1À la faveur d’un xviii^e siècle théâtromane et d’une Révolution libératrice des carcans de l’ancien régime théâtral, les Français profitent au tournant du siècle d’une offre inégalée de spectacles en tous genres et passent des grandes scènes aux théâtres forains et des boulevards. À la suite des débats législatifs engagés sous le Directoire contre la prolifération des salles et l’hybridation des genres, au motif d’une déliquescence supposée de l’Art dramatique1, plusieurs préfets se chargent dès 1802 à Rouen, Caen ou Lyon2, d’interdire certaines scènes secondaires, au plus grand dam des entrepreneurs de Variétés ou d’exhibitions spectaculaires, alors en vogue.

2La grande réorganisation des spectacles plusieurs fois pressentie est entérinée par décret le 8 juin 1806 puis complétée par l’adoption du Règlement pour les théâtres du 25 avril 1807. Elle s’opère sur la base d’une définition juridique stricte des espaces professionnels du théâtre et d’une assignation générique des salles. Aux quatre grands théâtres – Théâtre-Français, Académie impériale de Musique (Opéra), Théâtre de Sa Majesté l’empereur et Théâtre de l’impératrice – répondent cinq scènes secondaires – le Vaudeville, les Variétés, la Gaîté, les Variétés-Étrangères et le Théâtre de la Porte Saint-Martin, les deux derniers sont supprimés dès le 8 août 1807 et remplacés par le seul Ambigu-Comique. L’occasion est saisie pour définir de manière restrictive les contours de la nouvelle sphère théâtrale impériale. L’article 15 de la loi de juin 1806 en exclut les « spectacles de curiosités », sans même les désigner précisément. Tous les spectacles autres que dramatiques, en dehors des genres définis par la réglementation napoléonienne, sont exclus en droit de l’espace artistique et social du théâtre. Ces grandes salles privilégiées représentent le centre exclusif du tout nouvel espace professionnel théâtral impérial et toutes les autres formes de spectacles sont reléguées au champ indéfini des « curiosités » et rejetées à sa périphérie. Si le pouvoir impérial peut alors compter sur ses préfets pour faire respecter strictement le cadre réglementaire et sur les directeurs patentés pour leur rappeler la force de leurs privilèges, l’efficience du nouvel ordre établi ne s’observe, elle, que par « son aptitude à se superposer à des rapports sociaux et interpersonnels préexistants3 ». Car la Révolution française a consacré une hybridité générique réelle ; observée des années durant auparavant à la Foire et sur les boulevards, à l’intérieur des loges, des salles et autres wauxhalls, elle se renouvelle à la faveur d’une porosité dynamique entre théâtres et « curiosités4 » et accouche de nouvelles légitimités artistiques. Aussi ses représentants sont-ils directement affectés par la législation impériale sur les théâtres. L’édification de cette nouvelle norme révèle en effet ce qui paraît central dans la représentation du pouvoir de l’espace théâtral. Sa déclinaison sur le terrain, dans les départements, emprunte pourtant autant aux pratiques héritées qu’aux rapports sociaux conflictuels entre acteurs de la « même » sphère du divertissement. En excluant du champ théâtral les spectacles de curiosités, le pouvoir impérial parvient-il réellement à imposer un nouveau cadre parfaitement normé à tout un secteur d’activité ? Refuser l’espace théâtral à des spectacles goûtés par les publics suffit-il à les marginaliser5 ?

3La restructuration du « territoire professionnel du théâtre » vient évidemment interroger les pratiques et la légitimité des entrepreneurs de curiosités et des petits spectacles au sein de la sphère du divertissement et la manière dont le pouvoir impérial entend, via ses représentants, décliner sa nouvelle norme. Il s’agit tout à la fois d’essayer d’apprécier les logiques de l’exclusion et les évolutions possibles de toute une famille d’entrepreneurs au regard des enjeux artistiques, sociaux et économiques à l’œuvre.

Définition réglementaire et mise en perspective d’une norme d’exclusion

4La législation impériale détermine les contours de la sphère théâtrale par l’exclusion. Le titre I du décret du 8 juin 1806 portant sur les théâtres de la capitale conditionne l’ouverture de toute nouvelle salle à l’autorisation spéciale de l’empereur, sur le rapport du ministre de l’Intérieur, et sur la base de garanties financières. Les répertoires de l’Opéra, de la Comédie-Française et de l’Opéra-Comique sont précisément circonscrits, et nul autre théâtre parisien ne pourra y puiser des pièces « sans leur autorisation et sans leur payer une rétribution [de gré à gré] et avec l’autorisation du ministre [de l’Intérieur] » (article 4). Celui-ci « pourra assigner à chaque théâtre un genre de spectacle dans lequel il sera tenu de se renfermer » (article 5)6. Le sort des spectacles de curiosités est réglé par l’article 15 : ils « seront soumis à des règlements particuliers, et ne porteront plus le titre de théâtres ». Ils sont également privés du droit de donner pantomimes et comédies, formes théâtrales convenues assignées à certains espaces patentés7. Ce retrait du droit de jouer vaudevilles, pantomimes et ballets d’action aux troupes de danseurs de corde, d’acrobates et de voltigeurs témoigne d’une lutte active conduite depuis longtemps par les directeurs influents des « grands théâtres ». Dans l’arrêté du ministère de l’Intérieur du 25 avril 1807, en exécution du décret du 8 juin 1806, rien ne concerne pourtant les spectacles de curiosités à proprement parler. Tandis que les théâtres de Paris sont divisés en « grands théâtres » et « théâtres secondaires » (articles 1 et 3), les « autres théâtres […] autorisés par la police (avant 1806) […] sont considérés comme annexes ou doubles » des théâtres secondaires et « tenus de choisir, parmi les genres qui appartiennent [à ces derniers], le genre qui paraîtra convenir à [leur] théâtre » et en vertu d’une rétribution directe (article 4). Ces derniers sont même fermés dès l’été. La règle est tout aussi clairement énoncée pour les théâtres des départements. Les troupes permanentes ou ambulantes affectées aux nouveaux arrondissements théâtraux peuvent jouer les pièces des grands théâtres, des théâtres secondaires et de leurs doubles (article 8). Dans les villes où il y a deux théâtres, le principal « [jouit] spécialement du droit de représenter les pièces comprises dans les répertoires des grands théâtres » et, avec autorisation du préfet, peut toucher aux œuvres des théâtres secondaires ; le second doit se contenter prioritairement des pièces des théâtres secondaires et peut exceptionnellement prétendre à celles des trois premiers grands théâtres parisiens sous conditions8.

5Entre juin 1806 et avril 1807, les spectacles de curiosités, exclus de la sphère théâtrale, ont légitimement disparu de l’arrêté en exécution de la loi. Ce second acte les disqualifie en droit et ouvre les poursuites à l’encontre de tous les entrepreneurs qui pourraient prétendre au titre de « théâtre ». Ainsi Claude-François-Maurice Maffey, directeur du fameux Théâtre des Pantagoniens, spectacle de marionnettes ouvert à la foire Saint-Germain en mars 1793 puis déplacé boulevard du Temple le mois suivant, avant d’être transféré à Bordeaux en 18039, contrevient à la nouvelle législation impériale lorsqu’il s’installe à Nantes au printemps 1808. Les affiches placardées en ville annoncent son « Théâtre des Pantagoniens », comme depuis quinze ans désormais, et alertent la police municipale : Maffey est forcé à de nouvelles impressions et doit renoncer à la « dénomination de théâtre » au profit de celle de « spectacle de Pantagoniens10 ». Son « théâtre de marionnettes » est alors réputé pour ses reprises des pièces de la Comédie-Italienne telles Les Métamorphoses d’Arlequin, Arlequin enfant, statue et perroquet ou Le Vieillard dupé par l’amour et témoigne de l’interpénétration constante des grandes scènes et des « petits spectacles » hérités de la foire. Ce que dit cette affaire, somme toute commune une fois la réglementation impériale en vigueur, c’est l’exclusion formelle du champ du théâtre d’un spectacle auquel la Révolution avait permis de prétendre. Car la législation de 1806-1807 procède bien par l’exclusion et omet sciemment de désigner précisément ce que sont ces spectacles de curiosités.

6La préservation de l’intégrité supposée des théâtres et de la supériorité de l’art dramatique sur « ces spectacles d’un ordre inférieur », pour reprendre le mot de Jean-Baptiste Nougaret dans ses Aventures parisiennes (1808)11, passe avant tout par l’interdiction de représentation de formes dévolues aux théâtres. Les entreprises prioritairement visées sont celles issues de la foire, que la Révolution a permis il y a peu d’élever au rang de spectacles libres et de véritables théâtres. Il suffit de penser à Jean-Baptiste Nicolet, fils aîné du marionnettiste, maître à danser et violoniste Guillaume Nicolet, artiste ayant formé de nombreux danseurs de corde et directeur dès 1753 d’un spectacle de marionnettes aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Après s’être établi boulevard du Temple en 1759 pour y donner opéras-comiques et pièces de la Comédie-Italienne, il ouvre en 1763 un théâtre plus grand, le Théâtre Nicolet, appelé en 1772 à devenir le Théâtre des Grands-Danseurs du roi, rebaptisé Théâtre de la Gaîté en 1792. Le lieu est l’un des espaces emblématiques de cette mixité des formes et de l’association des artistes divers au service du théâtre. Bientôt Théâtre d’Émulation sous la direction de l’un de ses anciens acteurs, Ribié, en l’an III, ou à nouveau Théâtre de la Gaîté sous l’autorité de la veuve Nicolet, à la fin de l’an VI12, la salle fait la part belle aux répertoires mêlés et continue à s’ouvrir aux danseurs de corde. Après qu’il a également tenté l’aventure au Théâtre de Louvois entre germinal an VI et frimaire an VII, la salle, rebaptisée Théâtre des Troubadours, Ribié fait alterner ses comédiens et les danseurs de corde du célèbre Forioso jusqu’en germinal an IX13. Nombreux sont alors ces espaces de spectacles nommés théâtres à être considérés comme les « premiers théâtres » de la capitale14 ; ils offrent aux spectateurs une programmation tirée des répertoires de l’Opéra-Comique et s’ouvrent aux acrobaties, aux marionnettes, aux ombres chinoises, aux automates, aux expériences de physique amusante et aux ménageries : ce sont les Théâtre du Cirque au Palais Royal, théâtre des Fantoccini chinois, théâtres de l’Estrapade et de Minerve15 ou Théâtre pittoresque et mécanique de Monsieur Pierre en Révolution, les théâtres de Séraphin ou des Délassements-Comiques sous le Consulat. En réduisant drastiquement le nombre de ces scènes, en leur retirant ainsi qu’à leurs spectacles le nom de théâtre, la législation impériale les réduit, pour certains, à leurs formes particulières. Aussi, le 1^er juillet 1808, lorsqu’il adresse une circulaire aux préfets et rappelle aux entrepreneurs de spectacles de curiosités l’interdiction « sous quelque prétexte que ce soit, [de jouer] des comédies, vaudevilles, ballets d’action, ou tout autre ouvrage qui appartienne à l’art dramatique », le ministre de l’Intérieur précise qu’il vise avant tout les « danses de corde, voltiges, exercices d’équitation, etc.16 ». Cinq ans plus tard, le 22 mai 1813, de nouvelles instructions ministérielles relatives à la « régularité et l’uniformité du service des théâtres » précisent à peine la qualification : les spectacles de curiosités désignent alors « les danseurs de corde, écuyers, physiciens et autres établissements du même genre17 ».

Une relégation socio-professionnelle, clef de la nouvelle organisation théâtrale

7Avec la législation sur les théâtres de 1806-1807, Napoléon reprend à son compte le système du privilège de l’Ancien Régime en le modernisant et en le systématisant à l’échelle de l’empire. Son objectif est bien la défense des grands théâtres ainsi que le contrôle du répertoire et des artistes à Paris comme en province. Si cette conception du territoire professionnel du théâtre est balayée par la Révolution – et ce, quoiqu’il ait encore fallu batailler à l’assemblée après l’adoption du décret Le Chapelier du 13 janvier 1791, comme en témoignent les débats du 19 juillet suivant relatifs aux petits spectacles connus sous le nom de Variétés et que certains tentent de maintenir sous l’autorité des grands théâtres anciennement privilégiés18 –, elle est pleinement à nouveau consacrée par l’Empire. Or ce principe a largement rythmé l’histoire du théâtre aux xvii^e et xviii^e siècles, la Comédie-Française et l’Opéra étant en conflit et en procès quasi permanents avec les autres théâtres et entrepreneurs de la Foire. Napoléon entend bien à ce titre renouer le fil du temps en essayant de rendre davantage efficient encore un système que la théâtromanie libérale fin de siècle avait ébranlé. Le modèle de petits spectacles placés sous l’autorité des grandes scènes privilégiées avait d’ailleurs fini par se stabiliser à la veille de la Révolution. Ainsi l’Opéra avait obtenu par arrêté du Conseil du roi en 1784 que tous les théâtres du Boulevard passent sous son privilège. Ces spectacles étaient alors assujettis à des prélèvements importants pouvant monter jusqu’à 30 000 et 40 000 livres par saison pour l’Ambigu-Comique et les Variétés amusantes, à 24 livres par mois pour Séraphin, 60 livres par représentation pour Astley, ou encore 48 et 72 livres par jour d’ouverture pour le salon et les jardins de Ruggieri et le Vauxhall19. Cette imposition directe au bénéfice de l’Opéra témoigne alors de la mise sous tutelle de ces scènes secondaires non privilégiées.

8Les décrets de 1806 et 1807 ne sont du reste qu’une étape, à Paris, dans le processus de mise au pas de celles-ci et des spectacles de curiosités. La légitimité acquise par certains contrarie très tôt pourtant la mise en œuvre de la nouvelle législation. Ainsi le Cirque-Olympique des Franconi jouit d’un statut particulier dès 1807 : reconnu pour la qualité de ses pantomimes équestres et de ses pièces militaires à grand spectacle favorables à la geste napoléonienne, il obtient d’être assimilé aux petits théâtres et de ne pas être réduit à un simple spectacle de curiosités. Il faut dire que le combat pour la pleine reconnaissance de son activité a été constant ; en mai 1791 déjà, ils s’adressaient à l’Assemblée pour supplier les législateurs de « décréter que tous les privilèges accordés à certains entrepreneurs de spectacles ne portent aucun préjudice au libre exercice de [leur] art de l’équitation20 ». Cette entorse à la règle impériale nécessite une pédagogie certaine dès lors que les Franconi se déplacent en province comme en témoigne leur protestation enregistrée à Lille en 180921 ou le soin que le ministère de l’Intérieur met dans la préparation de leur venue à Nantes en 1813 pour qu’ils soient « distingués de la classe des simples spectacles de curiosités22 » et ne soient pas assujettis aux mêmes prélèvements. Signes de la difficulté à mettre strictement en œuvre cette organisation de l’écosystème des théâtres et des spectacles, les nouvelles exceptions faites aussi aux Fabulistes, aux Puppi Napolitani, aux Jeux-Forains et aux Jeux-Gymniques en 1810 par arrêté de la préfecture de police de Paris23. Cette dissociation parmi les « spectacles de curiosités » est pourtant contrariée dans la capitale par le décret du 13 août 1811. Il rétablit en faveur de l’Opéra le versement strict d’une redevance des :

« Théâtres du second ordre, [des] petits théâtres, tous les cabinets de curiosités, machines, figures, animaux ; [de] toutes les joutes et jeux, et en général tous les spectacles de quelque genre qu’ils fussent […]. Les panorama, cosmorama, Tivoli et autres établissements nouveaux, y sont de même assujettis, ainsi que le Cirque-Olympique comme théâtre où l’on joue des pantomimes24. »

9Cet impôt d’Ancien Régime renforce autant le privilège de l’Opéra qu’il parfait la partition de la sphère des spectacles, en excluant du champ théâtral les spectacles de curiosités, exception faite des Franconi en vertu des spécificités de leur répertoire25. Car, au fil des années, depuis 1806 jusqu’au début des années 1810, la réinvention du privilège à laquelle se livre Napoléon et l’exclusion de la sphère théâtrale des spectacles de curiosités procèdent d’une même double logique, politique et financière.

10Elle est déclinée en plusieurs temps à partir de 1806 et le positionnement des entrepreneurs de scènes secondaires ouvertes aux spectacles hybrides et aux curiosités s’élabore au regard d’autres prélèvements imbriqués. L’exclusion réglementaire du champ théâtral des « petits spectacles » ne va évidemment pas sans poser problème en regard de leurs programmations effectives. Le retrait du droit de jouer comédies, vaudevilles, pantomimes et ballets d’action aux compagnies de danseurs de corde et de voltigeurs, aux marionnettistes et montreurs de figures de cire26, en est la traduction évidente. Le maintien de pièces directement tirées ou inspirées du répertoire des grands théâtres et des théâtres secondaires pousse les autorités à appliquer sévèrement aux entrepreneurs de curiosités le prélèvement obligatoire du droit des pauvres. Équivalent à « un décime par franc en sus du prix de chaque billet d’entrée […] dans tous les spectacles où se donnent des pièces de théâtre, des bals, feux d’artifice, concerts, cours et exercices des chevaux pour lesquels les spectateurs paient », conformément à la loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796), cette taxe est évidemment prélevée sur « ces petits spectacles ». En vertu d’une seconde loi du 8 thermidor suivant (26 juillet 1797), certaines administrations préfectorales valident même le principe du prélèvement du quart de la recette de certains spectacles. À la suite de l’adoption de la réglementation impériale sur les théâtres, le décret sur les droits des pauvres du 21 août 1806 vient généraliser cette ponction du quart des recettes brutes sur certains spectacles, et notamment les exercices de chevaux, les feux d’artifice, les concerts et les bals en faveur des administrations de charité. À Caen, en vertu d’une hiérarchie normative éprouvée par le pouvoir, les administrateurs du bureau de bienfaisance distinguent le « Grand spectacle » du théâtre principal de la ville des « petits spectacles », des « petits spectacles de la foire » ou des « curiosités de la foire », certains, comme les exercices de physique amusante, les fantasmagories et les exercices équestres bénéficiant de leurs propres entrées, signe de la distinction opérée entre le « tout-venant » et certains spectacles davantage codifiés et donc identifiés27.

11À Lille, cela ne va pas sans poser de problème à Louis Joseph Dusar, propriétaire du Cirque et programmateur de concerts, danses, spectacles mécaniques et comédies d’amateurs paysans. Accablé par les taxes au profit des pauvres, interdit de bals masqués en vertu d’un arrêté préfectoral de pluviôse an XI (février 1803), vilipendé pour ses divers petits spectacles et moqué pour les piètres prestations supposées des comédiens des campagnes alentour, Dusar revendique haut et fort « les plaisanteries du vaudeville, les farces du boulevard, les équivoques des marionnettes, les tréteaux [des bateleurs]28 ». Son exaspération est l’expression d’une insupportable relégation culturelle et sociale et révélatrice d’une instabilité financière angoissante. Elle éclate dans un courrier adressé au ministre de l’Intérieur ; et le responsable est tout désigné :

« Voilà le grand secret : il existe à Lille une salle de spectacles (le Grand Théâtre de Lequeux inauguré en 1787) ; les entrepreneurs sont favorisés, les propriétaires en sont puissants ; on veut tout leur sacrifier, et on le leur sacrifie29. »

12La concurrence exacerbée entre le Cirque et le Grand Théâtre est dénoncée par les actionnaires du second qui voient d’un bon œil les restrictions réglementaires sur les bals, et la pression fiscale supplémentaire en faveur des pauvres exercée sur le premier comme un moyen de renforcer leur position dans la hiérarchie de la sphère théâtrale locale, conformément à la nouvelle réglementation impériale30. Les administrateurs du Grand Théâtre entendent surtout profiter de celle-ci pour accroître en toute légalité leur pression financière sur le Cirque, espace privilégié des petits spectacles et des curiosités. Sur recommandation du bureau de police de Lille au ministre de l’Intérieur et en vertu de la loi déterminant une rétribution fixée de gré à gré entre les petits spectacles et les théâtres principaux, un prélèvement d’un cinquième de la recette brute des premiers est décidé au bénéfice du Grand Théâtre. Il est même proposé par extension au bénéfice de Saint-Romain, directeur privilégié de la troupe ambulante du 21^e arrondissement théâtral31, qui n’avait pas réussi lui-même à imposer cette ponction du quart des recettes brutes aux entrepreneurs de curiosités lors de son séjour à Douai. Des tractations similaires observées ailleurs à Nantes et à Caen aboutissent à une nouvelle circulaire ministérielle, le 22 mai 1813, et à une relégation-soumission plus marquée encore des spectacles de curiosités. Ceux-ci doivent en effet bientôt verser, sous couvert du droit des pauvres détourné, un cinquième de leurs produits aux directeurs des troupes permanentes dans les villes de leur résidence et à ceux des troupes itinérantes dans les communes de leurs arrondissements où ils exerceront seulement32. Via les préfets, le ministre de l’Intérieur est même obligé de rappeler à l’ordre certains directeurs privilégiés dès novembre, quelques-uns essayant de ponctionner les entrepreneurs de curiosités se produisant dans les villes de leurs circonscriptions en dehors de leurs séjours officiels ; et de reconnaître qu’une « marche constamment uniforme » seule « parviendra à mettre l’ordre désirable dans une branche d’administration où il en a peut-être trop manqué jusqu’ici33 ». Il est en effet évident que si les décrets de 1806-1807 ont fixé un nouveau cadre normatif légal, rejetant en dehors de la sphère des « théâtres » les spectacles de curiosités, l’activité locale des divertissements n’a pas permis leur marginalisation complète.

13La déclinaison contrariée de la législation impériale à l’égard des spectacles de curiosités témoigne de son histoire partagée avec celle des théâtres, des esthétiques imbriquées et de l’hybridité culturelle et sociale cultivée, de l’ambiguïté aussi d’un pouvoir napoléonien mû par la restauration d’une hiérarchie des salles au nom de l’excellence théâtrale et du bon goût, mais heureux de voir sa vulgate officielle relayée par certains spectacles à succès. Le processus de réglementation visant à structurer l’espace professionnel des spectacles, théâtres et spectacles de curiosités, se heurte à une réalité complexe. Rejeter les spectacles de curiosités en droit ne suffit pas à les exclure pleinement de la sphère théâtrale. L’hybridation des formes à l’œuvre à la fin de l’Ancien Régime et consacrée par la Révolution ne cesse pas avec l’adoption de nouveaux règlements. La circulation des pièces et des thèmes entre répertoires des grands théâtres et des « petits spectacles » est facilitée par celle de leurs auteurs et interprètes, des machinistes et de leurs dispositifs techniques, des publics encore friands de formes à grand spectacle et de sensations. Indéfinis précisément par la loi, les spectacles de curiosités évoluent entre deux eaux, attirés sur les scènes des théâtres patentés pour les plus remarquables d’entre eux – à l’initiative de directeurs soucieux de se préserver de leur concurrence et impliqués de facto dans leur promotion – ou relégués aux seules baraques de foire. Quelques-uns pourtant tirent leur épingle du jeu, revendiquent leur légitimité artistique et leur pleine autonomie. Ils les affirment au contact des autorités publiques, administratives et policières, en acceptant de se soumettre aux prélèvements vexatoires, compensés par leur succès à la billetterie ; ils obtiennent à leur avantage, parfois, l’infléchissement de la réglementation impériale. Ce sont les Lagoux, Collinion, Fondard ou Martinville, directeurs de « spectacles mécaniques et scientifiques » nécessitant leurs propres installations – panoramas, loges-théâtres équipées de dispositifs savants, cabinets et plateformes d’aérostatiers – ; ce sont aussi mesdames Saqui et Malaga, les Franconi, artistes hors normes, de réputation internationale, jamais avares de prouesses physiques à la gloire de l’empereur, qui investissent l’espace public de la rue, sous chapiteaux ou en plein air, pour offrir la pleine mesure de leurs talents aux spectateurs.

14Le système du privilège a donc du mal à « canaliser le mouvement dramatique dont il est le cadre immuable34 » et les spectacles de curiosités prospèrent irrémédiablement. La tendance s’accentue sous la première Restauration, à mesure que de nouvelles entorses aux règles sont enregistrées dans la capitale, que les théâtres hier fermés réouvrent – celui de la Porte Saint-Martin en 1814 –, ou que des spectacles à succès inaugurent leurs propres salles à la marge de l’art dramatique – le Petit Lazzari en 1821, le Diorama en 1822. L’espace des curiosités s’étend toujours tout en précisant paradoxalement ses contours et sa typologie. Dépassée l’imprécision de Nougaret en 180735, François Grille, organisateur des écoles d’enseignement mutuel en 1815 et chef de division au ministère de l’Intérieur, les identifie exactement dans son livret Théâtres, lois, règlements, publié en 181736. Les « curiosités » réunissent « sauteurs, danseurs de corde, funambules, acrobates, physiciens, cabinets d’illusion, animaux savants, animaux féroces, marionnettes, ombres chinoises et spectacles de ce genre » et 54 entreprises en relevant sont très exactement désignées et localisées dans la capitale, particulièrement boulevard du Temple, au Palais-Royal et rue de Castiglione.