Les savoirs techniques dans une périphérie européenne : le duché de Savoie au xviie siècle
Résumé
Le duché de Savoie du xviie siècle, à l’écart des pôles technologiques, à la fois à l’échelle européenne et à celle des sabaudian lands, mobilise dans le cadre d’une politique mercantiliste, notamment sous Charles-Emmanuel II (1663-1675), des savoirs issus de centres d’accumulation dotés, au sein d’une Europe technique polycentrée, d’un leadership dans un domaine spécialisé : l’hydraulique et la construction des ponts pour les Provinces-Unies et la France, les salines pour l’Empire, la cartographie et l’architecture pour l’Italie. Cette circulation se fait par les missions techniques d’ingénieurs savoyards envoyés à l’étranger et par l’appel à des experts extérieurs au duché et se poursuit au xviiie siècle avec l’institutionnalisation du voyage minier : Nicolis de Robilante est envoyé à Freiberg.
Texte intégral
1Les concepts de centre et de périphérie, employés par Fernand Braudel (1979 : p. 28-30) et Immanuel Wallerstein (Wallerstein, 1974), ont été discutés par les historiens des sciences et des arts avec l’émergence du paradigme spatial à partir des années 1990 (Besse 2010 : p. 212 et 215-217). David Livingstone (2003), Christian Jacob (2007 : p. 25) étudient l’inscription spatiale des sciences dans des réseaux et leur circulation. La vision traditionnelle et polarisée de l’Europe des techniques à l’époque moderne, calquée sur le modèle braudélien des basculements du cœur de l’économie-monde européenne et bâtie sur une succession de pays leaders diffusant leur technologie vers les autres pays – l’Italie des xve et xvie siècles, les Flandres au xvie siècle, les Provinces-Unies et la France colbertiste au xviie siècle, l’Angleterre au xviiie siècle –, a été déconstruite par l’historiographie des vingt dernières années (Hilaire-Perez, Brioist 2020 : p. 101-108), de même que le schéma centre-périphérie sous-jacent au modèle du sociologue Bruno Latour (Hilaire-Perez, Verna 2016 : p. 221-222). L’Europe technique moderne est multi-centrée, multipolaire ; les techniques sont ancrées dans les territoires et les communautés humaines ; des foyers techniques occultés, telles les terres germaniques ou l’Espagne, sont mis en valeur (Hilaire-Perez, Brioist 2020 : p. 120-133). Le duché de Savoie, partie occidentale des États de la Maison de Savoie ou sabaudian lands (Vester 2013 : p. 15-18) se trouve en situation de périphérie politique et technique, à l’écart des « centres d’accumulation » (Roberts 2011 : p. 3-27). Par une politique mercantiliste amorcée par Victor-Amédée 1er (1630-1637), poursuivie jusqu’au règne de Victor-Emmanuel II (1675-1730), il mobilise, grâce aux voyages techniques des ingénieurs savoyards et à l’appel à des experts étrangers, les savoirs des pôles technologiques spécialisés que sont les Provinces-Unies, les terres d’Empire, la France colbertiste et l’Italie.
Le duché de Savoie au xviie siècle : périphérie politique et périphérie technique ?
En périphérie des États de la Maison de Savoie
2La Savoie, berceau de la Maison de Savoie, fut le cœur de son expansion territoriale, vers l’est des Alpes et le Piémont, devenant à partir du xvie siècle plus important d’un point de vue démographique, économique et politique, que le duché de Savoie désormais décentré. Turin, capitale remplaçant Chambéry en 1563, est désormais le foyer stratégique, le centre politique, la vitrine architecturale et le centre économique de l’État (Vester 2013 : p. 1-11) concentrant des activités comme la manufacture de la soie et de la laine, la métallurgie au service de l’armée et des activités de luxe dont l’orfèvrerie, qui toutes requièrent la maîtrise de techniques (Symcox 2008 : p. 54-65). Par contraste, le duché de Savoie a un niveau relativement bas de développement économique avec quelques activités industrielles au xviie siècle1. Depuis les années 1980, le paradigme centre/périphérie a cédé la place à une approche polycentrique politique, administrative et sociale des sabaudian lands (Vester 2013 : p. 28-31). Le duché de Savoie conserve une autonomie juridique, ses cours souveraines à Chambéry, le sénat et la chambre des comptes qui a des attributions financières et supervise les travaux d’ingénierie dans la seconde moitié du xviie siècle grâce aux compétences des maîtres auditeurs accompagnés d’ingénieurs lors de leurs tournées (Perrillat 2004 : p. 201-215).
3Malgré la faiblesse des industries, il existe une tradition industrielle (et donc technique) liée aux ressources naturelles, étudiée par de rares historiens tel Victor Barbier (Barbier 1875), la métallurgie savoyarde datant par exemple du Moyen Âge (Judet 2014 : p. 245-247). Au concept diffusionniste de transfert technique, les historiens des techniques préfèrent celui de circulation des techniques, et ce, à l’échelle européenne, insistant sur leur appropriation locale, sur la pluralité des mondes techniques perceptible à une échelle micro plutôt que macro (Hilaire-Perez, Verna, 2009 : p. 25-27) : la « révolution bergamesque » introduit un nouveau fourneau dans les Alpes à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle grâce à la famille Castagneri (Judet, 2016 ; Hudry-Menos 1862 : p. 401) ; la mine savoyarde d’anthracite de Mâcot est concédée en 1470 à Jean Müller de Nuremberg. À l’inverse, le Savoyard Jean Roget de Taninges est employé aux forges de Vizille dans le Dauphiné par Lesdiguières en 1611-1613 (Tavernier 1878 : p. 18).
Mercantilisme et mobilisation des savoirs
4Le « sous-développement économique » de la Savoie à la fin du xvie siècle (Grosperrin 1985 : p. 151) est dû au manque de capitaux investis dans la rente, malgré l’atout d’une situation stratégique sur des artères vitales pour le commerce européen, entre Marseille et Genève et entre la Lombardie et Lyon. Charles-Emmanuel II (1663-1675) conseillé par des mémorialistes acquis aux principes mercantilistes, tel son ministre Giovanni Trucchi admirateur de Colbert, tente une politique inspirée de la France voisine qui s’organise autour de deux axes (Bulferetti 1953 : p. 180-216 ; Grosperrin 1985 : p. 151-178).
5Les richesses minérales devant être développées (Bulferetti 1953 : p. 208-211), il faut des compétences techniques pour aménager les salines de Moûtiers, de l’Arbonne (Tarentaise) et de Pontamafrey (Maurienne) pour libérer le duché de sa dépendance étrangère pour son approvisionnement en sel. Les premières, affermées à partir de 1569 à des entrepreneurs suisses et allemands, connaissent des difficultés jusqu’en 1730 malgré des efforts de mise en valeur de la décennie 1630 aux années 1680. Celles d’Arbonne étant réunies à la couronne en 1666, il est fait appel à l’ingénieur François Cuenot, de même que pour celles de Pontamafrey2.
6En outre, l’ambitieuse politique routière vise à conserver les circulations commerciales internationales à travers le duché, alors que la route savoyarde du col du Mont Cenis est concurrencée à partir du xviie siècle par celle du Simplon, mieux équipée et non soumise à la fiscalité savoyarde élevée : la réparation des « chemins ruinés » de Maurienne, débouché du Mont Cenis, doit « faciliter le commerce3 ». La nouvelle route des Échelles sur le trajet de Turin à Lyon via Chambéry est :
« Un tres beau et un tres grand ouvrage, d’une grande commodité au public, et qui facilitera beaucoup le commerce, les carrosses et charrettes y pourront monter a présent sans aucune peine », [tout en procurant aux sujets du duc] « les avantages du grand commerce4. »
7Une priorité est aussi donnée à d’autres chantiers majeurs : sur l’Isère les ponts de Montmélian, Fréterive et Pont-Solet ; les aménagements destinés à capter le commerce passant par Genève, le port de Bellerive et le pont d’Etrembières (Lannoy de Bissy 1930 : p. 25-29).
À l’écart des pôles techniques européens
8L’absence de techniques en Savoie explique l’appel à des savoirs issus de pays détenant un leadership technologique. Cette notion est liée à celle de progrès technologique, née dans la République des Lettres des xvie et xviie siècles : lettrés et souverains l’associent à des espaces géographiques précis (Davids 2008 : p. 43-44). En 1665, l’ingénieur hollandais Maximilien Yvoy (1621-1686) est, selon le président du sénat de Savoie, le seul recours contre la rivière de la Leysse « qui gaste toute la plaine de [Chambéry] au Bourget », pour la réparation des chemins et la construction du pont d’Etrembières :
« À parler franchement à V.A.R., je ne vois personne dans cette province capable de bien conduire des entreprises de cette nature5. »
9L’opinion des observateurs contemporains construit la perception du leadership technique par des récits de voyage, la correspondance privée mais aussi les rapports des ambassadeurs (Davids 2008 : p. 3-4 et p. 47-48). Le marquis de Saint-Maurice, ambassadeur savoyard à Paris, est sollicité par la chambre des comptes pour envoyer des dessins des « machines merveilleuses » qui servent à Paris pour construire des ponts et planter des pilotis, pour lesquelles « le Roy a fait venir […] tous les meilleurs ouvriers qui estoient dans les pays estrangers si bien que l’on en voit de tres curieuses et a toute sorte d’usage » et conseille la venue de l’ingénieur Cuenot6. Paris et Versailles sont alors un lieu d’accumulation de savoirs techniques, ceux des entrepreneurs parisiens, des spécialistes hollandais et italiens, ceux d’institutions comme l’Académie royale d’architecture et l’Académie royale des sciences7. De même pour les salines, Cuenot propose de faire venir « un maistre de la montagne du Tirol » et de se renseigner sur les salines de Salzbourg en Bavière8, terres d’Empire productrices de sel aux xvie et xviie siècles et marquées par un dynamisme technique minier (Hilaire-Perez, P. Brioist 2020 : p. 124).
10Ces centres d’accumulation du savoir sont des lieux d’innovation : Cuenot rapporte de Paris « l’invention » d’une machine à arracher les pilots9 et le Tourangeau Antoine Sazilly de Vauzelles propose des inventions pour les machines et artifices destinés à la construction du pont de Montmélian10. L’« invention », processus collectif et non individuel, implique à l’époque moderne l’imitation, le transfert analogique (Archambault de Beaune 2017 : p. 26-34) et est porteuse de multiples possibilités d’application (Roberts 2011 : p. 16).
Les voyages des ingénieurs savoyards dans l’Europe technique multi-centrée du xviie siècle
Voyage technique et acquisition des savoirs
11La diffusion des savoirs liée à la mobilité internationale d’ingénieurs (Martens, Van de Vijver 2015) se fait aussi par les voyages techniques financés par les États dans ces secteurs : la mine, l’hydraulique, la poliorcétique, la construction de ponts, la production manufacturière. Pietro Guerrini (1682-1686), au service de Côme III de Médicis, va dans « les provinces d’Europe les plus développées » (Becker 2015 : p. 151), l’empire allemand, la Hollande, l’Angleterre et Paris (Guerrini 2005 : p. XII-XXXII), Colbert envoie La Feuille aux Provinces-Unies étudier les ponts et techniques de drainage11.
12Ces voyages de spécialistes, architectes et ingénieurs (Becker 2015 : p. 151-152), relèvent des pratiques administratives de l’État. Procès-verbaux, dessins sont conservés dans les archives de la Chambre des comptes de Savoie qui les organise. Les échanges épistolaires entre le duc et ses ingénieurs en traitent : L’Espigny relate l’organisation difficile de son voyage dans le duché de Candie, colonie de la République de Venise, où Michele Sanmicheli a introduit la trace italienne12. La connaissance des langues des pays visités ne pose pas vraiment problème : Cuenot qui va dans les terres d’Empire possède un alphabet allemand français13. Ces missions s’appuient sur un réseau notamment diplomatique (Becker 2015 : p. 158). L’ambassadeur savoyard à Paris introduit Cuenot auprès des « plus habiles architectes », et « chez monsieur Colbert où sont tous les modèles [de machines]14 ». À Lyon, le jésuite mathématicien Claude-François Milliet de Challes15, membre d’une famille au service du duc de Savoie, le guide. Accueilli à la cour de Bavière par la sœur du duc de Savoie, l’électrice Henriette Adelaïde, il reçoit des lettres de recommandation pour visiter les salines de Petresgal, d’Innsbruck (Hall) et de Reichenhall16.
Acquérir les savoirs de la saline en terres d’Empire
13Outre ces salines de Bavière et d’Autriche, Cuenot visite aussi celles de Saulnot, de Salins (Franche-Comté), de Salzbourg et du Frioul17. Le voyage minier est une tradition dans l’empire allemand dès la fin du xvie siècle (Walter 1989). Heinrich Schickhardt visitant pour le compte du duc de Wurtemberg de 1593 à 1620 celles de Salins, Hall, Schwäbisch Hall, Schönfelden et Porto Cesenatico (Italie) a rapporté mémoires et dessins aquarellés (Bouvard : p. 59-61). Hans Wolfsgruber, employé à Reichenhall, parcourt les principales salines allemandes, à la demande du duc de Bavière Maximilien en 1606 (Jahn 2000). Les instructions données à Pietro Guerrini incluent la visite de salines.
14Cuenot compose à la suite de son voyage de 1666, un Reccueil des machines, artifices. Elevations d’eau douces & saléés dans les pays de l’eslecteur de Bavieres, Cologne & Salssebourg, et des entréés des montagnes saléés dudit Salssebourg, montrant « tous ses artifices en dépendant pour la dissolution du marbre salé, et conduitte des eaux qui en proviennent, comme […] tous les artiffices, des bastiments et outilz que l’on se sert pour la cuisson du sel18 », grâce aux planches accompagnées de commentaires représentant les instruments de la géométrie souterraine, les machines hydrauliques, les chaudières et fourneaux de cuite du sel et les benastes pour les pains de sel19. Les Bergmeister responsables des salines lui expliquent leur fonctionnement et lui montrent « tous les instruments de mathématique, cadran et autres ».
Se perfectionner dans l’art de la construction des ponts dans la France colbertiste
15Les grands projets monarchiques d’ingénierie affirmant l’autorité royale de Louis XIV, les jardins de Versailles et le canal du Midi (Mukerji 2009 : p. 2) constituent aussi un modèle pour la Savoie et un lieu d’acquisition de savoir-faire. Cuenot observe les « machines que l’on se sert aux ponts et rivières pour sa maiesté en France20 » (fig. 1) à Paris, Lyon, Moulins Joigny, Villeneuve-le-Roi, Chalon-sur-Saône et Mâcon, mais aussi « les artifices du Louvre et des Tuileries, de Versailles, de l’Arc de Triomphe et de l’observatoire21 », le canal de Briare22, qui est, avec le canal du Midi construit sous Louis XIV, la seconde grande entreprise fluviale royale du xviie siècle, débutée sous Henri IV grâce à des ingénieurs réputés, tels Hugues Crosnier et le maître des digues flamand Humphrey Bradley.
Fig. 1. – Machine propre à tirer toutes sortes de fardeaux, Lyon, 1672, François Cuenot.

Arch. dép. de Savoie SA 6098 © Cliché Patricia Subirade.
16Lors des visites des chantiers de la Seine et du Rhône, l’ingénieur mesure, dessine23, dresse des mémoires, consulte les entrepreneurs parisiens sur les problèmes rencontrés en Savoie. La mise en image du savoir promeut une technologie qui a fonctionné ailleurs et atteste de la standardisation des pratiques dans l’ingénierie à l’époque moderne (Lefevre 2007 p. 29-30 ; Popplow 1999). Le dessin, outil de formation, sert aussi à exposer les projets au duc de Savoie et à l’ouvrier qui, en Savoie, construira ces machines24. Outre les aspects purement techniques, Cuenot, soucieux de la rationalité économique, s’enquiert aussi de l’organisation des chantiers, de la rémunération des entrepreneurs à une époque où se déploie en France « la science de l’ingénieur moderne » visant à la maîtrise de la dépense financière et où le modèle rationnel des travaux militaires privilégié par Vauban se transfère aux travaux civils (Vérin 1993 : p. 243-244).
La circulation des savoirs techniques des centres vers la Savoie : les experts étrangers
Les Hollandais et Français : routes et ponts
17La diffusion des savoirs vers la Savoie passe aussi par la venue de spécialistes étrangers, des ingénieurs polyvalents appelés néanmoins pour une tâche principale, qui sont avant tout des experts par leur expérience plus que par la possession d’un savoir écrit et la rédaction d’ouvrages techniques (Walton 2010 : p. 74), dotés d’une compétence dans un domaine particulier, notamment les travaux publics, militaires et navals (Ash 2010a : p. 4).
18Recommandant Maximilien Yvoy au duc pour travailler sur les ponts et chemins, le président du sénat dit « qu’il a veu cet ingenieur, qui a mon iugement parle pertinemment des choses de sa profession25 ». Il vient des Provinces-Unies, un des grands centres européens d’accumulation du savoir technique au xviie siècle alimentant un transfert technologique vers les Flandres, la Baltique, l’Allemagne du Nord, mais aussi la France, l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, l’Europe centrale, la Russie, dans deux domaines : l’art de la fortification et de l’urbanisme ; l’ingénierie hydraulique utilisée pour l’aménagement de ports, routes et la navigation, l’assèchement des marais et la construction de digues et dans les mines. Les Hollandais sont très sollicités en Europe au xviie siècle pour leurs compétences hydrauliques : Cornelis Jansz Meijer d’Amsterdam conseille le pape pour régulariser le cours du Tibre en 1675 et propose à Côme III de Médicis, duc de Toscane dans les années 1680, des méthodes pour prévenir les inondations récurrentes de l’Arno. Yvoy, ingénieur militaire, architecte naval et cartographe, inspecteur des bâtiments de la maison d’Orange depuis 1660, est actif à Genève de 1660 à 1675 et en 1686, dans les fortifications26 et des projets de génie civil. Requis en Savoie, notamment pour la tournée des chemins de Maurienne en 1665, il va à Turin présenter au duc la carte qu’il a dressée et son avis sur les réparations nécessaires27. Il est aussi employé aux sources salées de Maurienne par le marquis de Fleury qui en a alors la concession28.
19Plusieurs ingénieurs français construisent des ponts. Pierre de Bonnefons ingénieur et architecte du roi de France à Grenoble, travaillant aux fortifications de cette ville, va quelques mois sur des chantiers savoyards : le port de Bellerive, les ponts d’Etrembières, Fréterive, Montmélian, les chemins de Maurienne, les réparations du fort de Miolans mais aussi les salines de Maurienne. Il propose des plans pour construire une ville dans la plaine d’Aiton29. Des Lyonnais, maîtres maçons jurés, collaborent à ces mêmes édifices : Humbert Aynex, Jean-Pierre Cousin30 et Benoît Daurolle31 (fig. 2), appartenant à une famille bâtisseuse des ponts de Lyon au xviie siècle, est un des entrepreneurs de son hôtel de ville32.
Fig. 2. – Dessin pour le pont de Fréterive, 1668, Benoît Daurolle.

Arch. dép. de Savoie SA 5971 © Cliché Patricia Subirade.
Les Allemands : les salines
20Les experts étrangers, spécialistes des eaux salées, appelés à Arbonne sont surtout originaires d’Europe centrale, haut lieu de l’expertise minière (Ash 2010b : p. 19-53) : un Bourguignon, un Flamand et des Allemands en 1637 (Baud 1934 : p. 150), deux Allemands en 1665-166633. Sebastian Strasser, officier impérial et directeur de la saline de Hall au Tyrol, vient pendant quatre années diriger les travaux, creuser les entrées de nouvelles galeries souterraines, laissant à son départ un mémoire34 :
« C’est le meilleur maître et le plus expérimenté qui soit dans tout le Tirol35. »
21Il y retourne en 1670, quand deux mineurs savoyards Mathieu Lombard et Michel Jeantet sont envoyés à Hall. La formation de ces derniers et l’appel aux experts allemands ont permis d’acquérir les savoir-faire :
« L’on n’a pas besoin d’envoyer chez les étrangers chercher des ouvriers, ceux qui sont sur les lieux sont capables de bien servir36. »
22L’expert étranger proche des sphères du pouvoir est remplacé par des experts locaux, tout comme en Angleterre à la fin du xvie siècle (Walton 2010 : p. 78). Les objets produisent et transportent des savoirs depuis les centres technologiques (Roberts 2011 : p. 14). Les Allemands ont appris aux Savoyards la façon de faire travailler les ouvriers, la méthode pour se servir des instruments des mathématiques, le cadran, la règle et la balance37 fondement des savoirs pratiques de la géométrie souterraine ou Markscheidekunst, codifiés qui, transmis dans les mines de l’espace germanophone, permettent de faire les plans de mines, de planifier le creusement des puits, de construire des galeries d’exhaure (Morel 2021).
Les Italiens du Piémont : cartographie et architecture
23Giovanni Tomaso Borgonio (1620-1683), ingénieur militaire, topographe, cartographe, dessinateur, peintre, décorateur des ballets et des fêtes de la cour à Turin, s’engage dans deux projets importants. Tout d’abord, l’entreprise éditoriale majeure de la maison de Savoie du Theatrum sabaudiae d’abord conçue pour le Piémont, étendue au-delà des Alpes à partir de 1672 : Borgonio en charge pour la partie savoyarde fait des relevés38 pour des vues gravées des villes du duché. À partir de 1676, il travaille aussi à la Carte générale des États de SAR, commande de la régente, gravée à partir de 1680 par Giovanni Maria Belgrano (Weigel 2000 : p. 39) et marquant un tournant dans la représentation du duché de Savoie ; malgré l’absence de triangulation générale, cette carte est élaborée à partir des relevés topographiques de terrain à la boussole et au graphomètre, après un travail en archives à Turin.
24Amedeo di Castellamonte (1613-1683), architecte et premier ingénieur du duc en 1678, œuvrant surtout dans le Piémont, est venu plusieurs fois en Savoie pour travailler aux forteresses (Signorelli 2016) : à Montmélian, au fort des Allinges, en 1649, 1656, 1666, 1668 et en 1678 ; aux routes, notamment au port de Bellerive et aux ponts d’Etrembières, de Fréterive, de Conflans39, laissant des dessins et des mémoires en italien40. Il est considéré comme un des meilleurs ingénieurs de la Maison de Savoie. La présence à Bellerive « du grand ingénieur de SAR » venu pour ajouter des tours inquiète fort le Conseil de la ville de Genève persuadé qu’outre un entrepôt Bellerive est avant tout un fort militaire41. Il est aussi l’auteur de la façade baroque de la Sainte-Chapelle de Chambéry, à deux ordres, surmontée d’un fronton triangulaire porté par des pilastres, avec un portail sommé par un fronton brisé42 (fig. 3).
Fig. 3. – Dessin de la façade de la Sainte-Chapelle de Chambéry, Amedeo di Castellamonte, 1647.

Arch. dép. de Savoie SA 969 © Cliché Arch. dép. de Savoie.
25La Savoie du xviie siècle s’inscrit dans une Europe technique multi-centrée. Dans le cadre d’une politique mercantiliste, elle mobilise des savoirs, qui lui font défaut dans certains domaines, dans des territoires en position de leadership : les Provinces-Unies – entrepôt technique de l’Europe pour l’hydraulique et les ponts ; la France colbertiste – pour les ponts ; les terres d’Empire – pour les salines ; et, à l’échelle des sabaudian lands, l’Italie – pour la cartographie et l’architecture civile et militaire.
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Notes de bas de page
1Symcox 2008 : p. 39-40.
2Arch. État Turin, lettere di particolari, C, mazzo 116, lettres, 19 décembre 1665, 6 février 1666.
3Arch. dép. Savoie, SA 495, « Avis à S.A.Rle concernant les chemins dans la province de Maurienne », 18 mars 1661.
4Arch. État Turin, lettere di particolari, M, mazzo 53, lettre de Milliet de Challes, 8 août 1670, fol. 1.
5Arch. État Turin, lettere di particolari, B, mazzo 61, lettre 29 mars 1665, fol. 2.
6Arch. État Turin, lettere di ministri, Francia, mazzo 85, pièce 223/6, lettre, 12 décembre 1669, fol. 5 v.
7Arch. État Turin, lettere di ministri, Francia, mazzo 86, pièce 54/6, lettre, 4 avril 1670, fol. 5.
8Arch. État Turin, lettere di particolari, C, mazzo 116, lettre, 19 février 1666.
9Arch. Etat Turin, lettere di particolari, M, mazzo 53, lettre de Milliet de Challes, 30 mai 1670.
10Ibid., lettre, 2 mai 1671.
11BnF, département des Manuscrits, Français, Cinq cents de Colbert, 448 « Remarques faictes au voiage de Flandres et Hollande », 1671.
12Arch. Etat Turin, lettere di particolari, D, mazzo 16, lettres,18 mars 1668, 22 décembre 1668.
13Arch. dép. Savoie, 6E 5452, inventaire, 29 février 1683, fol. 14.
14Arch. État Turin, lettere di ministri, Francia, mazzo 86, lettre, 4 avril 1670 et 2 mai 1670.
15Arch. État Turin lettere di particolari, L, mazzo 45, lettre de Sarde de Montagny, 25 juin 1672, fol. 6.
16Arch. État Turin, lettere di principi diversi, mazzo 24, lettre, 12 avril 1666.
17Arch. État Turin, lettere di particolari, M, mazzo 53, lettre de Milliet de Challes, 24 janvier 1670.
18Arch. État Turin, lettere di particolari, C, mazzo 116, lettre, 16 avril 1666.
19Arch. dioc. Moûtiers.
20Arch. État Turin, lettere di particolari, C, mazzo 116, lettre, 8 mai 1670.
21Arch. État Turin, lettere di ministri, Francia, mazzo 86, pièce 71/6, lettre, 2 mai 1670, fol. 4 v.
22Arch. dép. Savoie, SA 6293, Verbal du voyage à Paris, 15 mai 1670, fol. 2.
23Arch. État Turin, lettere di ministri, Francia, mazzo 84, lettre, 28 mars 1670.
24Arch. dép. Savoie, SA 6098.
25Arch. État Turin lettere di particolari, B, mazzo 61, lettre de François de Bertrand de La Pérouse du 2 janvier 1665, fol. 3.
26Arch. État Turin, lettere di particolari, M, mazzo 51, lettre de Milliet de Challes, 2 janvier 1665.
27Ibid., lettres, 2 janvier, 15 janvier 1665, 23 janvier 1665.
28Ibid., lettre 2 janvier 1665.
29Arch. État Turin, lettere di particolari, B, mazzo 105, lettres, 24 janvier, 18 avril et 1er août 1670.
30Arch. État Turin, lettere di particolari, M, mazzo 53, lettre de Milliet de Challes, 1er mars 1669.
31Arch. dép. Savoie, SA 5949 à SA 5956, SA 5971 et SA 5972.
32Arch. mun. Lyon, DD 311-40, requête des prévôts des marchands et échevins contre Claude Daurolle, 28 septembre 1620 et DD 97, fol. 101-109, prix-fait de la maçonnerie et pierre de taille de l’hôtel de ville, 14 juillet 1646.
33Arch. dép. Savoie, SA 2257-16 et 17, comptes de la saline d’Arbonne, 1665 et 1666.
34Arch. dép. Savoie, SA 2272 (5), « Relation des travaux qui se font en les montagnes d’Arbonne et de l’état des bâtiments », 12 mai 1672, fol. 4.
35Arch. État Turin, mazzo 64, lettre, 2 décembre 1666.
36Arch. dép. Savoie, SA 496, 18 avril 1676, fol. 333 v.
37Arch. dép. Savoie, SA 496, fol. 149 ; Arch. État Turin, mazzo 64, lettre, 12 mai 1667.
38Arch. État Turin, lettere di particolari, B, mazzo 108, lettre, 27 mai 1674.
39Arch. État Turin, lettere di particolari, M, mazzo 51, lettres de Milliet de Challes, 31 mai, 14 juin, 21 juin 1669.
40Arch. dép. Savoie, SA 5982, verbal sur le pont de Fréterive, 24 juin 1669.
41Archives d’État de Genève, lettres du Conseil LC 45, lettre aux messieurs de Berne, 11 avril 1671.
42Arch. dép. Savoie, SA 969, prix fait du portail de la Sainte-Chapelle, 11 mai 1647, fol. 375-379.
Auteur
Professeure agrégée d’histoire moderne, université Paris I – Panthéon-Sorbonne, membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC, UMR 8066, ENS/CNRS)
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2016