1J’ai rencontré pour la première fois Jean Jacquart en 1985 lorsque j’ai été nommée au CTHS. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait dans ce nouveau poste, j’étais passée voir mon prédécesseur, de qui je n’avais pas appris grand-chose si ce n’est le nom des membres du bureau du comité. Qui appeler ? Une amie, qui avait fait ses études à Paris m’a conseillée : « Appelle Jacquart, il est sympa, il te répondra ».

2Je tentais, en fin d’après-midi. Une voix tonitruante me répondit, m’expliqua la situation, que ni le ministère ni les syndicats ne m’avaient dévoilée : mon prédécesseur avait été poussé vers la sortie et on attendait de moi de redresser la situation. « Ça ne va pas être facile, mais nous serons là ». Puis, il m’expliqua le rôle des sociétés savantes dans l’étude de l’histoire en France, son implication en Île-de-France, l’animation des congrès, leur lente déambulation dans les villes métropolitaines, le travail des sections. Ce qui m’intéressait dans le poste, c’était l’édition ; il m’expliqua qu’il n’y avait plus d’argent, que je ne pourrai rien faire jusqu’à l’année suivante. Lorsque je raccrochais, la conversation avait duré plus d’une heure, j’étais noyée sous un torrent d’informations totalement nouvelles pour moi mais si la chaleur de sa voix, sa disponibilité, m’avaient réconfortée, qu’étais-je venu faire dans cette galère ?

3Huit jours plus tard, le ministère me demanda de prendre avec trois mois d’avance la responsabilité de la comptabilité de l’institution, sans autre explication. Heureusement, j’étais au courant. À l’automne, ma première réunion de bureau reste encore comme un souvenir marquant : Robert-Henri Bautier, Jean Jacquart, Henri Delporte. Trois personnalités marquantes très différentes, trois caractères. Delporte, taciturne, critique et grognon, Bautier, véhément chevalier blanc, préparant les batailles à venir et Jacquart, expliquant, cherchant les aides, les amitiés, force de propositions.

4C’est lui qui téléphona à Joseph Goy pour trouver quelques subsides pour finir l’année, l’invitant chez lui « pour être plus libre pour parler ». J’eus d’eux quelques instructions : ne pas attendre pour l’appeler au moindre problème, l’appeler entre 8 heures et 20 heures, les douze heures de jour, la nuit était bien son domaine particulier, m’occuper du fichier des sociétés savantes qui devait être mis sur minitel…

5Depuis quelques années, les actes de congrès étaient devenus le regroupement des tapuscrits des auteurs, sans correction ni unification. J’étais horrifiée, mais que faire ? Joseph Goy et Jean Jacquart me mirent alors en rapport avec la pénultième secrétaire générale qui m’indiqua plusieurs pistes d’argent non restitué. Deux mois avec la casquette de comptable et d’huissier nous ont fourni l’équivalent de deux ans de subventions que personne n’avait réclamées.

6Nous pouvions repartir sur de vraies bases. Nous pûmes regrouper les stocks, empêcher le libraire qui nous diffusait – peu scrupuleux – de se servir dans les réserves sans nous en informer, faire l’inventaire de ce qui existait et proposer des tables de vente lors des congrès nationaux et franciliens. Jean guettait les « revenants bons » et en faisait état avec délices lors des réunions de sa section ou des commissions centrales.

7Il dirigeait la section d’histoire moderne et contemporaine avec autorité et bienveillance. Arrivé en avance, il accueillait ses amis cloutiers, avec chaleur, le chanoine avec respect, les présidents de sociétés savantes provinciales avec une amicale condescendance. Il distribuait le travail : établir le programme des congrès, préparer les publications… et se joignait avec plaisir à ces groupes. C’était lui qui venait m’apporter le résultat des travaux.

8Il n’aimait pas les conflits ; je me souviens d’un volume de documents inédits mal préparé par un universitaire, qui n’appartenait pas à sa section. Je lui signalais quelques problèmes rencontrés par la préparatrice, il commença par me dire que le rôle du secrétariat résidait uniquement dans les corrections typographiques, et que le volume avait été revu par un membre de la section, qu’il était inutile de le reprendre. Choquée, je lui répondis que ce n’était pas à l’honneur du CTHS de publier des erreurs historiques… il était rouge de fureur, moi, très en colère ; la correctrice ne voulait plus toucher au manuscrit. Il avait raison sur la forme, j’avais raison sur le fond. Que faire ? Il revint deux jours plus tard, me proposant de venir examiner nos arguments, accompagné d’un spécialiste régional. Il fut vite convaincu, mais comment dire à un collègue de son rang que son travail n’était pas bon ? Ceci se termina en une journée de rencontre avec l’auteur, ponctué par un bon repas et de bons vins. L’auteur accepta que l’on fasse corriger son manuscrit par une tierce personne. Le nom du correcteur ne fut jamais mentionné. Il accepta aussi, sur demande insistante d’un président de comité local de congrès totalement inefficace, de l’intégrer à la section, ce qui provoqua le départ d’Alain Corbin. Il avait ses raisons, elles resteront pour moi, parfois obscures.

9Les congrès étaient pour lui le moment marquant de chaque année. Il s’intéressait bien sûr à la préparation des programmes, assistait à toutes les réunions de concertation avec les autres sections. Il excellait dans le regroupement des communications, emportait des communications un peu faibles pour les « regonfler »… Il trouvait des titres percutants et avait une joie d’enfant à la parution des volumes. Mais, contrairement à beaucoup, il s’intéressait à la préparation locale des congrès : il voulait tout savoir, les lieux, les hôtels, les manifestations, les excursions et me demandait même, chaque année, si j’avais repéré les lieux de rencontre homosexuels !

10Il adorait les dimanches soir, veille de la séance inaugurale. Il fallait que nous ouvrions le secrétariat et il allait d’un groupe à l’autre, célébrant les retrouvailles annuelles ; demandant des nouvelles, attendant le dernier train, avant de partir au restaurant avec quelques amis.

11En 1991, président national du congrès de Chambéry, il n’a manqué aucune réunion locale ou nationale. Sous une pluie incessante, il avait toujours un discours prêt au théâtre, à la mairie, au lycée ou à l’abbaye de Hautecombe. Le vendredi soir, à la fin du banquet, quelqu’un demanda un discours, il me glissa à l’oreille ; « là, je n’ai rien préparé » puis il se lança sur la vie de Bayard ; sans micro ni note et laissa l’assistance médusée.

12Président de la fédération des sociétés savantes de Paris et de l’Île-de-France, il ne cessait de créer des liens institutionnels et personnels entre le CTHS et les compagnies régionales. Il m’envoyait tel président pour que je l’aide lors d’un problème juridique ou financier, demandait à mon époux de revoir un bilan boiteux, proposait des thèmes transversaux pour les congrès. Il attendait de tous des recherches, mêmes infimes et se réjouissait des publications.

13Pour terminer ces quelques mots de souvenirs, je voudrais témoigner de l’impressionnante organisation qu’il avait mise en place pour la période de l’opération dont il ne devait pas revenir. La veille de son entrée à l’hôpital, il est venu nous voir dans nos locaux de l’école polytechnique, il est passé voir chacun individuellement, comme un adieu. Il m’a demandé d’être en deuxième ligne pour donner de ses nouvelles.

14Deux personnes pouvaient téléphoner à l’Hôtel-Dieu, puis une arborescence téléphonique et chaque jour les cinq ou six personnes qui étaient sur la branche suivante m’appelaient.

15Tout était prévu et organisé. Il continuait d’exister par ce courant d’amitiés, mais personne n’était dérangé.