1Tenu à Aubervilliers en 2022, le 146^e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques avait pour thème global « les périphéries ». Il interrogeait particulièrement l’aménagement des territoires et l’organisation de la cité-monde, alertant à plus d’un titre nos connaissances et nos consciences dans le moment présent. Le terme de « périphéries politiques » n’a-t-il pas fait son entrée dans le débat électoral français, marqué par une grave crise du contrat social et du vote, autrefois considéré par ses fondateurs comme un élément de la pacification civile ? Les marges de l’Union européenne ne sont-elles pas ensanglantées par un conflit qui nie les valeurs de l’humanité et nous rappelle, si besoin était, la fragilité et la conflictualité de la construction historique des frontières, leur porosité lorsque les nécessités de la survie poussent aux migrations ? Elles l’ont fait dans toute la longue marche des hominidés, avant même que ne s’écrive l’Histoire et que les sociétés ne s’approprient, bornent et défendent des territoires – Rousseau, Raynal, et combien d’autres, en proposaient au siècle des Lumières une lecture philosophique. Le congrès interrogerait ces processus, qui construisent l’affirmation d’identités – religieuses, nationales, économiques, consuméristes, etc. – autant que celles-ci nourrissent en creux une représentation fantasmatique de l’autre. Celui-ci est parfois rapidement confondu avec le « barbare » au-delà du limes, avec le « sauvage » inconnu de la Bible ; il est rejeté sur des critères ethniques, confessionnels, sexués, professionnels longuement élaborés. Ces rejets en disent beaucoup des peurs multiséculaires brouillant les limites entre la réalité de l’espace et de l’humanité vécus et une compréhension dont la rationalité est détournée par les récits, depuis leur relation ou leur transfiguration par les contes et les légendes jusqu’aux nouvelles falsifiées aujourd’hui diffusées sur les réseaux sociaux1. Il revenait aux congressistes d’appréhender les rapports de domination ainsi construits ou préservés. Ils ont compté dans la construction de la colonisation, comme dans les causes de la décolonisation ; ils comptent pour beaucoup dans les hiérarchies sociales, les modèles économiques, les conflits contemporains de toute nature. Cette histoire politique et culturelle était donc à l’évidence indissociable de celle des exclusions, des marginalités subies ou choisies, autant de questions que n’ignore ni la banlieue immédiate de la capitale française dans laquelle nous étions réunis, ni les campagnes auxquelles s’intéresse notamment l’ethnologie depuis ses balbutiements au xviii^e siècle. C’est dire combien la palette de sciences humaines et sociales réunies à Aubervilliers avait à cœur d’offrir le grand nuancier que nécessite la peinture de nos sociétés, et la perspective qui nous permet de les inscrire dans l’histoire et de les projeter vers l’avenir. Rendre compte de cette complexité est l’honneur de l’esprit et de la raison, n’en déplaise aux simples d’esprit, aux obsessionnels de la violence, qui s’ingénient à détruire les moyens de la connaissance ou à en détourner les apports.

2La section d’histoire des mondes modernes, de la Révolution française et des révolutions avait proposé une journée d’étude intitulée « Aux marges de la cité : l’exclusion sociale et professionnelle en France (xvi^e-xix^e siècle) ». Lorsque la Révolution traite en 1789-1790 des droits de citoyenneté, en excluant pour longtemps les femmes, elle les associe dans ses débats aux protestants, aux juifs, aux comédiens et aux bourreaux, pareillement frappés d’interdits civiques. Cet amalgame pourrait paraître étrange s’il ne recouvrait un ensemble de préventions religieuses et d’exclusions professionnelles et judiciaires – les deux souvent liées – longuement construites par une Église catholique dominatrice et une monarchie affirmant ses préséances, des Valois aux Bourbons. Les guerres de religion, le Refuge, les dragonnades, les pogroms, l’enterrement clandestin de Molière, l’exclusion par Louis XIV des Comédiens-Italiens, les amputations infligées aux prostituées aux abords de Versailles, leur « grand renfermement » en compagnie des pauvres, etc., contribuent à l’affirmation d’un pouvoir central autocratique, qui impose au fur et à mesure de sa construction un ordre religieux, moral, social, culturel au nom de sa prééminence politique. Il n’était pas question, en un temps compté, de balayer l’ensemble de cette vaste question, qui nous invitait à comprendre comment avaient été édifiées les législations royales puis républicaines concernant des confessions et des professions minoritaires ; sur quels a priori religieux, moraux, sociaux reposait l’exclusion ; quelles en étaient les formes (des violences officielles ou spontanées aux replis communautaires, à la clandestinité qu’elles imposaient) et les conséquences sur la construction des individus, de leurs familles, de leurs réseaux professionnels et amicaux, sur leur quotidien ; quelles en étaient les représentations mentales et figurées. Plus généralement, l’on souhaitait réfléchir, à travers des études de cas, à la manière dont ces mises au ban avaient construit la figure de l’autre, de l’étranger, au sein même de son propre pays d’origine ou d’accueil, ou avaient défini en creux des droits civils et civiques, indissolublement liés à une communauté de destins, de pensée, d’intérêts – qui survalorisaient alors la croyance et la propriété.

Les limites de la ville

3Complaintes, feuilles, almanachs témoignent des ruptures, des violences, de la mise au ban en un pays largement marqué par l’oralité, au sein duquel les vies sont d’abord partagées en autarcie à l’échelon de la paroisse. De l’étroitesse de ce cadre découle la facile désignation de « l’étranger », aperçu aux frontières de ce quotidien comme un autre inquiétant – une prévention qui se combine au complot de famine seigneurial et royal, à la crainte de l’invasion, à celle du brigandage lors de la Grande Peur de 17892. Horsains, forains, qui n’excipent d’aucun privilège de bourgeoisie, d’aucune appartenance communautaire, coreligionnaires des minorités protestantes ou juives, vagabonds, gyrovagues vivent, avec différents attendus et d’infinies nuances, la précarité ou l’indéfinition de leurs statuts, et la répression, l’agressivité policière ou populaire qui s’ensuivent. Elles ont leur dimension genrée : pensons notamment aux figures de la « sorcière », prétendument détentrice de pouvoirs indicibles, et de la « bohémienne », supposément venue d’un ailleurs mystérieux et fascinant, incarnations de la marginalité et d’un contrordre social, qui continuent d’alimenter tout au long de la période, avec des éclipses, des accalmies, procès et littérature3.

4Les privilèges des villes, des provinces, des ports marquent profondément l’installation des populations dans la France médiévale et moderne. Pauline Roy le démontre dans le cas du Havre, troisième port colonial français et deuxième port spécialisé dans le commerce de la traite en 1786, fort de 18 000 habitants. Loin de la protection militaire imaginée à l’origine par François I^er, les cinq villages qui ont éclos aux marges de cette ville de défense sont fortement transformés par les besoins économiques et artisanaux de la cité. L’un d’eux, bien desservi par la route, Ingouville (5 000 habitants), s’affirme par une démographie marquée par de forts taux de nuptialité et une immigration venue des paroisses rurales voisines et de la ville surpeuplée. Il s’affirme comme un important faubourg du Havre, entretenant des relations conflictuelles avec la cité à partir de la guerre de Sept Ans, et jusque sous la Révolution, quand les édiles du Havre font exécuter en 1794 le maire hébertiste d’Ingouville. Si les groupes dominants restent longtemps les jardiniers et les laboureurs, les migrations amènent dans les années 1770 des populations nouvelles de condition modeste. Tout un artisanat s’installe, fait notamment de cordonniers, de cordiers, de charpentiers, de merciers. Les corporations havraises cherchent à interdire leur marché à ces derniers, ce qui provoque et de la fraude, et de nombreux conflits juridiques dans les années 1780, que l’intendant de la province, le parlement de Normandie, les ministères sont appelés à arbitrer dans un jeu incessant d’aller-retour. Dans le combat mené par les corporations, dans les textes et les débats, auxquels les lois d’Allarde et Le Chapelier mettent un terme en 1791 en abolissant les corporations, est clairement posée la question du statut des marges de la ville.

5En interne aux villes normandes se pose aussi la question de l’assimilation de populations nouvelles et serviles issues des colonies, victimes de migrations forcées entre le milieu du xvi^e et le début du xix^e siècle. Elles se trouvent de fait, comme le montre Éric Saunier, dans une situation de marginalité juridique en raison de l’application dans le royaume de France de l’édit du 3 juillet 1315 dans lequel il était écrit que « selon le droit de nature chacun doit naître franc ». L’emploi des migrants coloniaux dans les professions maritimes a peut-être été un moyen efficace de limiter les tensions urbaines en les éloignant du cœur de la ville. Elle a eu aussi, du point de vue de la régulation sociétale, un contrecoup dommageable, comme le montre l’étude du déroulement des expéditions de traite havraises : dans quatre mouvements de révoltes repérés à bord des navires négriers dans la seconde moitié du xviii^e siècle, deux ont en effet pour origine des désordres liés à la cohabitation entre les marins blancs et les hommes de couleur.

6Depuis les années 1740, les philosophes dénoncent de manière explicite les conditions atroces des captifs pendant les voyages de traite et celles, tout aussi dramatiques, des esclaves aux îles. Sur le modèle de la société pour l’abolition de l’esclavage créée à Londres en 1787, le journaliste Jacques-Pierre Brissot de Warville et le financier suisse Étienne Clavière fondent une année plus tard, à Paris, la Société des Amis des Noirs : en 1789, elle compte environ 140 membres, dont Mirabeau, Lafayette et Condorcet. Elle recrute essentiellement parmi les élites, dans la mesure où la cotisation requise (40 livres tournois) sert de filtre. Elle œuvre pour l’abolition immédiate de la traite négrière et pour l’abolition progressive de l’esclavage. Elle représente, malgré sa courte existence (1788-1791), une réunion importante, dans le climat prérévolutionnaire et les débuts de la Révolution, qui alimente la réflexion sur la condition et les droits des hommes. Sa propagande influence le contenu d’environ 10 % des cahiers de doléances. Cependant, malgré l’affirmation des libertés fondamentales dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), les députés refusent de se prononcer sur le cas des colonies. C’est là le résultat de l’action du lobby colonial, constitué de colons, mais aussi de marchands et d’armateurs, qui tirent une grande partie de leur fortune du commerce triangulaire, et ce malgré les dissensions qui les séparent sur le système de l’exclusif. L’abolition de l’esclavage heurte selon eux le droit de propriété, affirmé tout aussi solennellement par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme. Au-delà de la perte de la contre-valeur des esclaves, il y a la menace d’une ruine pour toute l’économie coloniale et portuaire française, qui s’est développée sur la base d’une exploitation esclavagiste des îles antillaises. En fait, la question qui prédomine est alors plus celle du principe des colonies en lui-même : doivent-elles être administrées par la métropole française, ou doivent-elles se gérer elles-mêmes ? La Société des amis des Noirs elle-même ne semble pas s’emparer de ce problème. Priorité est donnée à l’abolition de la traite, et à l’égalité civique et juridique des libres de couleur dans les colonies, un groupe en pleine ascension sociale et démographique – on entend par là les sang-mêlé, les mulâtres (nés de père blanc et de mère noire ou métisse) et les Noirs libres, de naissance ou par affranchissement.

7Ils sont artisans, gérants de plantations, et ils intègrent le groupe des propriétaires dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Ils possèdent notamment des plantations de café, la culture pionnière, dans la partie méridionale de Saint-Domingue. Ils possèdent 15 % des immeubles au Cap. Mais ils sont maintenus dans une position subalterne par une législation discriminatoire, malgré leur richesse et leur éducation. Leur ascension a en effet provoqué, tout au long du siècle, une crispation de la « société » coloniale blanche, qui est parvenue à instaurer un ordre ségrégationniste, en rupture avec les dispositions originelles du Code noir qui ne reconnaissait juridiquement que deux catégories, les maîtres et les esclaves, et accordait aux affranchis toutes les capacités des libres. Des ordonnances royales ont multiplié les restrictions et interdictions de droits pour les libres de couleur, fermant les portes de la fonction publique, de certaines professions comme la chirurgie, la jurisprudence, l’orfèvrerie, ou imposant un code vestimentaire. Ils sont exclus des assemblées coloniales. C’est contre cet ordre ségrégationniste, baptisé « préjugé de couleur » que vont s’élever des planteurs mulâtres du sud de Saint-Domingue, dont les personnalités les plus marquantes sont Julien Raimond et Vincent Ogé.

8Le 15 mai 1791, les Constituants adoptent, après un débat houleux où s’affrontent l’abbé Grégoire, Pétion et Robespierre, favorables aux droits politiques pour les libres de couleur, Barnave, Moreau de Saint-Méry et l’abbé Maury, favorables aux privilèges des colons blancs, un décret qui accorde la citoyenneté aux gens de couleur, nés de parents libres. Même si ce décret est finalement rapporté le 24 septembre 1791, à la sauvette, dans les derniers instants de l’existence de la Constituante, l’Assemblée législative, qui lui succède, le reprend et l’élargit : le 4 avril 1792, l’égalité des droits politiques est pleinement accordée aux libres de couleur. Beaucoup de planteurs, surtout dans l’ouest et le sud, considèrent que le ralliement des gens de couleur à un « front des propriétaires » est la seule façon de maintenir le système de la plantation ; la reconnaissance de l’égalité des droits est le prix à payer pour ce compromis, qui se généralise sous la forme de concordats entre troupes blanches et armées mulâtres, à la fin de l’année 1791, et au début de l’année 1792. La révolte des esclaves, qui a éclaté à Saint-Domingue dans la nuit du 22 au 23 août 1791, ouvrant un nouveau front (à la fin de 1792, un tiers des plantations a brûlé dans le sud de l’île) qui favorise une offensive anglaise contre les possessions françaises et un ralliement des propriétaires aux troupes étrangères, ne connaît que tardivement un aboutissement législatif : le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) proclame la suppression de l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises, abolition immédiate et sans compensation pour les maîtres. Le principe aura bien du mal à être appliqué sur le terrain…4

Minorités religieuses

9Construites sur des attendus d’abord économiques, et sur une vision d’un monde limité aux confins géographiques évoqués dans la Bible, ces marginalisations sociales et raciales peuvent être renforcées par des a priori religieux à partir desquels l’on distingue entre mondes sauvage et civilisé, et par lesquels s’affirme « la fille aînée de l’Église », du moins la monarchie qui la représente. S’il n’en fallait choisir qu’un, le règne de Louis-le-Grand illustre bien la construction par étapes de l’exclusion religieuse. La dévotion de Louis XIV, peu versé en théologie, inflexible face au frondeur cardinal de Retz, d’abord rétif à accepter la « secte janséniste » et les congrégations secrètes, protecteur un temps du Tartuffe, se construit ainsi à partir des années 1670 et devient éclatante une décennie plus tard lorsqu’il s’installe dans son palais versaillais. Désormais attentif aux prêches et sermons de Bossuet, Massillon ou Bourdaloue, le roi, dans un jeu idéologique et diplomatique complexe et fluctuant avec Rome, affirme les libertés de l’Église gallicane (1682), combat les quiétistes, ferme Port-Royal5. Réprimant les religions minoritaires, il encourage aux conversions les nobles protestants, remet en cause les places de sûreté, annihile l’enseignement réformé, ferme les offices, interdit les mariages pluriconfessionnels avant même de révoquer l’édit de Nantes (1685), avec la répression, la guerre civile (entre 1685 et 1711, les Cévennes sont ensanglantées par les affrontements entre Camisards et troupes royales) et la diaspora du Refuge qui s’ensuivent6. Ce sont autant d’images, d’a priori, d’épisodes brutaux et douloureux entrés dans une conscience éclairée ou diffuse de l’histoire nationale. Sur le vif, ils ont endeuillé les familles, nourri des guerres civiles, faisant ressurgir les jalousies individuelles, clientélistes, corporatistes, au mépris d’un quotidien établi, d’un consensus fragile de voisinage, de toute cohabitation : ainsi ignore-t-on « ceux qui tombent7 ».

10Comme l’analyse ci-après Olivia Carpi, à partir du cas de Dijon dans les années 1560, bien des facteurs s’entremêlent alors pour ne plus donner aux affrontements urbains le seul prétexte religieux. Membres d’une minorité religieuse condamnée à la marginalisation politique, cultuelle et à l’exclusion sociale, malgré les intercessions recherchées auprès des autorités royales, les Réformés sont aussi vus comme de potentiels belligérants à l’heure des guerres de religion. Ils sont ipso facto contraints par des mesures policières, au nom de la défense de la religion établie avec laquelle se confond la fidélité au monarque. La cohésion urbaine est invoquée pour, au droit éventuel de bourgeoisie, rajouter la demande des preuves de catholicité auxquelles incitent prières, confessions, processions et jeûne du carême, dont le respect est étroitement surveillé. Les protestants sont donc dans le collimateur, comme susceptibles de contrarier cet ordre public par leurs psaumes en français, leurs prêches publics. Ils sont considérés comme provocateurs des agressions dont ils sont victimes individuellement ou au titre de leurs propriétés, conduits, quels que soient les édits de tolérance (1562), à déporter leur culte dans les villages voisins de Dijon ou à entrer, au sein de la cité, dans une lutte armée contre les autorités. Elle est d’autant plus crainte qu’elle a été violente et en partie réussie à Valence, Chalon, Mâcon et Auxerre. Elle conduit jusque dans les années 1570 à une surveillance étroite de tout dépôt d’armes ou de chevaux, à des déplacements de populations apeurées vers la ville, au désarmement et à la surveillance étroite des protestants, assignés à résidence, au bannissement des étrangers, à un dispositif de défense consécutif dont le coût pèse sur les habitants. Lorsque la Révolution accorde la citoyenneté aux protestants – le 24 décembre 1789, ils obtiennent l’accès à tous les emplois, le 3 septembre 1791 la liberté de culte, qu’ils exerceront souvent dans des églises vendues comme bien nationaux –, les « Bagarres » sanglantes (plusieurs centaines de morts) de Montauban et de Nîmes, en mai et juin 1790, prouvent cependant l’existence de résistances locales à l’assimilation, qui recouvrent des conflits sociaux. Aristocrates et membres du clergé partisans de l’Ancien Régime, s’appuyant à l’occasion des premières élections municipales sur le petit peuple catholique exaspéré par la crise économique, s’en prennent physiquement et matériellement aux patriotes protestants, issus d’une bourgeoisie manufacturière et négociante désireuse d’accéder au pouvoir politique, et contrôlant déjà la garde nationale. Vainqueurs des élections, les « aristocrates » seront destitués par l’Assemblée nationale qui tentera d’installer des municipalités bipartites. Mais la presse royaliste n’aura de cesse de dénoncer l’influence du « parti calviniste » sur les décisions nationales. La différence confessionnelle a aussi, de manière complexe et non systématique, imprégné les conflits idéologiques dans les montagnes du Languedoc : Cévennes protestantes ralliées à la Révolution, Lozère catholique nourrissant la Contre-révolution, pays hostiles à la constitution civile du clergé sans activisme politique (l’Aubrac, la grande Causse), d’autres indifférents (la Margeride)8. C’est dire que bien des exclusions ont été ainsi assimilées sur le long terme, nolens volens, par une majorité de Français. Elles ont nourri quelques procès retentissants à l’heure où les Lumières interrogent les limites de la tradition, lorsque les intellectuels s’engagent9 contre une justice accusée de condamner sur des preuves falsifiées et des a priori éprouvés. Pour Calas, Sirven ou le chevalier de la Barre dans les années 1760, souvenons-nous des combats de Voltaire. Appuyé sur un groupe de juristes mené par Élie de Beaumont, avocat au Parlement de Paris, il prend à témoin le grand public.

11L’année 1685 n’est pas seulement marquée par la répression des réformés. La monarchie brûle pour l’exemple huit Juifs de Toulouse, alors que les communautés avaient été jusque-là laissées dans une paix relative au nom des intérêts économiques du royaume. La minorité juive est forte d’environ 40 000 coreligionnaires à la fin du xviii^e siècle, regroupés pour la plupart en petites communautés autonomes aux statuts très divers10. Les Juifs d’Alsace sont répartis en 187 entités rurales, installées depuis le Moyen Âge pour le plus grand bénéfice fiscal des seigneurs et du roi. Renforcés par les émigrations récentes du reste de l’Europe, ils sont contraints à des existences misérables et à l’écart des catholiques. Les interdits professionnels les réduisent au colportage, la friperie, la brocante, l’usure et le prêt sur gages aux paysans impécunieux, le commerce de chevaux ou de bétail pour les plus entreprenants. Ils ne peuvent pénétrer à Strasbourg que le jour moyennant, jusqu’à son abolition par Louis XVI en 1784, un péage corporel de trois livres (« droit de pied fourchu ») qui les assimile aux animaux impurs, et ils doivent être accompagnés d’un valet de ville, le gelert, auquel ils versent autres quatre sous. Une corne, depuis la cathédrale, leur intime l’ordre de quitter la cité à la nuit tombante. Aussi ces Juifs de l’Est, par un réflexe d’autodéfense, se replient sur la vie familiale et une foi intense qui conduit leurs coutumes vestimentaires et alimentaires, leur usage d’un dialecte issu du yiddish, d’une écriture en caractères hébraïques. Dans cet océan de misère émergent des fortunes, souvent amassées grâce aux fournitures aux armées : Cerf Berr à Strasbourg, Berr Isaac Berr à Nancy, qui vont mener le combat à Paris pour l’émancipation (contre les péages corporels, pour la reconnaissance des communautés, l’autorisation de louer des terres, d’édifier des fabriques, de fonder des banques, etc.). Les « Juifs du pape », qui habitent le Comtat Venaissin, sont parqués dans des ghettos (« les carrières ») dont ils ne sortent que le jour. Les séfarades de Bordeaux ont créé sous Louis XV une forte organisation communautaire, la Sedaca, qui perçoit contribution de chacun des membres de la communauté, veille au respect des prescriptions religieuses et assiste les plus démunis, tandis que les anciens issus des plus riches familles choisissent le rabbin. Comme le montre Anne de Mathan, pragmatiques quand le développement commercial du pays est en jeu, les rois de France (Henri II en 1550, Louis XV en 1723) ont accordé à la communauté juive bordelaise la liberté de circuler, de commercer et d’acquérir tous biens, mêmes immobiliers. Un loyalisme monarchique s’ensuit, marqué notamment par des prières en hébreu pour la santé du roi. La communauté, prospère, essaime à Bourg-Saint-Esprit, dans les faubourgs de Bayonne, et compte de riches négociants et banquiers (Gradis, Pereire, Furtado, Pinto). Elle participe à la vie culturelle et revendique cette assimilation et sa différence avec les ashkénazes de l’Est français. Des réussites individuelles éclatantes marquent les familles Gradis, Raba, Furtado, Peixotto, Pereire, Lopès-Dubec, etc., dont rendent compte les riches façades des hôtels particuliers, plus exceptionnellement l’accès au droit de bourgeoisie, à la reconnaissance académique, aux pensions royales. Mais demeure l’exclusion de la chambre de commerce, des offices municipaux, des corporations, des universités, et des loges maçonniques.

12La réforme du statut des Juifs français envisagée tardivement en 1788 par la commission Malesherbes échoue en partie à cause des divisions communautaires, en partie par l’emballement des événements politiques et le renvoi du ministre. Elle a pourtant été précédée de réflexions d’envergure, issues moins volontiers d’un encyclopédisme français, qui revendique la tolérance et moins facilement l’égalité (Voltaire polémique avec Pinto), que des pensées du Berlinois Moses Mendelssohn, dont la personnalité a été popularisée par Lessing dans Nathan le Sage (1779) et les écrits repris par l’historien protestant Dohm. Ils sont transmis en France par Mirabeau en 1787. Dans Jérusalem ou le judaïsme et le pouvoir religieux, Mendelssohn réfute les assertions contemporaines du théologien protestant Michaelis sur la spécificité irréductible, la différence physiologique, la dangerosité économique et la criminalité des Juifs. Voyant dans la condition inférieure de ces derniers une conséquence des persécutions chrétiennes, il plaide pour un État laïc ouvert à toutes les religions, pour la reconnaissance de tous les droits civils et politiques de ses coreligionnaires, pour la disparition du pouvoir judiciaire des Églises (des officialités comme des tribunaux rabbiniques), la raison devant l’emporter sur la tradition, fût-elle juive. Mirabeau, favorable à la liberté de culte et à l’égalité devant l’emploi, proposera au contraire de maintenir lois et juridictions particulières (Sur M. Mendelssohn et sur la réforme politique des Juifs). L’académie de Metz organise la même année 1787 un concours ayant pour thème : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? ». Les trois primés (l’abbé Grégoire, l’avocat nancéen Thiéry, Hourwitz, juif polonais s’occupant de la Bibliothèque royale à Paris) prônent l’émancipation, le libre choix professionnel et social, dont découlera l’abandon des coutumes, l’obstacle représenté par la religion étant en débat. Les auteurs divergent cependant : agnostique, Hourwitz propose de supprimer les rabbins, quitte à ce que le culte lui-même disparaisse ; Grégoire rêve, lui, de conversion ; Thiéry juge utopique le détachement rapide des traditions et propose en conséquence de n’accorder que graduellement les libertés.

13Les cahiers de doléances des Juifs du sud-ouest qui, considérés comme Français, participent aux élections, en reprennent l’idée pour eux-mêmes ; ceux de l’Est, vivement critiqués pour leur mode de vie et les contraintes de l’usure par les doléances paysannes, envoient des délégués à l’Assemblée (ils seront admis à la barre le 14 octobre 1789, un symbole qui émouvra longtemps la communauté) pour revendiquer l’égalité devant l’emploi, l’accès aux écoles, l’élargissement de leurs privilèges ; ceux de Paris sont prêts, en échange de la citoyenneté, à renoncer à toute organisation particulière. Durant la discussion de la Déclaration des droits, ces combats dispersés sont repris par Grégoire, Mirabeau, Rabaud Saint-Étienne et Clermont-Tonnerre ; les patriotes, de Barnave à Robespierre, sont acquis à l’émancipation. Les troubles d’Alsace, à l’automne de 1789, en retardent la proclamation. Des pogroms – ceux qu’une grande campagne d’opinion avait prédits dès juillet, provoquant un premier exode vers les villes-frontières –, déclenchés par les paysans, auxquels les autorités n’opposent qu’une molle réaction, contraignent plusieurs familles juives à se réfugier en Suisse. Les députés de l’Est (Reubell, Broglie, La Fare en tête) en profitent pour prédire l’aggravation des troubles si l’émancipation est votée. Ils parviennent à la faire ajourner le 24 décembre 1789, ce qui a pour conséquence de suspendre le statut de tous les Juifs français. Soutenus par la presse (de Mirabeau à Gorsas), par Talleyrand, de Sèze, Le Chapelier, ceux du Sud-Ouest font valoir l’ancienneté de leurs droits et de leur intégration : ils obtiennent la citoyenneté le 28 janvier 1790, qui est également accordée à ceux du Comtat Venaissin. Bien que cela relève de la stricte application du droit constitutionnel, ce que rappellent nombre de pétitions, il faut attendre le 27 septembre 1791 et la ferme intervention d’Adrien Duport pour que la mesure soit étendue aux Juifs de l’Est, malgré les protestations désormais isolées de Reubell. Enfin citoyens de la nation française, ils doivent renoncer à leurs organisations communautaires ; ceux d’Alsace et de Lorraine, afin d’apaiser le climat social, doivent soumettre leurs créances aux autorités de district (qui en annuleront plus d’une, sous prétexte d’une mauvaise rédaction…). Tous partagent-ils l’avis du Nancéen Bing : « J’ai perdu les deux tiers de ma fortune (…) mais je ne regrette pas cette perte puisque je suis à présent citoyen français et vrai républicain » ? A. de Mathan montre combien des formes primaires d’antisémitisme ressurgissent lorsqu’il s’agit de juger les Juifs bordelais amis des « Girondins »…

Les bannis du suffrage et de la république

14La citoyenneté accordée par la Révolution ne signifie donc en rien que les droits nouveaux soient définitivement acceptés par l’opinion, ni d’ailleurs que les exclusions résistent aux besoins de l’action. On sait combien les femmes, exclues du suffrage – et en septembre 1793 des organisations politiques et culturelles –, ont su se trouver des porte-parole (Olympe de Gouges, Etta Palm, Théroigne de Méricourt), des soutiens masculins (Condorcet, Gilbert Romme, par exemple), et n’ont jamais renoncé à l’action politique : spectatrices assidues et remuantes des tribunes des Assemblées et des clubs, fondatrices elles-mêmes de ces derniers (pensons aux citoyennes républicaines qu’encadrent Claire Lacombe et Pauline Léon), agitatrices de rue, votantes pour la Constitution de 1793 ou la vente des biens communaux, engagées dans la Contre-Révolution, etc. Maria Goupil-Travert les privilégie combattantes dans les armées de la Révolution. Certes, à partir du décret du 30 avril 1793, elles en sont officiellement exclues, leurs fonctions cantonnées à celles des vivandières et des lavandières, ce qui est affirmer la virilisation du champ de bataille. Elles ont été plusieurs dizaines à s’enrôler à partir de la déclaration de guerre de la France à l’Autriche, en avril 1792, pour défendre le territoire national menacé ou pour suivre un volontaire de leur famille, père, frère, mari ou amant. Leur nombre excède le quart des effectifs des troupes, grossi par l’autorisation accordée aux militaires de se marier (8 mars 1793). En conséquence, le décret est imparfaitement appliqué, quoiqu’il entraîne plusieurs exclusions et bloque toute nouvelle intégration, et plusieurs des combattantes parviennent à se maintenir au sein des troupes après 1793. Elles recourent au travestissement, transgression qui les protège aussi du viol. Elles se reconvertissent au besoin, et à des places indispensables (charretière, par exemple). D’aucunes justifient aussi leur maintien au combat par leurs compétences guerrières. Soutenues par des officiers, elles excipent dans leurs demandes de pensions de véritables carrières militaires, ce que prouvent aussi les récompenses qu’elles obtiennent, quoique difficilement (gratifications, pensions viagères, rares décorations ou grades honorifiques).

15La décennie révolutionnaire est une période durant laquelle, au titre de la nation, des Républiques-Sœurs en gésine, des rattachements votés ou forcés, de la guerre européenne, les frontières ne cessent de bouger, tandis que les levées d’hommes abolissent pour partie l’espace paroissial, horizon de vie d’une majorité de Français, déjà malmené par les réformes administratives et religieuses. La définition de l’un et de l’autre est particulièrement travaillée, et sans cesse retravaillée au fil des constitutions et des codes, des événements, des exclusions, des conflits internationaux. L’autre est d’abord l’étranger, alternativement le frère et son contraire. Pensée par les philanthropes et les lecteurs de Rousseau, la Révolution serait-elle d’abord un grand moment d’amour réunissant toujours davantage, pour reprendre les thèmes du psychanalyste Jacques André11, un moment dont les mots universels sont inscrits dans le marbre le 26 août 1789 ? Au peuple français s’agrègent, dès 1789, nombre de citoyens du monde, exilés contraints ou voyageurs curieux, incarnant « l’espérance révolutionnaire dans sa valeur communicative », selon les mots de Sophie Wahnich12. L’autre est alors le « patriote » ami exilé dans les années 1780 après les révoltes des Pays-Bas et des Provinces-Unies, plus tard après les soulèvements italiens, le « pèlerin de la liberté » attiré depuis l’Allemagne et l’Angleterre par l’exceptionnalité de 1789, le correspondant ou affilié étranger des clubs français, l’élu du bout du monde (Thomas Paine, Anacharsis Cloots) que la Convention intègre dans ses rangs, comme le font sections et municipalités. Il est aussi celui qui ne relève pas des droits constitutionnels, des nouvelles identités citoyennes, des normes sociales et familiales redistribuées, d’une nation dont l’exil volontaire l’a écarté ; il devient le « suspect13 » – l’acception s’étend sans cesse, comme celle de « l’aristocrate » –, le « factieux » (le banquier suisse Clavière avec les Girondins, son homologue Kock avec les Hébertistes), ou, à partir de 1792, l’adversaire militaire aux nationalités multiples, auquel on dénie la compréhension du « processus civilisationnel » dont la France serait le phare. Car, lorsque le pays entre en guerre, le 20 avril 1792, il est entendu que celle-ci sera libératoire des peuples encore sous le joug du despotisme, et les témoignages abondent, au moins jusqu’à la chute du trône, de ces patriotes qui se retrouvent dans l’exemple français. « Citoyens du monde », « amis de la liberté et de l’égalité » au-delà des frontières traditionnelles, au sein d’un espace politique à leur idée illimité. En retour, les nouvelles de l’étranger, surtout lorsqu’elles peuvent nourrir les espoirs de fraternisation, trouvent écho dans les départements français, portées par les journaux, les clubs, les députés.

16Exportant idéaux, modèles d’organisation et conflits, changeant les visages et les motivations des ennemis de la France, démultipliant le nombre des opposants aux « tyrans de l’univers », la France révolutionnaire a-t-elle les moyens de réunir les « patriotes » ? Comme le roi pouvait transformer des sujets étrangers en sujets français, la constitution de 1791 donne la possibilité de faire des étrangers des citoyens français. Elle affirme le droit du sol et accorde un droit du sang aux Français du refuge désireux de retrouver leur pays d’origine ou celui de leurs ancêtres :

« Art. 2. Sont citoyens français : ceux qui sont nés en France d’un père français ; ceux qui, nés en France d’un père étranger, ont fixé leur résidence dans le royaume ; ceux qui, nés dans un pays étranger d’un père français, sont venus s’établir en France et ont prêté le serment civique ; enfin ceux qui, nés en pays étranger, et descendant à quelque degré que ce soit d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion, viennent demeurer en France et prêtent serment.
Art. 3. Ceux qui, nés hors du royaume, de parents étrangers, résident en France, deviennent citoyens français après cinq ans de domicile continu dans le royaume, s’ils ont en outre acquis des immeubles, ou épousé une Française, ou formé un établissement d’agriculture ou de commerce, et s’ils y ont prêté le serment civique. »

17Les conséquences de la guerre et l’emballement des discours n’empêchent pas les législateurs successifs de considérer les conditions d’accès à la citoyenneté française des résidents étrangers. Ceux de 1793, défenseurs du suffrage universel masculin, inscrivent dans la constitution le droit d’« asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté » et prévoient les élections auxquelles ils pourront accéder à la citoyenneté qui, comme en 1791, reposent sur leur implication sociale, la durée de leur résidence, leur insertion économique et familiale, leur acceptation du serment civique. Ceux de 1795, désireux de s’affranchir des pressions populaires et du gouvernement de l’an II, n’offrent plus la souveraineté à la nation ou au peuple, mais à une universalité de citoyens propriétaires français âgés d’au moins 21 ans, payant un impôt évalué à au moins trois journées de travail ou excipant de campagnes dans l’armée ; ils prévoient encore que les étrangers installés en France depuis sept ans, riches d’une propriété foncière et contribuables, ou mariés à une Française, peuvent acquérir la citoyenneté. Mais l’on sait que celle-ci, pour tout un chacun, ne va pas sans certificat de civisme, sans participation à l’effort de guerre, à la garde nationale et à l’impôt, aucun de ces devoirs n’excluant l’autre et tout manquement pouvant au contraire entraîner suspicion, voire exclusion du corps politique ou du corps social.

18La suspicion naît pour partie d’images mentales progressivement constituées de l’adversaire social et politique – malheur aux membres des anciens premiers ordres, aux parents d’émigrés comme aux anciens courtisans, aux « suppôts de chicane », aux métiers liés aux subsistances, à la richesse et au superflu, etc. Le corpus des suspects frappe par sa dichotomie sexuelle, en proportion de la participation reconnue des citoyens à la vie publique dans une république qui porte haut les valeurs familiales et renvoie volontiers les mères à leurs obligations. De ce point de vue, il ne fait pas bon non plus être célibataire, veuf ou divorcé. Pareillement, sous le règne d’une constitution qui se prévaut de l’égalité, une fortune trop insolente peut vous désigner aux juges, quelles que soient les modifications de revenus induites par la Révolution, et d’autant plus après les taxes sur les riches imposées par les représentants en mission. L’appartenance aux plus vieilles générations, celles qui, supposées toutes empreintes des mœurs de l’Ancien Régime, sont censées être les plus rétives à la régénération, est clairement un facteur de suspicion. Enfin, celle-ci s’accroît pour les étrangers aux districts et, a fortiori, au pays. Leur statut devient des plus encombrants à partir de novembre 1792, quand la libération de peuples antérieurement prônée ou prétextée laisse place à deux conceptions opposées de la conquête : soit une annexion pure et simple des territoires occupés, après un simulacre d’acquiescement des populations ; soit la constitution de Républiques-Sœurs maintenues sous la férule de la « Grande Nation », autour de laquelle on constituerait ainsi un glacis défensif. Ipso facto se trouvent rafraîchies les espérances nationales des jacobins allemands, bataves ou italiens avant que les plus républicains de ceux-ci ne doivent leur salut qu’à l’exil14. En France, les conséquences de la suspicion d’abord, des coups de force politiques (en mai-juin 1793, annuellement sous le Directoire) ensuite sont les épurations des administrations et des Assemblées, la surveillance à domicile, l’emprisonnement, un procès aux conséquences redoutées, à moins que la peine ne se résolve dans une période de probation ou dans la déportation.

19Comme le développe Karine Rance, alors que la Grande-Bretagne vient d’ouvrir sa première colonie pénitentiaire en Australie (Botany Bay, 1788), la France de l’époque révolutionnaire s’empare de cet outil plus ou moins abandonné depuis 1763 – la déportation visait à l’époque moderne essentiellement les vagabonds, les récidivistes et parfois les minorités religieuses. Les débats révolutionnaires sur l’opportunité de cette peine mêlent une réflexion sur la citoyenneté, sur la nationalité et sur la race, voire sur la colonisation (les prêtres voués à l’exil ne pourraient-ils « civiliser » les populations locales ? Les déportés dans leur ensemble ne risquent-ils pas au contraire de leur instiller leurs idées funestes ?). Ils en font une sanction politique. Elle frappe notamment les émigrés, placés à un niveau proche de l’infamie, les prêtres réfractaires puis constitutionnels, les « brigands » à la définition des plus floues, les ennemis du Directoire. Bon nombre de ces condamnations sont converties en incarcérations sur des pontons, faute de pouvoir franchir les mers. Selon le décret du 5 frimaire an II (25 novembre 1793), la déportation condamnerait sa vie durant celui qui la subit, purgeant ainsi la nation de ses indésirables (ennemis sociaux comme ennemis politiques). La succession et la diversité des oppositions à la république conduisent à des rencontres inattendues : ainsi se retrouvent en Guyane les derniers Montagnards condamnés en l’an iii et les chefs royalistes pourchassés en fructidor an V. La surpopulation et l’insalubrité des bagnes conduisent à des solutions éloignées des principes républicains, surtout lorsqu’il s’agit des prisonniers de couleur : vente de certains d’entre eux aux colonies espagnoles, projets de peuplement en Corse.

Les frontières du spectacle vivant

20D’autres législations, d’autres excommunications, prononcées dès le Consulat et le Premier Empire limitent à une frange étroite de notables l’exercice du pouvoir, rétablissent l’esclavage, privilégient une religion dominante, à défaut d’être exclusive. Une politique du spectacle, bien plus volontariste que pendant une décennie révolutionnaire qui, tout en inspirant un répertoire patriotique, a libéré la création des salles et les engagements des artistes, renoue avec les habitudes royales d’en imposer aux grandes salles parisiennes subventionnées (choix du répertoire, encensement des pouvoirs, promotion du vedettariat, etc.). Plus, la période est propice à un redécoupage du territoire national – dont les frontières ne cessent de varier – en autant d’arrondissements théâtraux à la tête desquels les préfets choisissent des directeurs plus ou moins en cour, qui se révèlent souvent économiquement fragiles ; à un contrôle des genres, qui passe d’abord par la spécialisation des salles parisiennes, mais aussi par une mise au ban des populaires spectacles de curiosités, les saltimbanques qui les font vivre étant vite assimilés à des vagabonds sans feu ni lieu.

21L’on peut remonter loin dans l’histoire des tréteaux pour constater les nombreuses mises en garde, voire les interdits religieux renforcés au fil des conciles depuis le iv^e siècle qui en ont maculé la réputation, quels que soient les intérêts pédagogiques discernés de tout temps par quelques penseurs. Depuis le milieu du xvii^e siècle, alors que l’excommunication prononcée contre les comédiens tombe en désuétude dans les autres pays d’Europe, les rituels diocésains de France rigidifient leur position. Dans sa Lettre sur les spectacles, sans cesse rééditée à partir de 1756, et conseillée par les plus hautes instances de l’Église de France, Desprez de Boissy, après beaucoup d’autres, mène un réquisitoire contre l’essentiel des arts de la scène (l’illusion, l’exacerbation des sentiments, jusqu’aux passions, la violence des situations, etc.) et contre les artistes eux-mêmes, vus comme les doubles de leurs personnages15. Suzanne Rochefort nous rappelle combien l’excommunication, qui rejette les comédiens de la communauté religieuse, l’infamie, un dispositif juridique hérité du droit romain qui les prive de certains droits civils et la réputation infamante, qui les discrédite dans l’opinion publique en raison d’un métier jugé suspect et dégradant, flirtant avec le péché, sont encore à l’ordre du jour en 1789 et au-delà. Depuis l’Antiquité, les comédiens ne sont-ils pas accusés de répandre publiquement les mauvaises mœurs et de faire concurrence aux orateurs ? L’excommunication mineure est temporaire, c’est-à-dire que l’absolution est possible grâce à un acte de renonciation au théâtre. Cette exclusion ne sera officiellement levée en France qu’au concile de Soissons en 1849. Les comédiens, en attendant, peuvent user de deux types d’arrangements pour bénéficier des sacrements : soit procéder à une renonciation au théâtre, soit changer de lieu (de paroisse à l’intérieur de Paris) pour trouver un personnel religieux plus conciliant. Dans quatre cas sur six, la renonciation n’est définitive qu’en apparence, le temps de recevoir les sacrements du mariage. Mais combien d’entrées d’église refusées défraient encore la chronique (mi-octobre 1802 pour l’enterrement de la danseuse de l’Opéra Adrienne Chameroy, dans laquelle le curé de Saint-Roch veut voir une courtisane ; mi-janvier 1815 pour celui de la grande tragédienne de la Comédie-Française Françoise Raucourt, qui bute sur les portes de la même église, avant que le cortège nombreux qui l’accompagne n’y impose son cercueil). Ces scandales sont à mesurer à l’aune de la célébrité des artistes, mais aussi en proportion du premier âge de l’anticléricalisme libéral à Paris. Il s’agit alors de protester contre le « monopole du clergé sur le territoire sacré des morts ».

22Les exclusions, comme la censure en matière de librairie, entretiennent l’effervescence médiatique. Aussi, refuser les scènes officielles à des spectacles goûtés par les publics suffit-il à les marginaliser, se demande Cyril Triolaire à propos des curiosités ? Sous l’Empire, le retrait du droit de jouer vaudevilles, pantomimes et ballets d’action, de donner des bals masqués, aux troupes de danseurs de corde, d’acrobates et de voltigeurs, témoigne d’une lutte active et victorieuse conduite depuis longtemps par les directeurs influents des « grands théâtres ». Ils veulent se défaire de la concurrence d’entreprises issues de la foire, que la Révolution a permis d’élever au rang de spectacles libres. Privés ainsi d’une partie de leurs revenus, contraints au droit des pauvres ou à verser un cinquième de leurs revenus aux directeurs des troupes permanentes dans les villes de leur résidence et à ceux des troupes itinérantes dans les communes de leurs arrondissements d’exercice, ils connaissent pour beaucoup la ruine. La légitimité acquise par certains contrarie cependant très tôt la mise en œuvre de la nouvelle législation. Ainsi le cirque Franconi jouit d’un statut particulier dès 1807 ; ailleurs, en province, les salles municipales doivent amalgamer les curiosités à leur programmation pour faire venir les spectateurs. D’aucuns, forts de leurs prouesses et de leur réputation internationale occupent des lieux hybrides (panoramas, loges-théâtres équipées de dispositifs savants, cabinets et plateformes d’aérostatiers, chapiteaux, etc.) ; les plus obscurs gardent pour eux la rue, les cabarets, les maisons particulières.

23De ces mondes du spectacle qui se développent en parallèle, en concurrence, en complémentarité, parfois en harmonie, découlent des pratiques sociales et culturelles différenciées. Comme le développe Natalie Petiteau, quand on appartient au grand monde au mitan du xix^e siècle, il faut non seulement se donner à voir à l’Opéra, mais aussi au cirque de l’Impératrice, aux Champs-Élysées, et au cirque Napoléon, sur les Grands Boulevards. Pourtant, le sens commun place souvent les circassiens en marge de la cité tant l’image des cirques itinérants est forte. Dans les marges, tous ne sont pourtant pas marginaux de la même façon, et les forains français sont très soucieux de ne pas y être confondus avec des bohémiens auxquels ils se sentent supérieurs. En janvier 1863, le ministre de l’Intérieur s’adresse aux préfets pour les alerter sur l’insuffisance des dispositions de police réglementant les métiers de saltimbanque, bateleur, joueur d’orgue, musicien et chanteur ambulant – comme si le Second renouait, là encore, avec le Premier Empire. Les saltimbanques français, une fois de plus, attirent la méfiance et sont même rejetés comme vagabonds et/ou étrangers, en dépit de papiers en règle et malgré les quelques heures de distraction qu’ils apportent de foire en foire, de villes en villages. Cela est confirmé par la loi de 1912, qui vient résolument enfermer saltimbanques et circassiens dans une marginalité institutionnalisée.

24C’est donc un miroir à bien des facettes que nous offre des marginalités la France entre les xvi^e et xix^e siècles. Quel que soit l’angle d’approche choisi (économique, religieux, politique, culturel), nous sommes ramenés au rapport difficile à l’altérité que construit un modèle univoque de pouvoir, une monarchie absolue ou des empires qui marient le trône et l’autel, autour d’un roi ou d’un empereur de guerre. La Révolution elle-même, si essentielle pour lever bien des verrous et des privilèges de l’Ancien Régime, échoue dans sa volonté universaliste, minée par des espoirs déçus, des peurs xénophobes contredites par les constructions constitutionnelles, une conception genrée du pouvoir malgré les brèves évolutions du droit familial et marital, des brutalités, des spoliations. Butant sur l’obstacle des réalités et des résistances, elle s’arrête à l’heure où la démocratie balbutiante préfère l’unanimité à la contradiction, la vérité encore révélée aux vérités toujours imparfaites, la réforme par le pouvoir plutôt que par une nation inégalement connue et représentée. En un temps de guerre peu propice à l’irénisme, dans un moment manichéen qui n’a de cesse de se prolonger loin dans le contemporain, elle affirme en partie ses valeurs nouvelles, nombreuses, théorisées (liberté, égalité, raison, amitié, etc.), somptueux héritage dont nous sommes légataires, mais cette affirmation passe aussi par la suspicion, le rejet, bien plus que par la conciliation – quelles que soient les déclinaisons culturelles et festives de cette dernière. Aucune des marginalités, des souffrances imposées ne va cependant sans résistances, sans luttes opiniâtres et prolongées pour la reconnaissance, pour les libertés, individuelles et collectives, pour l’égalité des droits, ce que l’actualité ne dément jamais.