Introduction : 125 ans d’histoire d’imagerie radiologique, des rayons X au CT-scan

1L’application des méthodes radiologiques à l’étude des restes humains et animaux des périodes anciennes est contemporaine de la naissance de la paléopathologie en tant que discipline. En effet, c’est dès 1896 que les premières radiographies de momies égyptiennes sont réalisées, trois ans seulement après l’invention du terme de paléopathologie1 et quelques mois après la description de ce nouveau rayonnement électromagnétique. Rarement dans l’histoire des sciences la découverte d’une nouvelle méthode d’observation de la nature a trouvé ses applications aussi rapidement.

2En novembre 1895, le physicien allemand Wilhem Conrad Röntgen, de l’université de Würzburg, découvre un rayonnement inconnu, les « rayons X », qui ont la capacité de pénétrer de nombreux matériaux et d’impressionner les plaques photographiques. Il publie ses résultats un mois plus tard2. Cette capacité des rayons X à traverser la matière, y compris le corps humain, et à révéler ses structures internes représente une véritable révolution pour les sciences médicales. En mars 1897, le médecin français Antoine Béclère crée à Paris le premier enseignement de radiologie médicale et le premier service hospitalier de radiologie.

3Les sciences archéologiques bénéficient de cette découverte dans le même temps. En février 1896, un mois seulement après la première application clinique, Alexander Dedekind, un égyptologue autrichien, effectue les premières radiographies d’une momie d’ibis au musée d’histoire naturelle de Vienne3. Au mois de mars 1896, le physicien allemand Walter König publie un livre présentant 14 radiographies de momies animales et humaines égyptiennes du musée Senckenberg, à Francfort4. C’est donc à peine trois mois après leur découverte que la communauté scientifique et le public sont sensibilisés à l’intérêt des rayons X pour l’archéologie.

4On peut s’étonner que Marc Armand Ruffer, fondateur de la paléopathologie en tant que science autonome5, ne mentionne pas l’intérêt des radiographies pour explorer les maladies des momies égyptiennes, alors qu’il développe de nombreuses autres méthodes analytiques6. Cela s’explique sans doute par sa disparition prématurée en 1917. En revanche, Marcel Baudouin, médecin et préhistorien français, insiste dès 1923 sur l’intérêt de la radiographie en paléopathologie7. En 1929, un autre médecin français, Léon Pales, illustre sa thèse en paléopathologie par de nombreuses radiographies d’os pathologiques humains et animaux8. En 1931, le paléopathologiste américain Roy Lee Moodie publie une monographie entièrement consacrée à l’étude radiographique des momies égyptiennes et péruviennes9 et illustre par de nombreux exemples le caractère décisif de l’utilisation de la radiologie. Cependant, il souligne dès cette époque le problème de superposition, qui limite la visualisation des différentes structures traversées par les rayons X. Ce même problème, rencontré par les cliniciens, sera résolu un demi-siècle plus tard par la tomodensitométrie, méthode permettant de s’affranchir des superpositions par les coupes tomographiques. Introduite en 1971 dans le domaine médical, la tomodensitométrie par ordinateur (CT) a été appliquée quelques années plus tard aux études de momies10, notamment à des fins paléopathologiques11. Initialement limitée à la visualisation de coupes, l’imagerie de la momie s’est ensuite enrichie d’images 3D, la révolution numérique initiée dans les années 1980 ayant permis un développement considérable de l’acquisition et du traitement des images par rayons X. La première reconstruction 3D du visage d’une momie égyptienne à partir de coupes CT (tomodensitométrie 3D) par Myron Marx et Sue Haney D’Auria en 1988 a été saluée comme un tour de force technologique12. Depuis, la qualité des images 3D de momies s’est considérablement améliorée13.

5Les bio-anthropologues et les spécialistes de l’évolution humaine sont à présent unanimes à reconnaître que l’imagerie 3D a révolutionné leurs recherches. Dès 1985, Conroy et Vannier prédisaient que l’imagerie 3D deviendrait incontournable en paléoanthropologie, du fait de sa capacité à visualiser et analyser les fossiles d’une manière totalement innovante14. Cette prédiction s’est réalisée, allant plus loin avec le développement d’une nouvelle approche appelée (paléo)anthropologie virtuelle15. De même, dans le domaine de l’archéologie, les reconstructions 3D sont saluées comme de nouvelles opportunités de recherche, de préservation du patrimoine et de promotion scientifique16.

6Pour la paléopathologie, cependant, des réserves ont été émises sur l’utilité scientifique de la 3D, en dehors de ses qualités illustratives17. Cependant ces critiques concernent principalement les reconstructions par volume rendering et non celles réalisées par extraction de surface après segmentation.

7L’objectif de cet article est d’illustrer les intérêts spécifiques de l’imagerie 3D pour la recherche en paléopathologie à partir de notre expérience pluridisciplinaire dans ce domaine.

Matériel et méthodes

Matériel : du Paléolithique moyen à la période moderne

8Au sein de notre corpus de données paléopathologiques, nous avons retenu trois exemples pour illustrer les principales situations dans lesquelles l’approche 3D contribue de manière décisive au diagnostic paléopathologique. Ces exemples relèvent de la pathologie infectieuse ou traumatique et appartiennent à des périodes allant de la Préhistoire à la période moderne (tabl. 1).

Méthodes : radiographie, coupes CT et reconstructions 3D

9Nous avons procédé en deux étapes. Dans un premier temps, chaque cas a été réévalué en interprétant des images provenant de méthodes conventionnelles (radiographies simples et coupes CT-scan). Dans un deuxième temps, nous avons appliqué une approche 3D à chacun de ces cas. Les résultats obtenus par les deux approches conventionnelles ont ensuite été comparés à ceux obtenus par la 3D, afin d’évaluer les contributions respectives de l’imagerie 2D et 3D en paléopathologie.

10Les coupes CT-scan ont été ouvertes au format DICOM sur le logiciel TIVMI®, dédié à la visualisation et à la reconstruction 3D18. La méthode que nous avons utilisée pour la reconstruction 3D est l’extraction de surface effectuée après un processus de segmentation manuelle par seuillage de niveaux de gris. Nous avons utilisé deux approches principales pour la segmentation : le remplissage des espaces vides et la séparation des structures de densité différente.

11Les espaces vides correspondent à des cavités soit anatomiques, soit pathologiques, aériennes ou occupées par des tissus mous. Les cavités anatomiques (endocrâne, canal vertébral, sinus, cavité nasale, orbites, canal auditif...) peuvent être affectées par divers processus pathologiques (traumatiques, infectieux, tumoraux, congénitaux...) modifiant leur surface ou leur volume. Les cavités pathologiques (lacunes, kystes, géodes, empreintes, lyses) résultent de diverses pathologies intra- ou juxta-osseuses (infections, tumeurs, anévrismes...).

12Quelle que soit l’origine anatomique ou pathologique de l’espace vide, le même protocole est appliqué en deux étapes successives :

•  remplissage virtuel des espaces vides sur chaque coupe CT dans les trois orientations de l’espace (frontale, sagittale, axiale). Ce processus de segmentation, basé sur la différence de densité entre l’air et l’os, peut s’effectuer automatiquement, semi-automatiquement ou manuellement ;
• reconstruction 3D du moulage virtuel par différents algorithmes en fonction du logiciel utilisé, transformant l’empilement des coupes 2D en un volume 3D. Le démoulage du modèle virtuel permet d’effectuer une approche qualitative (forme générale et détails de surface) et quantitative (mesures linéaires et volumétriques).

13Le modèle virtuel peut être extrait et étudié séparément ou maintenu en place, dans ce cas la possibilité d’appliquer un paramètre de transparence aux éléments segmentés permet une meilleure visualisation de leurs relations réciproques.

14La séparation des structures de densité différente repose sur les variations de densité radiologique de l’os normal ou pathologique. La segmentation se fait ici entre densités osseuses différentes (au lieu de l’interface os / air) avec un protocole en quatre étapes :

• « peinture » virtuelle de chaque zone de densité osseuse équivalente sur chaque coupe CT dans les trois orientations de l’espace (frontale, sagittale, axiale). Ce processus peut être effectué automatiquement, semi-automatiquement ou manuellement en fonction de la netteté de la ligne de démarcation entre les zones de densités différentes ;
• reconstruction 3D de régions segmentées, à l’aide d’algorithmes qui recréent des volumes à partir de l’empilement de coupes CT ;
• différenciation virtuelle des zones pathologiques et normales. Comme dans le cas précédent, le protocole permet de réaliser des approches qualitatives et quantitatives. Une fois différenciées, les structures peuvent être séparées, distinguées par la transparence ou masquées pour mieux visualiser les structures sous-jacentes ;
• repositionnement d’éléments segmentés si nécessaire (par exemple remise de pièces fracturées dans leur position anatomique), en utilisant des logiciels spécifiques (Geomagic, 3ds Max).

15Cette procédure offre l’opportunité unique de restaurer l’état prépathologique et donc de modéliser l’évolution des processus pathologiques.

Résultats

Mise en évidence des processus pathologiques par reconstruction 3D des espaces vides

16Le remplissage des espaces vides, qu’ils soient anatomiques ou pathologiques, apporte des informations complémentaires et originales par rapport aux approches bidimensionnelles. Nous illustrons ce résultat par deux exemples.

Mise en évidence d’un traumatisme cranioencéphalique au Paléolithique moyen

17L’individu 11 du site de Qafzeh (Israël) est un adolescent d’environ 13 ans19 qui présente une lésion du côté droit de l’os frontal. Elle est caractérisée par une ligne déprimée qui se termine par une lacune de forme ovale (fig. 1A). Une image radiographique simple du crâne de ce jeune individu était disponible : outre la fragmentation taphonomique, la lésion peut être détectée sur le profil, mais ne fournit aucune information supplémentaire (fig. 1B). Cet aspect témoigne d’une fracture consolidée, en éliminant une autre cause de lésion lytique de la voûte crânienne. Sur certaines des coupes CT, on observe le déplacement d’un fragment frontal, mais il est impossible de dire si son origine est pathologique ou liée à la taphonomie (fig. 1C, flèche). La première étude clinique et radiologique a conclu à une fracture bénigne de la voûte crânienne, guérie sans conséquence fonctionnelle20. La reconstruction 3D de l’espace vide de l’endocrâne21 (fig. 1D et 1E) a révélé des informations peu (ou pas) visibles par les méthodes morphoscopiques et radiologiques conventionnelles concernant la surface cérébrale et la voûte crânienne située en regard. Il s’agit en fait d’un traumatisme crânien grave avec fracture pénétrante et plaie cérébrale : la partie antérieure de l’écaille frontale est enfoncée dans l’espace intracrânien, la surface sous-jacente du moulage endocrânien présente des irrégularités ; la suture coronale est désengrenée et soulevée vers l’extérieur, responsable d’un diastasis (fig. 1F).

Fig. 1. – Crâne de Qafzeh 11 (Paléolithique moyen, Israël).

Reconstruction d’un processus infectieux au Paléolithique supérieur final

18L’individu A de la grotte d’Iboussières, à Malataverne (Paléolithique supérieur, Drôme), est un adulte mature présentant une fusion partielle sacro-iliaque gauche22 (fig. 2A). La radiographie montre de plus une image radiotransparente arrondie située sur la zone articulaire, entourée d’une fine ligne de sclérose (fig. 2B). Les coupes scanner révèlent une cavité centrale en forme de kyste, avec des bords bien définis et sclérotiques, principalement développée du côté iliaque ; une cavité postérieure plus petite est de plus identifiée (fig. 2C). Cependant, les relations spatiales entre ces lésions et l’articulation sacro-iliaque ne sont pas clairement visibles sur les coupes CT. L’hypothèse d’une sacroiliite infectieuse peut être proposée, mais le processus de propagation reste imprécis.

19Les deux kystes et l’interligne non fusionné de l’articulation sacro-iliaque ont été segmentés coupe par coupe, puis virtuellement extraits de l’os. Cette reconstruction 3D permet de préciser les relations exactes entre ces trois structures (fig. 2D) : les deux kystes, bien définis et polylobulés, sont en miroir de part et d’autre de l’interligne et ne sont pas reliés entre eux. Le kyste antérieur, plus développé du côté iliaque, est le plus grand (4,5 cm³) et n’a pas de relation directe avec les restes de l’articulation sacro-iliaque ; le kyste postérieur, plus petit (1,9 cm³) et principalement étendu du côté sacrum, est en liaison directe avec l’articulation sacro-iliaque dans sa partie arrière. Cette communication vers l’extérieur peut correspondre au chemin de sortie de l’infection osseuse dans la région fessière (fig. 2E). Cet aspect évoque une infection tuberculeuse. Le scénario pourrait être le suivant : l’infection arrivée par voie hématogène sur l’un ou l’autre os de l’articulation sacro-iliaque s’est transformée en ostéomyélite focale puis en ostéoarthrite ; elle a contaminé l’os en regard ; le processus de guérison a ensuite fusionné partiellement l’articulation, divisant cette ostéomyélite granulomateuse en deux kystes séparés23.

Fig. 2. – Fusion sacro-iliaque (Paléolithique supérieur, Iboussières, Drôme).

Mise en évidence des processus pathologiques par séparation des structures de densité différente

Reconstruction d’une ostéopériostite gommeuse fémorale (début de la période moderne)

20Le prieuré Saint-Laurent de Grenoble compte plus de 1 500 tombes datant du iv^e au début du xviii^e siècle24. Le caveau S 929, utilisé du xv^e au xvii^e siècle, a livré plusieurs pièces pathologiques, certaines d’origine infectieuse. Un fémur droit présente un gonflement au milieu de la diaphyse, atypique pour une ostéomyélite banale (fig. 3A). Une radiographie simple a révélé que ce gonflement est principalement dû à un épaississement sous-périosté de l’os cortical (fig. 3B), les coupes CT ont confirmé le rôle prédominant de la réaction périostée dans la nouvelle formation osseuse ainsi que le remodelage modéré de la région endostéale (fig. 3C), aspect qui est en faveur d’une ostéopériostite et non d’une ostéomyélite.

21Les tissus osseux, cortical et sous-périosté, ont été différenciés par segmentation manuelle sur chaque coupe CT, en fonction de leur densité osseuse. Cette étape ne peut être automatisée car elle nécessite une expertise anatomique sur des coupes où la démarcation entre l’os normal et la réaction sous-périostée n’est pas très évidente. Ce procédé a permis d’obtenir des reconstructions 3D séparées (fig. 3D et 3E) et de fournir des informations sur l’aspect et le volume du tissu osseux pathologique, tout en visualisant l’état prépathologique de la diaphyse fémorale. La réaction sous-périostée développée principalement sur les parties antérieure et médiane de la diaphyse fémorale correspond à un gain de volume osseux de 7 %. Elle s’est organisée autour de lacunes irrégulières. L’aspect de la lésion est celui d’une ostéopériostite gommeuse, typique d’une tréponématose, dont fait partie la syphilis25. La reconstruction 3D n’est pas ici décisive pour le diagnostic, mais permet d’approcher l’état prépathologique et de quantifier le développement de l’os néoformé26.

Fig. 3. – Réaction périostée fémorale (prieuré Saint-Laurent, Grenoble, France, xv^e-xvii^e siècle).

Contribution respective de l’imagerie 2D et 3D au diagnostic paléopathologique

22Nous résumons dans le tableau 2 la contribution respective au diagnostic des trois méthodes d’imagerie (radiographie simple, coupes de tomodensitométrie, TDM 3D) appliquées aux trois exemples paléopathologiques retenus, en précisant la valeur ajoutée de la 3D.

Discussion

23De nombreux articles utilisant l’imagerie 3D pour la paléopathologie ont été publiés au cours de ces trois dernières décennies. Face à cet engouement, de fortes réserves ont alors été émises sur l’utilité réelle de la 3D pour la recherche paléopathologique. Mais ces critiques concernent principalement les reconstructions automatiques dites par volume rendering et non celles réalisées par extraction de surface après segmentation. Dans la première méthode, la reconstruction est indépendante de l’opérateur, qui n’a aucun contrôle du rendu 3D, alors que dans la seconde, la segmentation est effectuée coupe par coupe sous le contrôle de l’opérateur, qui sélectionne les zones à reconstruire en 3D. Cet effet « opérateur-dépendant » est réduit dans notre protocole par la nature collégiale des décisions de segmentation impliquant plusieurs experts (en traitement d’image, anatomie, ostéologie, anthropologie, imagerie médicale, médecine clinique et paléopathologie) et garantissant un niveau élevé de fiabilité des reconstructions.

24Cette méthode offre l’opportunité unique de reconstruire les processus paléopathologiques, notamment ceux d’origine traumatique ou infectieuse, en restaurant virtuellement l’état initial puis en modélisant l’évolution du processus jusqu’à son état final (moment du décès), sorte de « suivi » numérique virtualisant un processus paléopathologique donné27.

25En résumé, nous considérons que les reconstructions 3D obtenues par la méthode d’extraction de surface ont toute leur place au sein des méthodes appliquées à la recherche paléopathologique.