« L’état d’oppression dans lequel [les Juifs] vivent encore sous la plupart des gouvernemens, n’est qu’un reste des préjugés contraires à la politique et à l’humanité que les siècles les plus ténébreux ont enfantés et qu’il est indigne du nôtre de laisser subsister. […] Les Juifs, considérés dans l’état d’homme et de citoyen, ne se sont montrés corrompus que parce qu’on leur refusoit les droits de l’un et de l’autre1. »

1Le relativisme, les valeurs de tolérance et de fraternité, la foi en la perfectibilité des sociétés humaines – caractéristiques des Lumières – irriguent l’ouvrage du secrétaire privé du roi de Prusse, Christian-Wilhem von Dohm. Sollicité par le philosophe allemand Mendelssohn, lui-même entreprit par le riche fournisseur aux armées juif de Strasbourg, Cerf-Berr, Dohm plaida en faveur De la réforme des Juifs demandant en 1781 que les Juifs :

« Soient mis complètement en possession des mêmes droits dont jouissent les citoyens2. »

2Cette confession souvent malmenée dans l’histoire de l’Occident chrétien connaissait en effet dans l’Europe de la fin du xviii^e siècle des situations variées, mais en général marquées par l’oppression. Sous le roi de France Très-Chrétien :

« C’était une condition faite d’humiliation, d’exclusion et de misère que connaissaient la grande majorité des Juifs en France à la fin de l’Ancien Régime », [environ quarante à cinquante mille] « Juifs misérables et méprisés qui peuplaient les ghettos des villages de l’Est, ou qui couraient les routes de France3. »

3À Bordeaux, port ouvert à un certain cosmopolitisme, cette nation vivait cependant une situation doublement hors normes. Communauté marginalisée comme celles des autres Juifs de France par sa confession, celle-ci bénéficiait cependant de privilèges économiques et politiques uniques, permettant une intégration sociale et culturelle exceptionnelle.

4Enquêter sur une communauté religieuse périphérique et sur sa marge la mieux admise permet d’éclairer les normes du système politique, social et culturel que les hommes subissaient puis choisirent à la fin du xviii^e siècle. C’est l’occasion de saisir l’évolution du sort des groupes périphériques sous l’effet du déploiement de l’universalisme du droit naturel. Il s’agit en somme d’explorer ce dont le terme de nation est le nom : d’abord la partie d’un tout composite, somme de multiples particularismes, telle la « nation juive », qui composaient la mosaïque des peuples de France sous l’Ancien Régime. Elle se caractérise d’abord par l’inégalité, puis devient un groupe d’humains autonomes s’unissant sous la commune loi de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, que certains révolutionnaires espéraient extensible au plus grand nombre des habitants de l’Europe voire du globe.

5L’on scrutera donc l’évolution qui conduit une confession minoritaire d’une certaine périphérie civile et politique sous l’Ancien Régime jusqu’à l’émancipation par la Révolution française, et aux ambiguïtés de la politique impériale de rétablissement des cultes qui promeut une assimilation sans l’égalité, au grand dam des ci-devant Juifs de Bordeaux qui se disent :

« Israélites dans nos temples, Français au milieu de nos concitoyens4. »

La communauté juive de Bordeaux : une périphérie confessionnelle bien intégrée ?

Des hommes et des lieux

6À la fin de l’Ancien Régime, la communauté juive de Bordeaux est l’une des moins marginalisées de France5. Parmi environ 2 000 familles, se trouve une majorité de Séfarades. Chassés d’Espagne par Ferdinand et Isabelle en 1492, certains marranes réfugiés au Portugal ont été attirés par la liberté de commerce et l’exemption du droit d’aubaine accordées par Louis XI aux étrangers s’établissant à Bordeaux. En vertu de la raison d’État, les rois de France ont fait preuve de pragmatisme à l’égard de cette communauté traditionnellement assignée au commerce de l’argent : Henri II a accordé aux Juifs portugais de Bordeaux, en 1550, la liberté de circuler, de commercer et d’acquérir tous biens, mêmes immobiliers. La fiction de la conversion de ces « nouveaux chrétiens » s’effrite au cours du xvii^e siècle, entraînant des expulsions en ces temps de rigorisme absolutiste, mais les Lumières créent un climat plus tolérant : Louis XV confirme en 1723 les privilèges des « marchands portugais » officiellement considérés comme Juifs, dont les mariages célébrés par les rabbins sont désormais enregistrés par les curés sur des registres séparés. Leur loyalisme monarchique s’exprime en contrepartie publiquement, par exemple par des prières en hébreu pour le rétablissement de Louis XV malade à Metz en 1744. À la fin du xviii^e siècle, les Juifs portugais étaient mieux intégrés que les trois ou quatre centaines de Juifs avignonnais et d’Askhénazes tudesques6. Leur quartier s’étendait aux paroisses Sainte-Eulalie et Saint-Michel en passant par les fossés de ville où demeuraient David Gradis, surnommé le « roi juif » de Bordeaux, ou les frères Raba (fig. 1).

Fig. 1. - Le quartier juif de Bordeaux : de la paroisse Sainte-Eulalie à la paroisse Saint-Michel en passant par les fossés de ville.

7Certains d’entre eux connaissent une spectaculaire réussite économique. David Gradis est l’une des figures du négoce bordelais spécialisée dans le commerce des vins et spiritueux avec la Caraïbe, non sans trafic de bois d’ébène et acquisition de plantations. L’Hôtel Gradis ainsi que les maisons de plaisance de la veuve Raba ou de Samuel Peixotto à Talence témoignent de l’ampleur de leur réussite. Ces négociants obtiennent parfois des privilèges politiques et honorifiques comme Abraham Gradis, qui devint bourgeois de Bordeaux en 1731, le troisième de ses coreligionnaires à bénéficier de ce droit convoité et pourvoyeur de notabilité7. Lors de son ultime maladie, les jurats défendent de faire sonner la cloche de l’hôtel de ville afin de ne pas importuner le considérable malade qui correspond avec Choiseul8 et auquel les comtes de Provence et d’Artois, de passage à Bordeaux, envoient leur médecin9. Sa fortune est estimée, après son décès le 17 janvier 1780, à dix millions de livres (fig. 2).

Fig. 2. - Hôtels et campagnes de la périphérie bordelaise attestant des réussites spectaculaires. 1) Château Raba à Talence ; 2) Château Peixotto (mairie de Talence).

8D’autres jouissent d’une accréditation par les sociabilités éclairées aussi remarquable qu’exceptionnelle : Jacob Rodriguès Pereire qui tient une école pour les enfants sourds et muets rue des Augustins, présente un élève à l’Académie des Sciences à Paris en 1749 et bénéficie d’une telle reconnaissance que le roi veut qu’on le lui présente et qu’on lui accorde une pension annuelle de 800 livres en 1751. Pereire ouvre à Paris une école admirée de Rousseau, Buffon, d’Alembert et Diderot. Mais plutôt qu’au juif qui fait parler les sourds, le dévot Louis XVI donne finalement sa préférence à l’abbé de l’Épée dont il finance l’établissement d’enseignement de la langue des signes à partir de 177810.

Tolérance et privilèges, mais pas pour tous

9Ces exemples exceptionnels ne doivent pas masquer l’exclusion générale : à Bordeaux comme ailleurs, les Juifs demeurent exclus des universités, des corporations et des chambres de commerce, des achats d’offices et des fonctions municipales. La franc-maçonnerie rechigne à les initier : la loge l’Anglaise de Bordeaux refuse par deux fois un négociant hollandais pour ce motif et exclut son Vénérable en découvrant sa judéité11. L’exclusion fabrique le particularisme : très endogamique, la nation juive ne connaît que vingt-huit mariages mixtes entre 1775 et 1792 et inhume ses défunts au cimetière juif situé dans la paroisse Sainte-Croix.

10Les Séfarades bordelais assistent leurs coreligionnaires dans le besoin, mais cette solidarité confessionnelle exclut les Askhénazes allemands, moins intégrés, ainsi que les vingt familles avignonnaises autorisées à résider à Bordeaux en 1749. La société de bienfaisance des Juifs portugais structure en fait une communauté politique, représentée par un conseil des anciens et dirigée par des syndics, qui défend ses privilèges comme la répartition des impositions royales et la taxe pour les pauvres que les Juifs s’imposent entre eux12. Cette minorité partage la culture d’Ancien Régime fondée sur le corporatisme et défend opiniâtrement ses avantages, fût-ce en se distinguant avec hauteur de ses coreligionnaires : un opuscule rédigé sur commande de Jacob Rodrigues Pereire13 afin de répondre aux attaques de Voltaire contre les Juifs – « à ses yeux le plus abominable peuple de la terre14 » – affirme que :

« Leur divorce avec leurs autres frères est à un tel point que si un Juif portugais, en Hollande et en Angleterre, épousait une Juive allemande, il perdrait aussitôt ses prérogatives […], il serait séparé entièrement du corps de la nation15. »

11La communauté juive bénéficie certes d’une tolérance religieuse et, dans la mesure où ils sont riches et considérés comme « utiles », les négociants israélites sont bien acceptés16. Mais cette nation souffre aussi d’une certaine hostilité de la population : en 1733, des enterrements doivent avoir lieu sous la protection du guet et, en 1755, des jeunes gens rossent des Portugais et brisent les vitres de leurs maisons17. La norme légale et sociale continue de distinguer les Juifs des autres régnicoles. Les Juifs de Bordeaux forment donc une population tolérée, mais divisée, subissant, voire organisant, des situations d’exclusion graduées, très représentatives du kaléidoscope inégalitaire de l’Ancien Régime.

La Commission Malherbes : un rendez-vous manqué avec le despotisme éclairé ?

12La réintégration civile des protestants en 1787 laisse espérer aux Sépharades bordelais l’obtention des mêmes droits. Ceux-ci nomment deux députés, Salomon Lopès-Dubec et Abraham Furtado, qui rédigent à la demande de Malesherbes, secrétaire d’État à la maison du roi, un mémoire sur l’histoire, les usages ainsi que les « vues des syndics sur l’espèce de constitution que les Juifs désirent obtenir18 ». Le mémoire de Furtado et Lopès-Dubec, jeunes négociants ouverts à l’esprit des Lumières, témoigne de l’imprégnation des valeurs du droit naturel, notamment l’égalité civile : ils réclament l’admission des négociants juifs à la chambre de commerce et à la municipalité, le tirage à la milice « comme les autres », le droit d’exercer tous les arts et métiers, de transmettre librement leurs biens, le paiement de la capitation, la possibilité de posséder des terres dans toutes les provinces de France19. Mais leurs demandes révèlent aussi un certain attachement à leur particularisme, au droit de célébrer les mariages selon les rites et usages hébraïques, aux privilèges accordés en 1550, au droit de s’imposer la taxe pour les pauvres et de statuer sur les admissions nouvelles de Juifs demandant à s’établir dans le royaume.

13La correspondance entre la communauté juive portugaise et ses députés à Paris montre que celle-ci n’entend pas être traitée comme les Ashkénazes moins privilégiés :

« Vouloir confondre et amalgamer les différentes corporations en une seule, ce serait former un assemblage incohérent et monstrueux de gens essentiellement différents par leurs mœurs, leur langue, leurs occupations et leurs préjugés, et une foule d’autres nuances qui les séparent20. »

14La nation portugaise naturalise les différences d’usages entre Juifs : imbue de « la supériorité originaire qu’on a toujours reconnue aux Portugais », elle flétrit « les autres Juifs » et leurs « cérémonies ridicules », leurs « idées rabbiniques » et leurs « superstitions ou bigoteries ». Est-ce le conservatisme typique de la culture d’Ancien Régime dont fait preuve cette nation qui refuse de renoncer à ses prérogatives, ou bien le souci grandissant du déficit budgétaire qui fait achopper la réforme ? L’uniformisation du droit que projette le ministre éclairé et qui suscite des résistances chez les Juifs portugais de Bordeaux, plus privilégiés que les autres, constitue en soi une révolution.

Une émancipation révolutionnaire

Des Français comme les autres 

15Le règlement royal du 24 décembre 1788 fixe la procédure de l’élection des députés aux États généraux, mais conserve le silence sur le sort des Israélites du royaume, qui espéraient participer au scrutin. Les jurats de Bordeaux font la démonstration de leur ouverture d’esprit en conviant les Juifs à participer aux opérations électorales. Ceux-ci désignent Azévédo, Gradis, Lopès-Dubec et Furtado pour rejoindre l’assemblée du tiers état de Bordeaux21 et en élire les députés. Les quatre élus entrent dans le comité des quatre-vingt-dix électeurs qui remplace au débotté la Jurade évanouie après le 14 juillet et forme la première municipalité révolutionnaire.

16Des troubles graves ayant éclaté en Alsace et forcé des Juifs à se réfugier à Bâle, l’abbé Grégoire, qui a défendu la cause des Juifs au concours de l’académie de Metz l’année précédente22, dépose le 3 août une motion à l’Assemblée nationale lui demandant de mettre les Juifs sous sa protection. À Bordeaux, la communauté portugaise, désireuse désormais de s’intégrer dans la nation en cours de constitution, s’inquiète de faire l’objet d’un traitement particulier et tient à Grégoire ce langage tout national :

« La Déclaration des Droits de l’Homme qui doit précéder la Constitution, repousse toutes les mesures particulières qu’un autre état de choses vous avoit engagé à proposer au gouvernement : nous le disons avec confiance, c’est par la liberté de leurs personnes & de leurs biens que les Juifs, de toutes les Provinces du Royaume, deviendront heureux & utiles. Les avantages de cet acte d’humanité et de justice doivent leur être communs avec tous les hommes, il élèvera leurs sentimens & leur méritera, avec le temps, la considération dont nous jouissons dans cette Ville. Toute loi particulière qui établieroit des restrictions aux principes fondamentaux de la Constitution seroit une grande injure qui empêcheroit un grand bien et perpétueroit la durée d’un grand mal23. »

17Les Séfarades bordelais ont fait leur révolution en renonçant à leurs privilèges d’Ancien Régime, et souhaitent maintenant accéder à une citoyenneté complète. Dans la lignée de Mirabeau et de Grégoire24, ils considèrent que la liberté et l’égalité seules effaceront le stigmate et permettront à l’utilité et à la considération sociale de se généraliser en faveur leurs coreligionnaires.

18L’Assemblée se borne à préciser aux municipalités d’Alsace que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen votée le 26 août 1789 s’applique à tous les citoyens. Ses décrets ultérieurs montrent toutefois que si elle a accordé aux Juifs l’égalité civile, elle bute encore sur l’octroi des droits politiques. Clermont-Tonnerre propose le 23 décembre d’accorder la citoyenneté aux Juifs conformément aux principes de la Déclaration, arguant que « les professions et les cultes ne peuvent jamais être des motifs d’inéligibilité » et qu’« il faut refuser tout aux Juifs comme nation et tout leur accorder comme citoyen ». Robespierre soutient la suppression des particularismes. Duport réclame qu’il ne puisse être opposé à aucun Français un motif d’exclusion qui n’ait été prononcé expressément par décret de l’Assemblée. Grégoire mobilise l’opinion publique par une motion clamant que :

« Les Juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre les peuples, et sur eux comme sur vous la révolution étend son voile majestueux25. »

19L’Assemblée vote le 24 décembre 1789 l’admission de tous à tous les emplois publics, mais se réserve de statuer ultérieurement sur les Juifs26. Ceux de Bordeaux s’en émeuvent dès le 31 décembre 1789 dans une adresse à l’Assemblée, désapprouvant l’aspiration des Juifs d’Alsace à obtenir un régime particulier, attribuée à « un zèle religieux mal entendu ». Ils pointent les contradictions de l’Assemblée :

« Par quelle fatalité serions-nous les seuls régnicoles qui se trouvassent privés de leurs droits civils et politiques dans ce temps de lumières et de régénération où l’Assemblée nationale, occupée sans relâche à cimenter une association fraternelle entre tous les François vient de rendre communs des droits dont une partie de la Nation étoit auparavant exclue ? »

20Ils réclament « les droits honorables attachés à la qualité de citoyens français27 », et députent à nouveau huit des leurs à Paris : Salomon Lopès-Dubec, David Gradis, Benjamin Raba, Benjamin de Georges, Abraham Rodriguès, David Da Costa – tous Séférades – ainsi que Israël Salom, d’origine avignonnaise. Avec David Sylveira, l’agent des Juifs de Bayonne à Paris, ceux-ci mènent une intense campagne d’action collective auprès des députés et obtiennent l’ouverture du débat sur proposition de Talleyrand, appuyé du député du tiers état de Bordeaux, Victor de Sèze28. La proposition d’étendre la citoyenneté aux Juifs du Sud-Ouest déclenche une forte opposition à la droite du président et un désordre qui dure « une heure entière », mais l’Assemblée accorde le 28 janvier 1790, à « tous les juifs connus en France sous le nom de juifs portugais, espagnols, avignonnais », le statut de citoyen actif selon les conditions censitaires. La mobilisation des Juifs bordelais joue un rôle moteur dans l’amorce de l’émancipation :

« Bordeaux – avec Bayonne, soit 6,25 % des 40 000 Juifs de France – ouvrait aux Juifs d’Europe et du monde l’ère de la citoyenneté29. »

21La nouvelle reçoit un accueil mitigé à Bordeaux : des troubles éclatent à la Comédie, mais une foule massée dans un café jure aussi de considérer désormais les Juifs comme ses frères30. Abraham Furtado et Salomon Lopès-Dubec, qui ont participé à la formation de la Société des Amis de la Constitution de Bordeaux, poursuivent leurs activités municipes. Lopès-Dubec est notable dans la première municipalité élue le 6 décembre 1790, et réélue l’année suivante avec Furtado qui devient notable puis, le 12 janvier 1793, officier municipal.

22Malgré une pétition rédigée au nom des Juifs de France par le Strasbourgeois Cerf Berr dès le 28 janvier 1790, la campagne d’opinion orchestrée par les journaux patriotes, ainsi que des adresses rédigées pour la Commune de Paris par Godard et Fauchet en février 1790, Condorcet, Brissot et Robin en mai, les autres Juifs de France doivent patienter jusqu’aux derniers jours de la Constituante pour que celle-ci vote le 27 septembre 1791, sur proposition de Duport, le décret dit d’émancipation des Juifs, qui accorde à tous les Israélites les mêmes droits31. La prestation du serment civique signifie la renonciation à tout privilège précédemment accordé à cette confession dont le particularisme disparaît dans la fusion nationale32. L’acte voté in extremis en fin de session est salué dans l’historiographie, même si la critique de part et d’autre de l’échiquier politique voit dans cette mesure l’intention sous-jacente de détruire l’identité juive plus que la destruction d’un particularisme stigmatisant. L’essentiel est néanmoins souligné par Pierre Sagnac en 1899 – « l’Assemblée constituante […] qui, dans son amour de l’égalité, dans sa générosité, a pu accomplir cette œuvre d’émancipation si longtemps contrariée par des passions et des préjugés séculaires33 » –, ou par Robert Badinter qui rappelle en 1989 que les Juifs ont été ainsi « libérés enfin de siècles de servitude et d’exclusion légale, rendus à la dignité d’homme34 ».

Les Juifs dans la révolte « fédéraliste »

23La question des comportements dès lors adoptés par les citoyens français de confession israélite sur le marché politique ouvert par la Révolution est complexe, mais deux moments de crise peuvent apporter des éléments de réponse quant à leur positionnement. L’on sait que les sensibilités républicaines de la Gironde et de la Montagne se livrent à la Convention un combat acharné, au moyen notamment d’inventions discursives en vertu desquelles les Girondins se trouvent crédités de fédéralisme, de royalisme, d’égoïsme et de collusion avec le grand commerce international35. Ces accusations dirigent sur eux le mécontentement populaire et l’arrestation de 29 députés girondins lors de l’insurrection du 2 juin 1793 provoque un fort émoi dans les départements d’origine de ces élus36.

24Certains Bordelais sont liés aux députés arrêtés : Furtado a fréquenté Vergniaud, Gensonné et Ducos au musée de Bordeaux. En Gironde, la révolte qui tente de contrer ce coup de force du 2 juin mobilise un demi-millier d’hommes parmi lesquels figurent seulement dix citoyens juifs, soit une proportion exactement comparable à celle de cette confession dans la population bordelaise. Huit d’entre eux sont des négociants, comme un petit tiers du corpus des « girondistes ». La présence de cette confession parmi les insurgés de la Gironde apparaît moins significative que les ancrages sociaux des révoltés dans la subtile alchimie de la détermination des options politiques.

25Abraham Furtado est l’un de ces girondistes mis hors la loi et activement recherché quand la rébellion a fait long feu. Il réussit à échapper à l’arrestation, se cachant pendant tout l’an II, et rédige peu après sa réintégration dans la loi un récit de son expérience de la clandestinité, titré Mémoires d’un patriote proscrit. Furtado y explique le scandale de cet oxymore caractérisant le sort qu’il juge scandaleux pour un homme tel que lui. Il se décrit comme dévoué à la cause publique, officier municipal défendant les principes révolutionnaires d’égalité devant la loi et de souveraineté du peuple, ainsi que la première des institutions républicaines, à savoir l’Assemblée nationale, non sans masquer sa signature donnée à la rébellion bordelaise :

« Quelque certitude que j’eusse de ne jamais avoir manqué à mon devoir ni comme patriote ni comme magistrat, quoique je n’eusse pris absolument aucune part ni à la formation ni aux actes de la Commission populaire, je n’en fus pas moins, comme membre d’une des autorités constituées, enveloppé dans le décret qui les proscrivait toutes. […] Moi-même, plein de confiance en mon innocence, j’avais conçu le dessin, lorsque j’entendis parler deux ou trois jours après, d’arrestations, de me présenter et de me constituer prisonnier pour provoquer sur ma conduite publique et privée l’examen le plus sévère. Les conseils d’un ami, la considération que je n’aurais affaire qu’à des hommes devant qui la justice n’était rien, me dissuada d’un dessein qui m’eut été funeste, comme l’exemple de tant d’autres l’a prouvé37. »

26Si, dans ce récit visant à restaurer sa notabilité, il est parfois question de Juifs, c’est implicitement, lorsque Furtado y évoque les amis chez qui il passe la nuit, Roblès et Sollar, puis les citoyennes Azévédo, chez lesquels il se retire pendant plusieurs mois. Mais l’adjectif juif n’est jamais prononcé : Furtado se représente lui-même, de même qu’il se présente en citoyen français.

Les Juifs sous la « Terreur »

27La répression des opposants à la politique de salut public et à la République sous le gouvernement révolutionnaire permet une deuxième approche. Une hostilité systémique se manifeste en l’an II à l’encontre de négociants juifs accusés de favoriser la cherté des grains, et des banquiers suspectés de spéculer sur les changes. Une lettre adressée au club national, la société jacobine locale, prétend ainsi livrer :

« Une foule d’agioteurs qui ont gagné considérablement depuis un an et qui doivent être portés dans la classe des riches et par conséquent regorger le sang qu’ils ont bu au peuple. »

28Les noms qui suivent sont exclusivement ceux des Juifs38. Cette dénonciation procède d’un antijudaïsme évident. Furtado ironise sur les recherches dont il fait l’objet :

« Au moment où tout ce qui tenait au culte ou à des distinctions résultant de la différence des religions venait d’être supprimé, conspué, ridiculisé, foulé aux pieds, au moment où l’on venait d’établir exclusivement le culte de ce que l’on appelait la Raison et qui, peu de temps après, fut changé en celui de l’Être suprême, il est étonnant combien on tenait à cette idée d’égorger quelqu’un qui eût appartenu à cette ancienne secte39. »

29Dans les papiers du comité de surveillance et de la Commission militaire de Bordeaux40 figurent quelques Juifs, le plus souvent négociants ou commerçants, arrêtés dans la nuit du 29 au 30 novembre 1793, avec environ 200 négociants bordelais. La plupart sont condamnés à des peines d’amendes de montants variables : Samuel Astruc, marchand de soieries âgé de 67 ans, accusé de préférer ses intérêts à ceux de la patrie, à 30 000 livres ; Moïse Lange, dit « l’Américain », reçoit une « correction fraternelle » de 80 000 livres41. Les frères Raba déboursent 500 000 livres pour recouvrer leur liberté. L’amende la plus élevée est infligée à Charles-Paul-Joseph Peixotto de Beaulieu pour « avoir poussé l’aristocratie sous l’Ancien Régime jusqu’à prétendre qu’il descendait de la famille de Levi et qu’il était par cela même le premier noble du royaume » et fait graver rien de moins qu’une couronne au fronton de sa maison de plaisance à Talence. Considérant qu’il ne pourrait jamais être « l’ami de la liberté », la Commission militaire le condamne à une amende de 1 200 000 livres. En revanche, David Gradis jeune obtient son acquittement en arguant qu’il a « fourni ses navires à la République pour le transport des troupes et subsistances pour l’Amérique ». Il a aussi souscrit pour 20 000 livres à une commande municipale de grains afin de soulager la disette à Bordeaux en 1792, comme nombre de ses coreligionnaires qui ont souscrit en tout pour plus de 85 000 livres. Le négociant Jean Mendès est le seul israélite condamné à mort par la Commission militaire qui pointe le 2 thermidor an II (20 juillet 1794) le fait qu’il n’a pas accepté la constitution parce qu’elle ne s’accordait pas avec ses principes religieux.

30Il convient toutefois de ne pas créditer d’une trop grande rationalité les jugements de la Commission militaire. Celle-ci prétend en effet connaître des actions avérées, mais aussi des intentions, en des motivations possiblement arbitraires. Selon divers témoignages, recueillis il est vrai après la chute de Robespierre à Paris et celle de Lacombe, le président de la Commission militaire, à Bordeaux, elle se montre en outre sensible aux recommandations personnelles, voire aux arguments en espèces sonnantes et trébuchantes. Furtado rapporte ainsi dans ses Mémoires :

« C’était beaucoup moins à l’incivisme des citoyens qu’à leurs richesses que l’on avait déclaré la guerre. On voyait cette multitude d’hommes nouveaux, se disant républicains, faire des dépenses considérables au moment même où ils venaient de sortir de l’état le plus misérable. Ils prenaient de grandes maisons, ils les remplissaient de meubles précieux, donnaient des fêtes, se livraient à toutes les somptuosités de la table, tout en prêchant l’égalité et la sobriété. […] La première chose que demanda Lemoal, l’un de ces brigands, à mon ami R… qui était allé le solliciter pour moi, fut si j’étais riche […]. Lemoal avait la confiance entière des Représentants du peuple […]. C’était chez cet individu que se traitaient, comme dans un marché, les rançons des négociants et des autres citoyens. R… qui sollicitait fortement pour moi, avait définitivement conclu que, pour prix de ma rentrée dans la loi, il serait donné douze mille francs à Lemoal et trois mille au nommé Peyrote, son agent42. »

31Proche des Girondins, Furtado rédige là un réquisitoire tout à fait partisan mais, si le fait est difficile à vérifier, il ne semble pas totalement improbable, puisque la concussion de Lacombe paraît avérée par la découverte de boîtes en fer-blanc remplies d’assignats sur le toit de son immeuble lors de son arrestation. Il reste donc imprudent d’inférer des sentences de la justice révolutionnaire un comportement politique spécifique des Juifs de Bordeaux, probablement assez modérés et proches des Girondins, mais sans doute pas aussi hostiles qu’un discours politique l’a prétendu. La Révolution qui leur a octroyé les droits politiques, détruisant ainsi toute différence avec les autres citoyens français, s’est sans doute acquis leur reconnaissance. Le rétablissement de la liberté des cultes et la politique impériale d’assimilation ne s’avèrent pas, en revanche, dénuée de toute ambiguïté, qui se paie par le retour du particularisme.

Ambiguïtés impériales d’une politique assimilationniste, mais particulariste

Le trône et les autels

32Après la déchristianisation en l’an II, la Convention permet le 3 ventôse an III (21 février 1795) le retour à la liberté de conscience et de culte, en une séparation des Églises et d’un État laïc qui ne salarie plus aucun culte et interdit tout signe religieux en dehors des lieux liturgiques. Le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) fait entrer la question religieuse dans le programme de clôture des innovations révolutionnaires et de construction d’un ordre politique et social autoritaire s’appuyant sur les élites civiles et ecclésiastiques.

33Des rumeurs de pogroms en Alsace poussent l’Empereur à se saisir d’un dossier à propos duquel il révèle une certaine ambiguïté. Pour autant qu’on puisse croire le comte Pelet, Napoléon déclare ainsi au Conseil d’État le 7 mai 1806 :

« On ne peut rien me proposer de pis que de chasser un grand nombre d’individus qui sont hommes comme les autres. […] Il y aurait de la faiblesse à chasser les juifs ; il y aura de la force à les corriger. […] On ne se plaint point des protestants ni des catholiques comme on se plaint des juifs ; c’est que le mal que font les Juifs ne vient pas des individus, mais de la constitution même de ce peuple : ce sont des chenilles, des sauterelles qui ravagent la France43. »

34L’Empereur se tient manifestement au milieu du gué : pas totalement étranger à la culture des Lumières, il mobilise les valeurs de tolérance et d’égalité ; il exprime aussi un antijudaïsme hérité de la tradition catholique à l’encontre de ce peuple considéré comme déicide quand il trouve à leur situation dominée une explication non dans l’oppression dont ils ont été victimes, mais dans une prétendue nature qui leur serait spécifique.

35Napoléon rétablit le culte israélite le 30 mai 1806, mais décrète un moratoire d’un an sur les dettes contractées auprès des Juifs de l’Est, afin d’orienter ces citoyens vers « des actes et des professions utiles, afin de remplacer, par une industrie honnête les ressources honteuses auxquelles beaucoup d’entre eux se livrent depuis plusieurs siècles44 ». La liberté religieuse a donc un prix (fig. 3).

Fig. 3. - Napoléon Le Grand rétablit le culte des Israélites, le 30 mai 1806, estampe, Louis François Couché (1782-1849), Paris.

La mobilisation des autorités laïques et religieuses israélites, de l’Assemblée des notables au Grand Sanhédrin

36L’Empereur décide le 15 juillet suivant de réunir des « états-généraux des juifs », afin d’enquêter sur les mœurs de cette communauté dont il avoue sa méconnaissance. Dans cette assemblée de 95 notables, Abraham Furtado, revenu au conseil municipal de Bordeaux, et Isaac Rodriguès sont désignés par le préfet de la Gironde pour représenter les Juifs de Bordeaux. Sous la houlette de son président Furtado et des scrutateurs dont Rodriguès, cette assemblée s’ouvre le 26 juillet 1806 et s’emploie à décrire les usages judaïques en matière de mariage et de divorce, de relations avec les non-juifs, de rapports avec la patrie française, de la nomination et des pouvoirs des rabbins, des professions, et de la fameuse question de l’usure (fig. 4). À la question de savoir si le judaïsme est compatible avec le droit commun et si les Juifs sont disposés à accepter l’assimilation et ses conséquences en termes de droit civil et de conscription, l’Assemblée répond par l’affirmative, précisant que si la loi de Moïse n’interdit aucune profession, l’usure n’est permise à personne. Elle prévoit aussi l’organisation future du culte par un Consistoire central sous l’autorité d’un grand rabbin.

Fig. 4. - Abraham Furtado (1756-1817), président de l’Assemblée des notables de 1806, et secrétaire du Grand Sanhédrin de 1807. Huile sur toile anonyme, début xix^e siècle, Paris.

37Napoléon convoque ensuite un Grand Sanhédrin (fig. 5), afin de donner aux réponses de l’assemblée des notables la sanction des autorités religieuses45. Le Sanhédrin qui s’ouvre le 9 février 1807, fait précéder ses conclusions, préparées par une commission de neuf membres dominée par la figure réformiste de son secrétaire, Furtado, d’une déclaration qui ne laisse aucun doute sur le sentiment national et le renoncement à tout particularisme de la part des juifs de France :

« Docteurs de la loi et notables d’Israël, nous nous constituons en Grand Sanhédrin, afin de trouver en nous le moyen et la force de rendre des ordonnances religieuses conformes aux principes de nos saintes lois et qui servent de règle et d’exemple à tous les Israélites. Ces ordonnances apprendront aux Nations que nos dogmes se concilient avec les lois civiles sous lesquelles nous vivons, et ne nous séparent point de la société des hommes. »

38Les rabbins prescrivent :

« L’obéissance aux lois de l’État en matière civile et politique46. »

39La volonté d’intégration nationale caractérise l’Exhortation aux Israélites de France et du Royaume d’Italie : Furtado y invite ses concitoyens à une « reconnaissance éternelle » et une « fidélité inviolable à NAPOLÉON LE GRAND47 ». La mise en œuvre des projets de l’assemblée des notables allait susciter bien des déceptions.

Fig. 5. - Revers d’une médaille illustrant le Grand Sanhédrin de 1806 : Napoléon donne les Tables de la loi à Moïse agenouillé, Paris.

Organisation du culte et statut des Juifs

40Le décret du 17 mars 1808 donne force de loi aux décisions du Grand Sanhédrin, et celui du 20 juillet 1808 règle les mesures d’application relatives à la création du Consistoire central. À la différence des prêtres et des pasteurs, les rabbins ne sont pas salariés par l’État. Les consistoires régionaux sont chargés de dresser la liste des étrangers, d’exhorter à l’exercice de professions « utiles » et de recenser le nombre de citoyens à conscrire. Les prières pour l’empereur et sa famille, considérées comme une obligation civique, complètent le dispositif de consolidation du pouvoir par les cultes. L’enregistrement à l’état civil devient obligatoire sous des prénoms de saints catholiques ou de personnages historiques. Subsiste donc une certaine réticence à l’égard des traditions juives, évidente dans un troisième décret du 17 mars 1808 relatif à l’usure : ce texte comporte une réglementation des prêts consentis par les Juifs, si stricte qu’elle est propre à faire annuler la plupart de leurs créances. Il conditionne l’installation des Juifs étrangers en France à l’acquisition d’une propriété rurale, sauf en Alsace où toute immigration est interdite. Le remplacement des Juifs aux armées est proscrit jusqu’en 181248.

41Furtado s’élève bien contre le « décret infâme » qui remet en cause le principe même de l’égalité. Le brouillon de ses réflexions indique que cet homme qui réclame depuis 1789 la citoyenneté pour les Juifs et s’est impliqué dans la vie politique en exerçant diverses fonctions électives durant la Révolution, s’indigne que :

« Ce qui avoit été justement détruit par l’assemblée constituante, se trouveroit rétabli par le fait avec une aggravation de honte et d’humiliation […] Nous étions François et citoyens, nous redeviendrions des Juifs49. »

42Il rédige un mémoire réclamant la prise en charge par l’État du salaire des rabbins, l’application du droit commun aux citoyens de confession judaïque en matière de conscription, ainsi que la suppression des dispositions discriminatoires contre l’usure. Furtado, qui a été accusé d’un fédéralisme imaginaire, souligne que le « décret infâme » qui stigmatise les Juifs en prétendant lutter contre l’usure, redouble la loi du 3 septembre 1807 sur le prêt à intérêt, et que :

« Toute législation, particulière dans un grand Empire, rompt l’uniformité des lois et viole le principe de l’unité politique ; que ce principe, une fois méconnu, ramène à la bigarrure qui existoit dans l’ancienne Monarchie ; et que cette bigarrure ralentit l’action du Gouvernement.50 »

43Avec Moïse Lévy de Nancy, également membre de la commission préparatoire du Sanhédrin, il porte ce mémoire à l’Empereur guerroyant alors à Tilsit, qui refuse de les recevoir.

44Napoléon accorde, certes, une exemption aux Juifs du Sud-Ouest et bientôt de Paris, ainsi qu’il limite l’application du décret controversé à une durée de dix ans, mais l’égalité civile est bel et bien rompue. Si les Juifs ne constituent plus véritablement une périphérie, un certain particularisme non dénué d’arrière-pensées diplomatiques de la part du nouveau César soucieux de plaire au tsar de Russie, spécifie à nouveau un statut qui n’est pas totalement égal à celui des citoyens catholiques ou des protestants. Cette « extraordinaire tentative de réduction césaro-papiste à l’unité51 », dans une poursuite autoritaire de l’émancipation révolutionnaire, se paye au prix fort d’un régime d’exception qui n’est pas sans rappeler l’inégalité et les préventions de l’Ancien Régime.

45L’émancipation des Juifs est appliquée dans tous les pays placés sous l’autorité française (Portugal, Italie, Pays-Bas, États germaniques) au début du xix^e siècle, mais la chute de l’Empire y provoque partout le retour de la discrimination, à la différence de la France où la Restauration abolit en 1818 le décret relatif à l’usure. La révolution des principes commencée en France en 1789, l’émancipation puis l’assimilation impériale, tout incomplète soit-elle, sont entrées dans les mœurs et ont bien favorisé l’intégration.

46Furtado, élu grand rabbin du Consistoire de Bordeaux, est installé le 17 avril 1809. Quels sont les sentiments de cet homme né en Angleterre, qui a connu la Révolution, traversé la décennie révolutionnaire, connu les enthousiasmes et les désillusions de l’engagement, lorsqu’il lui faut, pour entrer en fonction, prêter le serment suivant : « Je jure et promets à Dieu, sur la Sainte Bible, de garder obéissance aux constitutions de l’Empire et fidélité à l’Empereur. Je promets aussi de faire connaître tout ce que j’apprendrai de contraire aux intérêts du souverain ou de l’État52 » ? Sans doute peut-il consoler sa conscience d’avoir singulièrement œuvré pour faire d’abord avancer sa communauté sur la voie de l’égalité civile, même si ses détracteurs ont trouvé matière à désapprouver un réformisme qui aurait conduit à la dilution d’une identité religieuse, pourtant sujette à une évolution commune, cette fois-ci, à celle de la religion majoritaire en termes de recul de la foi à partir du xix^e siècle. Furtado refusera le poste de député-maire offert aux Cent-Jours, mais l’acceptera de Louis XVIII et il conservera ce poste jusqu’à sa mort, en 1817.

47La tolérance à l’égard de tous les cultes en France, conformément à la devise de notre République – Liberté, Égalité, Fraternité –, ainsi qu’une laïcité ferme mais sans acrimonie particulière, restent un horizon idéal qui n’est pas encore atteint aujourd’hui, tant le sujet des périphéries sociales, culturelles et religieuses est sujet à des instrumentalisations de tous genres dont on voudrait croire que l’histoire pourrait servir à les comprendre, sinon les désamorcer.