« Tout m’est souffrance et source de trouble, tout m’est lutte et combat, tel visage, tel livre, telle phrase, telle idée, tel geste, telle attitude. Et tel souvenir1. »

1Jean Jacquart n’a que 19 ans lorsqu’il écrit cette phrase terrible dans son journal, après avoir, une nouvelle fois, renoncé à communier. Portant tout le poids d’une homophobie intériorisée, dans une après-guerre marquée par la réaffirmation des valeurs traditionnelles et la dénonciation des déviances, le journal de Jacquart, tenu de 1944 à 1966, nous plonge au temps du « placard », quand une majorité d’homosexuels mène une « double vie », cachant soigneusement ses préférences sexuelles ou ne les révélant qu’à des personnes de confiance. Pour autant, derrière les rencontres parfois sordides et le sentiment, permanent, d’isolement, perce aussi le plaisir de la drague anonyme et l’espoir de rencontrer un jour, l’ami rêvé. À ce titre, le journal constitue à la fois un témoignage unique sur la construction identitaire douloureuse d’un jeune homme catholique, sensible et cultivé, et sa longue quête d’acceptation de lui-même, et une source bienvenue pour l’histoire sociale de l’homosexualité masculine dans la France des années 1950, qui reste encore très mal connue2. C’est ce que je voudrais montrer brièvement ici.

Le poids de l’homophobie

« Une crise morale »

2Une large partie du journal de Jacquart est marquée par la culpabilité et la honte. Ses désirs, que le lecteur suppose de nature sexuelle, mais qui restent longtemps non spécifiés, sont une cause d’« indignité » et de « souillure3 ». Dès 1945, Jacquart dit traverser une profonde « crise morale4 », qu’il tente vainement de surmonter par la pratique de la confession, la lecture de textes édifiants, voire des séances de mortification5. À de nombreuses reprises, il appelle Dieu à l’aide face à ses « rechutes trop fréquentes6 ». En août 1947, le voici qui désespère : « Huit mois d’efforts sont effacés par une minute d’abandon7 ». Ce sentiment d’échec face à ce « mal solitaire8 » le plonge de manière récurrente dans l’angoisse et la dépression.

3Si la grande sensibilité de Jacquart, sa grande honnêteté aussi, accentuent sans nul doute la portée de sa faute, les déchirements qu’il exprime sont alors ceux de nombreux homosexuels chrétiens. On peut penser au terrible De l’abjection, publié en 1939 par Marcel Jouhandeau ou à la pièce Sud de Julien Green, dont Jacquart, en 1955, souligne la « discrétion », la « pureté » et le « tragique9 ». Une enquête, menée en 1974 auprès des membres de l’association homophile Arcadie, créée en 1954 par André Baudry, lui-même ancien séminariste et professeur de philosophie dans un lycée privé, est révélatrice, d’autant qu’il s’agit d’hommes engagés dans une organisation militante, bénéficiant d’un groupe de soutien. Sur les 70 % d’hommes interrogés qui se disent croyants, la moitié affirme avoir eu des conflits avec leur foi à l’adolescence, et 10 % continuent d’en éprouver à l’âge adulte, particulièrement chez les plus de 40 ans, qui appartiennent à la génération de Jacquart. 12 % disent du reste avoir perdu la foi, faute de pouvoir concilier l’enseignement de l’Église et leur nature propre, ou confrontés à la condamnation d’un prêtre10. Rappelons qu’en 1952, la thèse de l’abbé Marc Oraison, Vie Chrétienne et problèmes de la sexualité (1951), qui prônait entre autres une attitude plus compréhensive à l’égard de l’homosexualité, avait été mise à l’index. Une autre enquête, menée en 1974-1979 par Xavier Thévenot, révèle qu’un homosexuel chrétien sur quatre dit ressentir un conflit entre sa foi et ses pratiques homosexuelles, un sur dix jugeant ce conflit très fort11. Néanmoins, des pratiques homosexuelles régulières tendent à entraîner une diminution des conflits, évolution sensible également chez Jacquart, comme nous allons le voir12.

Le discours médical

4Si Jacquart vit d’abord et avant tout son homosexualité comme un péché, il la voit parfois aussi comme un « vice », une maladie, dont il voudrait « guérir », même s’il ne semble pas avoir cherché de « traitement » ailleurs qu’auprès de Dieu13. Une majorité de médecins continue alors de considérer l’homosexualité comme une maladie mentale, hypothèse validée par l’OMS jusqu’en 1990 et ratifiée par la France en 1968, et de débattre de ses origines, innées ou acquises, et d’une éventuelle prophylaxie.

5Jacquart reprend certains de ces poncifs psychologisants, parfois relayés par ses proches. Lui qui a très peu connu son père déplore avoir été trop « couvé » et privé d’aventures, ce qui l’aurait poussé à chercher celles-ci « à côté du normal14 ». Sa mère, à propos d’un petit voisin qu’elle juge efféminé, affirme : « Il est vrai que ce n’est pas sa faute. Il y en a qui sont comme ça tout jeunes. C’est une maladie et il n’y a rien à faire15 ». Certains de ses amis ne cessent de lui dire que des « relations normales [le] guériront », et il veut croire, un temps, que la compagnie des femmes pourrait lui « faire le plus grand bien16 ». Néanmoins, l’un de ses camarades homosexuels, Sellier, « a tenté cette entreprise de normalisation », avec « une “fille” du boulevard » sans autre résultat qu’une « profonde déception17 », et il persévère jusqu’à se mettre en couple18. Nombre d’homosexuels et de lesbiennes, encore dans les années 1950, se résignent à des mariages sans amour, voire à des mariages blancs, pour se soustraire aux questions inquisitrices, apaiser une famille inquiète, donner l’illusion d’une vie « normale ». Rien de cela cependant chez Jacquart, qui ne saurait du reste mener en bateau une partenaire potentielle19. Il se voit dès lors en « futur célibataire endurci20 », et se résigne à dire les choses crûment à une jeune fille qui croit pouvoir le pousser au mariage21.

6Finalement, pas plus que la religion, la médecine n’a pu lui offrir de « solutions valables », même s’il estime que « les médecins sont plus compréhensifs que les prêtres, plus ouverts aux questions innombrables que posent ces “anomalies” dont ils traitent22 ». Discours médical et religieux vont néanmoins parfois de pair. Dans les années 1950, le psychiatre catholique Marcel Eck sévit contre les homosexuels dans de nombreux ouvrages, conférences et articles largement diffusés, alléguant qu’il s’agit d’une maladie contagieuse, dont il convient de protéger en priorité les enfants23. Eck est en outre l’un des inspirateurs de l’amendement Mirguet, qui fait en 1960 de l’homosexualité un « fléau social » et se traduit par un doublement des peines pour outrages publics à la pudeur homosexuels24. Pourtant, si Jacquart est particulièrement disert sur ses tourments moraux, il semble étrangement inconscient des risques très concrets auxquels il s’expose par ses pratiques sexuelles. Qu’en est-il alors ?

La menace policière et judiciaire

7Depuis 1791, et la suppression par les lois révolutionnaires du crime de sodomie, la France ne pénalise plus, à la différence de nombre de ses voisins, les relations sexuelles entre hommes. L’impunité n’est cependant pas totale. La police des mœurs organise la surveillance des lieux de rencontre homosexuels, et certaines pratiques entre personnes de même sexe sont susceptibles d’être sanctionnées dans le cadre de la législation sur les outrages publics à la pudeur (art. 330 du Code pénal), des attentats à la pudeur avec ou sans violence (art. 331-332), ou d’affaires mettant en scène des mineurs (excitation habituelle de mineurs à la débauche, art. 334-335). Par ailleurs, sous le gouvernement de Vichy, la loi du 6 août 1942, confirmée à la Libération (art. 334 puis 331.3), introduit une discrimination sur l’âge de la majorité sexuelle, portée désormais à 21 ans en cas de relations homosexuelles, contre 13 ans, puis 15 ans pour les relations hétérosexuelles. Les accusés risquent entre 6 mois et 3 ans de prison, ainsi qu’une amende. Outre l’amendement Mirguet, déjà mentionné, on peut aussi citer l’ordonnance de police du 1^er février 1949, qui interdit aux hommes de danser ensemble dans les lieux publics à Paris, ainsi que la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, qui servit de prétexte à la censure de publications homosexuelles comme Futur (1952-1956) ou Arcadie (1954-1982)25. La période 1945-1968 est dès lors marquée par une répression accrue, qui se traduit, dans les statistiques judiciaires, par une hausse régulière et rapide du nombre de personnes jugées pour « homosexualité » (articles 330 et 331.3) jusqu’en 1968, suivie par un déclin également rapide26. Le sommet de la répression est atteint en 1961, après la mise en place de l’amendement Mirguet : 448 personnes furent jugées cette année-là pour « homosexualité », dont 6 femmes.

8Dans le journal de Jacquart, rien ne perce cependant de cette menace qui n’a rien d’anodin, sinon dans la bouche de la mère d’un ami, qui, ayant appris les fréquentations de son fils, le « voit déjà en prison ou déshonoré27 ». Sous sa plume, on ne trouve qu’une seule mention, tardive, en 1957, quand il s’avoue « à la merci d’une imprudence, d’un petit chanteur, d’une rafle mal placée dans le temps ou l’espace28 ». C’est qu’il pratique la drague dans les lieux publics, susceptible de tomber sous le coup de l’outrage public à la pudeur29, fréquente Saint-Germain-des-Prés, particulièrement ciblé par la police, et surtout poursuit des relations avec des mineurs, au risque d’une condamnation infamante30. Et que penser des aventures qu’il noue en RFA, où sévit le paragraphe 175 qui prévoit une peine de prison pour toute relation entre hommes, pouvant aller jusqu’à 10 ans en cas de relation avec un mineur ? Près de 50 000 condamnations sont prononcées à ce titre entre 1950 et 196931 !

9Jacquard est discret cependant, redoutant « le scandale public », même si à certains moments il l’envisage presque comme « un soulagement32 ». En 1950, dans le métro parisien, il se retient d’embrasser Georges Ramadier, qui étrenne alors « son premier pantalon long », scène qui n’aurait en effet pas manqué d’attirer l’attention33. Peut-être est-il conscient que la découverte de son homosexualité, et plus encore de relations avec un mineur pourrait porter un coup fatal à sa carrière d’enseignant, alors que l’article 16 du code de la fonction publique impose un critère de « bonne moralité34 » ? Ne le voit-on pas, comme dans les meilleures pages de Maurice d’E. M. Forster, contraindre soudain ses élèves de 5^e à sauter un « passage litigieux » qui aurait pu évoquer des mœurs compromettantes en Polynésie35 ? Alors qu’il multiplie les transgressions de classe, peut-être pense-t-il au discours du PCF, qui voit dans l’homosexualité une perversion bourgeoise, sinon fasciste ? Ainsi, tandis qu’il poursuit de ses assiduités un jeune serveur, il se demande ce que « la patronne qui n’est pas née d’hier, pense de ce jeune professeur qui attend son garçon de café36 ». Pourtant, admet-il : « L’opinion courante, fort hostile aux homosexuels, ne m’aurait [pas] arrêté sur la voie où j’étais engagé37 ».

Le temps du « placard »

La « double vie »

10« Mais de quel tragique quotidien est faite notre vie dans cette société qui se refuse à nous admettre ! » s’émeut Jacquart en 195038. Si Jacquart, comme nombre d’homosexuels de son temps, entretient le secret sur sa vie privée, c’est d’abord par peur du rejet, familial, social, professionnel. Une enquête d’opinion, menée en 1962, ne laisse aucun doute quant aux sentiments d’une majorité de Français vis-à-vis de l’homosexualité : 40,4 % la considèrent comme un vice, 44,7 % comme une maladie et 27,6 % comme un comportement à part, sachant que 69 % d’entre eux pensent qu’il s’agit d’une disposition acquise, et non innée39. 49,7 % n’engageraient pas un homosexuel, et 22,7 % préconisent des peines de prison.

11Au sein même du journal, la parole apparaît dès lors extrêmement contrôlée. De nombreux noms sont anonymisés, raturés, ne serait-ce que parce que Jacquart redoute, à juste titre, qu’il tombe dans de mauvaises mains. « Heureusement que tu n’es pas comme ça. Ce que j’aurais été déçue », lui assène sa mère qui ne sait rien encore40. La découverte du Carnet vert, en juillet 1948, précipite le drame41. C’est une « explication atroce », marquée par des pleurs des deux côtés, et qui ne fait que conforter Jacquart dans la haine de soi qui le dévorait déjà42. Contraint de lui mentir, faute de pouvoir lui faire admettre qui il est43, il prend soin, désormais, de ne rien laisser de compromettant, emportant même avec lui les lettres de ses amis proches, rédigeant certaines pages sur des feuilles séparées pendant les vacances44. Le rejet déborde du reste le cadre familial : Claude, la jeune fille qu’il repousse en lui faisant « l’imprudent aveu de [sa] vérité profonde », ne manifeste que « Stupeur, horreur… », avant de prétendre vouloir le « sauver45 ».

12Jacquart n’est pas un cas isolé et ses amis Sellier et Guy se retrouvent eux aussi « en mauvaise posture », suite à des indiscrétions46. Destins communs, que Jacquart rapproche du « terrible tableau de Proust sur ces gens maudits, obligés de mentir à leurs amis, à leur mère, jusqu’à la fin47 ». L’expérience vécue par Jean Jacquart renvoie ainsi directement à la notion de « double vie » propre aux années de placard : « J’ai renoncé depuis longtemps à accorder les voix diverses de ma vie. Je l’ai compartimentée et j’essaye l’impossible : servir deux, trois, quatre maîtres à la fois48 ». Ailleurs, il évoque « ce pari de mener de front deux, trois, quatre vies différentes, sans les laisser se mêler… » et le « masque » qu’il est obligé de revêtir49. Il se livre petit à petit, cependant, alors que d’autres n’hésitent pas à lui faire « état de [leurs] expériences passées50 » : « je n’ai pu garder mon terrible secret » avoue-t-il en janvier 194851. Il redoute du reste que son homosexualité ne soit lisible de tous : « J’ai peur que ma réputation ne soit plus à faire », se désole-t-il52. En octobre 1951, enfin, il admet : « Je n’ai plus honte de ce que je suis53 ».

La quête de « l’ami rêvé »

13Comment Jacquart construit-il, dès lors, son identité homosexuelle ? Le terme même n’apparaît que tardivement et rarement dans le journal. La première allusion explicite à l’homosexualité fait état d’« amitiés particulières », mais elle concerne un de ses amis, B. ; plus tard, alors qu’il lit Proust, il parle d’« inversion54 ».

14C’est au détour d’une phrase, en mai 1948, que Jean Jacquart révèle que ses premiers émois homosexuels remontent à Pâques 1939, alors qu’il n’avait pas 10 ans, de manière donc assez précoce55. Dans l’enquête de 1974 déjà citée, 29 % des hommes homosexuels interrogés ont découvert leur homosexualité avant 11 ans contre 35 % entre 12 et 14 ans, 22 % entre 15 et 17, et 13 % après 18 ans56. Si Jacquart semble avoir connu des expériences amoureuses et sans doute aussi sexuelles entre 1943 et 1945, son sentiment de culpabilité le conduit à rompre avec l’un de ses premiers amours57. De plus en plus souvent ensuite, il affirme qu’il « ne regrette rien », même s’il s’alarme : « Nous sommes, je le crains, beaucoup plus obsédés que les autres, les “normaux”58 ». À cela s’ajoute sa croyance en une malédiction récurrente, celle d’une impossibilité à rencontrer l’être cher, ou à le garder auprès de lui, du fait de ces « “passions” soudaines et crues définitives, comme les homosexuels en ont le secret59 ». Sa rencontre fugitive avec Karl, qu’il pense être « l’ami rêvé », le hante durant de longues années60. Cette quête désespérée rappelle les témoignages de nombreux intellectuels homosexuels de la génération précédente, tel J. R. Ackerley à la recherche de « l’ami idéal » ou E.M. Forster évoquant dans Maurice son espoir de trouver un « ami pour la vie61 ». Rencontres furtives, amours non partagées, relations sexuelles insatisfaisantes entretiennent un sentiment d’échec, sinon de désespoir : « Plus que jamais, je me sens “unglücklich”, non pas malheureux mais inapte au bonheur62 », écrit-il en février 1953. Des difficultés sexuelles émergent de manière voilée, comme sans doute une éjaculation précoce qui renforce sa « désillusion » à l’égard de la sexualité, alors qu’il n’a que 21 ans63. Il envisage même de consulter un médecin afin de pallier « cette insuffisance physiologique », qui renforce son sentiment de marginalité64.

15Il expérimente pourtant « ces instants de plaisir dérobés dans l’ombre », dévoilant, lui qui marche beaucoup, l’étendue de ses territoires de drague à travers Paris, une géographie secrète accessible aux seuls initiés, qui passe par les Champs-Élysées et les « bas-côtés de l’avenue Gabriel », mais aussi par les Tuileries, lieu de rencontre homosexuel remontant au moins au xviii^e siècle65. Dès le 2 mars 1946 – il n’a pas encore 18 ans –, il évoque ainsi une « promenade sans but avouable », suivie d’une confession66. Il cherche, par exemple lors d’un passage dans la salle des pas perdus de la gare Saint-Lazare, à capter des regards67, ce qui l’expose parfois « à des imprudences68 », mais il maîtrise de mieux en mieux les arcanes de cette subculture homosexuelle qui ne fonctionne que par allusions codées et gestes subtils69. Le métro, les vespasiennes sont brièvement évoqués comme autant de lieux de rencontre possibles, à la recherche de « gibier » potentiel70. À partir de 1951, le voici « annexé » à Saint-Germain, nouveau pôle de l’homosexualité parisienne après-guerre, fréquenté par de nombreux artistes homosexuels, français et étrangers, tels Jean Genet, Jean Cocteau, Jean Marais ou Christopher Isherwood, errant entre La Pergola et le Royal Saint-Germain, d’abord « trop prudent [pour] oser [s’]engager, trop écœuré aussi par ces jeunes prostitués pour accepter d’en accoster un, trop lâche enfin pour [s’] arracher à cette atmosphère71 ». En 1960, il assiste même à un spectacle chez Madame Arthur, à Pigalle, peut-être à la demande de son compagnon de l’époque72.

16Jacquart s’échappe aussi de Paris. À la campagne, près de Morangis, où il noue de relations avec de jeunes paysans, mais aussi en camping avec de jeunes scouts73. Comme bien d’autres avant lui, c’est aussi en terre étrangère qu’il trouve un anonymat, et sans doute une insouciance qui facilitent les rencontres74. Plus que l’Algérie, qu’il n’évoque qu’une fois, dans le cadre d’un voyage organisé75, c’est l’Italie, notamment Florence, qui lui offre le plus de possibilités d’évasion et d’aventures d’un soir, et surtout la RFA, qu’il découvre à l’occasion de son service militaire76. Posté à Fribourg, il arpente les lieux de drague homosexuels, comme les abords de la gare ou les allées de la Dreisau à la nuit tombée, le jardin de l’université, le Colombi-Garten et un Milch Bar fréquenté par les jeunes gens qu’il affectionne. À défaut d’amour, il sait « maintenant où trouver, à peu près à coup sûr quelqu’un pour passer avec moi un moment d’oubli, de satisfaction purement charnelle77 ».

Faire partie d’une communauté ?

17Si Jacquart fréquente à coup sûr le « milieu » homosexuel, pensait-il, pour autant, faire partie d’une communauté ? La réponse, à la seule lecture du journal, ne peut être qu’ambiguë. Incontestablement, le sentiment de solitude et d’isolement y domine, même si Jacquart témoigne, en de rares occasions, de la conscience d’un destin partagé. Il évoque ainsi « notre triste communauté78 », mais remarque que « venir à La Pergola n’est pas nécessairement le symbole d’une appartenance à la communauté ulyssienne79 ». De fait, il ne manque pas de se distancier de ce qu’il appelle, de manière assez négative, la « confrérie », en particulier de ceux qui adoptent ce « genre minaudeur, un peu “gamine”80 ». À l’instar d’André Baudry d’Arcadie, qui s’inquiète que les homosexuels les plus flamboyants ne donnent une mauvaise réputation à la communauté81, Jacquart semble avoir posé un regard partagé sur les « folles » qui fréquentent le Fiacre, rue du Cherche-Midi, ou le premier étage du Flore82, mais il est plus indulgent à l’égard des jeunes prostitués, sur lesquels il se fait peu d’illusions. Certains ne cachent pas aimer les filles, d’autres mettent en avant les sommes gagnées, jusqu’à cinq mille francs : « C’est évidemment plus avantageux que de travailler. Je suis injuste d’ailleurs, car celui-ci travaille dans la journée. Le “tapin”, c’est le supplément », note-t-il sans amertume, sauf envers lui-même, alors qu’il a profité, une nuit, de « l’amour tarifé, dans une chambre à l’heure83 ». Le « milieu » homosexuel le renvoie aussi à ses angoisses personnelles. À 25 ans, il s’inquiète de voir, à la Pergola, « dans ces vieux fols qui viennent là lever un môme pour leur nuit, l’image de ce que je serai84 ». Lors d’un séjour en Italie, il se réjouit « d’avoir échappé à une dizaine de vieilles horreurs », de même que son ami André, « poursuivi par une horrible “sœur”, 40 ans, gominé85 ». Plusieurs années plus tard, le voici, lors d’un passage à Munich, emmené, non sans un certain malaise, dans « un bar, genre Saint-Germain, mais avec la même proportion de “vieux” qu’au Fiacre », par son hôte, « toute froufroutante »86.

18Absolument rien, en revanche, ne suggère dans le journal une connaissance du militantisme homosexuel, incarné en France depuis 1954 par Arcadie, pourtant proche à bien des égards de Jacquart, du fait notamment d’un certain ancrage chrétien et de sa forte dimension culturelle87. Dès lors, c’est d’abord, comme dans l’entre-deux-guerres, par le partage de références communes, notamment littéraires, que se construit chez lui un sentiment d’identification et d’appartenance. Jacquart, qui se rêve en Édouard, le héros des Faux-Monnayeurs, espère des années durant rencontrer Gide, sa figure tutélaire : « Il est pour moi un guide, un exemple à la fois à suivre et à éviter, sorte de pôle vers lequel je me sens attiré et repoussé à la fois88 ». Même s’il s’est marié, et n’a pas caché être tourmenté par sa foi, l’auteur de Corydon (1924) a su s’abstraire du jugement de son temps en rédigeant une véritable défense de la « pédérastie », sorte de coming out avant la lettre. Il lui montre qu’il est possible de « s’installer dans l’anormal, sans se soucier du reste », plutôt que « lutter sans cesse contre ses propres penchants, c’est-à-dire se priver de tout plaisir charnel89 ».

19Il est un peu moins disert sur Proust, dont l’univers s’éloigne sans doute trop de ses préoccupations personnelles, même s’il note qu’il « dégage l’insatisfaction foncière de l’inverti qui ne peut connaître que ses semblables, c’est-à-dire des hommes-femmes alors qu’il désirerait des hommes véritables, pleinement et complètement hommes90 ». Le Journal de Julien Green le touche davantage, au sens où l’écrivain y souligne, selon lui, « l’impuissance de l’Église devant le problème de l’homosexualité avérée91 ». Qu’aurait-il pensé s’il avait su que le journal avait été lourdement expurgé par l’auteur lui-même, et que Green multipliait sans complexe les aventures sexuelles ?92. Il semble de fait assez réservé à l’égard de Jean Genet, dont il n’a pas aimé le Notre-Dame des Fleurs, même s’il se reconnaît, en dépit du « vocabulaire souvent plus que vulgaire de l’auteur », dans le « très beau Miracle de la Rose93 ». Il est cependant bien davantage conquis par les livres de Marguerite Yourcenar, Alexis et Mémoires d’Hadrien, et surtout le Fabrizio Lupo de Carlo Coccioli et le Jean-Paul de Marcel Guersant, des romans auxquels il s’identifie pleinement tant ils semblent suivre son parcours de vie, et qui se terminent tragiquement, ce qu’il semble penser inévitable94. La culture populaire semble avoir fourni peu de références, ce qui est peu surprenant vu le climat de censure qui règne dans les années 1950, même s’il note, au moment de la sortie du film Les Maudits, de René Clément (1947) que « pour la première fois, on a mis en scène des gens unis par des amitiés particulières. Le tout traité très discrètement par allusions, assez claires pour les gens avertis95 ».

20S’il constitue un témoignage sans équivalent connu sur la vie d’un homosexuel catholique dans la France des années 1950 et 1960, le journal de Jean Jacquart apparaît cependant, à certains égards, trompeur. Les années 1956-1966 y sont survolées et ne sauraient présager d’une vie amoureuse et sexuelle vécue par la suite sans tabous apparents, du moins selon ceux qui l’ont connu. Loin de cacher son homosexualité sur son lieu de travail, il en plaisantait, quitte à susciter l’ire de quelques collègues isolés. Alors qu’il n’évoque jamais le militantisme homosexuel dans son journal, il semble avoir par la suite défilé lors des gay pride et peut-être noué des contacts avec certaines associations homosexuelles, comme David et Jonathan. Lui qui chercha longtemps l’ami rêvé, vécut une relation amoureuse durable avec Jean Beaucourt, l’un de ses anciens étudiants, décédé du sida en 1991. Quelle fut dès lors sa réaction face au refus du pape Jean-Paul II de valider l’usage du préservatif, en pleine pandémie ? Qu’a-t-il pensé du débat sur le Pacs, lui qui, parlant du mariage, savait qu’il n’avait « pas droit » à cette « union, légitime pour les autres96 » ? L’ouverture de sa correspondance, après 2029, pourra peut-être nous éclairer sur ces différents points.