Les collectes anthropologiques de la mission Dakar-Djibouti (1931-1933) au Mali : quelle utilité scientifique ?
Résumés
La mission Dakar-Djibouti (1931-1933) est l’une des grandes expéditions de l’ethnologie française en Afrique. Organisée par l’Institut d’Ethnologie en collaboration avec le Musée d’ethnographie du Trocadéro, elle a joué un rôle important dans la rénovation de ce dernier et la création, en 1937, du Musée de l’Homme. Les collectes conséquentes (3650 pièces) ont porté sur les objets ethnographiques, mais également sur des séries anthropologiques de la région de Sangha. Ces dernières n’ont jamais été étudiées par la suite. Nous avons examiné la série conservée au Musée de l’Homme comprenant 36 crânes et 21 mandibules et nous l’avons comparée aux fossiles relevant de l’Holocène ancien de la région d’Hassi-el-Abiod et d’Asselar (Mali) et ceux des groupes préhistoriques d’Afrique du Nord : Afalou (Algérie) et Taforalt (Maroc). Les résultats montrent que les Dogons sont nettement plus petits en dimensions et d’une façon générale plus graciles, ce qui s’explique par le fait qu’ils sont aussi les plus récents des groupes considérés. Au-delà de cette étude, nous nous sommes interrogés sur les raisons du délaissement de cette série anthropologique ou de son oubli dans un contexte pourtant militant pour une approche holistique, intégrant des considérations physiques et culturelles pour caractériser les populations. C’est en effet cette démarche qui est enseignée par le tout jeune Institut d’ethnologie, créé en 1925, dont les missions qui en émanent, en territoire colonial, se devaient d’être une mise en application.
The Dakar-Djibouti mission (1931-1933) is one of the great expeditions of French ethnology in Africa. Organized by the Institute of Ethnology in collaboration with the Musée d’ethnographie du Trocadéro, it played an important role in the renovation of the latter and the creation, in 1937, of the musée de l’Homme. The collections focused on ethnographic objects but also on anthropological series from the Sangha region that were subsequently not studied. We examined the series preserved at the musée de l’Homme, comprising 36 skulls and 21 mandibles, and compared it with fossils from the Early Holocene of the Hassi-el-Abiod and Asselar region (Mali) and those from the prehistoric groups of North Africa: Afalou (Algeria) and Taforalt (Morocco). The results show that the more recent Dogon are clearly smaller in size and generally more graceful. Beyond this study, we wondered about the reasons for the neglect of this anthropological series or its oblivion in a context that was nevertheless militant for a holistic approach, integrating physical and cultural considerations to characterize populations. It is indeed this approach that is taught by the young Institute of Ethnology, whose missions in colonial territory were to be a concrete expression of this approach.
Remerciements
Les auteurs remercient Arnaud Hurel pour son aide à la rédaction. De même, ils sont reconnaissants au relecteur de cet article et à David Simon dont les commentaires ont permis d’améliorer le texte. Pour mener cette étude, nous avons bénéficié du concours de la direction des collections du Muséum national d’Histoire naturelle et en particulier de celui de Liliana Huet que nous remercions pour sa disponibilité, ainsi que la SOGEDA pour son soutien financier.
Texte intégral
1La mission Dakar-Djibouti (1931-1933) est l’une des grandes expéditions de l’ethnologie française ayant porté sur l’Afrique, et la connaissance du pays dogon en particulier, rendue célèbre entre autres par le récit qu’en fit dans son ouvrage L’Afrique fantôme, paru en 1934, Michel Leiris (1901-1990), homme de lettres, membre de l’équipe en tant que secrétaire chargé de la tenue des archives, mais aussi par son passage à la postérité disciplinaire de l’ethnologie française (Sibeud, 1997). Elle s’inscrit dans le contexte de la création quelques années plus tôt, en 1925, de l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris par Marcel Mauss (1872-1950), Paul Rivet (1876-1958), Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) et Marcel Cohen (1884-1936) et la rénovation, à partir de 1928, du musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET) sous l’impulsion de Paul Rivet et Georges Henri Rivière (1897-1985).
2À partir de 1928, le MET est rattaché au Muséum national d’Histoire naturelle dont la chaire d’anthropologie est confiée à Rivet, qui la fréquente en tant qu’assistant de René Verneau (1852-1938) depuis 1909 (Blanckaert 2015). Le choix n’est pas anodin, car il écarte son concurrent l’anthropologue Henri-Victor Vallois (1889-1981) et donne ainsi à Rivet la possibilité d’affirmer son ambition de réunir dans une même dynamique les disciplines portant sur l’homme, qu’elles concernent sa dimension biologique ou culturelle. Rivet affirme cette approche holistique en changeant le nom de la chaire en « chaire d’ethnologie des hommes actuels et des hommes fossiles », l’inscrivant, avec le MET dans son sillage, dans la perspective naturaliste du Muséum.
3L’expédition Dakar-Djibouti est confiée à Marcel Griaule (1898-1956) qui a déjà fait ses preuves avec une première mission ethnographique en Éthiopie en 1928-1929. Ses objectifs étaient de rapporter des collections pour le MET et de repérer des terrains susceptibles d’accueillir des programmes de recherche à long terme. Elle a été décisive dans l’histoire des méthodes d’enquêtes dont témoignent les « Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques », rédigées pour l’occasion dès 1931, et dans la constitution de collections1. Ces dernières ont joué un rôle dans la rénovation du MET et d’une certaine façon dans la création, en 1937, du musée de l’Homme2. Elles ont aussi contribué à assoir les bases de « l’école française d’ethnologie » et à faire découvrir au grand public les peuples de l’Afrique subsaharienne à l’occasion de l’exposition « Dakar-Djibouti » présentée au MET du 2 juin au 29 octobre 1933.
4Les collectes des missions (1931-1933) ont porté sur les objets ethnographiques, mais également sur des séries anthropologiques de la région de Sangha. Il s’agit de 70 pièces : 36 crânes, 21 mandibules et 13 os longs3. Ces restes humains, conservés actuellement au musée de l’Homme (MNHN), proviennent de quatre ossuaires de Sangha (fig. 1). Notons qu’ils n’ont pas fait l’objet de fiches descriptives détaillées, pourtant recommandées dans les « Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques », et n’ont pas été signalés dans la publication des premiers résultats de la mission parue dans la revue Minotaure, à l’occasion de l’exposition « Dakar-Djibouti » de 1933. Par la suite, ils n’ont été étudiés que ponctuellement, dans une perspective typologique, à la fin des années 19504.
Fig. 1. - Crânes et mandibules (conservés au musée de l’Homme, MNHN, Paris) parmi la collection provenant des ossuaires de Sangha, collectée en 1931 dans le cadre de la mission ethno-linguistique « Dakar-Djibouti ».

En haut : crâne no 19355, vue supérieure (à gauche) et inférieure (à droite) ; au milieu : crâne no 19362 probablement trépané, vue supérieure (à gauche) et de face (à droite) ; en bas : mandibules en vue supérieure, no 15 (à gauche) et no 34 (à droite). Les crânes proviennent de l’ossuaire de Bara, les mandibules de l’ossuaire de l’ancien village d’Y.
Cliché A. Dolo, A. Vialet ©.
Contextualisation de la série anthropologique
5Afin de comprendre la sélection opérée par Griaule et son équipe, nous avons cherché à contextualiser ces collectes manifestement décrites comme inattendues par Leiris, qui relate :
« La dernière crise de fou rire a lieu devant l’ossuaire de Bara, dans lequel je fourrage un tibia à la main5. »
6En effet, si au départ Griaule avait eu la volonté d’impliquer un médecin militaire venu à l’archéologie, Léon Pales (1905-1988), et un préhistorien, l’abbé Henri Breuil (1877-1961), leur défection du projet6 l’avait réduit à sa dimension ethno-linguistique et de telles découvertes anthropologiques se trouvaient étrangères aux objectifs de la mission. Elles s’intégraient cependant dans la quête des « Mères des masques » décrites notamment dans un rapport du 18 novembre 19317 comme de :
« Longs bois taillés en forme de masques. On en fabrique un tous les 60 ans, lors des fêtes du sigi. Objets spécialement secrets que seuls les initiés ont le droit de voir. La mission en a recueilli 4 spécimens dont le plus grand atteint 10 mètres de long. »
7Cette dernière découverte est relatée plus en détail par Leiris qui indique alors le lien avec les restes anthropologiques :
« Quant à Griaule, en se promenant ce matin avec Schaeffner il en a découvert une [mère des masques], soigneusement étendue sur un lit de crânes humains ; plus grande que toutes les autres, elle atteignait 10 mètres de long8. »
8Un contexte similaire est visible sur la photographie d’une « mère des masques » (village de Gogoli) reposant sur des ossements humains publiée dans la revue Minotaure en 1933). Il est donc clair que ces ossements humains ont été récupérés de façon opportuniste en tant qu’éléments faisant partie du contexte des objets ethnographiques collectés pour rendre compte de pratiques culturelles. Cependant, ce n’est pas cette logique qui a été conservée à réception des pièces en France. Dans son rapport, Griaule mentionne pour l’anthropologie :
« 70 crânes et os recueillis9. »
9Une lettre10 de Rivière, directeur du musée d’Ethnographie du Palais du Trocadéro, détaille à Lester (1891-1948), sous-directeur du laboratoire d’anthropologie (alors au Jardin des Plantes), l’envoi de « deux caisses contenant des ossements recueillis par la mission Dakar-Djibouti » (fig. 2). On y constate que le nombre d’ossements est exact et la liste des différents ossuaires dont ils proviennent détaillée mais, au-delà, ce qu’il faut noter c’est la séparation des collections une fois arrivées à Paris, selon leur nature (ethnologie/anthropologie). C’est donc sans doute l’incohérence entre le contexte de la collecte (mission ethnographique) et la destination des ossements (laboratoire d’anthropologie du Muséum national d’Histoire naturelle) qui a créé la confusion et a favorisé l’oubli de cette série anthropologique.
Fig. 2. - Inventaire joint à la lettre du 2 septembre 1932 de Rivière à Lester décrivant les ossements humains collectés dans les différents ossuaires de la région de Sangha dans le cadre de la mission « Dakar-Djibouti ».

Archives coll. anthrop. MNHM-Musée de l’Homme ©.
10Au-delà de cet historique expliquant le manque d’intérêt pour des ossements récoltés sans justification, c’est l’utilité scientifique de telles collections qui est questionnée. De quoi cette série est-elle représentative ? À défaut de précisions sur l’origine de ces ossements, quelles informations anthropologiques peut-on en tirer ? Dans cette étude, nous avons mesuré les crânes et mandibules de la série dogon de Sangha afin de les comparer à d’autres séries d’Afrique du Nord et du Mali, mises au jour dans les années 1930 et bien après. Il s’agit de voir si les crânes dogons présentent des spécificités par rapport aux restes humains a priori plus anciens, c’est-à-dire ceux relevant de la première moitié de l’Holocène (région de Hassi-el-Abiod et fossile d’Asselar au Mali) et ceux des groupes du paléolithique supérieur et épipaléolithique d’Afrique du Nord dont Afalou (Algérie) et Taforalt (Maroc).
11Les recherches sur les Dogons ont porté jusqu’à présent sur une temporalité plus courte. Un des premiers à s’y intéresser, Louis Desplagnes (1871-1914), explorateur et militaire français, propose que les Dogons soient issus d’une migration venant du nord à une période antérieure à la formation de l’empire du Mali au xiiie siècle11. Quelques décennies plus tard, Griaule se conformera à la tradition orale relatant une origine située dans le Mandé, une région au sud-ouest du Mali12. Considérant les grands masques découverts dans la région de Bandiagara, faisant l’objet de cérémonies tous les 60 ans, il en a estimé l’arrivée des Dogons au milieu du xve siècle. Récemment, le travail de Maurer et al. 2017 a permis de dater les ossements de plusieurs grottes de Bandiagara13 entre le xiiie et le xviie siècle et celui de Dlamini et al. 2019 d’évaluer les changements dans l’alimentation des différents groupes14.
Examen de la série anthropologique
12La série crânienne comprend 26 adultes et 10 individus non-adultes déterminés sur la base du degré de fermeture de la synchondrose sphéno-occipitale et de l’éruption de la 3e molaire. Parmi les mandibules, seules deux sont attribuées à des sujets non-adultes. Pour caractériser cette série, nous l’avons comparée au niveau métrique avec les mesures que nous avons prises sur les crânes d’Afalou et Taforalt conservés à l’Institut de Paléontologie Humaine et aux données disponibles dans la littérature pour les fossiles holocènes du Mali d’Hassi-el-Abiod15 et d’Asselar16.
Méthodes
13Les mesures conventionnelles suivantes ont été considérées :
- pour le crâne cérébral : longueur maximale, longueur de la base du crâne, hauteur porion-bregma, hauteur basion-bregma, hauteur du processus mastoïde, largeur bi-porion, largeur maximale, largeur minimale, cordes et arcs nasion-bregma, bregma-lambda, lambda-opisthion ;
- pour le crâne facial : largeur bizygomatique, largeur orbitaire, largeur du palais, largeur de l’ouverture nasale, hauteur supérieure de la face, hauteur orbitaire, hauteur de l’ouverture nasale, longueur du palais, longueur basion-prosthion ;
- ces mesures permettent le calcul des indices suivants : indice crânien, indice horizontal, indice de hauteur du crâne, indice fronto-pariétal transversal, indice de courbure frontale, indice de courbure pariétale, indice de courbure occipitale ; et pour la face : indice facial supérieur, indice crânio-facial transversal, indice orbitaire, indice nasal, indice gnathique de Flower ;
- sur les mandibules ont été mesurées les variables suivantes : longueur totale, largeur bicondylienne, largeur bigoniaque, angle mandibulaire, angle mentonnier, largeur de la branche montante, hauteur de la branche montante, hauteur du corps mandibulaire, épaisseur du corps mandibulaire. Les indices mandibulaires calculés sont relatifs à la branche montante et à la robustesse ;
- des analyses uni, bi et multivariées sont générées avec le logiciel Past17.
Résultats
14Les crânes dogons se caractérisent par une gracilité générale par rapport aux groupes holocènes maliens et préhistoriques d’Afrique du Nord. Les premiers (Hassi-el-Abiod, Asselar) sont plus robustes que les Dogons et situés en intermédiaires entre les Dogons et les groupes épipaléolithiques d’Afrique du Nord (Afalou, Taoralt), dont la robustesse est plus marquée (fig. 3).
Fig. 3. - Analyse en composantes principales sur 24 mesures crâniennes montrant une tendance des Dogons (regroupés sur la partie gauche de l’axe 1) à se distinguer des fossiles utilisés pour la comparaison.

Doc. A. Dolo, A. Vialet ©.
15Les crânes dogons sont majoritairement mésocrânes et hypsicrânes, et ont un frontal moyennement divergent. Cette gracilité crânienne est une caractéristique des Homo sapiens récents, ce qui concorde avec leur attribution à une période comprise entre le xiiie et le xviie siècle18. De plus, les ossements sont homogènes bien que provenant de quatre sites différents. Cela suggère une certaine stabilité des groupes au cours de la période concernée.
Discussion
16Au terme de cette première étude anthropologique d’une série inédite de crânes et mandibules dogons récoltés hâtivement en 1931, sans réelle justification scientifique, les résultats semblent bien maigres. En effet, comment aller au-delà des simples observations métriques, sans informations quant au contexte de sélection de ces ossements ? Sélection opérée tout d’abord par les Dogons eux-mêmes lors des cérémonies « sigi » autour de ces « mères des masques » auxquels les restes humains semblent liés. Sélection ensuite par Griaule et son équipe, manifestement intéressés par ces objets de grande dimension fortement chargés symboliquement, mais négligeant totalement le contexte de leur découverte. Pourtant, ce « lit de crânes humains » sur lequel repose les masques interroge. Comment est-il constitué ? Quel est le statut des individus adultes mais également immatures dont les crânes sont utilisés dans ce cadre ? Autant de questions qui resteront sans réponse du fait du manque de documentation.
17Cela engendre une autre interrogation : pourquoi dans le cadre d’une mission aux « instructions » bien définies, des objets collectés ont été négligés ? Sans doute parce que les missionnaires ont agi dans la précipitation, dans des circonstances dépassant la « légalité » du « permis de capture scientifique délivré par le ministère des Colonies » dont Griaule est détenteur19. Ces ossements ont été récupérés, probablement en même temps que les masques, par opportunisme et non pas pour eux-mêmes. Cela expliquerait qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une fiche descriptive, pourtant obligatoire pour tout objet collecté dans le cadre de la mission. En effet, dans les « Instructions », les « ossements » apparaissent dans la catégorie des « objets rituels » des « phénomènes religieux » et plus généralement dans les « monuments de l’activité sociale ». De plus, et sans doute de façon liée, les ossements n’ont pas intégré les collections ethnographiques du MET à leur arrivée à Paris, mais les collections d’anthropologie au Jardin des Plantes. Cette situation, non conforme au fonctionnement de la mission, s’explique par le caractère exceptionnel des circonstances de collecte. Elle révèle également le décalage entre la réalité du terrain et les instructions données aux missionnaires.
18Or, ces dernières servent les préceptes enseignés notamment par Mauss à l’Institut d’ethnographie et renvoient à la volonté de Rivet d’établir une liaison entre les disciplines étudiant l’homme pour accéder à une vision globale. Il s’agit selon les mots de Blanckaert de :
« Solidarité des “faits” de l’anthropométrie, de la préhistoire, de l’ethnographie, de la linguistique, de la sociologie et du folklore […] qui s’agencent comme “des parties d’une seule et même science”20. »
19La découverte des ossuaires de Sangha abritant les grands masques dogons aurait pu être pour Griaule l’occasion de cette synthèse. Ce ne fut pas le cas parce que les circonstances d’une collecte précipitée n’y étaient pas favorables sans doute, mais cela révèle également que la vision globale prônée par les maitres de l’ethnologie à Paris n’était pas aussi évidente pour les envoyés se heurtant à la réalité du terrain. Ainsi, l’ambition holistique de Rivet ne semble pas facile à mettre en pratique. Elle est pourtant héritée de longue date, de « l’esprit de la chaire » tel que légué par Armand de Quatrefages (1810-1892) pour qui :
« L’anthropologie n’avait plus à se subordonner à la vieille école morphologique. Elle tirait plutôt avantage de toutes les connaissances susceptibles d’éclairer le “propre de l’homme”21. »
20Nous pourrions dire que la négligence subie par les séries anthropologiques collectées en pays dogon, objet de cet article, témoigne d’une certaine confusion intellectuelle quant aux objectifs de la mission et au statut de certains objets. Une comparaison avec la mission Sahara-Soudan organisée deux ans plus tard22 permet de prendre la mesure de cette véritable frénésie dans laquelle eurent lieu les collectes en 1931. Cela montre également la liberté prise par Griaule par rapport aux préceptes de départ qui s’affirme nettement en 1935. En effet, « l’esthétique et le sacré » seront privilégiés « au détriment de l’exhaustivité23 » alors même que les « Instructions » préconisaient de s’intéresser à tous les objets, ordinaires comme exceptionnels, sans préférence. De la même façon, Griaule, se concentrant sur ce qui lui semble essentiel, va par exemple abandonner l’anthropométrie témoignant ainsi du « divorce progressif entre ethnologie et anthropologie physique, avant la rupture des années de guerre24 ». Ainsi, ce tiraillement entre les recommandations théoriques émanant des enseignements de l’Institut d’ethnologie parisien et leur appropriation par les ethnologues de terrain, nous semble déjà en germe lors de la première mission Dakar-Djibouti de 1931, conduisant à des actions mal maitrisées comme la collecte, opportuniste, des crânes, mandibules et ossements des ossuaires de Sangha qui, de ce fait, manquent de fondement scientifique et sont irrémédiablement condamnés au silence.
21Les collections anthropologiques collectées au Mali, dans le cadre de la mission Dakar-Djibouti en 1931, par l’équipe de Marcel Griaule étaient restées inédites. Conservées au musée de l’Homme, elles ont été étudiées dans cet article comme une série cohérente, en les comparant à des spécimens découverts au Mali (série holocène d’Hassi-el-Abiod et squelette d’Asselar) et en Afrique du Nord (séries épipaléolithiques d’Afalou et de Taforalt). Les résultats mettent en évidence les dimensions plus faibles et la gracilité générale des Dogons, ce qui était attendu pour des Homo sapiens récents (datés entre les xiiie et xviie siècles). Des datations radiométriques et des analyses paléogénétiques sur ces restes humains permettraient, à l’avenir, de mieux les positionner chronologiquement et de préciser l’histoire du peuplement dogon dans la zone de Sangha.
22Au-delà de cet aspect anthropométrique, nous nous sommes questionnés sur le contexte de découverte de ces ossements et nous avons essayé de comprendre pourquoi ils n’avaient pas été considérés par la suite. Mis à part une mention dans l’inventaire des résultats de la mission de 193125 (Griaule 1932), les crânes et autres ossements ne seront pas présentés dans l’exposition Dakar-Djibouti du musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1933 et ne seront donc pas mentionnés au catalogue publié dans la revue Minotaure. Les raisons semblent être d’ordre « logistique », car les restes humains, arrivés à Paris n’ont pas intégré les collections d’ethnologie (au Trocadéro), mais celles d’anthropologie (au Jardin des Plantes), brisant ainsi une cohérence d’ensemble. De plus, ils ont été collectés de façon opportuniste et très secondaire, à l’occasion de la récupération dans les ossuaires de Sangha d’objets très symboliques et convoités que sont les « mères des masques ». Dès lors, cette collection de restes humains, sans fondement scientifique et sans documentation quant au contexte de découverte, a été doublement condamnée à l’oubli. Elle illustre l’engouement, voire l’avidité, de ce type de mission, notamment en 1931. En effet, quatre ans plus tard, au Soudan, les objectifs sont plus ciblés et les collectes mieux raisonnées, Griaule s’étant affranchi d’une partie des « Instructions » imposées (visant à l’exhaustivité) pour la première mission. Si la maladresse, en tenant compte du contexte, peut être comprise, elle questionne toutefois sur le plan éthique à l’égard des communautés dogons dépossédées de leurs morts.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Pour une synthèse, voir Jolly et Lemaire 2015.
2 Jolly 2001.
3 Dolo 2020.
4 Leschi 1958, 1959.
5 Leiris 1934, p. 152.
6 Une version du projet « Mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti », non datée, comporte des mentions manuscrites actualisant les informations dactylographiées. Ainsi, dans la liste du personnel les noms de Breuil et Pales sont rayés [archives BCM fonds Griaule].
7 « Mission scientifique Dakar-Djibouti, rapport no VII, du 11 septembre au 18 novembre 1931 », par Marcel Griaule [archives BCM fonds Griaule].
8 Leiris 1934, p. 153.
9 Griaule 1932, p. 4.
10 Lettre du 2 septembre 1932 de Rivière, directeur du musée d’Ethnographie du Palais du Trocadéro, à Lester, sous-directeur du laboratoire d’anthropologie avec une mention manuscrite de l’inscription des ossements à l’inventaire sous les numéros 1933-8-19340 à 19375.
11 Desplagnes 1907.
12 Griaule 1938.
13 Maurer et al. 2017.
14 Dlamini et al. 2019.
15 Dutour 1989.
16 Boule et Vallois 1932.
17 Hammer et al. 2001.
18 Maurer et al. 2017.
19 Delpuech 2017, p. 470.
20 Blanckaert 2015, p. 92.
21 Blanckaert 2015, p. 93.
22 Jolly 2014.
23 Jolly 2014, p. 6.
24 Jolly 2014, p. 39.
25 Griaule 1932.
Auteurs
-
Akognon A. Dolo
Étudiant au Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) de Paris et à l’Institut des sciences humaines (ISH) de Bamako, Mali
-
Amélie Vialet
Maitre de conférences en paléoanthropologie, Muséum national d’Histoire naturelle (UMR 7194, MNHN/CNRS)
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Signes et communication dans les civilisations de la parole
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2016