1En 2000, la création au musée du Louvre d’une antenne du futur musée du quai Branly fut accompagnée d’une intense campagne publicitaire accompagnée de deux slogans : « Je suis au Louvre » et « Ensemble au Louvre ». Cent-vingt chefs-d’œuvre, ou en tout cas qualifiés comme tels, des arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques prenaient littéralement d’assaut ce temple des beaux-arts dans le Pavillon des Sessions, sur l’aile du bord de Seine du grand musée parisien. Être ou ne pas être au Louvre paraissait bien le fondement de cette exposition appelée à être pérenne, inaugurée en grande pompe par le président de la République et initiateur du projet, Jacques Chirac le 16 avril 2000. Ainsi une statue africaine, une figure précolombienne ou un masque kanak étaient affichés sur les murs de Paris en proclamant « je suis au Louvre ». Une deuxième salve montrait d’autres objets américains, africains, océaniens ou asiatiques en compagnie d’un œuvre « classique » du Louvre, vénus hellénistique, princesse égyptienne ou ange médiéval gothique, ensemble comme égaux en art. Cette ouverture du plus grand musée du monde aux arts dits « exotiques » s’accompagna de l’immense succès d’un adjectif dont s’empara avec gourmandise la presse pour les qualifier de « premiers », ersatz de « primitifs » ou « tribaux » devenus peu politiquement corrects.

2Ce premier acte enclenché par l’irruption de l’ethnographie au Louvre allait entraîner une large recomposition des musées nationaux dédiés à l’anthropologie, à l’ethnologie et, pour partie, à l’archéologie avec les créations du musée du quai Branly, inauguré en 2006, du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée en 2013 ainsi que la complète rénovation du musée de l’Homme à nouveau ouvert en 2015. Ce « Yalta des musées » n’est jamais que la dernière recomposition d’une longue histoire muséale qui prend ses racines au moment même de leur création, sous la Révolution française. Est-ce que cette transformation a remis en cause l’ordre établi et permis une nouvelle répartition des périmètres thématique, géographique et chronologique des musées nationaux consacrés aux sciences de l’homme et de la société ? Pour analyser et comprendre cette dernière « valse des musées », un retour en arrière s’impose.

Naissance des musées nationaux au xix^e siècle

3La Révolution française est à l’origine des premiers grands établissements muséaux nationaux. Sont ainsi créés en 1793, le musée du Louvre, baptisé « Muséum central des arts de la République », ainsi que le Muséum d’histoire naturelle, au Jardin des Plantes ; suivent le Conservatoire des arts et métiers en 1794, et un premier musée des monuments français qui ouvre ses portes en 1795.

4Si le premier Louvre était essentiellement consacré aux peintures, rapidement, il s’agit d’en faire une « encyclopédie des beaux-arts » rassemblant les trésors de l’histoire du territoire de la nouvelle République. Puis au fil des conquêtes révolutionnaires et impériales, il s’enrichit de vestiges de l’Antiquité classique, grecque et romaine, plus tard de l’Égypte pharaonique ou de l’Assyrie. Parallèlement, en juin 1793, une réorganisation du Jardin des plantes et du cabinet d’histoire naturelle débouche sur la création du Muséum d’histoire naturelle. Y sont conservées les naturalia – roches, plantes et animaux – provenant du monde entier en train d’être exploré et catalogué. S’y ajoutent toutes les collections liées à l’étude anatomique de l’homme : squelettes du monde entier, momies, pièces pathologiques, cires anatomiques, etc. Dans le même temps, le développement de la géologie et de la paléontologie s’ouvre peu à peu à la quête de l’homme antédiluvien et des « industries primitives » qui peuvent lui être associées. Les premières collections préhistoriques s’installent dans la galerie de paléontologie et d’anatomie, pour discourir, selon l’expression usitée, sur « l’histoire naturelle de l’homme ».

5Dans le même temps, un nouvel établissement au destin éphémère et resté peu connu est créé en juin 1795, le Muséum des Antiques. Celui-ci s’installe dans les locaux de la Bibliothèque nationale, rue Richelieu, et rassemble des pièces d’Afrique, des Amériques, d’Asie et les premières rapportées d’Océanie, issues des collections du Roi et des cabinets de curiosités parisiens ; il doit également rassembler médailles, pierres gravées et autres sculptures de l’Antiquité méditerranéenne. Mais, faute de moyens et de volonté, il périclite rapidement, l’antique n’arrivant pas à faire bon ménage avec l’exotique. Les statues et vases de Grèce ou d’Italie gagnent rapidement le palais du Louvre voisin ; les collections des Amériques ou d’Afrique sont, quant à elles, délaissées dans quelque grenier de la Bibliothèque nationale.

6Ainsi, en ce début du xix^e siècle, le cadre général des grands musées nationaux est posé qui ne bougera guère avant les premières décennies de la Troisième République.

7L’histoire du plus grand d’entre eux, le Louvre – en un temps où l’on disait les musées du Louvre – jusqu’aux années 1870-1880, a été souvent oubliée. Celui-ci ne cesse de s’enrichir par des achats et des dons dans ses domaines premiers des arts de la peinture, du dessin et de la sculpture modernes, mais aussi diversifie son expansion en rassemblant de nouvelles collections des œuvres du Moyen Âge et de la Renaissance, sans oublier, bien sûr, les antiquités classiques de la Méditerranée auxquelles s’ajoute bientôt le fruit des fouilles archéologiques naissantes en Égypte ou en Mésopotamie. Se mettent ainsi très tôt en place sept départements définis au cours des temps, dont trois se rapportent à l’archéologie. Ces derniers (Antiquités orientales, Antiquités égyptiennes, Antiquités grecques, étrusques et romaines) se partagent un domaine géographique et chronologique particulier. Les départements consacrés aux périodes « modernes », strictement occidentaux, sont eux fondés sur une division technique des arts (peintures, arts graphiques, objets d’art et sculptures). Peu ou prou, ce partage d’une certaine vision de l’archéologie « classique » est resté au Louvre le même jusqu’à nos jours.

8Pourtant d’autres univers lointains vont s’inviter pour un temps dans ce temple de l’art au cœur de la capitale. En 1867, le nouveau guide de l’étranger et du Parisien présente ainsi le musée impérial du Louvre comme un ensemble de seize musées où, aux côtés des ensembles évoqués ci-dessus, sont décrits un « musée asiatique », un « musée algérien », « un musée américain » ainsi qu’un « musée de la marine ». Celui-ci est divisé en deux parties distinctes : un « musée naval » suivi d’un « musée ethnographique ». De l’exotisme au milieu du xix^e siècle dans ce temple des beaux-arts où règnent sans partage modernes et antiques, voici de quoi surprendre !

9Sous Charles X, le musée est géré directement par la Maison du roi. Et c’est bien la volonté politique qui impulse les champs nouveaux à l’instar de l’Égypte avec la nomination de Champollion comme conservateur. Parallèlement, profitant des explorations de l’Océanie par les navigateurs français, le ministère de la Marine obtient des espaces pour la création, par décision royale du 15 décembre 1827, d’un musée naval, dénommé Musée Dauphin en hommage au duc d’Angoulême. Celui-ci est inauguré au Palais du Louvre en 1829. À côté des maquettes de navires et des instruments de navigation, il accueille initialement, salle La Pérouse, des pièces ethnographiques océaniennes rapportées par les navigateurs de leurs périples dans les mers du sud. Rapidement, face à l’enrichissement des collections venant également d’Afrique et des Amériques, une annexe ethnographique est créée et inaugurée le 11 août 1850 au Louvre, dans le Pavillon de Beauvais. Parallèlement, depuis le début du xix^e siècle, un certain nombre de « monuments américains », comme on appelait alors les premières pièces précolombiennes collectées, intègre les réserves du grand musée parisien. L’arrivée notamment de nombreuses sculptures aztèques motive l’ouverture, en 1850, d’un nouveau musée au rez-de-chaussée de l’aile nord du palais, à côté du musée assyrien ouvert quelques années auparavant. Baptisé un temps « musée mexicain », il prend finalement le nom de « musée américain », suscitant l’enthousiasme et générant l’afflux de dons d’autres objets des civilisations précolombiennes de Mésoamérique et des Andes.

10Les guides touristiques du milieu du xix^e siècle ne manquent pas de s’étonner du voisinage des grandes œuvres de l’Antiquité classique ou de la peinture française avec ces « fétiches », « ornements de sauvages » ou encore « ustensiles enlevés aux temples des divinités aztèques de Mexico et aux palais des Incas du Pérou1 ». Pourtant, 150 ans avant la création de l’antenne du musée du quai Branly au Pavillon des Sessions, des sculptures de divinités amérindiennes, à l’image du remarquable serpent à plumes aztèque, Quetzalcoatl, pouvaient être admirées à deux pas des taureaux assyriens de Khorsabad et non loin des statues pharaoniques d’Égypte.

Le musée d’Ethnographie du Trocadéro

11Il faut attendre le dernier tiers du xix^e siècle pour assister à de premiers grands changements dans le paysage muséal de la capitale. C’est le temps des grandes expositions universelles, c’est aussi le moment où naissent en Europe, comme aux États-Unis, de grandioses musées d’ethnographie affichant les ambitions, la puissance et la richesse des nations qui se partagent le monde. La période voit aussi le développement de l’Empire colonial français qui s’étend sous le Second Empire et les débuts de la Troisième République, vers l’Afrique, au Maghreb puis en Afrique occidentale et équatoriale, dans l’Asie du Sud-Est et dans l’océan Pacifique. Avec le développement concomitant des expéditions scientifiques, naturalistes, ethnographiques et archéologiques dans les colonies, mais aussi en Asie et en Amérique latine, convergent vers la capitale de l’Empire des caisses remplies de collections qui témoignent de ces humanités exotiques que découvre et entend civiliser un Occident conquérant, quand ce ne sont pas les « indigènes » eux-mêmes qui sont exhibés en spectacle.

12C’est dans ce contexte que naît le premier musée national dédié aux peuples de la planète, le musée d’Ethnographie du Trocadéro, dans l’ouest de Paris. L’Exposition universelle de 1878 est l’occasion de construire sur la colline de Chaillot un édifice monumental abritant des galeries et une salle de concert, un palais d’expositions temporaires des arts et des cultures. Une première exposition provisoire intitulée « Muséum ethnographique des missions scientifiques » est installée au palais de l’Industrie, sur les Champs-Élysées. Devant le succès populaire considérable d’un public avide de découvrir les productions matérielles des peuples « primitifs », mais aussi bien la vie traditionnelle des peuples de l’Europe, la décision est prise de créer un musée d’ethnographie qui s’installe dans l’aile de Passy du palais du Trocadéro. Celui-ci ouvre ses portes au public en avril 1882, avec à sa tête Ernest Hamy, figure incontournable et véritable organisateur de cette transformation. Notons, la même année, l’installation du musée de la Sculpture comparée dans l’autre aile du palais, côté Paris, et quelque temps après, non loin de là, du musée Guimet en 1889.

13La nouvelle institution muséale dédiée aux peuples de la planète entend donc réunir l’ensemble des collections ethnographiques des contrées lointaines, bien entendu, mais aussi de l’Europe, et du territoire national pour ce qui a trait aux arts et traditions populaires puisqu’une salle de France y est déployée. C’est l’occasion rêvée pour les conservateurs et autres décideurs politiques, nourris à l’école de l’Antiquité gréco-romaine et des beaux-arts qui ne supportaient pas leur présence au Louvre, de chasser tous ces « monuments barbares » – antiquités précolombiennes du musée américain, fétiches d’Océanie et masques d’Afrique du musée de la Marine – qui, à leurs yeux, n’avaient rien à faire dans ce temple du beau. Les jugements des guides touristiques se faisaient déjà le relais de ces positions qualifiant les œuvres « exotiques » exposées « d’ébauches laissées par les peuplades primitives » ou jugeant que « la Grèce, l’Italie, la renaissance n’ont rien de commun avec ce choix d’objets bizarres2 ».

14Jules Ferry, président du Conseil, au ministère de l’Instruction publique, acte ce schisme en décidant en 1881 :

« Au Louvre le domaine de l’art, au Trocadéro l’histoire des mœurs et des coutumes sans distinction d’époque3. »

15Les collections des « sauvages barbares » sont expulsées du Louvre en deux temps. En 1887, ce sont près de 1500 objets précolombiens du musée américain qui arrivent sur la colline de Chaillot. Le musée ethnographique du Louvre résiste un peu plus longtemps ; le ministère de la Marine n’entend pas quitter si facilement le palais au cœur de la ville. Mais il lui faut finalement baisser pavillon, et les curiosités exotiques ramenées des périples océaniques prennent le chemin de l’ouest parisien au tout début du xx^e siècle. Ces collections ethnographiques rejoignent non pas le musée du Trocadéro qui faute de moyens et de place – déjà – ne peut les accueillir, mais vont plus loin, à Saint-Germain-en-Laye, dans une nouvelle institution créée quelques années auparavant, le musée des Antiquités nationales.

Le musée des Antiquités nationales

16Ce musée des Antiquités nationales, voulu et créé par Napoléon III, est inauguré le 12 mai 1867, à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris dans le château de Saint-Germain-en-Laye, à vingt kilomètres à l’ouest de Paris. Aux vestiges mis au jour des époques gauloises et gallo-romaines, notamment grâce aux fouilles impériales à Alésia, s’adjoignent les toutes premières collections d’une préhistoire en train d’émerger, dévoilant l’existence d’une humanité des origines contemporaine des faunes disparues du Quaternaire. Si quelques pièces ethnographiques étrangères sont mises en exposition à des fins comparatistes, l’originalité du musée des Antiquités nationales est bien, comme son nom l’indique, celle d’être un établissement qui se consacre aux vestiges enfouis du territoire de ce qui deviendra plus tard la France.

17Dans une suite bien connue de l’historiographie forgée sous la Troisième République, cette démarche inscrit dans le roman national ces Gaulois de Vercingétorix qui deviennent « nos ancêtres ». Notons cependant que ces « ancêtres » des Français, fabricants d’antiquités celtiques et gallo-romaines, ne méritent pas d’entrer dans le grand musée par excellence de la nation, dans ce Louvre au cœur de Paris qui promeut, encore et toujours, les racines antiques, grecques, romaines, voire étrusques ou même égyptiennes de la France éternelle. Même s’ils sont convoqués au grand récit national, notamment à des fins politiques dans la rivalité France/Prusse, sous-entendu Gaule/Germanie, ces Celtes restent néanmoins des barbares, somme toute, bien au-dessous, dans l’échelle de valeur artistique, des sculpteurs grecs ou romains pour pouvoir franchir les portes de l’Olympe muséal.

18Et que dire des grands artistes de la préhistoire, qui ont peint les grottes du Périgord ou des Pyrénées ou sculpté des vénus dans de l’ivoire de mammouth ? Ils restent bien des hommes des origines, d’une humanité « première » bien plus proches des « primitifs » que l’Occident ethnographie au même moment. En cette fin de xix^e siècle, l’exotique rime bien avec le préhistorique, dans une vision évolutionniste en un mariage qui aura la peau dure. À l’autre extrémité de la chronologie, après la chute de l’Empire romain et l’entrée dans la période dite du haut Moyen Âge, le domaine de collection et d’exposition du musée de Saint-Germain-en-Laye s’arrête. Et, là aussi, ne pas mélanger surtout le Moyen Âge véritable, si l’on peut dire, qui reprend place au cœur de la capitale, au Louvre bien entendu où sont exposés les chefs-d’œuvre de l’Empire carolingien, ou aussi de Byzance, puis l’éclosion de l’art roman jusqu’à l’âge d’or des cathédrales gothiques.

Les années 1930

19Le panorama muséal national – parisien, cela va de soi – est ainsi installé fin xix^e siècle et ne bouge guère durant quelques décennies. Les collections s’enrichissent d’abord par le grand développement de l’archéologie du territoire national qui voit aussi la création de nombreux musées dans les régions, avec un partage de ce qui doit rejoindre la capitale, que ce soit le musée des Antiquités nationales ou le Muséum d’Histoire naturelle, et ce qui peut rester au niveau local : une autre vision ô combien discutable sur fond d’une centralisation bien française. Du côté de l’archéologie à l’étranger, les missions habituelles « classiques » dans le bassin méditerranéen jusqu’au Proche-Orient s’amplifient, tandis que d’autres archéologues français essaiment sur les autres continents, en un temps où les chercheurs ramènent sans vergogne en métropole le fruit de leurs excavations. Enfin explorateurs, fonctionnaires coloniaux et ethnologues collectent les témoins matériels des sociétés traditionnelles, dans une ethnographie de sauvetage jugée indispensable avant que les populations colonisées et/ou assimilées n’entrent dans la modernité et ne perdent leurs savoir-faire ancestraux. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour assister à un bouleversement de la donne muséale.

20De mai à novembre 1931, tout d’abord, se tient à l’est de Paris, aux portes du bois de Vincennes, l’Exposition coloniale internationale, gigantesque manifestation au succès populaire colossal qui attire huit millions de visiteurs en quelques mois. À côté des pavillons spectaculaires mais éphémères des colonies ou de pays invités, un superbe édifice Art déco est construit à la Porte Dorée, entrée de l’exposition coloniale, qui devient le « musée des colonies » avec sa dédicace d’inauguration « à la France colonisatrice et civilisatrice ». Le maréchal Lyautey, le grand ordonnateur de l’événement, y fait installer une exposition de préhistoire et d’ethnographie coloniales, afin, disait-il, de :

« Mettre sous les yeux du public une image aussi complète que possible de la vie des populations d’outre-mer placées sous notre tutelle4. »

21En 1935, la nouvelle institution change de nom pour s’appeler musée de la France d’Outre-mer.

22C’est également une grande manifestation internationale, comme on avait l’habitude d’en faire depuis l’Exposition universelle de 1885, qui transforme le paysage muséal, cette fois à l’ouest de la capitale. Du 25 mai au 25 novembre 1937, se tient autour de la tour Eiffel, de part et d’autre de la Seine, « l’Exposition internationale des Arts et des Techniques appliquées à la Vie moderne ». C’est l’occasion de détruire l’ancien palais du Trocadéro pour le remplacer par un nouveau palais de Chaillot. Dès 1935, les travaux de démolition commencent, et Paul Rivet, directeur du musée d’Ethnographie depuis 1928, lance avec ses équipes le projet scientifique ambitieux d’un nouveau musée dédié à l’Humanité dans toutes ses composantes : c’est la création du musée de l’Homme. Il ne s’agit plus alors seulement d’un musée d’ethnographie, consacré à la culture matérielle des civilisations « traditionnelles », mais d’un musée de l’homme biologique et culturel dans la mesure où le nouveau musée abrite également des collections de préhistoire, de paléontologie, d’anthropologie physique. Ces dernières étaient présentées jusque-là au Jardin des Plantes, dans la galerie de paléontologie et d’anatomie comparée et rejoignent donc la nouvelle institution rattachée au Muséum national d’Histoire naturelle. Au moment de son ouverture officielle, le 20 juin 1938, le musée de l’Homme rassemble ainsi les trois grandes disciplines de l’archéologie, de l’anthropologie biologique et de l’ethnologie

23Ainsi donc, avec la création du musée de l’Homme, Paul Rivet entend rassembler en un même lieu toutes les collections des temps passés et présents traitant du monde entier. Un panneau n’annonçait-il d’ailleurs pas : « faites le tour du monde en deux heures » ? Dans les faits, ce n’est bien sûr pas le cas. Les grandes frontières fondamentales héritées du siècle précédent restent : l’Égypte africaine, l’Asie mésopotamienne et la Méditerranée grecque, étrusque et romaine demeurent au Louvre ; la Gaule celtique et le Paléolithique auxquels s’adjoignent peu à peu, avec l’intérêt naissant pour ces périodes, les Âges des Métaux et le Néolithique sont toujours à Saint-Germain-en-Laye. La part des collections archéologiques au musée de l’Homme s’ouvre plus sur l’étranger avec le développement des missions notamment en Afrique, aux côtés de quelques stars héritées du Muséum comme le crâne de Cro-Magnon ou la vénus de Lespugue. Pour l’Asie, le partage reste également bien discutable avec, dans le voisinage immédiat, le musée Guimet, devenu musée national des Arts asiatiques qui présente une Asie millénaire, des « grandes » civilisations de Chine, du Japon, d’Inde ou du Sud-est asiatique, quant au Trocadéro, c’est une Asie ethnographique dite des « minorités » qui est collectée.

24Puis, autre partition fondamentale qui s’opère alors et marque une rupture essentielle : au moment même où le musée de l’Homme ouvre ses portes et Paul Rivet en prend la tête, son adjoint des années antérieures, Georges-Henri Rivière installe dans l’aile opposée du palais, du côté de Paris, un nouveau venu, le musée des Arts et Traditions populaires. Ainsi les collections ethnographiques françaises, de Camargue, de Bretagne ou d’Auvergne, sont disjointes de celles de l’Espagne, de l’Allemagne ou de la Roumanie. La France des arts et traditions populaires fait sécession, dans une séparation d’un « nous » français par rapport aux « autres » étrangers qui est bien révélateur d’une certaine vision. Cette nouvelle institution hébergée un temps à Chaillot s’installe en 1972 dans un édifice dédié aux portes du bois de Boulogne.

Le musée du quai Branly ou musée des « autres »

25Quand ce ne sont pas des expositions universelles ou coloniales qui enclenchent des mutations dans le panorama muséal français, ce sont d’autres décisions politiques qui les provoquent, là où les professionnels des musées et de la recherche souvent faillissent.

26Après 1958, les présidents de la Cinquième République française retrouvent le rôle joué naguère par deux empereurs, au Louvre et à Saint-Germain-en-Laye, voire par un roi, Charles X, installant le musée de Marine dans ce même Louvre impérial. Musée national d’Art moderne alias Centre Pompidou, musée d’Orsay qui vient d’être associé à Valéry Giscard d’Estaing, Grand Louvre et François Mitterrand, la liste est connue des décisions présidentielles créant de nouveaux musées ou enclenchant leur profonde rénovation. Enfin, il est de notoriété que Jacques Chirac est à l’origine de la dernière création en date dans la capitale : le musée qui a pris le nom de son adresse quai Branly, auquel a été accolé, pour son dixième anniversaire, le nom de son président de République fondateur.

27Cette dernière décision est bien le fruit d’une volonté politique du chef de l’État, mais elle participe aussi d’un mouvement qui a gagné toute l’Europe ces deux ou trois dernières décennies. Les musées dédiés aux cultures dites « exotiques » connaissent, en effet, une transformation irréversible et de nombreuses rénovations et restructurations les rebaptisent volontiers « des cultures du monde », des « cinq continents », des « civilisations », sinon du lieu où ils se trouvent. Ces institutions nées dans un contexte colonial se trouvent souvent prisonnières de leur propre histoire et de leurs collections entachées du péché originel de leur collecte en des temps de domination de l’Europe sur les autres continents. Le débat actuel sur les restitutions en est un des marqueurs les plus emblématiques.

28L’histoire de l’ambitieux chantier présidentiel du musée du quai Branly est bien connue, en deux actes : 2000 avec l’installation d’une antenne au Louvre, et 2006, avec l’ouverture du nouveau musée édifié au pied de la tour Eiffel. Elle a fait l’objet de nombreuses publications, emphatiques comme très critiques, avec bien des excès dans les deux sens. À peine élu président de la République en 1995, Jacques Chirac, sous l’impulsion du marchand d’art Jacques Kerchache, acte la création d’un nouveau musée, dédié aux arts et civilisations d’Afrique, Asie, d’Océanie et des Amériques. Après quelques péripéties, décision est prise de rassembler en un seul établissement public toutes les collections de ces arts dits « premiers ». Un nouvel édifice est élevé au pied de la tour Eiffel, sur les bords de Seine à l’adresse quai Branly. Les collections du musée des Arts d’Afrique et d’Océanie (ancien musée de la France d’Outre-mer), d’une part, et celles du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme, d’autre part, sont réaffectées au nouvel établissement qui prend le nom du lieu où il est construit. L’on pourrait reprendre l’antienne scandée pour 1937 : toute l’ethnologie du monde a rejoint le nouvel établissement créé par la volonté présidentielle ? Non, car à cette charnière du millénaire, une autre partition a été décidée : l’Europe a fait sécession cette fois. Les collections ethnographiques du palais de Chaillot provenant des pays d’Europe ont, en effet, rejoint celles françaises du musée des Arts et Traditions populaires qui a fermé ses portes, et l’ensemble a pris le chemin du sud pour s’installer à Marseille, dans un autre nouveau venu qui a ouvert ses portes en 2013, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. C’est donc l’Europe entière qui s’éloigne des autres continents, et qui est censée être absente du musée du quai Branly qui parle d’ailleurs de ses collections « extra-européennes ». Alors même que l’Europe y est omniprésente, en creux, et tout particulièrement la France, puisque les objets conservés et exposés sont l’héritage de la politique coloniale et scientifique de notre pays.

29La définition du musée du quai Branly reste bien problématique, et pour tout dire impossible. Sinon celle-ci se fait par contraste, de manière négative le musée s’affichant comme consacré à l’art des cultures « non occidentales ». Impossible de faire autrement. S’y trouvent, en effet, rassemblées les œuvres de chasseurs-cueilleurs australiens voisinant avec celles des sociétés urbaines du Mexique des Aztèques ou de Teotihuacan, des nomades du Sahara avec des grands navigateurs du Pacifique, des populations berbères, arabes ou juives de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient avec des groupes de montagnards népalais ou des Inuits du Groenland. Les champs chronologiques ne sont également guère compréhensibles, entre des premières cultures andines et mésoaméricaines des premiers millénaires avant notre ère, et une Afrique souvent enfermée dans un halo intemporel, sinon essentiellement de la fin du xix^e siècle et du début du xx^e, quand, à côté, sont acquises des peintures aborigènes contemporaines ou des clichés de photographes du xxi^e siècle. Le vocable fourre-tout des « arts premiers » plébiscité par la presse n’a jamais été retenu, car que peut vouloir dire une société première ? Sinon une vision qui masque un évolutionnisme encore bien présent dans la tête de beaucoup, de sociétés considérées comme proches de nos ancêtres chasseurs préhistoriques, les vrais premiers.

Des barbares et des civilisés

30Lors de l’inauguration du musée du quai Branly, dans son allocution du 20 juin 2006, Jacques Chirac, président de la République, évoquait l’avènement de « cette nouvelle institution dédiée aux cultures autres5 ». La première grande exposition du musée, présentée comme son manifeste, à la fin de la même année, s’est intitulée « D’un regard l’autre », c’est-à-dire notre regard d’occidentaux sur les autres. Il s’agit donc d’un « musée de l’Autre », au singulier, ou des « Autres » au pluriel, comme le soulignait toute la communication du nouvel établissement et comme repris par la presse dans un enthousiasme fleurant bon une vision rousseauiste de ces sociétés d’ailleurs. Mais ces « autres », fussent-ils avec un A majuscule, ne seraient-ils pas un nouvel avatar des barbares qui nous entourent, ceux de l’Antiquité qui ne parlent pas comme nous chez les Grecs, ceux qui sont aux confins du monde civilisé, ou encore ces peuples païens ou infidèles du Moyen Âge hors de la Chrétienté ?

31En construisant un bel écrin architectural pour ces arts « extra-européens » (sic), ne les a-t-on pas enfermés dans un ghetto ethnique. Osons le mot : ne les a-t-on pas « parqués » dans un espace présenté d’ailleurs par son architecte, Jean Nouvel, comme au milieu d’un « bois sacré » où le « musée se dissout dans ses profondeurs ». Ou ce dernier de poursuivre encore dans sa lettre d’intention :

« C’est un endroit chargé, habité, celui où dialoguent les esprits ancestraux des hommes6 [!] »

32Ne serions-nous pas restés en ces premières années du troisième millénaire dans une vision pas si lointaine de l’esprit de l’Exposition coloniale de 1931 où, au delà des reconstitutions des villages africains ou kanaks, l’on n’hésitait pas à exhiber des autochtones ensauvagés pour faire encore plus « authentique », plus « ambiance primitive » ? Rien d’une telle ambiance du côté du musée du Louvre, à l’extérieur point d’appel aux divinités grecques ou assyriennes, point d’évocation du Paris des xvi^e ou xvii^e siècles, juste une pyramide ultramoderne en clin d’œil à l’Égypte. Ce temple n’est surtout pas celui d’autres civilisations, mais bien celui où est glorifiée la nôtre, où justement sont exposées nos racines issues de l’Antiquité méditerranéenne, de cette Mare nostrum perçue encore par beaucoup comme le berceau unique de notre civilisation. Le Louvre reste encore et toujours Le musée de la France par excellence, un musée de nous, un musée de soi que visitent chaque année des millions de touristes.

33Il reste décidément des chemins à parcourir pour un discours œcuménique et équitable historiquement comme scientifiquement, embrassant toute la complexité des sociétés de la planète et celles ayant à voir avec cette province de l’extrême occident de l’Eurasie appelée bien récemment la France. Finalement, cette grande transformation du paysage muséal national de ce début de siècle, au delà des effets d’annonce et des discours, n’est-elle pas restée qu’un simple réagencement organisationnel, avec quelques réajustements à la marge, mais fortement marqué dans l’espace urbain avec la construction de clinquants édifices, pour faire date et s’inscrire dans l’histoire, à la plus grande gloire du politique. N’est-on pas resté arc-bouté sur des frontières infranchissables entre musées de soi et musées des autres, ou pour le dire autrement et plus clairement entre musées des civilisés d’un côté, musées des barbares de l’autre. Peut-être serait-il temps que ces barbares, qu’ils soient exotiques, préhistoriques ou celtiques, ou encore populaires et traditionnels envahissent le cœur de l’antique Lutèce ?