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Collecter et inventorier pour la nation : la formation révolutionnaire des collections

 | 
Patrice Bret
, 
Jean-Luc Chappey

Confisquer et classer des archives étrangères pour la France : les Archives de l’Empire sous Napoléon

Maria Pia Donato

Résumé

L’une des plus grandes opérations de confiscation d’archives fut réalisée sous le Premier Empire. Enrichies par celles du Vatican, du Saint-Empire et de la monarchie française dont Napoléon se voulait l’héritier, ces Grandes Archives devaient être à la fois un outil pour l’administration, la réserve de titres de souveraineté et une manifestation de la puissance de l’Empire. Depuis les guerres révolutionnaires, des milliers d’objets « des arts et des sciences » des pays vaincus avaient enrichi les collections nationales françaises. Comment se fit la sélection des archives ? Que révèlent ces choix du rapport au passé de la société européenne à l’aube du xixe siècle ? Comment ces archives étrangères furent-elles classées et rangées ? Quelles transformations leur arrivée provoqua-t-elle dans l’architecture générale des archives nationales françaises ? Dans les pages qui suivent, j’aborderai le sujet des collections nationales de la Révolution à la Restauration par le biais de la confiscation d’archives étrangères sous Napoléon et du projet de créer de grandes Archives impériales à Paris.

Texte intégral

  • 1 Ce texte a été à l’origine rédigé pour le colloque du CTHS prévu en avril 2020. Pour des approfond (...)
  • 2 S. Cœuré, La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de (...)
  • 3 Dans une littérature très abondante, je renvoie à I. Zanni Rosiello, Archivi e memoria storica ; A (...)

1Au fil des siècles, les archives ont été la réserve de titres et attestation de droits, instruments de l’administration, sources pour l’histoire et lieux de mémoire, érigées en véritables temples de l’identité nationale au cours du xixe siècle1. Pour ces mêmes raisons, cependant, elles ont souvent été butin de guerre et trophée de conquête. Leur confiscation fut pratique courante jusqu’au xxe siècle, qui marque pourtant le moment où les archives furent définitivement patrimonialisées par les États-nations. Aujourd’hui encore, en dépit des conventions internationales, d’innombrables questions d’archives déplacées, vandalisées, ou inaccessibles restent ouvertes2. Or, depuis quelques décennies, historiens, historiens des sciences et théoriciens de l’information ont secondé les archivistes dans une réflexion sur la conservation et la « mise en forme » de la mémoire et de l’histoire qui s’affranchit de quelques principes (en vérité déjà vacillants) de l’archivistique classique, à savoir que les archives sont le reflet des institutions qui les ont produites, sorte de concrétion « naturelle » des corps sociaux et politiques. Dès lors, les archives sont désormais considérées comme le résultat de choix, de contingences matérielles, de manipulations, et, tout aussi important, de conflits3. Dans cette nouvelle histoire culturelle des archives, les déplacements et les confiscations trouvent ainsi toute leur place, et en deviennent une thématique centrale dans la mesure où ils sont susceptibles de décloisonner un objet longtemps confiné dans un cadre d’analyse étatique national et d’ouvrir une perspective transnationale sur le processus de patrimonialisation des archives, dans le sillon de ce qui se pratique déjà pour les objets d’art et d’autres productions culturelles.

2L’une des plus grandes opérations de saisie d’archives fut précisément celle réalisée sous le Premier Empire, dans la prolongation des confiscations révolutionnaires « des objets des sciences et des arts » et dans le cadre de la (difficile) politique d’uniformisation de l’Empire. C’est donc sous l’angle du conflit, et de la dialectique entre national et universel qui structure la notion, et la réalité concrète du patrimoine au tournant des xviiie et xixe siècles que je me propose ici de revenir sur ce projet. Il s’agit, d’un côté, d’utiliser cette opération décidée à Paris comme un prisme pour éclairer la nature de l’impérialisme napoléonien ; de l’autre côté, l’objectif est d’étudier les circulations culturelles dans l’Europe napoléonienne comme elles se concrétisent autour et à travers les archives. Comme on le verra, une analyse rapprochée révèle davantage la discordance des enjeux, la diversité des démarches et le conflit entre acteurs. Le prisme des archives met au grand jour la tension entre empire et nations, entre universalisme et particularisme, entre Histoire et histoires qui structure le rapport aux traces écrites du passé au tournant des xviii et xixe siècles, ainsi que l’hésitation constitutive de l’empire napoléonien entre réaliser un système de territoires et d’États ou devenir le creuset d’une nouvelle civilisation européenne. C’est enfin la difficile gestation de la notion même de « biens de la nation » que l’on peut questionner à l’aune de ce projet bicéphale.

Guerres d’archives

  • 4 Correspondance de Napoléon Ier, vol. XX, p. 220-221.

3Il convient de rappeler quelques éléments à propos de la genèse des grandes Archives de l’Empire dans le Paris napoléonien. En 1809, après avoir triomphé de la Cinquième Coalition, l’armée napoléonienne qui occupait Vienne prit possession d’une masse énorme de papiers de différentes administrations de l’Empire d’Autriche et de l’ancien Saint-Empire romain germanique, dissout en 1804, notamment le Hofrat. Après quelques hésitations, les militaires les acheminèrent finalement vers Paris. Entre-temps, par ordre de Napoléon, les gendarmes firent irruption dans les palais du Vatican à Rome et séquestrèrent les archives pontificales. Initialement expédiées à Reims, où Napoléon projetait de réunir la curie, face à l’attitude intransigeante du pape Pie VII, elles furent acheminées également vers Paris. Puis, en février 1810, Napoléon visita le palais des Archives et formula le vœu d’y réunir « tout ce qui est antérieur au règne de Louis XV » et les papiers « utiles » qui restaient « à Versailles, à Rome, dans les départements4 ».

4Ces actes de guerre intervenaient à un moment particulier dans le devenir, à la fois, de l’Empire et des archives. L’Empire, en effet, n’avait pas cessé de s’agrandir, et son système continental se renforçait grâce aux victoires de 1809. Pour Napoléon, il était, en outre, temps d’assurer sa dynastie par les noces avec Marie-Louise de Habsbourg. Les archives, quant à elles, vivaient de profondes transformations. Partout en Europe, la fin de l’Ancien Régime avait accru la tendance, déjà en acte, à la concentration et à l’étatisation de nombreuses collections de documents. En France, les Archives nationales, créées sous la Révolution pour conserver les actes des nouvelles institutions, avaient-elles aussi sensiblement évolué. Selon la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794), les archives garderaient les titres utiles au Domaine, tandis que les chartes et papiers réputés d’intérêt historique étaient destinés aux bibliothèques. Cependant, les Archives nationales en avaient gardé une quantité considérable, à commencer par l’ancien Trésor des Chartes des rois de France. Depuis 1801, ces « monuments » y étaient systématiquement retenus. En 1807, l’archiviste en chef, l’ancien conventionnel Pierre-Claude-François Daunou, avait pu réunir les collections dans l’ancien hôtel de Soubise, et perfectionner le classement mis en place par son prédécesseur Camus qui exaltait le caractère panoptique de l’institution.

  • 5 Arch. nat., F 2/I/364, « Rapport général sur les archives des Départements Italiens de l’Empire Fr (...)

5En d’autres termes, les Archives étaient prêtes pour une nouvelle vocation impériale. Enrichies par celles du Vatican, du Saint-Empire et de la monarchie française dont Napoléon se voulait désormais l’héritier direct, elles devaient être tout à la fois un outil pour l’administration et les relations extérieures, la réserve de titres de souveraineté et une manifestation tangible de la puissance de l’Empire. Et si la vision des archives de Napoléon était plutôt utilitaire, elle offrait néanmoins l’opportunité de rassembler à Paris les joyaux documentaires des différents pays composant l’Empire. Dans l’optique de Daunou, il s’agissait de créer une « vaste collection européenne de documents », véritable monument « moins encore pour sa vaste étendue, que par le choix éclairé des éléments qui le composeront », où réunir les documents qui tenaient avant tout à l’histoire et à la « politique générale » (la science de la législation si chère aux Idéologues)5.

  • 6 C. Gould, Trophy of Conquest : The Musée Napoleon and the Creation of the Louvre ; Ideologie e pat (...)
  • 7 É. Pommier, L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française.

6La France, d’ailleurs, avait déjà mis en place un système de confiscation des « objets des sciences et des arts », d’abord ceux du clergé et de la noblesse, puis des pays vaincus ou sous tutelle. Depuis les guerres révolutionnaires, des milliers d’articles avaient ainsi déjà enrichi les collections françaises, notamment le Louvre, la Bibliothèque nationale et le Muséum d’histoire naturelle de Paris6. La vision des collections de la Nation, forgée dès le début de la Révolution, s’était révélée assez plastique pour accueillir la « théorie du rapatriement » et faire place aux « biens de la Liberté » saisis par les armées républicaines, puis impériales7. Jusqu’alors, cependant, les archives, considérées propriété des États par le droit des gens, avaient été relativement épargnées, même si les puissances belligérantes, France incluse, n’avaient pas hésité à s’approprier des documents non inclus dans les traités. En 1810, l’heure n’était plus aux scrupules : les archives devaient désormais participer à la gloire de l’Empire. Daunou élabora donc un plan de confiscation, à commencer par les archives espagnoles de Simancas, censées servir à la conquête coloniale des Amériques. Il se fit transmettre les inventaires des archives locales par les préfets des départements annexés, et envoya des agents en mission pour vérifier, trier, préparer les expéditions. En 1811, il partit lui-même pour un tour dans les très riches archives d’Italie. Des fonctionnaires, gendarmes, hommes de lettres, simples ouvriers furent partout mobilisés dans cette grande entreprise de confiscation de la mémoire écrite de l’Europe.

Les archives, l’Empire, l’histoire de l’Europe

7Au début de 1813, le bilan de l’opération était positif : plus de 100 000 articles romains, 12 000 piémontais, 39 000 germaniques, 7 860 espagnols (finalement sans rapport avec les Amériques, mais saisis quand même en vertu de leur intérêt historique), s’étaient ajoutés aux fonds français. D’autres dizaines de milliers étaient encore attendus des Pays-Bas, d’Italie, de Suisse, d’Espagne… Encore à l’été 1813, la guerre contre les puissances coalisées reprise, les archivistes parisiens parcouraient les contrées du nord de l’Europe à la recherche de parchemins et registres susceptibles d’intégrer les collections de la capitale.

  • 8 Y. Potin, « Archives en sacristie. Le Trésor est-il un bâtiment d’archives ? Le cas du Trésor des (...)
  • 9 Arch. nat., AB/Va/1 (les sections judiciaire et administrative étaient respectivement au Palais de (...)

8Au fur et à mesure que les papiers arrivaient à Paris, l’hôtel de Soubise prit l’aspect d’une vaste galerie d’histoire classée par pays. Dans la salle voûtée au centre, pour rappeler la Sainte-Chapelle, se trouvait le Trésor des Chartes8. Au premier étage et dans les galeries du deuxième les collections des lois, les procès-verbaux des assemblées révolutionnaires et les mélanges historiques que Daunou avait lui-même réorganisés, les sections domaniale et topographique. Au rez-de-chaussée et dans le grand escalier, en revanche, il y avait la division italienne et dans les greniers la division germanique9. Un visiteur pourrait se promener dans l’histoire de l’Europe depuis le plus lointain Moyen Âge jusqu’à l’époque présente et reparcourir les conquêtes de Napoléon. Chaque division était articulée en sections, en fonction de la provenance, en alternant les échelles (ville ou État). Pour l’Italie, par exemple : Rome, Pérouse et Spolète, la Toscane, Parme et Plaisance, la Ligurie, le Piémont et la Savoie. Les fonds prélevés à Simancas dès 1811 étaient à la suite des Italiens, mais Daunou caressait l’idée de créer une division espagnole avec les archives de Catalogne et Aragon à venir.

  • 10 H. Bordier, Les archives de la France ou Histoire des archives de l’Empire, des archives des minis (...)

9Entre-temps, à l’été 1812, à l’apogée de l’expansion de l’Empire, le chantier pour un nouveau Palais des archives avait été inauguré par le ministre de l’Intérieur Montalivet près du Champs de Mars. Le grandiose bâtiment aurait rendu visible la grandeur de l’Empire et accueilli, selon les vœux du ministre, les annales des États et des peuples d’Europe seraient « confondues avec celles des Français », concentrant « en un seul lieu les titres… du monde civilisé10 ». Les obstacles, cependant, se multiplièrent aussi à mesure de l’extension des Grandes Archives. Des difficultés financières et logistiques, bien sûr, sur lesquelles je ne m’arrêterai pas, mais également celles intrinsèques au projet de constituer des archives « universelles » de la civilisation européenne : quoi prendre et quoi laisser ? Qu’est-ce un document de valeur historique générale ? Les hésitations qui avaient marqué la culture archivistique et historique des Lumières et de la Révolution se représentèrent à chaque étape des confiscations, redoublées par les contradictions politiques et idéologiques de l’Empire.

  • 11 K. Pomian, « Les Archives. Du Trésor des Chartes au Caran ».

10D’abord, l’idée de trier les fonds en raison de leur nature et de séparer « documents utiles », « monuments historiques » et « papier inutiles », déjà ébranlée dans la pratique des archivistes français11, fut battue en brèche par la stratification et l’imbrication des fonctions des institutions abolies dans les pays annexés, notamment là où elles n’avaient pas fait l’objet des réformes des Lumières. Ensuite, le choix de classer les fonds par pays, à plusieurs égards, inévitable pour d’évidentes raisons, n’était pas sans conséquences. Toute la logistique impériale de la spoliation, en effet, s’appuyait sur le département, unité administrative incontournable dans l’organisation des territoires conquis – de la reconnaissance des fonds, à l’organisation des expéditions, au classement et traitement à Paris. Néanmoins, c’est en tant qu’archives « étrangères » que les fonds intégrèrent le palais de Soubise. Or, la prévalence du critère historico-politique de provenance remettait l’horloge de l’Histoire jusqu’à avant la Révolution, mettant ainsi en tension la logique impériale et la logique « nationale ». Ainsi en allait-il pour les Pays-Bas anciennement autrichiens, qui étaient pourtant français depuis quinze ans, sur lesquels il convient de s’arrêter.

  • 12 Arch. nat., AB/Ve/8,2, « Inventaire sommaire des […] papiers […] dans les archives du couvent de S (...)
  • 13 Sur le classement archivistique des départements belges, et les confiscations effectuées durant le (...)
  • 14 Arch. nat., F/2I/362, rapport de Daunou, sans date (printemps 1812).

11Lors de l’occupation de Vienne, les commissaires de Napoléon avaient saisi de nombreux papiers relatifs à ces provinces12. Daunou les fit placer presque tous dans la division germanique, un choix dicté plus par la cohérence historique que par la logique administrative. En outre, l’acquisition de cette documentation « belge » convainquit l’archiviste en chef qu’il fallait remettre la main sur les dépôts des départements du Nord, ramenant de fait ces régions à la condition de pays étrangers13. Il fallait y repérer les « articles d’intérêt général » comme les papiers des plus importantes abbayes supprimées, les écritures des cités d’Anvers, Gand et Malines, et les parchemins des Comtes de Flandre à Lille14. Au printemps 1812, un sous-archiviste partit donc avec les mêmes instructions qui avaient régi la saisie dans d’autres pays, à savoir de sélectionner :

  • 15 Ibid.

« Toute charte antérieure à l’an 1500 ; toute pièce historique ; tout traité, toute négociation et correspondance diplomatique ; les monumens de législation et d’administration générale ; les titres et papiers domaniaux15. »

12Ce qu’on avait confisqué aux pays annexés et dans les États satellites, il fallait le chercher à présent à l’intérieur des confins « naturels ».

  • 16 Projet de décret 2562, section des finances, consultable en ligne : https://www.napoleonica.org/fr (...)
  • 17 L. de Laborde, Les Archives de la France : leurs vicissitudes pendant la Révolution, leur régénéra (...)

13Au cours de ces mêmes mois, l’ébauche d’un décret général sur les archives fut soumise au Conseil d’État. Il prévoyait, entre autres, de transférer au « dépôt général » à Paris « les archives des gouvernements et établissements politiques abolis dans toute l’étendue de notre empire » et les « anciens diplômes déposés dans les archives départementales ou communales16 ». Autrement dit, après l’avoir fait en Europe, on pouvait reformuler la question des collections « françaises », en un jeu de miroirs entre empire, nation et civilisation européenne. Et si le projet de loi ne fut pas approuvé, Daunou en profita pour lancer une enquête en vue de futurs transferts. Portant à ses extrêmes conséquences la logique des anciens États, en septembre 1812, il réclama de Dijon les titres et documents anciens du duché de Bourgogne, intégré au Royaume de France en 1482, devenu depuis la Révolution, départements de la Côte-d’Or, de l’Yonne et de la Saône-et-Loire17. Last but not least, le dépouillement systématique suscita la résistance, à la fois des états et des villes ; dans plusieurs cas (par exemple, Florence), celles-ci réussirent à retarder les envois jusqu’à la fin de l’Empire.

  • 18 Arch. nat., F/2I/365, le maire de Pérouse au ministre Montalivet, 14 août 1813.
  • 19 Une hésitation destinée à perdurer longtemps : F. Hildesheimer, « Les “monuments de l’histoire nat (...)

14J’ai traité amplement ailleurs de ces résistances à céder ce « précieux héritage de ses ancêtres », comme l’écrivait le maire de Pérouse, désormais département du Trasimène, en 181318. Ici, je souligne que ces tactiques dilatoires illustrent (et exploitent), encore une fois, la difficulté de définir précisément à cette époque la nature des archives : patrimoine de la nation (et quelle nation ?), biens dans la disponibilité de l’État, outils pour l’administration (et quelle administration, centrale ou périphérique ?), institution scientifique ou lieu de mémoire des communautés ? Et quel type d’archives, au demeurant ? Les actes sur parchemins, par exemple : documents d’archives ou manuscrits pour les bibliothèques19 ?

  • 20 Arch. nat., F/2I/365.

15Les fonctionnaires florentins firent ainsi passer le Gabinetto Diplomatico, la collection de parchemins fondée par Pierre-Léopold que Daunou voulait à tout prix à Paris, pour un établissement scientifique et école de paléographie, retardant ainsi son transfert. La ville de Pise réclama les parchemins de la Chartreuse de Calci comme des monuments à réunir « dans le dépôt […] des tableaux et autres objets précieux dignes de conservation », au profit de « toute la cité et particulièrement tous les lettrés20 ». L’archiviste en chef hollandais refusa de fournir des inventaires détaillés et l’Académie des sciences d’Amsterdam appuya ses objections en mettant en avant la valeur scientifique des fonds anciens. C’est pour toutes ces raisons qu’une partie importante des archives n’arriva jamais à Paris. Les autres prirent la route du retour après l’abdication de Napoléon, ou furent dispatchées vers de nouvelles destinations pour former le cœur documentaire des anciens et nouveaux États – (proto) nations de la Restauration.

À qui appartiennent les collections de la Nation ?

  • 21 A. Favaro, Galileo e l’Inquisizione : documenti del processo galileiano esistenti nell’archivio de (...)
  • 22 R. Blaas, « Die Tätigkeit der k. k. Aktenrückführungskommision in Paris 1814 und 1815 », p. 30.
  • 23 P. Rück, « Die Ordnung der herzoglich savoyischen Archive unter Amadeus VIII. (1398-1451) » ; R. C (...)
  • 24 B. Galland, « Les archives de Simancas. De la saisie napoléonienne à la restitution de Pétain ».

16Il serait opportun, avant de traiter des restitutions, de se pencher sur l’utilisation des documents transportés à Paris. Certes, les archives, quoique détenues par l’État, n’étaient pas accessibles, mais leur simple existence ainsi que la disponibilité d’une masse de documents inédits donna lieu à des projets éditoriaux qui témoignent à leur propre manière des contradictions qui entourent les archives de l’Empire : arsenal de « preuves » pour la politique de l’Empire ou documents pour l’histoire de la civilisation ? Le cas d’un document célèbre comme le procès de Galilée, prélevé à Rome des archives de l’Inquisition et objet d’une traduction en vue d’une publication, montre bien à quel point la logique utilitaire et la logique savante de la confiscation s’entrelacèrent, et que, finalement, la première détermina l’insuccès de l’opération21. La débâcle de Russie fit le reste. Le Saint-Siège ne put récupérer le dossier qu’en 1847, et les péripéties du procès de Galilée constituent un bon exemple des déplacements et détournements d’archives qui suivirent la chute de l’Empire napoléonien, qu’il convient d’évoquer en conclusion. Malgré les traités de paix, il fut en effet très laborieux pour les envoyés des pays vainqueurs d’identifier et récupérer les documents confisqués à différents moments par les Français22. Certains fonds et cartons ne furent pas remis du tout, les Français refusant de céder quoi que ce soit sans un inventaire détaillé. La controverse entre la France et l’Italie relative à une partie des archives de Gênes, par exemple, se prolongea jusqu’en 195223. Il fallut attendre 1941, quand Pétain les restitua à Franco, pour qu’une partie des documents de Simancas repartent24.

  • 25 D. Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, vol. 4, p. 154. I.F. von Mosel, Geschic (...)
  • 26 A. Zobi, Storia civile della Toscana, vol. 4, p. 124.
  • 27 R. Ritzler, « Die Verschleppung der päpstlichen Archive nach Paris unter Napoleon I. und deren Rüc (...)

17À leur arrivée dans les pays d’origine, les archives et œuvres d’art rapatriées furent souvent accueillies par des fêtes d’expositions publiques, à Florence comme à Cologne ou à Berlin. Bien des années plus tard, archivistes, érudits et fonctionnaires déploraient les pertes subies « à cause des invasions étrangères25 », et rappelaient la « jubilation générale » causée par le retour des archives et des œuvres d’art, « glorieux monuments du génie de la patrie, vestige unique de l’antique puissance et grandeur », comme l’écrivait le Florentin Antonio Zobi26. Ce discours « réparationniste » est pourtant trompeur. D’abord, de nombreuses archives furent tout simplement détruites. C’est le cas notoire de l’Inquisition, dont les envoyés du pape, en accord avec le Saint-Office restauré et le Secrétaire d’État cardinal Consalvi, décidèrent de détruire les registres des procès pour économiser sur les frais de transport27. Quant aux archives « rapatriées », le retour ne mit pas fin à leurs métamorphoses.

  • 28 H. Schlitter, « Die Zurückstellung der von den Franzosen im Jahre 1809 aus Wien entführten Archive (...)
  • 29 L.-P. Gachard, Notice sur le dépôt des Archives du royaume de Belgique ; E. Aerts, L. de Mecheleer (...)
  • 30 P. Caroli, « “Note sono le dolorose vicende” : gli archivi genovesi fra Genova, Parigi e Torino (1 (...)
  • 31 À titre d’exemple : C. Haidacher, « Zwischen zentralem Reichsarchiv und Provinzialregistratur. Das (...)

18À part le fait que le reclassement s’avéra partout laborieux – à Vienne, il fallut une décennie pour les papiers du Conseil aulique, à Turin, les dossiers récupérés formèrent pendant des années ce que les employés appelaient « la montagne des écritures28 » –, la nouvelle carte politique de l’Europe imposa un remaniement profond. Les documents relatifs aux Pays-Bas autrichiens prélevés naguère à Vienne furent remis au nouveau Royaume de Hollande, et ensuite envoyés à Bruxelles, formant ainsi le noyau des futures archives nationales de Belgique29. À l’inverse, le sort de la République de Gênes étant décidé dès 1814, ses archives furent dispersées à Turin, au motif qu’il « ne conven[ait] absolument pas de laisser à Gênes certains titres et documents qui sont trop importants » ; la ville les réclama vainement jusqu’à l’Unité, « beaucoup de ceux-ci étant vraiment précieux (ce qui est démontré par la rapine française), il est juste que de tels monuments nationaux reviennent à leur place30 ». La tendance à la concentration et à l’étatisation de la documentation ancienne persista au-delà de l’époque impériale, ne serait-ce que parce que de nombreuses institutions avaient disparu définitivement. Du Royaume de Hollande à la Bavière, de Venise à Naples, les nouvelles archives « nationales » surgirent souvent des dépôts « centraux » et préfectoraux institués tant bien que mal par les Français, ou parfois dès le xviiie siècle. Les documents récupérés à Paris n’échappèrent pas à cette tendance31. Une tendance analogue eut cours en matière d’œuvres d’art : pour la plupart, elles ne furent pas remises à leur emplacement d’origine. À Berlin et à Madrid, la récupération des œuvres marqua le premier pas vers l’ouverture d’une galerie publique ; les pinacothèques de Rome et Bologne (où pourtant le gouvernement pontifical avait été restauré) s’enrichirent de tableaux saisis dans les couvents de la Romagne, des Marches et de l’Ombrie, et nombreux furent ceux qui restèrent à Milan, à Brera, le grand pôle artistique du Royaume d’Italie.

 

  • 32 J.-M. Leniaud, Les Archipels du passé. Le patrimoine et son histoire ; E. Ketellar, « Muniments an (...)
  • 33 P. Caroli, « “Note sono le dolorose vicende” : gli archivi genovesi fra Genova, Parigi e Torino (1 (...)

19Or, cette tendance à l’étatisation ne résolvait pas toutes les questions sous-jacentes à la gestion des « collections nationales ». Le processus de patrimonialisation généra de nouvelles tensions entre l’État et les villes, les capitales et les cités de province, la patrie et les patries, que le culte naissant de la Nation ne pouvait pas apaiser. La domination napoléonienne avait bouleversé les cités, plus encore que les États, déchirant le tissu des institutions ecclésiastiques et laïques qui structuraient depuis le Moyen Âge leur vie civile et religieuse ; elle avait imposé une conception de la ville envisagée non plus comme communauté de citoyens mais comme entité administrative. Pourtant, c’était précisément dans les villes, en Italie comme aux Pays-Bas, en Espagne comme en Allemagne, que s’étaient formés les premiers « fragments de conscience patrimoniale » des archives32. Un sentiment d’attachement au passé et le désarroi envahirent les cercles de savants citadins, surtout les religieux, qui voyaient dans les archives à la fois les sources du droit et de l’histoire. Ils entamèrent au niveau local un travail minutieux de réorganisation et d’étude de ces archives « attaquées, mélangées, dérobées », comme l’écrivaient les archivistes génois33, ainsi que des œuvres d’art, livres et manuscrits d’un patrimoine commun à (re)fonder. Cependant, même lorsque certaines de ces villes retrouvèrent leur mémoire écrite et leurs icônes, ce fut par décision de l’État et des souverains. État-nation et cité étaient désormais liés, comme les deux pôles d’une construction identitaire commune par le biais des archives et, plus généralement, des collections de la Nation.

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Notes

1 Ce texte a été à l’origine rédigé pour le colloque du CTHS prévu en avril 2020. Pour des approfondissements ultérieurs sur le sujet, je me permets de renvoyer à mon livre, paru entretemps, Les archives du monde. Quand Napoléon confisqua l’histoire.

2 S. Cœuré, La Mémoire spoliée. Les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de 1940 à nos jours ; J. Lowry (dir.), Displaced Archives.

3 Dans une littérature très abondante, je renvoie à I. Zanni Rosiello, Archivi e memoria storica ; A. Blair, J. Milligan (dir.), Toward a Cultural History of Archives ; M. Friedrich, Die Geburt des Archivs. Eine Wissensgeschichte ; F. de Vivo et al. (dir.), Archival Transformations in Early Modern Europe ; E. Anheim (dir.), Archives ; R. C. Head, Making Archives in Early Modern Europe.

4 Correspondance de Napoléon Ier, vol. XX, p. 220-221.

5 Arch. nat., F 2/I/364, « Rapport général sur les archives des Départements Italiens de l’Empire Français », 1811, fols 2-3.

6 C. Gould, Trophy of Conquest : The Musée Napoleon and the Creation of the Louvre ; Ideologie e patrimonio: Ideologie e patrimonio storico-culturale nell’età rivoluzionaria e napoleonica. A proposito del trattato di Tolentino. Atti del convegno (Tolentino, 18-21 sett. 1997) ; B. Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800 ; P.-Y. Lacour, La République naturaliste. Collections d’histoire naturelle et Révolution française (1789-1804).

7 É. Pommier, L’Art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française.

8 Y. Potin, « Archives en sacristie. Le Trésor est-il un bâtiment d’archives ? Le cas du Trésor des Chartes des rois de France (xiiie-xixe siècle) ».

9 Arch. nat., AB/Va/1 (les sections judiciaire et administrative étaient respectivement au Palais de Justice et dans un ancien couvent des Minimes).

10 H. Bordier, Les archives de la France ou Histoire des archives de l’Empire, des archives des ministères, des départements, des communes, des hôpitaux, des greffes, des notaires, etc. contenant l’inventaire d’une partie de ces dépôts, p. 27-28.

11 K. Pomian, « Les Archives. Du Trésor des Chartes au Caran ».

12 Arch. nat., AB/Ve/8,2, « Inventaire sommaire des […] papiers […] dans les archives du couvent de St Laurent et de la Chancellerie de l’Empire à Vienne ».

13 Sur le classement archivistique des départements belges, et les confiscations effectuées durant le Directoire, cf. R. Wellens, Les Archives belges et les lois révolutionnaires ; J. Lemmens, « Archiefselectie in de Franse tijd. Het “bureau du triage des titres et papiers” in het departement van de Nedermaas 1798-1803 ».

14 Arch. nat., F/2I/362, rapport de Daunou, sans date (printemps 1812).

15 Ibid.

16 Projet de décret 2562, section des finances, consultable en ligne : https://www.napoleonica.org/fr/collections/conseil_d_etat/

17 L. de Laborde, Les Archives de la France : leurs vicissitudes pendant la Révolution, leur régénération sous l’Empire, p. 395.

18 Arch. nat., F/2I/365, le maire de Pérouse au ministre Montalivet, 14 août 1813.

19 Une hésitation destinée à perdurer longtemps : F. Hildesheimer, « Les “monuments de l’histoire nationale”, documents d’archives ou manuscrits de bibliothèques ? ».

20 Arch. nat., F/2I/365.

21 A. Favaro, Galileo e l’Inquisizione : documenti del processo galileiano esistenti nell’archivio del S. Uffizio e nell’Archivio segreto vaticano ; S. Pagano, I documenti vaticani del processo di Galileo Galilei (1611-1741) ; M.-P. Donato, « La conquista della memoria. Napoleone, Galileo e gli Archivi dell’Impero ».

22 R. Blaas, « Die Tätigkeit der k. k. Aktenrückführungskommision in Paris 1814 und 1815 », p. 30.

23 P. Rück, « Die Ordnung der herzoglich savoyischen Archive unter Amadeus VIII. (1398-1451) » ; R. Cleyet, « Vicissitudes des archives de l’administration sarde d’ancien régime au moment de l’arrivée des Français en 1792 ».

24 B. Galland, « Les archives de Simancas. De la saisie napoléonienne à la restitution de Pétain ».

25 D. Moroni, Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, vol. 4, p. 154. I.F. von Mosel, Geschichte der kaiserlichen königlichen Hofbibliothek zu Wien, p. 222-247.

26 A. Zobi, Storia civile della Toscana, vol. 4, p. 124.

27 R. Ritzler, « Die Verschleppung der päpstlichen Archive nach Paris unter Napoleon I. und deren Rückführung nach Rom in den Jahren 1815 bis 1817 ».

28 H. Schlitter, « Die Zurückstellung der von den Franzosen im Jahre 1809 aus Wien entführten Archive, Bibliotheken und Kunstsammlungen » ; G. Fea, Cenno storico sui Regi Archivi di Corte, p. 95.

29 L.-P. Gachard, Notice sur le dépôt des Archives du royaume de Belgique ; E. Aerts, L. de Mecheleer, R. Wellens, « L’Âge de Gachard. L’archivistique et l’historiographie en Belgique (1830-1885) ».

30 P. Caroli, « “Note sono le dolorose vicende” : gli archivi genovesi fra Genova, Parigi e Torino (1808-1952) », p. 310 et 349.

31 À titre d’exemple : C. Haidacher, « Zwischen zentralem Reichsarchiv und Provinzialregistratur. Das wechselvolle Schicksal des Innsbrucker Archivs gezeigt am Beispiel seiner Erwerbungen und Extraditionen » ; C. Vivoli (dir.), Dagli archivi all’Archivio. Appunti di storia degli archivi fiorentini ; M. Lanzini, L’utile oggetto di ammassare notizie. Archivi e archivisti a Milano Settcento e Ottocento.

32 J.-M. Leniaud, Les Archipels du passé. Le patrimoine et son histoire ; E. Ketellar, « Muniments and Monuments : The Dawn of Archives as Cultural Patrimony », Archival Science, vol. 7, 2007, p. 343-357.

33 P. Caroli, « “Note sono le dolorose vicende” : gli archivi genovesi fra Genova, Parigi e Torino (1808-1952) », p. 316 et 319.

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