Texte intégral
La notion de périphérie
1Les définitions ordinaires du mot périphérie orientent soit vers la notion de limite, de pourtour, de circonférence, c’est-à-dire vers une ligne de délimitation (Le Petit Robert), soit vers les espaces distincts des centres-villes. De manière caractéristique, le Dictionnaire de la Géographie de Pierre George (Paris, PUF, 1979) consacre ainsi un long article à « périphérie urbaine », type d’espaces « marquant des degrés dans la pénétration de l’urbain dans des tissus initialement agricoles ou ruraux villageois ».
2Le Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement de Pierre Merlin et Françoise Choay (Paris, PUF, Quadrige, 2003) contient un texte copieux sur les « disparités régionales » en soulignant pour l’essentiel les différences de développement économique et social et les politiques d’aménagement et de décentralisation destinées à y remédier.
3Enfin, l’Encyclopédie de la Géographie (Paris, Economica, 1992) comporte un article important sur Centre et périphérie rédigé par Alain Reynaud. Celui-ci déclare d’emblée que ce double concept constitue « une façon banale de penser la différenciation de l’espace à tous les degrés de l’échelle, de la ville au monde » (p. 599). L’auteur invite à distinguer des sous-ensembles territoriaux entre lesquels des relations diverses sont nouées, la périphérie se caractérisant « négativement par rapport au centre » du point de vue économique et social, et par l’absence d’autonomie. Cependant, bien des nuances sont apportées au modèle souvent évoqué de « centre dominant » en regard d’une « périphérie dominée » : certaines périphéries sont délaissées, d’autres sont intégrées économiquement, tandis que certaines acquièrent une certaine autonomie.
4En résumé, il est possible d’approcher la notion de périphérie sous deux angles complémentaires :
- celui de régions en limite ou en position de frontière, soit vis-à-vis d’autres régions, soit de pays étrangers ; dans ce dernier cas, ces marges ou ces « marches » ont induit, au fil du temps, une attention particulière des pouvoirs centraux du fait de leur position géopolitique ;
- celui de l’éloignement par rapport à un lieu du pouvoir ; cet éloignement peut se marquer soit en distance, soit en temps de trajet, se traduisant pour l’espace ou le territoire correspondant par un gradient de « périphéricité ». La relation espace-temps apparaît décisive pour saisir l’intérêt inégal porté par le « centre » aux périphéries régionales ou aux régions périphériques.
5Insistons enfin sur le caractère à la fois relatif et évolutif de la notion de périphérie ; des périphéries peuvent devenir centrales et des centres muter en périphéries au gré des constructions politiques et des aléas de l’histoire. Des îles ou des archipels, un moment accaparés, ont pu, du fait de leur position géographique, acquérir un caractère central et devenir de véritables centres de gravité dans un contexte mondialisé (par exemple Singapour).
Périphéries régionales
6Schématiquement, deux cas peuvent être distingués : celui des régions urbaines et celui des régions faiblement métropolisées où les espaces ruraux occupent une place essentielle.
7En Europe occidentale, le premier cas est présent sous forme de vastes espaces fortement urbanisés tels le Benelux, la Rhénanie, l’Île-de-France, le Bassin de Londres, la plaine du Pô. Les régions administratives correspondantes présentent toute une gradation spatiale en fonction de la densité bâtie, de l’artificialisation des sols, de l’intensité du peuplement, de l’importance des réseaux et des flux de circulation. Aussi, en tenant compte des phases progressives du processus d’urbanisation, l’usage en analyse spatiale est de discerner des strates successives en fonction de la distance au cœur régional : un centre-ville (y compris un hypercentre), une banlieue proche, une banlieue moyenne, un suburbain lointain, une couronne périurbaine.
8Ainsi les périphéries régionales se présentent comme des lambeaux de ruralité agricole entrecoupés de secteurs résidentiels plus ou moins récents ayant phagocyté les anciens villages, ainsi que de zones d’activités vouées aux commerces, à la logistique et aux loisirs. De grandes infrastructures de transport relient ces périphéries régionales aux autres couronnes d’urbanisation et au centre, ou bien au contraire les traversent en étrangères.
9Le second cas, celui des régions peu métropolisées, concerne la majorité de la planète. C’est le cas d’un bon tiers de la France, en particulier dans la diagonale de faible densité qui va de la Champagne et de l’est de la Lorraine jusqu’au sud du Massif central. Les agglomérations y sont de taille moyenne et apparaissent largement assujetties à des métropoles extérieures, aucune demeurant aujourd’hui capitale de région ; c’est ainsi que Limoges et Clermont-Ferrand se sont trouvées déclassées de leurs prérogatives majeures sur le Limousin et sur l’Auvergne lors des derniers découpages régionaux au profit de Bordeaux et de Lyon. Ainsi, ces deux provinces historiques apparaissent-elles comme des périphéries régionales de la Nouvelle-Aquitaine et d’Auvergne-Rhône-Alpes. Dans ces conditions les cartes semblent brouillées. Certes, il est loisible de discerner des degrés dans la marginalité entre les départements les plus urbanisés, la Haute-Vienne, le Puy-de-Dôme en comparaison des plus ruraux : la Creuse, le Cantal, ou encore la Meuse. Même au sein de ces derniers se détachent des zones rurales proches des modestes villes-préfectures, innervées par celles-ci et réanimées par une certaine périurbanisation ; en contrepoint, les secteurs ruraux profonds sont alors les véritables périphéries, sous-peuplées et souvent caractérisées par une démographie régressive, la perte de leurs services et commerces, et une dévitalisation typique, par exemple, du plateau de Millevaches aux confins des trois départements limousins.
Régions périphériques
10Les régions périphériques correspondent a priori aux positions proches des frontières politiques terrestres, comme pour ce qui est de la France, Hauts-de-France, Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté, Rhône-Alpes, PACA, Occitanie, ainsi que Nouvelle-Aquitaine, Normandie, Bretagne, Pays de la Loire côté océanique ; on se rend compte que, du fait du découpage administratif, il ne subsiste alors qu’un noyau central relativement exigu en regard de ces régions périphériques (Île-de-France, Centre-Val de Loire). Si l’on considère la notion de région dans son sens extensif, on saisit alors que, par exemple les États baltes et la Pologne, la Bulgarie et la Roumanie représentent des « régions » formant la périphérie orientale de l’Union européenne. Qui plus est, les territoires ultramarins, spécialement insulaires constituent également des périphéries vis-à-vis du continent européen, qu’il s’agisse des Antilles ou de la Polynésie française, des Canaries, de Madère, des Açores, l’éloignement spatial se doublant de l’insularité pour accentuer la « périphéricité » avec son cortège de distorsions socio-économiques. À l’évidence, pour plusieurs des cas cités se note un emboîtement des périphéries : ainsi à Tahiti, l’île principale de l’archipel de la Société, mais ce dernier est l’archipel majeur de la Polynésie française en regard des Marquises, des Australes, etc.
11Par amplification supplémentaire de la notion de région, l’opposition du « Sud » et du « Nord » témoigne encore de degrés supplémentaires dans la périphérie : si les routes maritimes et aériennes se sont multipliées au fil de la mondialisation économique et des ambitions des plus grandes puissances, il subsiste de nombreux territoires situés en marge des principaux courants d’échanges internationaux ; c’est le cas de pays enclavés dans leur continent tels le Paraguay ou la Bolivie en Amérique du Sud, et plusieurs États d’Afrique centrale, ou encore la Mongolie en Asie orientale et de nombreux États océaniens. La marginalité physique se double souvent de retards de développement en comparaison des cœurs économiques du monde. Cependant, ces situations de régions pauvres opposées à des régions riches ne sont pas immuables.
Une notion évolutive
12En effet, les périphéries sont pour partie issues de constructions territoriales ou de déconstructions. Le façonnement hétérogène des empires coloniaux aux époques moderne et contemporaine, leur éclatement lors des processus de décolonisation ont rebattu les cartes – au sens strict comme au figuré – à de multiples reprises. En d’autres termes, des centres sont devenus des périphéries et inversement. La démultiplication des pôles de pouvoir politique, les changements d’implantation des capitales, les remaniements frontaliers à la suite de sécessions ont beaucoup modifié les positions des régions concernées. Le démembrement des empires russe, austro-hongrois, ottoman après 1918, l’émancipation des territoires assujettis à la France, au Royaume-Uni, au Portugal, l’éclatement de l’Union soviétique ont démultiplié « centres » et « périphéries », les antagonismes entraînant des « durcissements » frontaliers, entre autres au Proche comme au Moyen-Orient, qui ont accentué la marginalisation des régions périphériques et des zones les plus marginales de ces régions.
13La mise en place aux xixe et xxe siècles des réseaux de transport transcontinentaux en Amérique du Nord et en Eurasie a induit des mutations économiques majeures qui ont désenclavé toute une série de territoires régionaux. Un cas flagrant est celui de la Californie : périphérie de la Nouvelle Espagne puis des États-Unis dans la première moitié du xixe siècle, cet État est devenu central par son développement économique et son peuplement grâce à ses liaisons le raccordant aux autres pôles économiques du pays.
14À une échelle plus modeste, la sortie de la marginalité a affecté toute une série de vallées montagnardes par l’ouverture de routes franchissant les cols, et de tunnels routiers et ferroviaires. Ainsi, bien des fonds de vallées du massif alpin sont sortis de la périphérie, les ex-marges se trouvant revitalisées par l’essor des échanges, de biens et de personnes.
15Ainsi, l’intégration dans le « centre » ou la mise en périphérie ressortit pour partie à l’action politique. En d’autres termes, les pouvoirs nationaux et régionaux ont la capacité de réduire les écarts entre les marges et le reste territorial ; cela passe par les désenclavements et par des appuis financiers, dont des aides fiscales. Au bord du Rio Grande, la zone frontalière entre Texas et Mexique a fixé villes et entreprises témoignant que le concept de « frontière attractive » pouvait faire pièce à celui de « frontière répulsive ». L’encouragement aux investissements et la distorsion des coûts de main-d’œuvre ont entraîné en quelques décennies un renversement de situation et de perception.
16En somme, l’action publique peut s’avérer décisive pour extraire des marges territoriales, quelle que soit l’échelle, de la « tyrannie » des contraintes géographiques et ainsi réduire leur caractère périphérique.
17Les textes réunis ici1 ont le mérite de parcourir à travers les siècles, et sous des angles distincts et complémentaires, le concept de périphérie et son évolution. Quatre articles abordent la question des régions périphériques à travers un prisme géopolitique et administratif, deux selon des aspects plus économiques. Naturellement, l’abord de la notion de région s’articule bien différemment sur la plage multimillénaire ici présente, et le terme même de « périphérie », avec sa connotation péjorative, n’a pas toujours été présent dans les différentes cultures, ni recouvré une signification identique. L’« entre-deux » des régions périphériques a pu être vecteur d’autonomie, de coupure frontalière, ou au contraire d’exploitation, comme cela apparaît dans les deux articles abordant ces régions sous un angle économique. Entre la périphérie dont le « centre » tire des ressources matérielles et celle qui est surinvestie par des masses de touristes venus d’un « cœur » lointain, sans doute y a-t-il des points communs.
18C’est à une périphérie « en mouvement » qu’est consacré le premier texte ; en effet, la construction politique romaine évoquée par Nicolas Mathieu s’est réalisée par une absorption continue de territoires « barbares », par excellence périphériques puisqu’en dehors du limes, et qui ensuite l’étaient de moins en moins, comme phagocytés au fil de l’extension impériale plus lointaine. Les « frontières naturelles », fleuves, montagnes, déserts n’ont très souvent été que des limites périphériques fort provisoires en attendant de nouvelles phases d’expansion, avant que l’ensemble de l’Empire se retrouve submergé puis démembré par d’autres peuples non – ou mal – assimilés.
19L’Égypte antique fournit une vision originale de la périphérie, marquée, de la part de l’État pharaonique par un couple « fascination-répulsion ». Catherine Chadefaud explique comment les territoires voisins de l’Égypte ont été appelés à concourir à l’approvisionnement du cœur, soit par des contraintes militaires, soit par un commerce fondé sur des missions d’achat, dans les deux cas par des voyages lointains. La conduite d’expéditions vers la Nubie, vers le mythique pays de Pount, ou encore vers les monts du Proche-Orient visait en premier lieu à se procurer des pièces de bois pour la construction navale, des plants exotiques, ou encore des métaux, mais les souhaits d’assujettissement n’étaient jamais loin.
20Comment gérer les territoires périphériques ? C’est l’objet de la contribution d’Éric Limousin à travers le cas de l’Empire byzantin dans la période du ixe au xie siècle. Il souligne comment les modalités de l’organisation administrative intègrent alors un principe de hiérarchie parmi les dignitaires des provinces, tant par le prestige que par les rémunérations. En même temps, les processus de reconquête de provinces à l’est de l’Empire se traduisirent par la mise en avant dans les hautes fonctions militaires et civiles de personnages d’origine arménienne et géorgienne, voire arabe, tous issus des élites locales ; ainsi, une certaine « plasticité administrative » concourut à la maîtrise des territoires périphériques.
21C’est de nouveau la périphérie de l’Empire byzantin, mais pour une période plus tardive (xiie-xve siècle) qui est l’objet d’analyse avec le cas de l’Épire étudié par Brendan Osswald. Différence majeure cependant : ce territoire épirote s’est retrouvé former un État en périphérie du cœur de l’Empire du fait des aléas de la lutte entre Byzantins et Ottomans. L’Épire passa ainsi de l’intérieur à l’extérieur de l’Empire tout en maintenant pleinement la culture byzantine. Cette position en marge et en concurrence d’autres morceaux de l’Empire démembré fut conservée plus de deux siècles grâce à des jeux d’alliance, voire de vassalité, souvent subtils, jusqu’à la conquête finale par les Turcs en 1449, peu avant la chute de Constantinople. Entre autonomie et indépendance politiques, l’Épire fut gouvernée par des « despotes » qui n’étaient pas toujours grecs et orthodoxes ; en revanche, l’orthodoxie épirote demeura fidèle à Constantinople. La vitalité culturelle manifesta que l’Épire n’était pas une périphérie.
22La « mise en périphérie » constitue, avec le cas du Briançonnais, un autre aspect des vicissitudes sociopolitiques. C’est à l’examen des relations entre Piémont et Dauphiné que s’attache Jean-Gérard Lapacherie. Après que trois vallées briançonnaises aient été cédées au duché de Savoie en 1713, l’édification d’une frontière internationale limita les relations, jusque-là importantes, entre vallées du versant piémontais et vallées du versant français. Des cols et des tunnels permettaient auparavant le passage des hommes, des marchandises et des troupeaux. Progressivement, au fil des mutations géopolitiques, c’est à une frontière hérissée de forts que l’on eut affaire, tandis qu’il fallut s’efforcer de relier le Briançonnais au reste de la France ; par contre, les projets de liaison ferroviaire du Briançonnais vers l’Italie échouèrent systématiquement.
23L’infériorisation des périphéries contemporaines est mise en lumière par Michel Buhot, avec les exemples des territoires ultramarins français de l’hémisphère sud. C’est la dépendance des économies touristiques locales vis-à-vis de clientèles métropolitaines qui apparaît remarquable. A contrario, peu a été fait pour tenter de valoriser une intégration « régionale » par des flux touristiques étrangers de pays bien plus proches que ceux issus de la France métropolitaine. La prédominance de ces derniers, en dépit de trajets aériens bien supérieurs à dix heures, crée une situation de dépendance. Celle-ci se trouve accentuée sur le plan de la psychologie collective par le maintien des « clichés » de l’exotisme idéalisé. Au nom de la durabilité, une réorientation touristique paraîtrait souhaitable.
Notes de bas de page
1Afin de respecter les modalités bibliographiques inhérentes à chaque « champ », différents systèmes bibliographiques ont été acceptés pour la réalisation de ce livre électronique.
Auteur
Professeur émérite de géographie et d’aménagement urbain, université d’Angers, membre du laboratoire Espaces et sociétés (ESO, UMR 6590, université d’Angers/CNRS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016