1Comme tous les grands ports du littoral atlantique, Le Havre est le lieu d’une croissance démographique remarquable dans la seconde moitié du xviii^e siècle (fig. 1). Peuplé d’un peu moins de 13 000 habitants d’après le recensement de 17231, le grand port normand compte en effet, peu avant la Révolution, en 1786, après un demi-siècle d’un essor économique impressionnant qui lui a permis de devenir le troisième port colonial2 et le second port négrier français, rien moins de 18 000 habitants3.

Fig. 1. - Carte du Havre et de ses environs.

2Dans le contexte de cette forte croissance économique et démographique havraise, les paroisses des cinq villages qui se situent aux marges de cette ville4 sont fortement transformées et l’un de ces villages, Ingouville, s’affirme, par sa démographie (5 000 habitants) et par ses transformations urbanistiques et sociales, comme le faubourg du Havre – de la même manière que s’était affirmé un peu plus tôt Saint-Sever en tant que faubourg de Rouen5. Bien reliées par la Chaussée d’Ingouville aménagée depuis 1736, les deux villes entretiennent souvent des relations conflictuelles à partir de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Ce sont ces relations que nous proposons d’étudier jusqu’à la Révolution française à travers cette contribution issue du mémoire de master que nous avons soutenu récemment6, lequel présente deux intérêts historiographiques, l’un régional, l’autre plus général.

3Sur le plan historiographique régional, de nombreux travaux ont montré qu’il existait des tensions politiques et sociales importantes entre les deux villes durant la Révolution, notamment entre 1789 et 1791 où l’on observe les premiers troubles sociaux importants à Ingouville7, et la Terreur qui est le moment durant lequel ces tensions atteignent leur paroxysme avec la lutte opposant les sociétés populaires des deux villes8 et l’exécution du maire hébertiste d’Ingouville Musquinet La Pagne9, sous la pression de la municipalité havraise. Mais il n’existait en revanche aucune étude jusqu’à la nôtre concernant les relations entre les deux villes durant la période qui précède, alors que la croissance démographique du faubourg d’Ingouville au xviii^e siècle avait déjà entraîné des tensions avec Le Havre. Leur étude était donc nécessaire pour éclairer les tensions qui touchent Le Havre et son faubourg à partir de la période révolutionnaire.

4Par ailleurs, sur un plan général, parce que nous avons rapidement vu dans l’étude de ces troubles qui précèdent la Révolution le rôle important joué par les corporations, ce travail s’avère être aussi comme une contribution au débat historiographique qui a été réouvert dans les années 1980 autour de la vivacité desdites corporations à la fin de l’Ancien Régime, après la réforme de Necker10. Contestant l’idée que la réforme adoptée en aout 1776 à la suite de l’échec de celle de Turgot aurait abouti, par les effets du regroupement et de la limitation de la liberté de recrutement, et de répartir les sources de revenus des corporations, à leur « lente agonie11 », nombre de travaux engagés depuis trente ans ont démenti cette vision, grâce aux apports d’études portant notamment sur Paris, plus particulièrement le faubourg de Saint-Antoine12, et sur de grandes villes de province comme Bordeaux13, mais peu d’entre elles ont été réalisées sur des villes moyennes comme Le Havre, où les corporations étaient dans une position différente. Pour cette raison, notre travail vise aussi à s’intégrer dans ce chantier de recherche.

1763-1789 : les transformations socio-démographiques d’Ingouville

5Bien que le décollage économique et démographique qui caractérise le développement du Havre démarre dès 1740, c’est à partir de la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763) que ses effets se font sentir à Ingouville. En effet, entre 1740 et 1756, l’étude de l’évolution sociodémographique de ce faubourg du Havre, réalisée à travers le prisme des mariages14, révèle une grande stabilité structurelle, en comparaison de la situation observée depuis le début du règne de Louis XIV. Les professions représentées parmi les conjoints montrent alors que les groupes dominants restent les jardiniers et les laboureurs, ce qui signe la forte coloration rurale de la population de cette paroisse limitrophe au Havre. Le nombre de mariages reste stable, autour d’une dizaine par an15.

6Mais après la guerre de Sept Ans, les choses changent. S’amorce alors une montée régulière du nombre de mariages (fig. 2), de 13 à 17 jusqu’au début du règne de Louis XVI (1774) moment pendant lequel le terme « faubourg » commence à être employé dans les actes administratifs16 pour désigner cette paroisse qui devient la plus peuplée des paroisses limitrophes du Havre, puis une vingtaine sous le règne de Louis XVI. La période révolutionnaire n’interrompt pas le mouvement. On compte 52 mariages en 1790 et même 88 en 1799.

Fig. 2. - Évolution des mariages à Ingouville entre 1740 et 1790.

7Ces chiffres témoignent d’une croissance démographique qui se caractérise par le très fort rôle des mouvements migratoires (fig. 3), notamment des migrations de proximité, ces mouvements étant dus autant à l’attraction de l’activité portuaire du Havre qu’à l’encombrement démographique dont souffraient les paroisses du port normand17. Privé d’aménagements portuaires dignes du rang de son port18, Le Havre disposait en revanche dès 1736 d’une liaison sans cesse en cours d’aménagement avec le faubourg, ce qui facilitait les mouvements de proximité, de plus en plus important après la fin de la guerre de Sept Ans.

Fig. 3. - Origine des habitants d’Ingouville entre 1760 et 1790.

8Sur un total de près de 1 000 individus, plus de la moitié sont originaires des paroisses extérieures à Ingouville et aux deux paroisses du Havre (649 contre 460). Cependant, si l’on prend en compte seulement la paroisse d’Ingouville et les deux paroisses du Havre, on remarque l’importance des natifs de celles de cette ville, deux fois plus nombreux que celle de son faubourg (282 contre 178). Ces chiffres sont la preuve du rôle exercé par la pression du Havre dans le mouvement de croissance d’Ingouville qui se traduit par l’arrivée dans le faubourg de populations nouvelles, souvent modestes, en lien avec la pression démographique et la hausse des prix de l’immobilier au Havre19. Parmi ces migrants pauvres et nouveaux, ce sont des personnes potentiellement intégrables dans l’une des vingt corporations du Havre, et surtout les plus modestes, à l’instar des cordonniers, qui sont de plus en plus nombreux.

Le Havre contre Ingouville : l’émergence du rôle des corporations après la guerre de Sept Ans

9D’où proviennent les dissensions entre Le Havre et Ingouville qui émergent au lendemain de la fin de la guerre de Sept Ans ? Dans la montée de celles-ci, le rôle des travailleurs qui pratiquent un métier et pouvaient appartenir à l’une des vingt corporations du Havre est essentiel. Cela est le cas notamment pour la corporation des merciers plus particulièrement celui de mercier dont l’activité était essentielle pour l’économie havraise dans le contexte de l’essor du commerce colonial et parce que leur corporation était la plus riche20, la plus nombreuse en hommes21 et la plus aguerrie à défendre des intérêts communautaires depuis qu’ils avaient réussi à absorber les quincailliers et les drapiers (1708). Devant la croissance du nombre des merciers à Ingouville, résidents ou simples marchands de passage, ceux de la corporation du Havre vont défendre avec force le privilège de disposer pour eux seuls de la possibilité de vendre leurs produits sur la place du marché des Cannibales. Cette action permet de limiter ainsi la concurrence sauvage des merciers d’Ingouville, qui inquiétait d’autant plus que la Chaussée d’Ingouville était devenue facilement accessible avec la rénovation opérée dans les années 1760, en lien avec la volonté des édiles négociants havrais d’embellir l’entrée d’une ville portuaire qui était devenue le troisième port colonial du royaume22.

10Peu nombreuses jusqu’au milieu du xviii^e siècle, les plaintes qu’envoient les maîtres merciers du Havre à l’intendant de la généralité de Rouen ou au Parlement de Normandie23 pour rappeler leurs privilèges commencent véritablement à monter au lendemain de la guerre de Sept Ans24. Ces plaintes atteignent un premier pic cinq ans après, en 1768, lorsque le lieutenant général juge civil, criminel et de police au bailliage du Havre, puis l’intendant de Rouen, sont saisis à deux reprises, au printemps et en novembre, pour empêcher que des « personnes sans droits ni qualités vendent des marchandises concernant la communauté desdits merciers25 ». Les merciers du Havre obtiennent gain de cause. En novembre 1768, le lieutenant général ordonne que « toute personne souhaitant vendre des marchandises de mercerie, mais qui ne font pas partie de la communauté en demande l’autorisation auprès de cette dernière26 ». Tandis qu’en 1770, le Parlement de Normandie entérine la décision d’obliger les marchands forains « de déposer au bureau desdits merciers ou renvoyer hors de la ville toute marchandise attribuée aux merciers par leurs statuts27 ». Le conflit entre les deux groupes de merciers semble donc résolu avec cette victoire des merciers appartenant à la corporation du Havre quand débute le règne de Louis XVI qui fut, sur le plan économique, l’âge d’or de l’Ancien Régime au Havre28. Ces conflits ressurgissent cependant lorsqu’arrivent les réformes de Turgot et de Necker, même si la guerre d’Indépendance des États-Unis met ces tensions en suspens pendant un temps.

La fin de la guerre d’Indépendance des États-Unis, point de départ d’une nouvelle montée des tensions

11C’est une décision de l’État relative aux droits des corporations qui est prise pendant le conflit, notamment la rédaction puis l’enregistrement de l’édit de 1779 qui prévoyaient une refonte profonde des corporations après l’échec des réformes de Turgot, qui entraîne le retour des hostilités. La réforme enregistrée par le Parlement en mai 1779, qui rendait plus efficace le fonctionnement des corporations pour le commerce en rationalisant leur organisation et leur mode de représentations, en diminuant leur nombre, produisit en effet de la confusion et de l’inquiétude dans le monde de métiers havrais, habitués à vivre sous l’empire de règles séculaires et fragilisées par la crise ouverte sous Turgot. Bien que les merciers n’aient pas été aussi affectés que dans d’autres villes par le nouvel édit – il y eut plus de troubles dans les villes françaises où les merciers devaient se réunir aux quincailliers ce qui était déjà fait au Havre –, le feu se ralluma entre les merciers des deux villes parce que l’édit mécontentait les vieux maîtres du Havre qui contrôlaient la vie de la corporation. Ceux-ci, membres des anciennes corporations, se voyaient de nouveau reconnus comme maîtres en payant un droit de confirmation, mais ils devaient accepter que ceux qui vivaient dans les faubourgs obtiennent le statut d’« agrégés », statut qui les autorisait à pratiquer leur métier, mais sans disposer du droit d’élire des représentants au sein de la corporation, et ils voyaient dans la reconnaissance de cette qualité d’agrégé une injustice. À cela s’ajoutait le devoir d’accepter la concurrence des merciers d’Ingouville qui, bien qu’inquiets aussi de certaines dispositions de l’édit, bénéficiaient de l’avantage de ne pas payer de frais de réception et de pratiquer toujours librement leur métier.

12Le conflit entre les merciers du Havre et d’Ingouville reprend ouvertement au moment où était signé le traité de paix mettant fin à la guerre d’Indépendance des États-Unis. Le 6 février 1783, la publication par le Parlement de Normandie de la « Déclaration concernant les communautés d’arts et métiers29 » met le feu aux poudres. Les merciers d’Ingouville déclenchèrent les hostilités, en se rassemblant autour de la contestation d’un article de la déclaration dont l’un des buts était de rendre obligatoire l’inscription de tout marchand ou artisan dans une corporation. Avec cette obligation, la Déclaration remettait en cause le privilège des maîtres résidant dans des villes privées de corporation comme Ingouville de payer le quart du droit de réception contre le libre exercice de leur métier dans un contexte où l’acceptation de nouveaux maîtres extérieurs au Havre par la corporation de cette ville n’avait rien d’évident. Devant ce problème, les uns firent comme avant et continuèrent leur activité sans rien faire, mais d’autres choisirent d’exprimer leurs craintes, au risque d’un conflit avec les merciers du Havre, en utilisant les mêmes moyens que ces derniers quinze ans plus tôt, et en jouant sur le flou qui entourait le statut d’Ingouville.

13Un Mémoire a été rédigé et envoyé en septembre 1783 à l’intendant de Rouen, dans lequel ils exprimaient le souhait de « jouir du bénéfice accordé par l’article 2 de la Déclaration du 6 février 178330 » qui donnait le droit d’intégrer les communautés de métiers avec les mêmes avantages que s’ils résidaient dans un faubourg de cette ville. Bien qu’Ingouville ait été alors clairement un village proche du Havre, mais indépendant, la demande des merciers d’Ingouville retint l’attention de l’intendant qui le regarda favorablement. Il leur offrit, le 22 avril 1784, la possibilité de rentrer au sein de la communauté des merciers du Havre, dont la réplique fut immédiate. Les merciers du Havre contestèrent en effet la position de ceux d’Ingouville et de l’intendant qui souhaitait en fait répondre au problème périlleux des fraudes ; les marchands d’Ingouville étant réputés pour leur propension à vendre des « marchandises frauduleuses » au Havre31, la notion de fraude renvoyant même explicitement dans cette ville aux produits de mercerie, très vendus sur les marchés et dont le monopole des ventes revenait aux seuls maîtres merciers du Havre. Pour résoudre ce problème, mais tout en prenant soin de ne pas froisser les susceptibilités des maîtres merciers de la corporation du Havre, il fut décidé de l’obligation d’une période d’apprentissage pour toute personne qui souhaitait l’intégrer. Avec la réponse donnée à cette condition, on donnait trois mois aux travailleurs d’Ingouville pour entrer dans les corporations du Havre. Les représentants de la monarchie menaient en fait une politique de compromis à destination d’assurer le bonheur pour les affaires, avec le soutien des grands négociants havrais et des maîtres merciers les plus riches, et agissaient dans le sens d’une politique plus libérale dont la condition de réussite était de débarrasser les acteurs de l’économie locale du fléau de la fraude.

14La décision du parlement de Normandie, loin de réussir le compromis, accentua les ressentiments des maîtres merciers du Havre, qui trouvèrent un appui parmi ceux qui, à Ingouville, étaient inquiets des effets d’une intégration dans la corporation de ces derniers. En novembre 1784, tous s’unirent pour rédiger un second mémoire, qui fut envoyé au ministère aux fins de rétablir la situation antérieure au nom du fait qu’Ingouville étant un village limitrophe qui se suffisait à lui-même pour nourrir ses propres habitants, et leur fournir un travail32, et non le faubourg d’une grande ville. Ce contre-mémoire ne laissa pas leurs adversaires sans réactions. Le 24 mai 1785, ils refusèrent le texte qui était jugé comme un retour vers l’ancien mode d’organisation des corporations33. Dans ce texte, il était réaffirmé qu’Ingouville devait être considéré comme un faubourg du Havre et que, pour cette raison, les merciers d’Ingouville pouvaient intégrer les corporations de cette ville et devraient alors obéir aussi à leurs règles.

15Au moment où éclate la Révolution au printemps 1789, quand sont rédigés les cahiers de doléances de la ville du Havre, le conflit entre la corporation des merciers du Havre et ceux d’Ingouville n’était pas encore éteint et trois camps s’affrontaient : les maîtres merciers du Havre soucieux de défendre leur pré carré, les maîtres merciers d’Ingouville qui voulaient faire valoir leur droit d’intégrer les corporations du Havre pour se protéger et ceux qui souhaitaient dans les deux villes continuer comme avant. Au cœur de la division, jouer sur la notion de faubourg était devenu essentiel, comme le montre aussi cet extrait des cahiers de doléances des merciers du Havre dans lequel on lit, dans l’article 20, que les merciers du Havre :

« N’approuvent pas le fait que les travailleurs du faubourg puissent vendre sur les marchés et bénéficier des mêmes privilèges qu’eux alors que les droits de réception ne sont pas les mêmes. »

16Selon eux, les marchandises librement vendues à Ingouville étaient encore « destructives à la ditte communauté » et « il n’est pas juste que des étrangers viennent ravir les prix qu’ils ont le droit d’attendre de leurs privilèges34 ». La Loi Le Chapelier résoudra à sa manière le problème laissé en suspens, mais au prix d’un déplacement du conflit dans le champ politique, dès les troubles du printemps 1791 et jusqu’à la fin de la période du gouvernement révolutionnaire. Du milieu des années 1760 au milieu des années 1780, il faut remarquer que les corporations avaient fait preuve d’une grande pugnacité, montrant ainsi la bonne santé et la capacité d’agir qui étaient la leur à la veille de la Révolution, même dans des villes moyennes comme Le Havre où elles étaient en faible nombre (20 corporations contre plus de 60 dans la voisine Rouen !). Dans le combat mené par les corporations, dans les textes et les débats, on remarque aussi qu’était clairement posée la question du statut des marges de la ville à la fin de l’Ancien Régime. Faubourg ou village ? Les mutations sociodémographiques et professionnelles d’Ingouville dans la seconde moitié du xviii^e siècle, les allées et venues des migrants également, en faisaient clairement pour les uns un faubourg sans qu’il en soit vraiment ainsi, d’autres voyaient toujours au contraire dans Ingouville un village limitrophe du Havre. La question, si elle n’avait pas été tranchée, avait servi de prétexte à alimenter des tensions qui allaient ressurgir sous d’autres formes et dans d’autres lieux avec la Révolution.

Fig. 4. - La chaussée d’Ingouville.