1Il n’est pas si fréquent de rencontrer un auteur, là où l’on n’attendait qu’un historien. Formé à l’université de Nanterre dans la seconde moitié des années 1970, je connaissais Jean Jacquart par ses travaux d’historien moderniste : sa thèse sur le Hurepoix1 qu’on nous donna à lire, sa contribution au deuxième volume de l’Histoire de la France rurale2 qui fut un de mes premiers « vrais » livres d’histoire. La lecture de son journal3 est une découverte, dont je suis reconnaissant à celles et ceux qui l’ont édité, ainsi qu’à Nicole Lemaitre qui me demande d’y réagir. Je le ferai en montrant comment ce journal permet d’inscrire Jean Jacquart dans l’histoire du catholicisme français de l’après-guerre. Je reviendrai ensuite sur ce que ce journal nous apprend, en termes d’histoire culturelle, sur l’univers de pensée d’un jeune catholique qui apprend son métier d’universitaire et d’intellectuel. Je parlerai enfin de l’homosexualité de Jean Jacquart, puisqu’elle est le moteur de son activité de diariste. Il y faut deux précautions préalables : je m’appuie ici sur le seul journal, avec les risques que comporte l’usage d’une source unique4. Et, s’il est devenu impossible de travailler l’histoire du catholicisme contemporain sans s’intéresser aux questions de genre, je ne suis nullement un spécialiste d’histoire de l’homosexualité.

Un jeune catholique dans les années d’après-guerre

2Quel catholique est Jean Jacquart, tel qu’il se décrit dans son journal, entre 1944 et 1966, et surtout entre 1944 et 1950, c’est-à-dire entre 15 et 22 ans, avec quelques retours ultérieurs ? Dans quel type de socialisation catholique est donc inséré ce jeune homme en train de devenir adulte ?

3Père absent, mère communiste, baptisé sur le tard, Jean Jacquart connaît d’abord, au-delà d’un cercle familial réduit au minimum, une socialisation qui passe par trois canaux somme toute classiques. La paroisse d’abord, avec l’abbé Brochard, dont il est l’enfant de chœur à Paris et qui deviendra chanoine titulaire de Notre-Dame de Paris en janvier 1948, et l’abbé Gourmelon à Morangis. L’Action catholique spécialisée, ensuite, essentiellement la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) à laquelle, lycéen, il participe régulièrement à partir de la rentrée 19455. Mais s’il paraît assidu aux réunions hebdomadaires, il n’y prend pas de responsabilités. Le groupe tala de l’ENS-Saint-Cloud enfin, à partir de la rentrée 1947, dont il a donc fréquenté l’aumônier, Jean Daniélou, au moment où celui-ci était pris dans la querelle de la « nouvelle théologie » aux côtés de ses confrères jésuites de « l’école de Fourvière6 ». Il dit son admiration pour l’homme, mais guère plus, et le journal ne se fait pas l’écho des débats intellectuels auxquels participe l’aumônier.

4Jean Jacquart n’est guère engagé politiquement. Son intérêt pour la politique est évident : il a participé le 6 octobre 1945, au Vel d’Hiv, à une réunion publique du Mouvement républicain populaire (MRP) fondé l’année précédente. Il est allé écouter Paul Fraisse parler du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR) en mai 19487. Il s’est rendu aussi à plusieurs meetings du Mouvement pour la paix8, notamment au Congrès mondial de la paix qui se tient au stade Buffalo le 24 avril 19509. Il suit la vie politique, et commente l’actualité coloniale et internationale, Madagascar en 1948, l’Algérie à partir de 1956, l’Europe de l’est au moment de la crise de Budapest, en 1956 également. Sa plus grande proximité semble être avec la revue Esprit : il est allé écouter son fondateur Emmanuel Mounier10 dont il commente la mort avec tristesse11, et a participé à plusieurs reprises à des réunions des groupes Esprit. Mais rien ne permet de signaler un engagement politique ou social en faveur d’une « cause » : Jean Jacquart n’est pas un militant, le dialogue avec le marxisme, alors si présent, ne l’intéresse guère12, il ne semble pas avoir participé à l’une ou l’autre des sessions des Semaines sociales de France, et évoque à peine l’affaire des prêtres-ouvriers.

5Si l’on cherche ce qui l’inscrit véritablement dans le catholicisme de son temps, il faut regarder du côté d’une spiritualité à la fois individuelle et inscrite dans des réseaux collectifs plutôt conservateurs. En janvier-février 1946 à Paris13, puis le 1^er juin 1947 à Morangis, il participe au Pèlerinage du Grand Retour : de 1943 à 1948, plusieurs copies de la statue de Notre-Dame de Boulogne ont sillonné la France, grande manifestation populaire de piété conservatrice qui fait le lien entre la période de Vichy et les années qui ont suivi la Libération, et sans doute faut-il voir l’influence de l’abbé Brochard dans son intérêt pour cette pérégrination. À plusieurs reprises, il participe aussi à des « montées au Sacré-Cœur » de Montmartre, suivies de veillées, parmi les jécistes en février 1947, avec les talas en mai 1950. La dévotion au Sacré-Cœur est ancienne, elle a été confisquée au xix^e siècle par la mouvance contre-révolutionnaire et a suscité, au printemps 1945, une des dernières manifestations franchement réactionnaires de l’épiscopat français au sortir de Vichy, mais la période est aussi celle où l’on essaie de relancer cette spiritualité qui s’accorde mal au type d’engagement promu dans l’Action catholique spécialisée14. Plus important à ses yeux semble le pèlerinage à Chartres, qu’il effectue régulièrement à partir de 1947 et dont il livre plusieurs commentaires assez longs : pèlerinages collectifs, avec la JEC (23 mai 1947), avec le groupe tala le 31 mai 1950 ; mais aussi pèlerinages individuels, qu’il mène à bien chaque année de 1947 à 195015. L’interlocuteur est ici Charles Péguy, l’un des trois auteurs les plus cités dans son journal16, aux côtés d’André Gide et de Marcel Proust, mais pour des raisons bien différentes. On bascule alors vers une dimension plus intime de la spiritualité, qui a partie liée, chez Jean Jacquart, avec l’expérience artistique et littéraire.

Écrire sur les œuvres d’art

6Jean Jacquart n’est pas un « héritier ». Son père, absent et qui ne revient dans le journal que pour mourir, en 195617, travaillait aux Halles de Paris. Sa mère est vendeuse en grande surface, dans le magasin Dimax, aujourd’hui devenu le monoprix de la rue du Faubourg du Temple. Le rapport qu’il construit avec la culture – la musique, le cinéma, la peinture, on reviendra plus loin sur la littérature – est d’abord un rapport d’apprentissage, l’acquisition progressive d’une familiarité avec une culture savante qui ne lui était pas promise au départ, la conquête d’une sorte de Weltanschauung personnelle. Dans le journal, cette construction de soi à travers le rapport aux œuvres a trois ressorts.

7Elle relève d’abord d’une pratique individuelle ou amicale, en petits groupes que l’on qualifiera d’informels. Seul ou avec quelques amis, Jean Jacquart va au cinéma, plusieurs fois par semaine. Il court les concerts et les musées, moins souvent mais de manière régulière. Le cinéma est encore le loisir populaire qu’il était à son origine, le concert de musique classique relève d’une pratique déjà bourgeoise, l’un et l’autre ont partie liée chez lui avec l’acceptation progressive d’une sociabilité homosexuelle.

8Un second ressort réside dans la fréquentation de lieux culturels collectifs que l’on peut qualifier d’institués, grâce à laquelle, plus encore, il s’acculture à un monde savant, ou à un savoir mondain, qui auraient pu lui rester étrangers. D’une part, il fréquente les ciné-clubs, lieux d’émergence, dans la France de l’après-guerre, d’une cinéphilie « à la française » dont on sait que les réseaux catholiques y ont tenu une place essentielle18. Il est également membre des Jeunesses musicales de France. Fondées en 1939 par René Nicoly, chef du service d’orchestre des éditions musicales Durand, devenues une association en 1944, les JMF sont alors un mouvement d’éducation populaire à la musique classique, grâce auquel Jean Jacquart assiste à des concerts parfois accompagnés de conférences. Il y a sans doute entendu le musicologue et organiste Bernard Gavoty, critique au Figaro sous le pseudonyme de Clarendon, et qui en était un des intervenants les plus notoires19.

9Le troisième ressort de cette construction d’une culture, c’est l’écriture même du journal. Il faudrait avoir le temps d’analyser l’apprentissage par le jeune Jean Jacquart de l’art de la critique, l’amélioration progressive des comptes rendus de films, de concerts ou d’exposition qu’il écrit, pour lui-même et pour un futur hypothétique lecteur, la mise en place d’un style et d’un système de référence. Prenons l’exemple de la musique classique, qui y occupe donc une part importante. L’univers de Jean Jacquart va de Bach à Stravinsky, découvert non sans surprises et aimé très vite. On ne s’étonnera pas que son compositeur préféré soit alors Mozart20, ni qu’il ait découvert Wagner un peu plus tard (25 novembre 1952). Son rapport à Ravel et Debussy est très caractéristique : Ravel est à ses yeux le dernier des classiques, Debussy le premier des modernes. Plus rare, la musique baroque n’en est pas absente, avant son revival critique des années 1960. Peu à peu, Jean Jacquart commence à commenter les interprétations : il admire les pianistes Walter Gieseking et Marguerite Long, la soprano Irmgard Seefried et le ténor Anton Dermota, le chef d’orchestre André Cluytens, le violoniste Christian Ferras et le violoncelliste Pablo Casals… On voit ainsi se mettre en place un discours sur la valeur des œuvres et des interprétations, registre largement partagé par le public cultivé : non pas un regard de spécialiste, car il n’est pas musicologue, mais plutôt un regard informé et sensible, une forme du « bon goût » critique. Son modèle pourrait être la « Tribune des critiques de disques », cette émission de radio créée en 1946 sur Paris Inter puis basculée sur France-Musique, et dont les principaux acteurs, Armand Panigel et Jean Roy qui l’ont créée, Antoine Goléa et Jacques Bourgeois qui deviennent des voix familières aux auditeurs, comparent chaque dimanche différentes versions d’une même œuvre et s’affrontent courtoisement, mais non sans passion (les empoignades de Goléa et Bourgeois sur la Callas sont un passage attendu des séances consacrées à l’opéra), sur la qualité des interprétations21.

10La même analyse pourrait être conduite à propos de la peinture. Le journal présente ainsi un double intérêt. En termes d’histoire culturelle, il est un observatoire de ce qu’a pu être le « goût bourgeois » dans la France de l’après-guerre, vu à travers le regard d’un jeune intellectuel qui apprend les codes du monde dans lequel sa réussite scolaire puis universitaire le fait entrer. Mais le journal a aussi une forte dimension idiosyncrasique. Il est le lieu intime où l’amour des œuvres, l’amour de l’art, permettent à Jean d’utiliser des termes, des expressions, une langue, qui lui sont inaccessibles dans le registre amoureux, qui est traditionnellement celui du journal intime. Inaccessibles, parce qu’il aime de jeunes hommes, et que ce journal a d’abord eu pour fonction, chez lui, de lutter contre une pente placée sous le signe de l’interdit et de la honte. La culture, la critique des œuvres, sont le registre à travers lequel Jean Jacquart apprend en quelque sorte le style et les formules qui lui permettront, peu à peu, de donner des mots à sa vie amoureuse.

Rester catholique, devenir homosexuel

11Le cœur du journal intime de Jean Jacquart, c’est le récit d’une souffrance, une sorte de mythe de Sisyphe qui ne cesse de se réécrire à la première personne du singulier : des semaines et des mois d’efforts pour réprimer l’homosexualité qu’il faut combattre, ruinés par un moment de plaisir dont on ne sait pas s’il est solitaire ou partagé22, et qui n’est jamais décrit sous le registre du plaisir, mais sous celui de la faute et de la chute, au moins jusqu’en 1952 et à de très rares exceptions près.

12Il serait tentant d’aborder cet aspect du journal sous l’angle de la psychologie. Car, de fait, la souffrance d’être soi est omniprésente, d’une page à l’autre, et jusqu’aux dernières. La forme évolue et cette souffrance paraît s’apaiser peu à peu, non sans retours pourtant, à mesure que Jean vieillit et apprend à accepter qui il est. Mais le journal reste traversé par l’insoluble contradiction entre le système de normes auquel croit le catholique Jean Jacquart et un autre système de normes, celui de la vie d’un jeune homosexuel dans le Paris de l’après-guerre, avec ses lieux de drague, ses pratiques de séductions, ses espoirs amoureux et ses déceptions sentimentales23.

13Il me semble pourtant qu’il faut se défier de la tentation psychologique. D’une part, en effet, elle ne formule qu’une évidence : il est particulièrement difficile d’avoir vingt ans et d’être homosexuel, plus encore homosexuel et catholique, dans les années d’après-guerre. D’autre part, et surtout, le registre de la chute et du péché est le seul avec lequel il est possible à Jean Jacquart de « devenir » homosexuel, et le journal est le support paradoxal de cette conquête de soi. Il faut donc comprendre comment l’homosexualité informe en permanence le travail du diariste, comment elle habite, en quelque sorte, son écriture, sans pour autant pouvoir être librement dite.

14Dans cette expérience autobiographique de la découverte par Jean de ce que c’est qu’être homosexuel, la littérature tient une place centrale. Et d’abord deux auteurs, par-dessus tous les autres : Marcel Proust, dont il lit, commente et cite longuement À la recherche du temps perdu, de juillet 1946 à août 194724 ; André Gide, qu’il commence à lire en octobre 194625 – il venait d’avoir 18 ans – et qui l’accompagne pendant tout le journal : Jean noue en 1950 une amitié avec son jeune petit-neveu Michel Drouin, futur spécialiste de Suarès puis historien de l’affaire Dreyfus, qui lui fera visiter la demeure des Gide, près d’Étretat, le 31 août 1954, après la mort de l’écrivain26. À côté de Proust et Gide figurent des auteurs secondaires, Maurice Sachs27, Roger Peyrefitte28, Paul Verlaine, plus tard Julien Green29 et Marguerite Yourcenar30, mais aussi François Mauriac31 et Paul Claudel. Ainsi est-ce avec les mots de l’espace littéraire que l’expérience homosexuelle se fraie un chemin dans le journal, à un moment où il est encore impossible d’en parler à la première personne du singulier.

15Pendant longtemps en effet, les mots mêmes de l’homosexualité n’apparaissent pas dans le journal intime : la littérature et l’art d’un côté, la faute et la chute de l’autre, occupent toute la place. Il faut attendre janvier 1948 – Jean est alors étudiant à Saint-Cloud –, pour lire un premier développement un peu long, repris sur plusieurs jours, à propos de cette homosexualité :

« 7 janvier. J’affiche ici comme ailleurs un cynisme évident, et je n’ai pu garder mon terrible secret. Ici encore j’ai peur que ma réputation ne soit plus à faire. Dans toutes mes conversations comme dans tous mes gestes éclate la réalité de mon mal, et à nouveau les visages entrevus un moment me font mal. […] Pourquoi, pourquoi ne suis-je pas comme les autres ?
9 janvier. Je me retrouve toujours semblable à ce que j’ai été. Et pourtant je voudrais bien en sortir. Quand je pense à tête reposée à tout cela, j’ai envie de crier de désespoir, je veux guérir. Et quand la tentation est là, je m’y jette à corps perdu avec tellement de joie que j’en suis effrayé. C’est bien là le problème. J’aime mon mal, j’aime “mon grand péché radieux”.
12 janvier. Je me suis encore refusé à communier hier. Il me faudrait me confesser, et je ne puis en conscience actuellement dire avec sincérité mon acte de contrition. Qui dit confession dit ferme résolution de ne plus pécher. Je ne puis m’y résoudre. Mieux vaut donc que les choses restent en l’état où elles sont. »

16Tout est dit dans ce passage, sauf les mots mêmes de l’amour homosexuel. Jean Jacquart peut vivre son homosexualité, il peut en parler aux autres – on lui reproche même, écrit-il, de trop en parler32. Mais il lui est impossible de s’écrire les mots à lui-même, du moins dans ce journal intime. Il en ira de même, quelques mois plus tard, lors de la révélation à sa mère et de la crise qui suit : ce que la mère découvre, rapporté par le journal, c’est son vice, son péché, sa faute, sa chute, son mal, sa « boue »33. Ce n’est jamais son homosexualité.

17Il faut donc attendre le 16 mars 1949 (p. 321), pour que le mot apparaisse sous sa plume, et le 13 avril 1950 (p. 384) pour lire le premier récit d’une rencontre amoureuse d’un soir, dans la campagne près d’Alger, avec un jeune arabe, mélange d’émotion et d’exercice de style qui doit tout à la tradition littéraire dont le journal est imprégné :

« Alger, jeudi 13. […] Je ne sais rien que son âge, le mien, le goût de ses lèvres, ses cheveux crépus, sa beauté sombre. Je ne sais pas son nom, ni lui le mien. Mais je me souviendrai toujours de cette promenade au bord de l’oued Ben Saâda, où chantaient les grenouilles, de cette marche dans la nuit, sautant de roche en roche pour passer l’eau. Au ciel nuageux se devinaient quelques étoiles, et les palmiers se détachaient dans l’ombre. Je me rappelle cette halte sur quelques marches de pierre, l’un à côté de l’autre, mon bras passant autour de son cou et sans un mot, tant nous nous comprenions en silence, cette étreinte farouche, nos lèvres errantes, nos mains mêlées. Qu’importe qu’à la fin m’ait envahi la même déception dans l’accomplissement total, le reste était si beau, si douce sa peau, si caressante sa bouche. Et nous nous sommes abandonnés. Je ne l’ai jamais revu… »

18Tout se passe donc comme si, jusqu’au début des années 1950, le journal où Jean Jacquart relate sa vie quotidienne avait été tramé en sous-main par un autre récit, indicible et qui ne parvenait pas jusqu’à sa plume. Ce récit, impossible à écrire pour soi-même, c’est celui de l’homosexualité d’un jeune intellectuel catholique. Récit qu’il lui faut bien vivre, puisque c’est sa vie même, et dont il est possible de parler avec d’autres, mais récit interdit dans cet entre-deux du journal intime, dont l’écriture même suppose un jour un futur lecteur. Le journal de Jean Jacquart est le lieu de l’accession progressive à la conscience, puis à l’expression, de l’homosexualité. Les sociologues parleraient, à juste titre, d’une forme d’empowerment. On préférera ici parodier Gérard Genette, qui résumait la Recherche d’une seule phrase : « Marcel devient écrivain ». Le journal de Jean Jacquart tient lui aussi en une phrase : « Jean devient homosexuel ».

19Et, de fait, à partir de 1951, les notations s’espacent dans le temps. Elles se raréfient encore à mesure que les années passent, et Jean Jacquart se demande à plusieurs reprises s’il ne devrait pas arrêter de tenir un journal devenu épisodique34. On y trouve encore des critiques d’œuvres, des comptes rendus de voyage, des récits du quotidien, soirées à La Pergola ou au Fiacre, hauts lieux de la sociabilité homosexuelle parisienne, moments de dragues et moments d’amitié.

20On y trouve aussi, de manière récurrente, un récit, toujours le même : Jean rencontre un jeune homme, il en tombe amoureux. Il s’emploie à le séduire et rêve que ce jeune homme devienne le compagnon de sa vie. Une liaison naît, parfois une amitié, parfois rien du tout. Au bout du compte c’est l’échec, et Jean reste seul et sans illusions. Il n’en demeure pas moins croyant, persuadé, écrit-il le 7 avril 1956, que « La Croix ne serait qu’une dérision si nous n’étions tous sauvés ». Cette conviction nourrit une spiritualité construite dans la tension même entre catholicisme et homosexualité. Mais elle ne va pas sans reproches à l’égard du dieu auquel il n’a pas renoncé. Témoin cette citation, datée de mars 1953, Jean Jacquart a 25 ans :

« Pâques approche. Et je ne puis accepter la pensée de ne pas venir m’agenouiller au solennel tribunal de la Pénitence. Un an sans réconciliation avec Dieu, un an d’abandons, d’indifférences, de trahison. Je sais que si je ne reviens pas à cette occasion, c’en est fini de ma vie religieuse. Tout ira se dispersant. Oh ! sans doute, je conserverai un vague amour pour Dieu, une tendresse un peu lointaine estompée. Je sais bien que ce n’est pas cela. Et, d’autre part, je connais ma nature, je connais ses instincts et que j’aime mon péché, que je m’y complais, que je m’y vautre, que je le cherche partout, assoiffé de ma solitude. Rien dans ce désert, rien pour me rafraîchir. L’un dit : “Je suis la source de Vie éternelle, qui boira mon eau n’aura plus jamais soif”, l’autre murmure : “Pourquoi avez-vous entouré de murs les seules eaux pour me désaltérer ?” »

21Les derniers mots sont d’André Gide, dans Les nourritures terrestres. Jean Jacquart est un historien, mais la littérature est lovée au cœur de l’histoire. C’est elle qui lui permet de devenir lui-même.