1La constitution de collections d’histoire naturelle se développe à la fin du xviii^e siècle et son extension est particulièrement marquée dans la seconde partie du xix^e siècle. L’ouverture de musées, le développement de la littérature de vulgarisation, de la marchandisation des sciences et l’introduction progressive de l’enseignement des sciences naturelles dans les institutions scolaires favorisent la démocratisation de la pratique de la botanique1. L’intérêt pour les sciences et la constitution d’herbiers concerne toutes les catégories sociales, à l’instar d’autres collections2. De réalisation facile3, les herbiers reflètent autant les motivations intellectuelles que psychologiques de leurs auteurs4, leur investissement dans l’appropriation de savoirs botaniques et leurs aspirations individuelles. Le nombre d’herbiers constitués de 1850 à 1914 augmente : dans l’Ouest de la France, 209 herbiers sont conservés dans les départements de Sarthe, de Vendée, de Loire-Atlantique, de Mayenne et de Maine-et-Loire contre 59 pour la période précédente5. L’histoire sociale, matérielle et économique des sciences incite à prendre en compte de la diversité des acteurs et de leurs pratiques. L’évolution sémantique du terme « amateur » est particulièrement marquée à cette période, et témoigne des tensions et négociations autour de leur statut, qu’il soit utilisé pour désigner des non-professionnels ou pour disqualifier des acteurs suivant leur genre, leur appartenance sociale, les savoirs et pratiques qu’ils mobilisent6.

2La botanique descriptive, la géographie botanique et l’écologie naissante reposent sur l’étude du terrain et la constitution d’herbiers par les botanistes ainsi que sur l’utilisation de ceux des amateurs7. Or, dans le contexte de développement de la biologie de laboratoire, ces méthodes favorisent l’émergence de tensions autour de la validité du travail de terrain, d’autant plus que l’écart entre professionnels et amateurs s’accroît8. Le développement de la littérature de vulgarisation construit une opposition discursive entre une botanique dite « savante » et une botanique dite « populaire »9 : les savoirs botaniques mobilisés, les modalités de constitution et les finalités des herbiers sont au cœur des tensions délimitant ces pôles. Les instructions sur la réalisation des herbiers se multiplient dans les ouvrages de botanique destinés aux débutants, car les exigences concernant les éléments nécessaires à la valorisation scientifique de l’herbier augmentent10. Les publications, les collections pédagogiques, la vente de collections standardisées servant de référence (exsiccatas11) ou d’étiquettes pré-imprimées sont autant de supports matériels qui favorisent la circulation de normes12 et de pratiques. De ce fait, la constitution d’herbiers se trouve au cœur d’enjeux épistémologiques et culturels.

3Les herbiers témoignent de la diversité des pratiques et des significations associées à la mise en collection du végétal. Ils matérialisent l’investissement de leurs auteurs dans l’acquisition et la production de savoirs, et traduisent leurs motivations psychologiques. Suivant les savoirs et les pratiques adoptés, ces collections peuvent être des « objets-frontières » lus et mobilisés par d’autres acteurs, qui conditionnent alors en partie la capacité des auteurs d’herbiers à intégrer différents réseaux. La normalisation de la constitution des herbiers et leur polarisation entre botanique « savante » et botanique « populaire » invitent à questionner le rôle des collections dans le positionnement des acteurs en tant qu’amateurs de sciences, que ce soit en tant qu’auteur d’herbier ou suivant l’appréciation, l’évaluation et l’utilisation de leurs collections par des tiers. Il s’agit de questionner la diversité des catégories d’amateurs construites suivant la mobilisation de savoirs botaniques (savants, populaires) et les formes de participation à leur production (botanistes, récolteurs, praticiens, etc.) à partir de leurs collections, afin de saisir dans quelle mesure le processus de normalisation des collections, les circulations de savoirs et de pratiques conditionnent le positionnement des auteurs d’herbiers en tant qu’amateurs de sciences.

4Les conseils donnés dans les publications de botanistes et auteurs de vulgarisation sont comparés à un corpus de 88 herbiers réalisés par des acteurs non-professionnels. Les collections constituées dans le cadre d’institutions (musées, écoles) ou à des fins marchandes ont été exclues. Les herbiers des professionnels de la botanique et assimilés (conservateurs de musées d’histoire naturelle) ne sont pas intégrés dans le corpus, mais leur comparaison avec ceux des amateurs permet de questionner la frontière entre ces catégories. Plusieurs critères ont été pris en compte dans l’analyse quantitative et qualitative de ces herbiers, mêlant leurs caractéristiques matérielles (information des étiquettes, volume des herbiers, provenance des échantillons) et le parcours de leurs auteurs, la mobilisation des herbiers dans le cadre de la production de savoirs par leurs auteurs ou par des tiers.

5Les botanistes tendent à normaliser les pratiques et savoirs entrant dans la constitution des herbiers : leur objectif est de mettre en valeur les caractéristiques du végétal et des informations liées au terrain, de faire de l’herbier un objet scientifique. Cette discrimination de l’expression matérielle d’autres formes d’appréciation du végétal ou de savoirs est critiquée au profit d’une ouverture à d’autres pratiques de collection, constituées d’emprunts à la culture savante, aux savoirs vernaculaires, à la valorisation esthétique ou mémorielle du végétal. Nombre de collections s’inscrivent dans cet ensemble, qui favorise une pluralité de lectures et d’usages des collections.

Collections systématiques et construction du savoir

6Au milieu du siècle, les botanistes auteurs de guides et de flores à destination des amateurs dispensent des conseils sur la confection des herbiers et incitent les débutants à adopter les normes et les pratiques du monde savant. Outre le classement et le conditionnement de l’herbier, les auteurs insistent sur la collecte d’échantillons composés de plantes entières (ou de rameaux si la plante est trop grande), en fleurs et en fruits, afin de permettre l’observation des caractères de la plante nécessaires à l’étude de l’espèce. Les spécimens doivent être disposés sur de grandes feuilles de papier blanc en respectant le « port naturel » de la plante. La fixation à l’aide de languettes collées à la gomme arabique ou épinglées est recommandée13 : elle permet de détacher, manipuler et observer les échantillons plus facilement14. Le nom scientifique de l’espèce, de la famille, la date et la localité de collecte (parfois du milieu) et le nom du collecteur doivent être indiqués (fig. 1 : exemple d’étiquette d’herbier. James Lloyd, Flore de l’Ouest de la France, 1854). Ils situent le spécimen dans l’ensemble du règne végétal et le rattachent à l’espace de collecte15.

Fig. 1. – Étiquette d’herbier.

7L’accumulation de spécimens, la systématisation de leur information, l’homogénéisation et la sobriété de leur présentation qui met en valeur les caractères intrinsèques du spécimen (choisi pour sa typicité ou son écart avec la norme de l’espèce16) permettent les opérations de comparaison, inhérentes à la botanique descriptive17. Cela conduit conjointement à l’effacement des traces de la subjectivité de l’auteur18, cantonnée à un degré de lecture qui lui est réservé. Les amateurs peuvent ainsi constituer « une collection […] que les savants […] ne dédaigneront pas de consulter19 », qui supplée aux déplacements des botanistes sur le terrain. Discipliner les collecteurs20 permet de coordonner des « communautés » d’observateurs21 participant à la collecte d’informations essentielles à la botanique descriptive, accumulées et centralisées dans leurs herbiers. Les botanistes auteurs de ces conseils invitent ainsi les amateurs à pratiquer la botanique de manière « sérieuse », en s’investissant dans l’acquisition de connaissances théoriques et d’une orthopraxie constitutives d’un cadre épistémique commun. Cela suggère aussi une division implicite du travail entre savants et collecteurs, bien souvent brouillée par le double statut d’auteur d’études et de collecteur des botanistes amateurs de province.

8Ainsi, sur l’ensemble du corpus d’herbiers étudié, 13 % des auteurs d’herbiers constituent des collections à des fins scientifiques, aboutissant à la production d’un savoir savant sur la flore locale (flores, catalogues, monographies botaniques)22. Ce sont tous sont des hommes, pour la plupart investis dans des sociétés savantes locales ou nationales, issus de la bourgeoisie ou de catégories moyennes cultivées, pratiquant un « loisir sérieux23 ». Par leur objet d’étude et leur diffusion à l’échelle des sociétés savantes auxquelles ils appartiennent, leurs travaux sont d’une envergure locale, à l’exception de quelques individus comme James Lloyd (1810-1896), rentier et botaniste amateur, qui publie la Flore de l’Ouest de la France en 1854. Ses réseaux, ses collections et l’écho de ses travaux le rapprochent de botanistes professionnels.

9Beaucoup possèdent plusieurs collections (plus de 70 % des amateurs auteurs de publications), fruits de leurs recherches et de leur passion. L’ensemble comprend souvent un herbier principal et des herbiers secondaires, dédiés à l’étude d’un groupe botanique particulier (algues, lichens, mousses), par plaisir ou en vue de publications. Leurs herbiers sont souvent volumineux (en moyenne de 9 950 parts) et bien renseignés (69 % des herbiers, les herbiers moins renseignés étant des collections secondaires dont les données ne sont pas destinées à la publication). Certains amateurs investissent des domaines davantage délaissés par les botanistes professionnels, comme la cryptogamie. Eugène Monguillon, instituteur sarthois, co-écrit un catalogue des Muscinées du département de la Sarthe24 avec Irénée Thériot25, puis publie un Catalogue des lichens de la Sarthe26. Trois de ses herbiers sont conservés (tabl. 1).

10Comme les autres amateurs auteurs de publications, ses collections s’inscrivent dans des réseaux d’échanges internationaux, comprenant autant de dons que des spécimens d’exsiccatas27. L’accumulation se justifie par les opérations de comparaison nécessaires à l’étude de la variabilité des espèces et de leur répartition28, à l’instar des botanistes professionnels et assimilés. Ils recourent également à de nombreux « récolteurs29 », qui participent au rassemblement d’informations pour les flores ou les catalogues.

11Ces derniers représentent 29 % des auteurs d’herbiers du corpus30. Leurs collections suivent pour la plupart les normes de constitution des herbiers scientifiques, et sont bien renseignées. Elles sont de volume et d’amplitude géographique variables (allant de l’échelle locale à l’échelle mondiale), reflets de l’insertion de leur auteur dans les réseaux savants. La qualité de leur herbier est un critère d’évaluation de la fiabilité des informations transmises : les herbiers mal renseignés sont décriés31. À l’inverse, quand Nicolas-Charles Pontarlier (1812-1889) et Henri-Nicolas Marichal (1812-1886)32 transmettent leur herbier à James Lloyd, il salue leurs « herbiers parfaitement ordonnés de plantes étudiées33 ». L’herbier définit le statut et la réputation du collecteur. L’adoption des normes de l’herbier scientifique par ces acteurs est indépendante de son évaluation par les pairs (postérieure à la constitution de la collection) : elle révèle leur volonté de s’approprier un savoir savant et une connaissance systématique de la flore34, même lorsque la communication d’informations n’est qu’occasionnelle (ce qui concerne 9 auteurs d’herbiers)35. Leurs herbiers peuvent être des collections additionnelles, qui s’ajoutent à celles constituées pour leur discipline de prédilection (entomologie, géologie…), et sont parfois ouverts à d’autres savoirs et pratiques de mise en collection.

Herbiers d’amateurs de botanique ? Controverses, alternatives, limites

12Certains auteurs de vulgarisation évoquent de vives critiques à l’égard des collections savantes, en raison de la rigueur exigée dans la constitution de l’herbier et de l’effacement de la subjectivité qu’elle suppose. À l’extrême, les herbiers des « savants » sont comparés à des « cimetières », et les noms scientifiques qualifiés d’« épithètes barbares36 ». Ils révèlent en creux d’autres formes d’appréciation du végétal vivant et de mise en collection.

13La plupart des auteurs de vulgarisation recommandent de suivre les indications permettant la constitution d’un herbier suivant les normes savantes, tout en étant ouverts à d’autres formes de savoirs par l’indication des noms vernaculaires et des propriétés des plantes, en vue de permettre aux amateurs de constituer des collections qui ont « de la valeur même aux yeux des savants37 ». Certains associent une visée expressive à l’herbier, le plus souvent comme objet souvenir des herborisations38, et parfois (rarement) comme objet esthétique. M. Campagne présente cela comme un facteur de motivation supplémentaire à l’apprentissage et à la pratique de la botanique :

« Des botanistes sévères ne veulent pas que les amateurs de plantes enrichissent leurs herbiers d’ornements. […] Pourquoi nous serait-il défendu d’orner ce qui n’est plus ? […] Un peu d’art mêlé à la nature ne saurait la gâter. […] pourquoi […] ne les entourerait-on pas de cadres, de guirlandes et d’autres ornements qui puissent tromper agréablement l’œil et rafraîchir l’imagination, souvent desséchée par l’étude de ces plantes mêmes ?39 »

14La perte des caractéristiques faisant l’attrait du végétal vivant (couleurs, parfums) lors de la dessiccation des échantillons est ici compensée par la possibilité d’orner les parts d’herbiers. L’intérêt sensoriel du végétal, qui constitue la raison de la sélection des spécimens, est reporté sur leur support de fixation, permettant de conserver par transfert le facteur de motivation initial de collecte.

15Par la recherche esthétique ou la création de souvenirs, l’herbier est un support matériel d’inscription de la subjectivité et de la biographie de l’auteur, ce qui n’exclut pas l’appropriation de savoirs savants et/ou vernaculaires. Ces auteurs esquissent ainsi un continuum entre des caractéristiques associées aux herbiers savants et d’autres pratiques de collections qui traduisent la diversité des aspirations et investissements dans l’acquisition de connaissances botaniques.

16Ces pratiques de mise en collection du végétal à visée expressive40 sont davantage visibles dans des collections n’intégrant pas les normes savantes : ce sont de petits herbiers composés de quelques spécimens pour lesquels les informations sont largement incomplètes, voire inexistantes. Deux d’entre eux sont étroitement associés à des lieux de collecte et sur un temps restreint. L’alguier de M. de la Guyomarais, constitué en 1856, se compose de 14 spécimens d’algues non déterminés collectés à Noirmoutier et à Verdelé41. La collection d’algues composée par Eva J. comporte quelques spécimens déterminés (rares), sans lieu et date de collecte. Elle est envoyée à Émile Gadeceau en 1904, auquel elle adresse ses « remerciements et meilleures amitiés42 » (fig. 2 et 3).

Fig. 2. – Carte postale Eva J., 1904.

Fig. 3. – Alguier Eva J., 1904.

17Chaque spécimen d’algue est soigneusement disposé au centre des parts d’herbier, de manière à valoriser la forme et les couleurs de la plante, sur le modèle des parts d’herbiers, mais le peu (voire l’absence) d’information limite leur lecture par des tiers. Ces deux herbiers sont des « collections souvenirs ». Étroitement liés à la biographie de l’auteur de la collection, ils participent à la construction d’un récit lié à un événement passé concernant un individu ou un groupe de personnes43. Leur valeur réside essentiellement dans la charge affective et mémorielle dont ils sont porteurs.

18D’autres formes de pratiques sont essentiellement liées à l’intérêt pour les caractères esthétiques du végétal. Cela se trouve par exemple en marge d’un herbier de mousses anonyme, dans lequel les spécimens de mousses sont déterminés. Deux tableaux d’algues sont insérés à la fin du volume : les algues, non déterminées, deviennent la composante de motifs variés, figurant ici des bouquets (fig. 4)44.

Fig. 4. – Tableau d’algues. Anonyme, Herbier de mousses et d’algues 1864-1865.

19Les formes et les couleurs du végétal sont valorisées lors de la mise en collection par la composition de bouquets ou de motifs géométriques. Or, ces pratiques sont évoquées par quelques auteurs de vulgarisation45 : la finalité esthétique de ces collections relève souvent davantage d’une mode que d’un intérêt pour les sciences46.

Circulations et emprunts de savoirs et de pratiques

20La majorité des collections mêle visée cognitive et visée expressive, et brouille les frontières entre botanique « savante » et botanique dite « populaire ». Si elles sont constituées en grande majorité par des auteurs ne participant pas à la construction du savoir savant (soit 53 % des auteurs d’herbiers du corpus), leurs emprunts à la culture savante soulignent leur volonté d’acquisition d’un savoir botanique savant, portant sur la détermination des plantes.

21La plupart de ces collections sont classées par familles et souvent bien renseignées à l’aide d’étiquettes manuscrites ou pré-imprimées avec l’indication des différentes rubriques à compléter, soigneusement remplies (80 % de ces collections). Ces étiquettes indiquent une relative banalisation des normes d’information des spécimens, effectuée par des biais commerciaux, par l’extension de l’enseignement de la botanique (43 % sont des instituteurs ou institutrices qui l’ont apprise dans les écoles normales) et la diffusion d’une botanique dite « populaire » : les noms latins et vernaculaires sont souvent indiqués, de même que les propriétés des plantes. La maitrise souvent aléatoire de la nomenclature scientifique (erreurs d’orthographe, corrections, absence des noms d’auteurs d’espèce47) révèle l’association étroite entre l’herbier et la nomenclature latine dans l’imaginaire collectif et l’intérêt pour l’acquisition d’un savoir savant sur le végétal dont la seule manifestation visible est limitée au nom des plantes.

22La constitution de l’herbier relève d’une volonté d’identifier les plantes familières (parfois rares) ou utiles. Peu volumineuses (moins de 1 000 parts), ces collections s’inscrivent dans des espaces de collecte et d’échanges restreints (réseaux familiaux ou d’interconnaissance) : 33 % des collections contiennent des échantillons provenant de diverses régions françaises, 67 % de l’Ouest de la France. Peu recourent aux sociétés d’échanges et aux exsiccatas. La collecte occasionnelle et opportuniste de plantes l’emporte sur le rassemblement systématique de spécimens, et sur l’accumulation massive liée au processus de comparaison. Dans l’herbier d’Hortense Guitton, institutrice en Sarthe de 1892 à 192848 (environ 500 parts, 256 étudiées), 8 plantes sont collectées en moyenne chaque année, souvent par une, deux ou trois espèces. Les collectes les plus volumineuses ont lieu dans les Pyrénées ou le Massif central (14 plantes en août 1905)49, montrant l’importance de la collecte d’échantillons souvenirs. La disposition parfois géométrique et symétrique des échantillons révèle une certaine recherche esthétique qui ne respecte pas toujours le port naturel de la plante (échantillons disposés en couronne, en bouquets, courbés). Les herbiers de ces auteurs relèvent autant d’une démarche cognitive de connaissance du végétal par la mobilisation de différents savoirs que d’une pratique récréative de la botanique : intéressés par le savoir savant, ils associent cela à des motivations utilitaires ou liées à l’appréciation sensible du végétal.

23Or, ces pratiques davantage rattachées à une botanique dite « populaire » souvent disqualifiées par les botanistes se retrouvent dans quelques herbiers constitués par des acteurs participant à la production du savoir savant. L’herbier Ledantec adjoint par exemple les noms vernaculaires aux noms savants des plantes, et quelques plantes sont disposées de manière géométrique50. Élève d’Alexandre Boreau, il lui transmet des informations pour ses travaux51. Ces savoirs vernaculaires et ces pratiques de collections reposant sur une certaine recherche esthétique ne constituent ainsi pas systématiquement des critères de discrimination de leurs auteurs lorsqu’ils sont alliés à une connaissance fine de la flore locale, reconnue par les botanistes.

24L’adoption des normes caractérisant l’herbier scientifique, de savoirs savants ou vernaculaires repose sur des négociations et arbitrages par les auteurs selon leurs motivations et leur investissement dans l’acquisition d’un savoir et de pratiques savantes. Bien que les littératures scientifiques et de vulgarisations tendent à construire des pôles associant certaines formes de pratiques et de savoirs à des catégories d’acteurs, par la définition de normes et la disqualification de formes de savoirs ou de pratiques, les parcours des acteurs soulignent la porosité de ces catégories, autorisée par l’adoption d’un socle commun. Les composantes matérielles et intellectuelles identifiant un herbier (disposition et information des spécimens) sont assez largement répandues : très peu de collections présentent des informations incomplètes. L’association à d’autres savoirs, à des souvenirs est possible tant que le spécimen est correctement informé et permet l’observation des caractères de la plante. Ces emprunts à la culture savante confèrent aux herbiers une plasticité sémantique et épistémologique importante, et se traduisent dans une relative porosité entre les différentes catégories d’herbiers. Ils définissent l’intersubjectivité des collections, leur permettant d’être lues et utilisées de manière scientifique, tout en autorisant la manifestation discrète de la subjectivité de l’auteur et l’ouverture à d’autres formes de savoirs, variables suivant les acteurs.

25L’herbier traduit le positionnement des acteurs en tant qu’amateurs de sciences, de nouveau négocié lors de son utilisation par d’autres acteurs. La valeur de sa collection et la définition du statut de son auteur reposent alors sur la finesse de sa connaissance du terrain et de la flore. La mobilisation de ces collections dans la construction des savoirs dépend dès lors de leur accessibilité et de l’insertion des acteurs dans les réseaux savants, reposant aussi sur des critères sociaux et de genre.