1Autrefois considéré comme la figure centrale de la psychologie hexagonale, mais aussi comme l’un des savants français les plus réputés à l’étranger, Pierre Janet (1859-1947) a indéniablement, au moins depuis sa mort, beaucoup perdu de son aura (Ellenberger 1994 : p. 355-435 ; Gumpper, Serina 2021). Submergé, comme bien d’autres praticiens et théoriciens passés, par le raz-de-marée freudo-lacanien d’après-guerre, on ne perçoit pas toujours bien à quel point le neveu du philosophe Paul Janet domina jadis tout un pan de la vie académique parisienne. Tout en contribuant à sauver l’héritage spiritualiste légué par son oncle, Janet œuvra aussi, du haut de sa chaire de « psychologie expérimentale et comparée » du Collège de France, à émanciper la psychologie de la métaphysique en promouvant une approche qui se voulait analogue à celles des sciences naturelles : la psychologie pathologique1.

2Contrairement à Freud qui fonda la théorie psychanalytique à partir de son auto-analyse, Janet privilégiait l’examen direct et méthodique de ses malades, et acquit de son vivant la réputation d’avoir colligé de très nombreuses observations de patients qu’il ausculta et traita dans de multiples contextes (asiles, maisons de santé ou dans le cadre de son cabinet parisien). Ces examens psychologiques, minutieusement ordonnés, formaient selon ses propres termes un « herbier », qu’il prenait soin de conserver dans une petite pièce sombre de son appartement (surnommée le « capharnaüm »), aux côtés des cartons où s’accumulait le fruit de ses collectes végétales. Janet, qui consacrait une bonne part de son temps libre à la pratique de la botanique, dressa en effet lui-même une analogie entre ses observations médicales et les planches de son herbier, déclarant notamment dans l’un de ses rares textes à caractère autobiographique :

« Les milliers d’observations sur les idées et les sentiments des affligés et des personnes supposées en bonne santé morale, que j’ai recueillies tout au long de ma vie et classées avec tant de soin, ne constituent-elles pas une collection, un herbier, qui peut être placé à côté de l’autre ? » (Janet, 1930, p. 124)

3Que reste-t-il aujourd’hui de ces deux « collections » particulières ? Si l’« herbier » des patients a de toute évidence été détruit, sa collection de plantes séchées a récemment refait surface, faisant ainsi apparaitre un curieux paradoxe : d’un côté, le psychologue, dont la notoriété s’est construite sur quantité de publications abondamment étayées par des observations cliniques, tout en étant attaché au respect le plus strict du secret médical, continue en quelque sorte de résister au dévoilement historique ; de l’autre, le botaniste amateur, à la fois autodidacte, dilettante et érudit, apparaît désormais au grand jour, les vingt-huit volumes de son herbier venant de fait éclairer la face cachée de ce savant de réputation mondiale (sur la notion d’amateurisme en sciences, voir Guillemain, Richard, 2016). Nous verrons en particulier que si Janet se gardait d’amalgamer trop hâtivement l’étude de la psychologie humaine avec celle du règne végétal, l’examen minutieux de son abondante œuvre écrite montre qu’il lui arrivait aussi, ne serait-ce que ponctuellement, quoique de façon significative, d’entremêler ces deux disciplines.

Un secret bien gardé

4Pierre Janet mourut en février 1947, sans laisser de testament, et en ne prenant que peu de dispositions relatives quant au devenir de ses affaires personnelles. Il semble même n’en avoir énoncé que deux. La première visait à la préservation de sa collection botanique (sur laquelle nous reviendrons) ; la seconde, à la destruction de « l’herbier des patients », ce « réservoir inépuisable » d’observations (Delay 1947 : p. 561) sur « l’homme normal et sur le malade » à partir duquel il composa ce qui constituait à ses yeux « la partie de [s]on œuvre la plus intéressante » (Janet 1946 : p. 87). Observant plume à la main, Janet avait en effet pris l’habitude « d’écrire constamment durant les séances des notes minutieuses sur tout ce qui se passait », parlant à cet effet de « psychologie du stylographe » (Janet 1946 : p. 561). Cette prise de notes « sur une foule de conduites humaines » – les actes, les gestes, et les paroles des sujets étudiés – était suivie par une opération de classement en vue de regrouper celles concernant « des phénomènes du même genre » (Janet 1938 : p. 49). Le plan exact que Janet avait adopté n’en demeure pas moins inconnu. Tout juste sait-on que les cas qu’il considérait comme exceptionnels étaient rangés à part, à l’instar des observations relatives à la fameuse « extatique de la Salpêtrière », alias Madeleine Lebouc, réunies dans trois « cartothèques » (Delay 1947 : p. 561). S’attachant fréquemment à citer les propos de ses malades en vue d’étayer ses raisonnements, Janet prenait alors soin de dissimuler leur identité, en usant alternativement de pseudonymes, de prénoms, d’abréviations ou bien encore d’initiales, auxquels il accolait les lettres h ou f pour préciser leur sexe, et d’un chiffre correspondant à leur âge au moment de l’observation.

5Janet mit un point d’honneur à ce que la totalité de ces notes soient supprimées après sa mort. Vidant à la hâte son appartement qu’elles n’étaient pas en mesure de conserver, ses filles jetèrent au feu, peu après son décès, les quelque cinq mille observations que leur père avait recueillies durant plus d’un demi-siècle. Les héritières se pressèrent aussi de revendre son immense bibliothèque, et détruisirent dans la foulée – sans que l’on sache si cela correspondait ou non à sa volonté – ses papiers personnels et ses manuscrits, ne gardant que quelques documents ayant à leurs yeux une valeur sentimentale (Serina, Gumpper 2021 : p. 579). Décision sans doute regrettable, du moins du point de vue de l’historien. Car la conservation et l’étude de ses archives nous auraient en effet certainement aidés à mieux cerner les modalités de son activité clinique, dévoilés maintes informations sur sa patientèle, de même qu’à mieux saisir la façon dont ses contemporains appréhendaient et exprimaient, le temps de leur consultation ou examen, leur mal-être ou leurs délires. Partant, cette foule de documents aurait pu soutenir l’élaboration d’une historiographie plus complexe de la psychologie pathologique, à même de contrebalancer les récits tributaires de ses seules publications. Quelques chercheurs n’en ont pas moins réussi à identifier certains de ses sujets d’observation : outre les travaux consacrés à la fameuse médium Léonie Leboulanger (voir notamment Carroy 1998), nous pensons à l’étude que Jacques Maître a consacré à Madeleine Lebouc à partir d’archives familiales (Maître 1993), de même qu’à l’enquête d’Hervé Guillemain qui révéla à partir des registres d’admission de la Salpêtrière l’identité de celui que Janet avait surnommé « Achille », tout en disséquant le récit de cure de ce cas de « possession démoniaque » (Guillemain 2011). Subsiste toutefois parmi les rares pièces d’archives aujourd’hui consultables au Collège de France, une série de documents encore inexploités apportant de précieux indices sur la composition d’une partie de l’« herbier » de ses patients.

Les « listes de malades » du répertoire Janet

6Janet glissa dans son répertoire d’adresses six « listes de malades », que ses filles ont par mégarde conservées. Aucune d’elle n’est datée, mais un faisceau d’indices permet de les faire remonter à la période de l’entre-deux-guerres. Sachant que Janet compta un temps Marcel Sembat parmi ses clients (Sembat 2007 : p. 89), et que son nom n’y figure pas, on peut supposer que ces listes sont toutes ultérieures à 1922, l’année de décès du député de Montmartre. La domiciliation avenue de l’Alma à Paris d’une de ses clientes indique toutefois que la plus ancienne a été établie avant 1918, l’avenue en question ayant été rebaptisée avenue Georges V en juillet de cette année-là. Deux autres listes semblent plus précisément dater de la fin des années 1920, du fait de la mention de la fille cadette du philosophe Dominique Parodi, Janet ayant prié ce dernier de lui transmettre l’automne 1929 ses « bons souvenirs2 ». Idem pour les listes qui incluent des pensionnaires de la maison de santé de Vanves, celle-ci ayant fermé ses portes en 1932. Une dernière semble au contraire ultérieure à cette année-là, comme le suggèrent des recoupements réalisés à partir des listes de recensement. Reste que leur fonction demeure incertaine. Peut-être lui servaient-elles au moment des vœux du Nouvel An, ainsi que le suggère l’inscription sur l’une d’entre elles d’une note stipulant : « 15 cartes et 8 timbres ». Probablement cherchait-il aussi à se rappeler opportunément à eux, en particulier à la suite d’absences prolongées, liées à ses périples à l’étranger (notamment outre-Atlantique au cours des années 1920 et 1930). Le psychologue parisien confia en effet à l’un de ses confrères craindre qu’une partie de sa clientèle ne lui échappe, après s’être longtemps éloigné de son cabinet3.

7Ces listes se révèlent intéressantes en ce qu’elles livrent quantité d’informations sur la patientèle majoritairement non institutionnalisée de cette personnalité centrale de la psychologie et de la psychothérapie contemporaine. Environ cent quarante noms y sont répertoriés, dont cinq n’ont pu être déchiffrés en raison du mauvais état du papier. Il a pu être établi que soixante-six étaient des femmes, et soixante et un des hommes. Chaque liste contient en plus de leur nom et de leur prénom, leur adresse postale. Il apparaît ainsi que la grande majorité – cent dix-neuf – était domiciliée en France, ou en Europe (Belgique, Royaume-Uni, Autriche, et Suisse), tandis que quatre résidaient aux États-Unis, et deux en Argentine. Parmi les Français, outre une quinzaine de provinciaux – la majorité demeurait à Paris (58 % parmi les cent vingt et un noms renseignés) ou dans le département de la Seine. Quatre avaient pour adresse la maison de santé vanvéenne ; sept habitaient en Seine-et-Oise, et deux en Seine-et-Marne. La plupart des Parisiens étaient installés dans les quartiers les plus huppés de la capitale, ce qui conduit à nuancer l’affirmation d’Henri F. Ellenberger, selon qui « la plupart des malades qu’il soigna et qui lui fournirent les matériaux de ses travaux psychiatriques appartenaient aux classes les plus populaires » (Ellenberger 1994 : p. 356).

8Quelques noms figurent par ailleurs sur plusieurs listes, preuve qu’ils comptaient parmi ses clients les plus fidèles. L’épouse de l’architecte Louis Beaucousin (Mont-Saint-Aignan) apparaît ainsi sur cinq d’entre elles. Le fait que leur nom soit mentionné sur plusieurs étiquettes de sa collection botanique semble d’ailleurs vouloir dire que Janet herborisa dans leur jardin. Signalons aussi Henri Robert du Gardier, employé au ministère des finances, et sa femme, inscrits sur trois listes, ou bien encore une certaine Alice Binder, veuve et mère de quatre enfants. Si la plupart étaient des anonymes, d’autres pouvaient être connus de leurs contemporains ou le devinrent par la suite : l’homme d’affaires, bibliophile et philanthrope américain James Hazen Hyde (1876-1959), chez qui Janet herborisa aussi plusieurs fois ; les parlementaires Amédée Couesnon (1850-1931) et Jean Cruppi (1855-1933) ; l’avocat et journaliste de L’Action française Abel Manouvriez (1883-1963) le philosophe Emmanuel Leroux (1883-1942) ; l’essayiste belge Anne-Marie Cochet ; l’abbé Jean Olphe-Galliard (1893-1975) ; la modèle américaine Rita de Acosta Lydig (1875-1929) ; l’écrivain Raymond Roussel (1877-1933), qui révéla de façon posthume que Janet avait fait « une description de [sa] crise dans le premier volume de De l’Angoisse à l’Extase » (Roussel, 1935, p. 27) ; mais aussi, et sans doute cela mérite-t-il plus ample commentaire, une jeune juriste dénommée Natacha Sarraute, alias Nathalie Sarraute (1900-1999).

9Un chapitre de Tropismes (1939), son premier ouvrage, suggère déjà que Sarraute assista non seulement à des leçons de Janet au Collège de France, mais qu’elle compta également parmi ses patients (Sarraute 1996 : p. 18-19). Ann Jefferson ne s’y est d’ailleurs guère trompée, puisqu’elle consacre un chapitre entier de sa biographie aux relations que cette dernière entretint avec le docteur Janet, révélant au passage, sur la base d’un témoignage inédit, les pratiques plus que douteuses du médecin sur la jeune femme (Jefferson 2019 : p. 87-97). L’universitaire britannique supposa toutefois que sa cure fut « sans doute brève », la qualifiant même d’« épisode ». Si son hypothèse selon laquelle Sarraute fut conduite par son père chez Janet l’été 1922 semble judicieuse (son nom ayant ajouté par Janet aux côtés de celui de sa fille), le fait qu’elle soit inscrite en tant que Sarraute, et non Tcherniak, son nom de jeune fille, en y accolant son adresse rue d’Assas où elle emménagea courant 1927, laisse à penser que sa cure se serait étendue plusieurs années, éventuellement de façon discontinue. Si son traitement n’avait de plus été qu’épisodique, sans doute n’y aurait-elle pas consacré par la suite autant de place dans ses écrits, puisque plusieurs pages de son deuxième livre, Portrait d’un inconnu (1956), semblent aussi s’en inspirer.

10Ann Jefferson montre en revanche avec justesse que Sarraute, farouchement antifreudienne, était imprégnée des travaux de Janet qu’elle connaissait depuis son adolescence. Elle note de même avec pertinence que les « tropismes », ces mouvements infimes qui précèdent la pensée, ces impressions fugaces et vacillantes qui s’effacent avant même d’avoir été formulées, au cœur de sa démarche littéraire, font indéniablement écho aux phénomènes subconscients chers à Janet. Le terme même de « tropisme » appartenant toutefois, et en premier lieu, à la botanique, on peut en outre se demander si Janet n’aurait pas contribué à diriger l’attention de sa patiente sur l’intérêt que pouvait revêtir cette notion particulière. Nous savons en effet qu’il lui est arrivé de faire intervenir sa passion pour les plantes au cours de quelques cures, affirmant notamment avoir réussi « à arracher » une de ses malades « à ses idées fixes en l’intéressant à l’analyse botanique d’une fleur » (Janet 1903 : p. 364). Quoi qu’il en soit, Janet ne semble s’être gardé de faire référence aux tourments de la jeune Sarraute pour illustrer ses théories. Cependant, et de façon assez inhabituelle, il indiqua au cours d’une de ses leçons avoir « dû changer le prénom » d’une patiente surnommée Nathalie, comme s’il y avait été contraint (Janet 1929 : p. 441). Peut-être s’est-il résolu à le faire à la demande insistante de sa cliente ou ex-cliente (qui se faisait déjà appeler Nathalie) qui craignit peut-être qu’on ne la confonde avec cette patiente qui elle aussi nourrissait des « ambitions littéraires », au cas où l’on venait à apprendre qu’elle avait été suivie par le docteur Janet. L’évocation dans Portrait d’un inconnu d’un « traité de psychiatrie où le patient est affublé pour la commodité d’un prénom familier, parfois un peu grotesque, Octave ou Jules. Ou simplement Oct. h. 35 ans » (Sarraute, 1996 : p. 48) ne ferait-elle d’ailleurs pas écho à la crainte de voir son individualité réduite au rang de simple cas ?

Un herbier longtemps égaré

11S’il est établi depuis Ellenberger que ses observations médicales furent toutes détruites, nous ne savions pas que Janet avait spécifiquement œuvré à la préservation de son herbier. Il faut dire qu’il cultiva une certaine discrétion sur ce qu’il qualifia à la fin de sa vie de « manie d’enfance » devenue « une passion sénile4 ». On peut toutefois repérer quelques brèves allusions à sa pratique glissées çà et là dans ses écrits. En 1925, il confessa nourrir « une passion cachée » pour la botanique, tout en affirmant n’en parler à personne (Janet 1927 : p. 28). Trois ans après, il expliquait dans la première mouture de son « autobiographie » s’y être intéressé à « un très jeune âge », et avoir « gardé la même passion malheureuse toute [s]a vie » (Janet 1930 : p. 123). En 1939, il dérogeait une dernière fois à ses habitudes, évoquant au détour d’une discussion au sein de la Société médico-psychologique ses « recherches bien inutiles » en la matière (Janet 1939 : p. 87-88). Cette collection que ses filles disaient avoir léguée à la Sorbonne, avant qu’on ne la croie perdue, est réapparue de façon fortuite à Charleville-Mézières parmi les collections de la Société d’histoire naturelle des Ardennes (SHNA), lors de recherches entreprises par son vice-président, Arnaud Bizot (Bizot 2011 ; 2013).

12Reste à comprendre comment les quelques 3 230 planches de cet herbier, réputé pour avoir été transféré à la Sorbonne sont devenues la propriété d’une humble société ardennaise, vraisemblablement inconnue de Janet. Le compte rendu d’une réunion de la SHNA révèle qu’il fut légué en 1966 par Antoine de Cugnac (1895-1987), professeur de biologie végétale à la Sorbonne et membre de la SNHA, et que Janet avait souhaité qu’il soit conservé à titre individuel (SHNA, 1966, p. 5). Le témoignage de Jean Delay, qui rendit visite à Janet peu avant sa mort et prouve qu’il n’en a pas fait don de son vivant (Delay 1947 : p. 562), semble dire qu’il n’a jamais pu se résoudre à l’idée que sa collection chérie puisse après lui disparaître, et nourrit apparemment le désir que son œuvre botanique lui survive. On peut en effet s’interroger sur une éventuelle volonté de reconnaissance post-mortem de son propriétaire. Janet qui en 1941 exprimait son inquiétude quant à savoir ce que l’on en ferait « après [s]a mort5 », paraît s’être mis en quête après-guerre d’une solution pour que son herbier soit préservé à titre individuel. Cela n’aurait en effet été pas le cas s’il avait décidé d’en faire don au Muséum d’histoire naturelle de Paris, où la grande majorité des exsiccatae sont classés par taxon et non par auteur, dans le but de favoriser les consultations. Ce dépôt initial au sein de la prestigieuse université de Paris contraste somme toute avec l’esprit de désintéressement de type aristocratique qui semble avoir prévalu sa vie durant dans sa quête naturaliste, et rappelle avec force le statut social dont jouissait le psychologue de la rue de Varenne et son sentiment d’appartenir à l’élite intellectuelle de son temps. Ce don semble enfin aussi révéler son désir de voir ses compétences en la matière reconnues par la communauté des spécialistes, et in fine de dépasser tout ce que le statut de simple « amateur », qu’il entendait sans doute péjorativement, pouvait charrier.

Un terrain commun ?

13Pierre Janet naquit en 1859, soit l’année de la publication de On the Origin of Species, et grandit au cours de cette période qui vit l’émergence et le développement des théories darwiniennes, faisant qu’au seuil du xx^e siècle les fondements de la botanique moderne étaient établis (Magnin-Gonze 2004 : p. 187-207). L’époque vit en outre la parution de nombreux ouvrages présentant l’examen scientifique des végétaux d’une manière théorique et cohérente, et fut aussi marquée par l’expansion coloniale européenne, avec pour conséquence un essor sans précédent des connaissances de la flore mondiale. Janet effectua ses études primaires et secondaires au Collège Sainte-Barbe, d’abord à Fontenay-aux-Roses en banlieue parisienne, puis dans la capitale. Sans doute commença-t-il à s’intéresser sérieusement aux plantes vers 1870, alors qu’il vivait à Bourg-la-Reine, puis en Alsace au contact d’un parent qui lui légua plusieurs planches présentes dans sa collection. À 14 ans, l’une de ses parentes lui demandait s’il voulait toujours « devenir professeur d’histoire naturelle6 ». De sérieux problèmes de santé l’obligèrent toutefois, comme l’indique son dossier scolaire, à de « fréquentes absences7 » ; l’année 1875-1876 étant apparemment marquée par un « épisode de dépression » (Ellenberger, 1994 : p. 359) et la remise en question de sa foi catholique (Gumpper, Serina, 2021 : p. 13-14). Or les premières planches de sa collection datent justement de cette période troublée (fig. 1), confirmant que la pratique de la botanique, ainsi que du jardinage, l’aida à panser ses plaies, tout en faisant naître en lui un penchant prononcé pour le collectionnisme.

Fig. 1. – « Caltha palustris. Populage des marais. Populage souci d’eau ».

14La collecte et l’étude des plantes étaient pour Janet une activité solitaire, ou si le contexte s’y prêtait, à un loisir familial. Il herborisait toute l’année, mais surtout durant le printemps ou l’été, en France – en particulier en forêt de Fontainebleau – comme à l’étranger, que ce soit en Europe (Suisse, Espagne, Italie…), ou sur le continent américain (États-Unis, Mexique, Argentine, Brésil…). Après les phases de détermination, de séchage et de collage, Janet apposait sur chaque planche une étiquette (acquise chez Deyrolle) pour y inscrire le nom du collecteur (lui-même, l’un de ses enfants, ou bien son épouse, la bien nommée Marguerite) ; puis les noms scientifique et vulgaire de la famille et de l’espèce de la plante, ainsi que le lieu et la date de la collecte notés au préalable dans des carnets, aujourd’hui disparus. Chaque planche rejoignait ensuite une chemise en papier puis une boîte, réunissant d’autres spécimens de la même espèce. L’ensemble de sa collection était ordonné en se basant sur la Flore Bonnier, ainsi que le montre une note retrouvée dans un volume de sa collection.

15Quand bien même herboriser consistait donc avant tout en un loisir, la question de savoir si cette passion a d’une façon ou d’une autre pu déteindre sur sa manière de concevoir ou de pratiquer la psychologie, et inversement, demeure. En affirmant dans son « autobiographie » que cette passion pour les plantes détermina son « goût pour la dissection, l’observation précise et la classification » (Janet 1930 : p. 123), Janet faisait remarquer que sa pratique de la botanique fut non seulement à la racine de son goût pour les sciences, mais que les méthodes acquises dans l’identification des végétaux imprégnèrent aussi durablement sa conception et sa pratique de la psychopathologie. Les efforts qu’il déploie, dans de nombreux écrits, à spécifier les troubles permettant d’identifier avec certitude telle ou telle maladie mentale – telle la psychasthénie, cette névrose qu’il inventa, et qui se caractérise par l’aboulie, des idées fixes, des obsessions, des sentiments d’incomplétude et d’auto-dévalorisation – doivent sans doute beaucoup aux savoir-faire acquis en tant que naturaliste amateur.

16Reste que Janet ne file que très rarement dans ses écrits, et à de seules fins heuristiques, la métaphore botanique. En 1910, il comparait les névropathes à « des plantes de serre incapables de vivre à l’air extérieur » (Janet 1911 : p. 609), puis en 1919, les psychasthéniques à « des plantes de serre chaude qui vivent parfaitement et s’épanouissent si elles sont toujours à l’abri, mais qui succombent au moindre courant d’air » (Janet 1919 : p. 97). Mais il pouvait aussi déclarer, en privé seulement, que chaque fleur avait sa propre individualité, qui méritait qu’on la respecte. Selon sa fille Hélène, « les fleurs avaient pour lui une personnalité », les capucines étaient « des personnes très intelligentes », les ancolies « des demoiselles très distinguées », et les sauges avaient des étamines « bien spirituelles » (Pichon 1950 : p. 349-350). Janet se montrait par contre en public bien plus prudent. S’il déclarait lors d’une leçon que « pousser, pour les plantes, c’est un peu agir pour les hommes » (Janet 1929 : p. 10), il appelait aussi à ne pas amalgamer l’humanité et le règne végétal, qu’il renvoyait en somme à une altérité radicale. Se démarquant de Pierre Jean (alias Joseph Buis) et de sa Psychologie organique (1925), Janet souligna ainsi dans l’un de ses ouvrages combien l’emploi des mots « intelligence, sentiment, mémoire » pouvait être « un peu aventureux » dès lors qu’il s’agit de fleurs, « car on arrivera à confondre l’intelligence avec la vie, ce qui n’éclaircira ni l’une ni l’autre » (Janet 1935 : p. 12).

17Néanmoins, et assez curieusement, Janet vint explicitement à entremêler psychopathologie et botanique à l’occasion d’une contribution tardive à une séance de la Société médico-psychologique. Usant, non sans faire entorse à ses habitudes, d’une anecdote tirée de son expérience de botaniste en vue d’étayer son propos – il évoqua en effet les circonstances au cours desquelles le nom d’une plante dont il n’avait « consciemment aucune connaissance » vint à son esprit tandis qu’il étudiait un spécimen provençal –, il dressa un parallèle entre la connaissance des plantes et le savoir psychopathologique en employant indistinctement le terme « diagnostic » :

« Le diagnostic d’une plante comme d’ailleurs le diagnostic d’une maladie peut se faire de deux manières très différentes. II y a l’analyse scientifique qui détermine la forme et la place des organes de la fleur ou l’analyse des symptômes présentés par le malade et il y a une connaissance simplement perceptive par la constatation d’un caractère simplement apparent qui éveille la prononciation d’un mot. […] Je me souviens que Charcot […] après une leçon précise sur les symptômes d’une maladie […] nous disait : « Tout cela est au fond bien inutile, car un bon médecin neurologiste doit faire le diagnostic en voyant le malade entrer dans son cabinet ». Il est certain que j’avais vu peut-être il y a longtemps dans la belle flore illustrée de Bonnier des dessins de ce Chrysosplenium avec le nom au-dessous de la planche et que ce souvenir revenait sans réflexion tandis que la connaissance scientifique de la plante était absente. » (Janet 1939 : p. 87-88)

18C’est donc essentiellement en matière de diagnostic, autrement dit dans l’art de l’identification des symptômes caractérisant une maladie ou les spécificités d’une espèce végétale, qu’un rapprochement, si ce n’est une analogie entre ces deux activités scientifiques pouvait aux yeux de ce médecin et botaniste amateur s’établir.

En guise d’épilogue

19Si l’étude des plantes paraît avoir joué un rôle majeur dans sa formation scientifique, Pierre Janet a toujours pris soin de dissocier son goût des plantes avec ses travaux et réflexions psychologiques, en évitant notamment de systématiser le moindre croisement ou parallélisme théorique. Plus qu’un simple loisir désintéressé, la collecte et l’étude scientifique des végétaux paraît surtout avoir été pour lui le moyen le plus certain de couper avec la part la plus éprouvante de ses activités professionnelles, à savoir le traitement de ses malades. D’abord nécessaire au maintien de son équilibre psychologique personnel, sa vocation première de naturaliste se mua en un véritable « violon d’Ingres » (voir Carroy 2016), tout en conservant à l’instar d’un Jean-Jacques Rousseau un véritable caractère « consolant ».

20Observons, pour conclure, que la collection botanique de cet amateur secret et solitaire, riche d’indices sur ses nombreux voyages notamment dans des contrées lointaines, paraît aussi, du fait de sa fragilité et des difficultés inhérentes à la conservation de ce type de collection, potentiellement vouée non seulement à se dégrader, mais peut-être aussi petit à petit à disparaître. À défaut d’acquérir un jour un statut qui lui permettrait de meilleures conditions de conservation, souhaitons a minima que cet herbier fasse auparavant l’objet de quelque évaluation scientifique supplémentaire.