L’anthropologie urbaine : de ses périphéries à ses centres
Résumé
Retracer l’histoire de l’anthropologie urbaine implique un mouvement de lecture centripète, allant des terrains lointains, périphériques, dits alors exotiques ou en « situation coloniale » vers des terrains proches, ceux des villes françaises. Dès lors, la centralité parisienne, en particulier en matière d’institutionnalisation de la discipline, apparaît problématique et à dépasser, de même que la demande publique d’une approche ethnographique au plus proche du terrain qui tend à mettre la recherche au service des politiques. Des alternatives sont présentées comme celle de l’anthropologie réciproque autorisant de porter de l’extérieur un regard anthropologique sur la France urbaine, inversant ainsi le sens de l’observation entre centres et périphéries. Ce sont certaines des thématiques de ce courant de pensée que l’association AnthropoVilles entend poursuivre.
Texte intégral
1L’anthropologie urbaine a une double affinité avec la périphérie. D’une part, elle s’est construite à partir de recherches et de terrains périphériques ou à la marge, et d’autre part elle est souvent perçue comme périphérique ou marginale au sein des sciences humaines et sociales académiques.
2Quelle est son histoire ? Cette discipline s’est constituée tout à la fois à la périphérie des nations occidentales et à la périphérie des grands courants anthropologiques, et ceci tardivement, au milieu du xxe siècle. On peut introduire cette réflexion par une citation de Johannes Fabian sur l’anthropologie urbaine, tirée de son livre Le temps et les autres qui traite du rapport au temps des sociétés pour elles-mêmes et entre elles :
« L’“anthropologie urbaine”, dans la mesure où elle présente des images qui s’opposent à l’intégrité virginale de la vie primitive, fut à l’évidence le produit accidentel d’une phase avancée de la colonisation de territoires étrangers et d’une phase avancée de décadence urbaine à domicile. » (2017, p. 39)
3Il est vrai que c’est une discipline correspondant à la phase non seulement avancée, mais encore déclinante de l’ère coloniale moderne. En particulier, ne doit-on pas dater la naissance de l’anthropologie urbaine française dans les années cinquante, en pleine « situation coloniale » et alors que les mouvements de décolonisation sont déjà amorcés ? Quant à la « décadence urbaine à domicile » que Fabian évoque, il s’agit de celle des villes occidentales, sujettes à des formes de dégradation mais aussi de croissance remettant en question l’urbanité des villes, bidonvilles, grands ensembles, banlieues, périurbanisation, rénovations radicales, d’où la formule aujourd’hui à succès d’Henri Lefebvre Le droit à la ville, qui pourrait se traduire à bien des égards par « droit à la ville centre ».
4Sur le plan épistémologique, poursuit Fabian, l’anthropologie comme discipline générale est née de l’attention que les élites urbaines occidentales ont portée sur des mondes non-urbanisés :
« À un niveau plus profond […], ce fut le point de départ de notre discipline dans la mesure où elle exprime la conscience et les préoccupations de ses fondateurs citadins et bourgeois. » (ibidem)
5Il n’y a aucun doute que l’anthropologie s’est longtemps définie comme point de vue du centre sur la périphérie, regard occidental et urbain sur les Autres (sociétés dites primitives, traditionnelles, rurales). Elle a ensuite évolué de la posture de la distance culturelle vers celle du décentrement méthodologique puis épistémologique, du déplacement de points de vue, de la réciprocité des points de vue… C’est un aspect essentiel de la discipline anthropologique que ce « relationnel méthodologique » : qui regarde qui, que regarde-t-on, avec quels yeux, comment est-on perçu comme personne, ainsi que dans l’acte de connaissance que nous effectuons comme chercheur·e ?
Les moments de l’anthropologie urbaine
Hors de France : des périphéries états-unienne et africaine
6C’est une discipline qui s’est constituée hors de France, et pour respecter la chronologie de cette histoire, il faut rappeler que son moment initial remonte aux années 1920, dans le cadre de l’université de Chicago. C’est cette ville même qu’elle prit pour objet d’études afin d’en faire, selon la formule consacrée, son propre « laboratoire social ». Très influencée par l’écologie végétale dans l’élaboration de ses concepts, mettant en parallèle milieux naturels et milieux socio-urbains, cette dite École de Chicago observe la ville telle qu’elle se développe et se structure en fonction des migrations en provenance d’Europe (du Nord, de l’Est, du Sud) et du Sud des États-Unis. Elle se réapproprie les méthodes d’observation de l’anthropologie des sociétés amérindiennes alors discipline dominante dans ce pays. Cette origine n’infirme pas la vision de Fabian, car Chicago est typiquement une « ville de la frontière » suivant l’expansion territoriale de la « conquête de l’Ouest », et sa colonisation urbaine – une ville jeune d’un siècle d’âge au moment de ces premières observations.
7En Grande-Bretagne, c’est à la fin des années 1930 que fut créé le Rhodes Livingstone Institute, qui initia une anthropologie liée au développement des grandes villes minières et industrielles du Copperbelt – c’est-à-dire dans les territoires colonisés de la Rhodésie, aujourd’hui Zambie et République Démocratique du Congo où Johannes Fabian travailla ultérieurement. Ce courant fut désigné comme École de Manchester, du nom de l’université à laquelle était rattaché l’institut, sans que cette ville anglaise constitue alors un objet de recherche.
8C’est après-guerre, dans les années 1950, que l’anthropologie française a commencé à s’intéresser au phénomène urbain en Afrique. Georges Balandier, en partie inspiré par le courant américain de Culture et Personnalité puis par l’école de Manchester, effectue les premiers travaux d’anthropologie urbaine à Brazzaville (Sociologie des Brazzavilles noires, 1955). Parallèlement, Paul Mercier, très au fait des recherches de l’école de Chicago étudie la ville de Dakar, comme le révèle une récente publication par le CTHS de son ouvrage, Dakar dans les années 1950 : contribution à la sociologie des villes du Sénégal occidental (2021). Ainsi qu’on peut le constater, ces deux auteurs adoptent le terme de sociologie, ce qui amène diverses hypothèses : selon Jean Copans, qui a rédigé la présentation de ce dernier ouvrage, le terme « sociologie » vient qualifier des travaux sur les sociétés coloniales, alors que celui d’« ethnologie » est réservé à ceux portant sur les sociétés colonisées (p. 217). Plus généralement, la référence à la sociologie s’impose du fait de l’objet urbain concerné – ce qui en dit long sur le caractère marginal de cet objet en anthropologie à cette époque.
Des recherches de plus en plus centrées sur la France
9L’étape suivante fut de « rapatrier » ces formes d’anthropologie urbaine sur le territoire français. Pionnier en la matière, Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui « a connu un bref moment africaniste » rappelle Copans (2021) fonda dans les années 1950 le Groupe d’Ethnologie Sociale, à cheval entre l’anthropologie et la sociologie, lui-même ayant été formé par Marcel Mauss, Marcel Griaule et Maurice Halbwachs. Ce laboratoire réalisa de nombreux travaux sur la rénovation urbaine des quartiers populaires à Paris – le célèbre ouvrage d’Henri Coing, Changement social et rénovation urbaine, en étant un des produits les plus remarquables. Chombart de Lauwe, s’inspirant explicitement de l’École de Chicago, en exposa les schémas de croissance urbaine pour évaluer leur pertinence, relative, en ce qui concerne Paris. Porté par un milieu chrétien-social et réformateur, il resta à la marge des courants sociologiques marxistes dominants. Dans ce contexte, il fut difficile d’imposer la ville et l’espace social comme objet légitime de recherche, et la controverse entre Manuel Castells et Henri Lefebvre, deux décennies plus tard, résume assez bien cette lutte épistémologique : Le droit à la ville (1968) fut aussi un plaidoyer pour le droit à penser la ville, ce qui n’allait pas de soi dans un contexte où les classes sociales et le conflit de classes demeuraient des paradigmes sociologiques centraux.
10L’anthropologie urbaine stricto sensu ne fut pas directement concernée par ces discussions, car elle n’était pas encore implantée sur le territoire français où seules les sociétés rurales pouvaient à cette époque constituer des terrains anthropologiques légitimes. C’est au début des années 1980 que furent fondés en France les laboratoires d’anthropologie urbaine, plus précisément à Paris, d’une part à l’EHESS, l’ERAUI (Équipe de recherches en anthropologie urbaine et industrielle) dirigée par Gérard Althabe et d’autre part au CNRS, le LAU (Laboratoire d’anthropologie urbaine) dirigé par Colette Pétonnet et Jacques Gutwirth.
11Il importe de souligner que ce moment de création institutionnelle inaugure le transfert des terrains du lointain vers le proche, soit de la périphérie vers le centre. Gérard Althabe était alors fort d’une expérience d’anthropologie dite exotique après avoir effectué des travaux significatifs sur Madagascar et le Congo-Brazzaville. Proche de Balandier, il lui importait de s’affranchir du contexte colonial qui avait marqué l’anthropologie. En se recentrant sur la France, son anthropologie urbaine chercha à se défaire des concepts mis au service de la politique coloniale, notamment celui d’ethnie, et se tourna donc vers l’étude des « rapports sociaux de domination », en particulier dans les grands ensembles et les périphéries urbaines.
12L’EHESS abrita d’autres anthropologies dites des mondes contemporains, menant une réflexion sur les métamorphoses de l’espace dans les sociétés « surmodernes » – on pense bien sûr aux travaux sur les « non-lieux » de Marc Augé, dont la trajectoire africaniste fut marquante pour sa perception du « lieu anthropologique ». C’est au Brésil et en Afrique que Michel Agier initia ses travaux d’Anthropologie de la ville articulée autour des notions de « Frontières et mouvements de la ville », avant de généraliser son approche à la condition de l’étranger venu des périphéries et perçu comme indésirable, donnant à repenser au centre le sens de l’hospitalité.
13D’une façon différente, quoique déterminante, Colette Pétonnet s’exposa dans un premier temps à un contexte extra-européen à travers son travail dans les bidonvilles marocains. Que ce soit à Casablanca ou à Rabat, elle les perçut comme des environnements humains structurés selon des logiques sociales et fonctionnelles, tout à fait à l’inverse de la perception que les autorités françaises avaient alors des bidonvilles qui s’étaient multipliés en France à la périphérie des métropoles au cours des années 1950-1960 (Blanc-Chaléard, 2018).
14Cette exposition initiale à l’extraterritorialité, à des terrains dits exotiques, n’est pas le cas de ces deux autres anthropologues du LAU, Jacques Gutwirth et Patrick Williams qui travaillèrent sur des communautés européennes, Hassidim d’Anvers pour l’un, Manouches de la Creuse et Roms de la banlieue parisienne pour l’autre, auxquelles ils étaient liés par des liens familiaux d’alliance. Leurs études se sont appuyées sur cette connaissance de l’intérieur, dans l’intimité et la durée, d’un groupe à la fois familier et étranger à eux-mêmes. Ce type d’ethnologie qui se poursuit aujourd’hui connaît un renversement de genre puisque maintenant certaines femmes ethnologues s’engagent à étudier leurs milieux d’origine ou d’adoption par alliance.
15Un autre courant de recherches s’est dessiné dans le cadre du LAU, en rapport avec les migrations vers la France dont les origines se diversifiaient à la fin du xxe siècle. Parmi les populations dites extra-occidentales prenant ancrage à Paris, la migration en provenance d’Afrique de l’Ouest et ses activités maraboutiques à la marge de l’islam, intégrant de multiples traditions magico-religieuses, captiva l’attention de Liliane Kuczynski (2002). Les reconstitutions de temples bouddhistes dans la banlieue parisienne par les migrations lao, mais aussi l’essor des arts martiaux thaï en France furent des recherches menées par Catherine Choron-Baix (1995). La formation d’un quartier structurée par la diaspora asiatique dans le 13e arrondissement de Paris m’amena personnellement à formuler la notion de « centralité minoritaire », puis à développer une conception plus générale des minorités urbaines (Raulin, 2000, 2009). Tous ces travaux avaient en commun d’élargir la perception de ces recompositions tout à la fois culturelles, économiques et religieuses venues d’ailleurs, en montrant qu’elles ne répondaient pas uniquement à des besoins de reproduction interne, mais correspondaient aussi à des attentes externes, concrétisées par l’existence d’une abondante clientèle française, pluriculturelle, d’adeptes ou d’amateurs, comprenant tout le spectre sociologique, des élites aux milieux les plus populaires.
16Ces années 1980, ont été non seulement marquées par la constitution de deux laboratoires parisiens, mais aussi par de nombreuses traductions fondamentales. La traduction de The City (1925) par Isaac Joseph et Yves Grafmeyer publiée en 1979 sous le titre L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, devint progressivement une référence. Jacques Gutwirth incita Joseph à traduire le livre d’Ulf Hannerz, Exploring the City qui sortit en 1983 et contribua aussi à familiariser les lecteurs français avec les deux écoles de Chicago et de Manchester, cette dernière encore très peu connue en France, et avec ses principaux auteurs, dont Max Gluckman, James Clyde Mitchell. Parmi les grands classiques portant sur Chicago, The Ghetto (1928) de Louis Wirth fut traduit par Pierre-Jacques Rojtman et publié en 1980. Le grand œuvre de cette école, Black Metropolis sur la ville noire au cœur de Chicago (1945) vient de faire l’objet de traduction par un collectif coordonné par Fréderic E. Illouz, Danièle Joly et Anne Raulin (à paraître aux Éditions de la Maison des sciences de l’homme).
Des développements ultérieurs : regards périphériques sur la France
17Cependant, des propositions très divergentes sont nées de cette équipe du Laboratoire d’Anthropologie Urbaine. En 1987, Chemins de la ville, publication collective issue de ce laboratoire, a marqué un moment de cette discipline en ce qu’elle a légitimé les objets urbains jusque-là demeurés à l’arrière-plan de la recherche anthropologique. Elle a initié plusieurs perspectives à la croisée de l’anthropologie religieuse, économique et des migrations, comme noté plus haut.
18Un ensemble de recherches ont porté sur des populations désignées comme marginales, sans-abri, en grande précarité ou pauvreté (Gaboriau, Terolle, 2007). Parmi d’autres, Claudia Fonseca, anthropologue dont la carrière se déroule au Brésil, y pratiqua une approche comparative des populations précaires à Porto Alegre et à Paris. Elle constata que la présentation de soi diffère radicalement auprès de ces populations dans l’une et l’autre ville : au Brésil, l’anthropologue s’apparente à la classe bourgeoise et est perçue comme éventuelle pourvoyeuse d’emplois domestiques, tandis qu’en France, c’est à la figure de l’assistance sociale ou des représentants des institutions publiques qu’elle est renvoyée.
19C’est ce type d’approche comparative que nous avons, Susan Carol Rogers et moi-même, cherché à systématiser sous le nom d’anthropologie réciproque en conviant anthropologues étatsuniens et français, les premiers sur la France, les seconds sur les États-Unis, à mutualiser leurs recherches dans Parallaxes transatlantiques (2012 en français ; 2015 en anglais). C’est là au plan épistémologique que le rapport entre centre et périphérie cherche à être subverti : comment faire en sorte que le regard anthropologique ne soit plus seulement celui du centre sur la périphérie, mais que les centres de production du savoir soient eux-mêmes perçus comme objet anthropologique ?
20Parmi les contributions des collègues étatsuniens, celle de Beth Epstein (2012) porte sur la ville de Cergy, une ville nouvelle de la périphérie parisienne qui se voulait le modèle par excellence de la « mixité sociale », intégrant classes sociales et populations immigrées. La vertu des principes républicains devait amener à une « pratique civique » commune basée sur des valeurs de responsabilité, justice et participation. Mais, se demande l’autrice, l’abstraction de cet « idéal collectif » permet-elle de saisir la réalité des situations ? Et que penser des pratiques souvent intrusives dans la vie des familles que mènent ces institutions, comme l’École, au nom de ces principes ? Dans la même veine, Sepideh Parsapajouh (2013) fait bénéficier sa perception des grands ensembles en bordure du périphérique parisien, de sa connaissance de l’habitat précaire en Iran. Elle met en évidence les façons dont les résidents parviennent à apprivoiser, à « humaniser » des environnements particulièrement ingrats pour des raisons exactement opposées : absence de toute intervention publique dans les bidonvilles iraniens ; amélioration de l’habitat promue par un organisme d’État pour les barres HLM parisiennes, mais dénuées de toutes formes d’urbanité.
Des années 1990 à aujourd’hui
21Reprenons le fil chronologique. À partir de 1990, le paysage de la recherche change radicalement, car les problématiques urbaines s’imposent dans la vie politique, et c’est à cette date qu’est créé un ministère chargé de la Ville dans le deuxième gouvernement Mitterrand : l’article d’Emmanuelle Lallement dans ce volume électronique1 expose avec grande précision l’avènement de la demande sociale et politique dans la recherche urbaine. Les questions relatives à la crise de la ville, aux banlieues, au lien social, à la ville marchande, viennent alimenter les politiques de la ville, nécessitant de la part des anthropologues des prises de position en regard de ces politiques qui visent en particulier les milieux populaires. La question de l’engagement, qui se pose différemment à chaque génération, s’en trouve renouvelée, les anthropologues devant alors se positionner entre la demande publique qui les subventionne en partie et les populations qu’ils sont en charge d’étudier, et dont ils cherchent à faire entendre les voix.
22Dans ces années, le terme même d’ethnographie, ou description liée à l’observation directe, de terrain, se généralise à l’ensemble des sciences sociales. Rapidement, la question urbaine dépasse le cadre des sciences sociales et devient une question de société, traitée dans les revues généralistes comme Esprit : son directeur de publication, Olivier Mongin, publie en 2005, La condition urbaine.
23Progressivement, dans les années 2000-2010, la géographie de l’urbain devient hégémonique, elle s’approprie méthodes de terrain et approches comparatives, elle se politise et se régénère au contact du Droit à la ville et à ses multiples interprétations internationales. La revue Justice spatiale est fondée en 2009 à l’université de Paris Nanterre par des géographes. C’est dans cette université que Henri Lefebvre enseignait quand il écrivit Le droit à la ville en 1968, mais il était largement tombé dans l’oubli dans les années 2000. Un colloque international « Henri Lefebvre, une pensée devenue monde » organisé par Anne Raulin et Patrick Cingolani contribua à en raviver la flamme en 2011, et cette œuvre est en une décennie devenue une référence centrale dans les sciences sociales ici et ailleurs.
24Au début des années 2010, les laboratoires parisiens d’anthropologie urbaine de L’EHESS et du CNRS ont disparu. S’est alors posée alors la question du sort de cette discipline spécifique. La proposition de mettre en place une association qui viendrait prendre la relève de ces institutions défuntes rencontra un écho assez large pour que AnthropoVilles voie le jour en 2018.
Le projet d’association d’anthropologie urbaine : AnthropoVilles
25On ne peut éviter de rappeler que de vives tensions se sont manifestées entre ces différents courants de l’anthropologie urbaine en France à l’époque de leur création et au cours de leur développement. Elles sont devenues plus imperceptibles aujourd’hui, et les passerelles se sont multipliées. AnthropoVilles a été créée avec l’idée de dépasser les clivages anciens, qu’ils soient institutionnels, personnels, de générations ou de centres et périphéries… Ici, il faut entendre les équipes des laboratoires parisiens versus celles des laboratoires ou associations des métropoles régionales, comme le souligne l’article de Sophie Gravereau2.
26D’où notre idée d’instaurer des séminaires itinérants, pour une approche décentralisée des phénomènes urbains et pour une dynamique décentrée de la recherche – en grande partie focalisée sur la région parisienne. Voici ce que j’en disais au premier congrès d’AnthropoVilles qui s’est déroulé en 2019 à Lille, suivant l’idée de décentraliser les événements de notre association :
« C’est un fait que la recherche urbaine s’est élaborée dans des villes universitaires fort différentes, Lyon, Toulouse, Marseille, Strasbourg, Bordeaux, Rennes, etc. La question qui s’est depuis le début posée à nous de l’association AnthropoVilles, concerne la façon dont ces réalités concrètes, ces villes, leur histoire propre, leurs traditions universitaires et de pensée, leurs réseaux intellectuels, leurs relations de proximité avec d’autres villes régionales, leur identification avec d’autres métropoles hors de France, ont influencé leur conception de la recherche.
Puisque deux séminaires itinérants – de deux journées chacun – se sont déjà déroulés à Lyon (fin 2017) et à Saint-Étienne (2019), nous pouvons évoquer ici certaines des nombreuses questions que nous nous posions : pourquoi l’École de Chicago a-t-elle pénétré en France par Lyon grâce à deux collègues lyonnais Joseph et Grafmeyer ? Peut-on parler ici d’une certaine identification de Lyon avec Chicago ? Comment mettre au jour les affinités entre Économie et Humanisme, une mouvance locale du christianisme social, particulièrement implantée à Lyon et Saint-Étienne et qui fut le terreau des études urbaines dans la région lyonnaise, avec les travaux sur Paris et la région parisienne menés par Chombart de Lauwe et son équipe ? Quels furent l’importance et l’impact du CERFI, mouvement intellectuel parisien, radical, où dominent les figures de Félix Guattari, Anne Querrien sur les questions urbaines, mais aussi très lié aux ministères de l’époque, dans le développement de la recherche à Lyon, Saint-Étienne, et Marseille, où se développa le CERFISE porté entre autres par Michel Peraldi ? »
27C’est précisément à Marseille que le prochain séminaire itinérant se déroulera en mars 2024. Pendant le confinement, il y eut un temps pour les rencontres en ligne en particulier avec une séance de présentation de numéros de revue : Espaces et Sociétés, numéro anniversaire co-dirigé par Sophie Chevalier ; et Journal des Anthropologues de l’AFA, co-dirigé par Barbara Morovich : Villes, cultures et engagements : la mise en culture des villes, jusqu’où ? Il est significatif que la culture ne soit pas ici entendue au sens anthropologique, mais au sens de politiques culturelles de la ville, et que la question posée soit : peut-on résoudre les questions sociales par la production culturelle et l’art ?
28Parmi les accomplissements d’AnthropoVilles issus du congrès de Lille 2019, je voudrais signaler la coordination du numéro de la Revue Européenne des Migrations Internationales, REMI, que j’ai assurée avec Chantal Crenn (2021). Ce dossier intitulé « Nouvelles questions ethniques » s’interroge sur les formes actuelles de la référence ethnique dans un contexte postcolonial, postsocialiste, dé-colonial, et dominé par le marché global. Car c’est une conviction, ou un engagement, que d’estimer que l’anthropologie peut et doit contribuer à la connaissance et à la compréhension d’un monde devenu global, d’une société française devenue plurielle que ce soit dans ses métropoles, dans ses institutions ou en milieu rural. Dans ces conditions, la dynamique d’intégration n’est pas remise en question, mais elle peut s’entendre comme intégration conflictuelle – une conceptualisation sociologique qui remonte à Georg Simmel et qui n’a rien perdu de sa pertinence.
29Il est à propos de rappeler que dans les années 1980, dès la mise en place du premier gouvernement Mitterrand, la mission du Patrimoine ethnologique alors dirigée par Isac Chiva, lança en 1984 un appel d’offres intitulé : France, société pluriculturelle. Cette perspective demeure très polémique aujourd’hui, 40 ans plus tard, l’idéal républicain peinant à intégrer cette réalité dans la représentation collective de la nation française. Pour mettre à distance ce contexte hexagonal, la contribution de collègues étrangers est décisive : ainsi Jean et John Comaroff ont mis en évidence la multitude des interactions entre dynamiques économiques et dynamiques ethniques dans la mondialisation contemporaine – ce qui offre une vision très complexe des foyers de création de la « richesse des ethno-nations ».
30Enfin, nous avons aussi été invitées, Élise Palomares et moi-même, en tant que membres d’AnthropoVilles, à participer en 2021 à un colloque intitulé : Amérindiens en ville, villes amérindiennes : Reconfigurations spatiales et politiques en Amazonie, organisé par Élise Capredon, Oscar Calavia Sáez et Jean-Pierre Chaumeil, et nous avons contribué à la publication des actes de ce colloque. Cette participation n’est pas anecdotique, car elle vient renforcer une articulation entre anthropologie « exotique » et anthropologie urbaine, longtemps perçues comme antagonistes, alors qu’elles sont aujourd’hui des courants de recherche perméables aux échanges. Il s’agit de promouvoir une autre perspective sur la diversification des rapports entre centres urbains et périphéries rurales ou forestières, souvent vécus en alternance par les minorités autochtones.
31Ainsi peut se retracer l’évolution d’une partie de l’anthropologie urbaine en France – dont le compte rendu est ici très personnel – entre périphéries et centres, en termes épistémologique, institutionnel, géographique et culturel.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 E. Lallement, « Des aléas du lien social dans les périphéries urbaines aux centralités marchandes : construire une anthropologie urbaine en France ? », en ligne à l’URL : https://books.openedition.org/cths/18413
2 S. Gravereau, « De l’ombre à la lumière : la marginalité ambiguë des périphéries urbaines », en ligne à l’URL : https://books.openedition.org/cths/18418
Auteur
Professeure en anthropologie émérite, université Paris Nanterre, membre du Sophiapol, présidente d’AnthropoVilles (2018-2022)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
Olivier Buchsenschutz, Christian Jeunesse, Claude Mordant et al. (dir.)
2016