1Pour un conservateur, comprendre l’histoire des collections dont il a la responsabilité est un enjeu majeur. Cette connaissance lui permet d’être pleinement le passeur qu’il doit être pour les chercheurs. Concernant l’histoire des collections de la Bibliothèque historique de médecine de Montpellier, un récit qui tient de la mythologie fondatrice s’est développé au cours des années, et il est bon de revenir aux sources pour comprendre comment cette collection a été construite par certaines grandes figures incontournables. Redécouvrir cette histoire revient à redécouvrir des sources, traces pour certaines presque invisibles d’une pratique professionnelle dont nous ne sommes que les continuateurs. Au-delà des grandes étapes de construction de la Bibliothèque de l’École de santé, c’est tout un projet pédagogique et scientifique qui prend forme à l’époque révolutionnaire à Montpellier, et qui se déploie dans d’autres collections, pour certaines extérieures à la Faculté de médecine, actuellement sous la responsabilité de l’université de Montpellier.

Le projet montpelliérain et le rôle de Chaptal : des collections multiformes pour l’école de santé de Montpellier

2On distingue plusieurs étapes dans la construction des collections universitaires1 pendant la période de la Révolution et de l’Empire. La première concerne la période 1794-1800, pendant laquelle divers professeurs de l’École de santé montpelliéraine font des démarches à Paris pour rassembler des collections d’enseignement et de recherche2. C’est la période où est recruté le bibliothécaire Gabriel Prunelle. La deuxième période, en 1800-1804, alors que Chaptal est ministre de l’Intérieur, est également celle où Prunelle est commissaire du gouvernement et arpente le pays avec une grande assiduité pour rassembler, échanger des collections à destination de Montpellier. À partir de 1804, la collecte ralentit nettement à l’échelle nationale et internationale, et on entre dans une phase de stabilisation et d’organisation des collections.

3Pendant qu’il est ministre de l’Intérieur (1800-1804), et qu’à ce titre il a en charge l’Instruction publique, Chaptal joue un rôle considérable pour l’École de santé montpelliéraine. Avant même sa nomination, alors simple professeur de chimie dans cette institution, il part en mission à Paris pour le compte de l’école et prélève des ouvrages dans le dépôt des ci-devant Jésuites, comme l’atteste une lettre de mission en date du 11 juillet 1798 conservée à la bibliothèque de l’Arsenal3. Comme ses collègues médecins, il est de ceux qui considèrent cette grande redistribution de collections à l’échelle nationale et internationale comme une opportunité incontournable pour que l’École de Montpellier se dote enfin de collections de la plus grande qualité possible. Comme l’a montré Emmanuelle Chapron, le trafic d’œuvres et de collections est un enjeu scientifique majeur dans le sud de la France au xviii^e siècle4 et se joue essentiellement au moment des successions. L’éloignement avec Paris fait que cette préoccupation de l’accès aux instruments, spécimens, et autres ouvrages fondamentaux pour appréhender la science la plus à jour dans diverses disciplines, donne lieu à des stratégies complexes parmi les amateurs de sciences privés ou institutionnels.

4Pour l’enseignement médical à Montpellier, avant même la période révolutionnaire, cette recherche de collections utiles pour les élèves médecins s’exprime pleinement dès 1767, lorsque Haguenot donne sa bibliothèque personnelle à l’Hôtel-Dieu Saint-Eloi, son but est :

[d’]« être encore utile au public, et de contribuer même après son décès au progrès des études, à l’avancement, à l’instruction et à l’encouragement des jeunes docteurs et des étudiants en médecine5. »

5Au lieu de léguer sa collection à la Société royale des sciences6 comme il l’envisage un moment, la question de l’utilité de cette bibliothèque pour les élèves médecins le pousse à privilégier l’Hôtel-Dieu. La proximité immédiate avec les locaux où les élèves médecins visitent les malades en compagnie de leurs professeurs est un argument en faveur de ce don. Le catalogue imprimé de cette collection démontre que la composition disciplinaire en est majoritairement médicale, les autres sciences « annexes » de la médecine comme la chimie ou la botanique n’étant que très peu représentées par comparaison avec les ouvrages médicaux7.

6De leur côté, les collections de la Société Royale des sciences, qui après 1793 exciteront les convoitises, feront l’objet de plusieurs prélèvements pour l’école de santé. Pour les cours de chimie que Chaptal y dispense, on récupère dans le dépôt littéraire de l’Hérault le cabinet de physique de la Société8. De même, on trouve dans la Bibliothèque de médecine divers ouvrages dont la reliure porte la mention « Société royale des sciences », ce qui prouve que l’excellence de ces collections est connue des professeurs de l’École de santé et des amateurs de science9. Car il s’agit bien d’une entreprise globale d’enrichissement des collections, quel qu’en soit le type : instruments, spécimens, ouvrages ou manuscrits, tout contribue à l’élaboration d’un instrument de savoir performant. Pendant les quelques années où Chaptal est effectivement en position de jouer un rôle déterminant pour l’enrichissement des collections de son université, il ne s’en privera pas comme en témoignent certains documents redécouverts récemment.

Le Jardin des Plantes de Montpellier

7Fondé sous Henri IV en 1593 – avant même celui de Paris – par Pierre Richer de Belleval, le Jardin des Plantes est une collection majeure de l’École de santé montpelliéraine. Pendant la période révolutionnaire, il est mis sous la responsabilité de la municipalité, qui fait face à des difficultés pour empêcher que les habitants utilisent cet espace pour produire de quoi se nourrir ou fasse la lessive dans ses points d’eau. Sur le plan scientifique, les archives mentionnent des envois ou échanges de plantes et de graines. C’est ainsi qu’une lettre de Chaptal accompagne l’envoi de plusieurs noix de pécan à l’École de santé : il suggère qu’on tente la culture du pacanier au Jardin des Plantes, tentative qui paraît avoir réussi, car le pacanier reste l’un des spécimens incontournables du jardin jusqu’à aujourd’hui. L’action de Chaptal sur le Jardin des Plantes se traduit également par l’envoi de personnel qualifié à Montpellier, comme le jardinier Michel10 auquel on doit un changement dans l’orientation des plates-bandes du jardin et de l’organisation de leur culture.

8Comme François Michaud11 qui appelait au réexamen de diverses sources, dont certaines publications parfois récentes sur l’histoire du Jardin des Plantes de Montpellier ne tiennent pas compte ou n’ont pas connaissance, il faut souligner que certaines sources en cours d’inventaire doivent être remises au cœur d’investigations historiques pour préciser la connaissance traditionnelle transmise de génération en génération sur l’histoire des collections patrimoniales universitaires montpelliéraines. Plus qu’un objet pour l’histoire locale, elles doivent être replacées dans des problématiques plus larges d’histoire des collections scientifiques et tenir compte de la manière dont elles ont été constituées et organisées. La prise de conscience des efforts et des moyens consentis par nos prédécesseurs pour rassembler ce qui forme actuellement le patrimoine universitaire dont nous avons la responsabilité, permet de relativiser le caractère onéreux qu’on reproche souvent à l’entretien voire à la restauration de ces collections historiques. Cela ne doit pas nous enfermer dans une rigidité de gestion qui serait mortifère – poser la conservation de la collection patrimoniale comme prioritaire sur son accès par le public en serait un travers, surtout lorsqu’il s’agit de collections patrimoniales documentaires. Au contraire, cela devrait plutôt nous inciter à nous inspirer de nos prédécesseurs, et du souci qui fut le leur dès l’origine, de rendre ces collections accessibles à la communauté universitaire montpelliéraine et au-delà, amateurs éclairés faisant partie d’un réseau national ou international qui convergea à un moment ou un autre autour des collections montpelliéraines. Hier comme aujourd’hui, il s’agit de donner accès à ces collections dont l’histoire doit pouvoir être étudiée, ce qui pose en arrière-plan la question des moyens alloués par les tutelles pour rendre possible le traitement des collections et en favoriser l’étude.

9Diverses sources concernant l’histoire du Jardin des Plantes à l’époque révolutionnaire ont en effet récemment refait surface, par exemple des plans aquarellés représentant le projet de l’architecte parisien Delagardette, sollicité par Chaptal pour la construction de l’orangerie du Jardin des Plantes, projet réalisé12 de 1802 à 1806. On peut citer d’autres données plus discrètes qui refont surface au hasard d’opérations de traitement documentaire à la bibliothèque, notamment des documents qui concernent l’histoire d’une autre collection majeure de l’École de Santé, celle du conservatoire d’anatomie.

Le conservatoire d’anatomie

10Dès l’origine, cette prestigieuse collection est le réceptacle d’une grande diversité disciplinaire de spécimens en plus des collections d’anatomie humaine qui en forment le cœur : zoologie, paléontologie, modèles naturels ou d’imitation (en papier mâché ou cire par exemple), instruments de chirurgie, minéralogie, etc. (fig. 1).

Fig. 1. - S. Albini Tabulae sceleti et musculorum corporis humani, 1747, K 18.

11Au-delà de son intérêt pour le spécialiste d’histoire de la médecine, on peut s’attarder sur la partie minéralogique de ces collections. Le registre d’inventaire mentionne un voyage du conservateur à Paris pour obtenir du Muséum des échantillons des mines du Harze en Allemagne grâce à l’entremise du ministre de l’Intérieur, démontrant ainsi le rôle actif de Chaptal dans la constitution des collections scientifiques : le terrain de chasse pour les collecteurs se fait à échelle locale, nationale et internationale, aux sources les plus réputées. En 1803, le gouvernement achète les cires de Felice Fontana à Florence pour l’École de santé de Montpellier13.

12Le bâtiment qui accueille les collections, ainsi que son aménagement sont une préoccupation des Montpelliérains de cette époque : le bibliothécaire Prunelle indique ainsi avoir trouvé des armoires vitrées « propres au conservatoire ». Les inventaires du conservatoire sont aussi des témoins de l’organisation intellectuelle des collections, traces plus explicites que d’autres vestiges quasi invisibles dans leur lieu de conservation. La collection des poissons des mers du Sud d’Auguste Broussonnet en est un exemple : à la mort de ce dernier en 1807, on obtient grâce à l’influence du botaniste Auguste Saint-Hilaire un financement pour acquérir sa collection d’ichtyologie constituée lors d’un séjour prolongé en Grande-Bretagne en 1780-1781, pendant lequel il travaille sur les collections de Sir Joseph Banks. Celui-ci lui donne alors une série de poissons naturalisés des mers du Sud, rapportés du premier voyage de Cook. Quelle surprise, sachant cela, de découvrir fortuitement dans les réserves de la bibliothèque un petit ensemble cohérent d’ouvrages imprimés à Londres à la fin du xviii^e siècle sur les techniques de pêche à la ligne, et qui portent l’ex-libris manuscrit de Broussonet ! Ils faisaient certainement partie de cette collection zoologique, sans qu’on ait gardé mémoire de cette arrivée dans la bibliothèque. Cette dispersion dans plusieurs lieux de conservation d’une même collection cohérente révèle une solidarité montpelliéraine qui se met en place pour enrichir globalement les collections de l’École de santé, et qu’on peut observer plus particulièrement pour la bibliothèque.

La bibliothèque

Quelles collections, quels acteurs ? Haguenot, Barthez, Prunelle

13Au-delà des figures majeures que sont Haguenot et Barthez, qui lèguent leur collection à l’École de santé14 pour des questions d’utilité au public, et qui chacune ont leurs caractéristiques propres en termes de contenu disciplinaire15, c’est la figure de Gabriel Prunelle qui retient plus particulièrement notre attention, notamment son rôle de collecteur et d’organisateur de la collection, de sa mise en espace et son accès au public. Ce faisant, il met en œuvre des méthodes professionnelles inventées pendant cette période, autour d’une conception très moderne de ce qu’est une collection de bibliothèque et des usages qui en sont faits (fig. 2).

Fig. 2. - Portrait de Gabriel Prunelle, auteur inconnu, huile sur toile.

14Prunelle, médecin militaire et ancien élève de Chaptal, est missionné par l’École de santé de Montpellier et le gouvernement pour enrichir les collections de la bibliothèque. Il effectue entre 1797 et 1806 de nombreux voyages de mission dans ce but, en province mais aussi à Paris ou à l’étranger. Comme ses collègues de l’École de santé, il considère qu’un bon médecin doit connaître le meilleur dans tous les domaines de la connaissance. Le document primordial pour tous les conservateurs de cette collection reste l’ordre de mission officiel de Prunelle :

« J’ai chargé M. Prunelle de visiter les bibliothèques centrales et communales, les dépôts littéraires provisoires, les cabinets d’histoire naturelle, de phisique et autres répandus dans les divers départements de l’empire16. » (15 messidor an 12/4 juillet 1804)

15À partir de 1807, période où se tarissent les apports majeurs pour les collections montpelliéraines, lorsque Chaptal n’est plus ministre de l’Intérieur, il se stabilise à Montpellier où on le charge du cours de médecine légale et d’histoire de la médecine17. En 1819, on l’accuse de provoquer l’agitation des étudiants et il partage la disgrâce de Broussonnet : on va même jusqu’à l’accuser d’avoir volé des livres de la bibliothèque sous prétexte de l’avoir vu détruire des cartes du catalogue de la bibliothèque18. C’est un fait qu’il joue un rôle incontournable dans divers échanges documentaires dans le cadre de ses fonctions de bibliothécaire : il cherche ainsi à enrichir les collections de l’École de santé, mais ses voyages de collecte lui donnent aussi l’occasion de constituer une collection personnelle dont on trouve trace dans le catalogue de la bibliothèque municipale de Lyon19. Il saisit cette opportunité pour compléter les bibliothèques de travail de ses collègues montpelliérains20. En 1820, il part à Lyon dont il deviendra maire, notamment pendant la révolte des canuts. Figure majeure dans l’histoire de la bibliothèque de médecine, c’est pour ses talents d’organisateur qu’il est resté dans les mémoires.

16On peut penser que l’estampille utilisée pour la collection dite teknè makrè21 de Prunelle permettrait d’identifier la collection rassemblée entre 1797 et 1806, mais elle a été utilisée tout au long du xix^e siècle, ce qui fait qu’il faut croiser cette donnée avec d’autres sources, comme les listes des dépôts littéraires conservées à l’Arsenal (Ms 6513), et avec le registre d’inventaire de l’an 1809 pour retrouver la collection de 1797-1820. Il serait ensuite nécessaire d’effectuer un travail d’analyse plus précis de cette collection en croisant ces différentes données. Pour le moment, on considère que sur quelque 50 000 à 60 000 volumes qui auraient été rassemblés à cette période, 45 % de la collection sont des ouvrages médicaux et 55 % couvrent d’autres disciplines. Au-delà du contenu de la collection, il faut s’interroger sur les méthodes de collecte mises en œuvre par Prunelle.

Correspondance et méthodes de collecte

17Comme l’École de santé montpelliéraine est une école de rang national au même titre que celles de Strasbourg et de Paris, cela signifie que les prélèvements pour constituer sa bibliothèque se font à grande échelle, y compris en Allemagne, en Italie ou en Belgique. Les voyages de Prunelle (qui se rend par exemple à Turin en avril 1807) lui permettent d’être attentif à la qualité de l’enseignement des sciences ; il n’est d’ailleurs pas grandement impressionné par le niveau de l’enseignement en physique dispensé par Capalli22. Dans la correspondance parvenue jusqu’à nous, il raconte qu’il chasse le chamois dans les montagnes, puis dissèque lui-même sa proie qu’il destine au conservatoire d’anatomie. Il évoque dans une autre lettre l’envoi par le Muséum d’histoire naturelle de Paris du squelette d’un éléphant jamais retrouvé à ce jour23. Pour les livres et manuscrits, Prunelle se sert localement, mais aussi à Paris et partout en France (Dijon, ou Troyes par exemple, pour les manuscrits de l’abbaye de Clairvaux) ; il fait également des tentatives à Carpentras sur la collection Peiresc, ou à Nîmes sur la collection Séguier, mais sans succès. On a traditionnellement tendance à souligner plutôt les succès de Prunelle que ses échecs qui sont cependant bien réels. Malgré sa réputation persistante de prédateur national pour les grandes collections, son ambition était bien de prélever aux meilleures sources pour construire une collection d’excellence pour Montpellier ; mais le succès de son action dépend aussi du caractère conciliant des interlocuteurs qu’il trouve face à lui24.

18Prunelle se sert également dans les doubles des dépôts littéraires, dont la vente lui permet d’autres achats lors de ventes de succession (notamment celle de la bibliothèque du botaniste L’Héritier de Brutelle, évoquée dans sa correspondance). Prunelle envoie des listes de titres qu’il recherche aux divers conservateurs de dépôts littéraires et à des libraires (sous couvert du ministre de l’Intérieur), ce qui prouve l’étendue du réseau qu’il mobilise pour cette collecte, et confirme la traçabilité des diverses collections scientifiques nationales, même en une période aussi troublée politiquement. Surtout, les Montpelliérains sont des relais importants de la collecte. Le préfet de l’Hérault constitue un maillon de cette chaîne dans la mesure où il participe aux aspects logistiques. Lorsqu’il faut solliciter des responsables locaux ailleurs qu’à Montpellier, le recours aux lettres de recommandation du ministère est incontournable (fig. 3).

Fig. 3. - Missale præcipuorum festorum, ms. lat., xiv^e siècle, H 261.

19Le traçage de certains exemplaires ou titres importants pour l’élaboration de cette collection d’excellence est une préoccupation constante. La correspondance de Prunelle s’en fait largement l’écho : lorsqu’il a identifié la présence de tel exemplaire important à ajouter à la bibliothèque de l’École de santé, il met tout en œuvre pour faire parvenir l’ouvrage jusqu’à Montpellier. Il identifie certains titres qu’il considère incontournables. Pour certaines éditions prestigieuses comme les Liliacées de Redouté (fig. 4), les premiers fascicules lui sont directement adressés par le ministère de l’Intérieur dont il s’empresse de faire don à la bibliothèque de l’École de Santé montpelliéraine.

Fig. 4. - Redouté, Les Liliacées, K 45.

20Prunelle organise la logistique du transport d’ouvrages de Paris ou de l’étranger en les faisant envoyer par le ministère de l’Intérieur. Cela a l’avantage de valider administrativement ces envois à l’École de santé – il devient plus difficile de s’opposer à des demandes du pouvoir central – tout en sécurisant leur livraison, sans oublier d’économiser les frais de port. À Montpellier, les caisses en bois garnies de paille parviennent au préfet qui les transfère ensuite à l’École de santé. Prunelle, qui a inventorié précisément le contenu de chaque caisse, a prévenu ses collègues de ne pas les ouvrir en son absence pour éviter les déprédations avant le recensement officiel des ouvrages dans les collections de la bibliothèque. Certains exemplaires particulièrement précieux sont détournés vers le cabinet du ministre de l’Intérieur, en remerciement de l’appui que celui-ci apporte à l’École de Santé. Préalablement à l’envoi à Montpellier de certains incunables, Prunelle les confie à un relieur rue Saint-Jacques à Paris : la reliure permet de les rendre plus solides avant de les envoyer vers Montpellier. Un devis établi en ce sens, et retrouvé récemment dans un carton d’archives, permet de comprendre cette méthode de travail de Prunelle, et de dater par conséquent certaines reliures d’incunables qui rappellent cette étape particulière de leur histoire (fig. 5 et 6).

Fig. 5. - Devis établi pour la reliure de certains ouvrages destinés à l’École de Santé chez Pradel rue Saint-Jacques à Paris.

Fig. 6. - Les incunables de la série J reliés avant envoi à Montpellier.

21À Montpellier, en attendant l’aménagement d’un local spécifique, les ouvrages restent en caisse de longues années. Prunelle donne cependant des indications très précises sur la manière dont ces caisses doivent être stockées (légèrement surélevées pour faciliter la ventilation des ouvrages et éviter qu’ils ne soient abîmés) ; il déplore dans une lettre du 8 fructidor an 12 (26 août 1804) que des ouvrages ont été mouillés et craint que certains ne soient irrémédiablement endommagés ; il fait cependant toutes les recommandations nécessaires pour que l’on procède à leur séchage. Comme nombre de ceux qui comme lui travaillent sur le terrain à organiser ces transferts de collections au niveau national, il utilise la méthode désormais bien connue d’inventaire sur cartes à jouer, qu’il évoque dans l’une de ses lettres25 (fig. 7). Comme bien d’autres, Prunelle participe à toute une tradition professionnelle autour de l’inventaire du patrimoine national et de son organisation. On a retrouvé à ce jour seulement deux fragments de cartes à jouer, avec descriptions bibliographiques au verso, traces de cette méthode utilisée aussi pour la collection montpelliéraine ; une fois le classement alphabétique des cartes effectué, il ne reste plus qu’à rédiger le catalogue de la collection sur un registre, intitulé ici « Catalogue de l’an 1809 ».

Fig. 7. - Cartes à jouer d’inventaire, catalogue et registres de prêt de la bibliothèque de l’École de Santé. Réserve, collection des catalogues anciens.

Collecter pour donner accès

22Dès 1806, Prunelle se fixe à Montpellier et concentre ses efforts sur l’organisation de la collection pour la rendre accessible à un large public. C’est ainsi qu’il réfléchit d’abord à l’aménagement de la salle de lecture et rédige un projet pour la bibliothèque. Grâce à ses voyages de mission, il a vu de nombreuses salles de lecture qui lui servent de sources d’inspiration. Comme tous les bibliothécaires, il s’inquiète de la capacité de stockage possible : c’est Prunelle qui insiste pour construire une galerie permettant de ranger les ouvrages jusqu’au plafond. Il évoque sa visite de la bibliothèque de Dijon pour étayer son argumentaire, et convaincre sa tutelle qu’un aménagement de ce type ne coûte pas très cher (« seulement 15 000,00 F »). Retrouvé récemment, le cahier des charges pour l’aménagement de la salle de lecture date de deux ans après le départ de Prunelle, mais sa mise en œuvre respecte les principes qu’il a défendus26. Dès le début, on cherche des chaises et des tables de travail pour la salle de lecture, et on se sert au début dans les stocks de chaises récupérées dans les églises, certaines en très mauvais état ; on recouvre les tables de drap vert pour cacher leur disparité (fig. 8).

Fig. 8. - Salle de lecture de la bibliothèque, dite « salle Prunelle ».

23Outre l’aménagement de la salle de lecture, le catalogue reste l’outil indispensable pour consulter la collection disponible. Seuls les professeurs peuvent emprunter des ouvrages ; Prunelle aimerait pour certains titres fondamentaux disposer de deux exemplaires, le premier prêtable et l’autre autre exclu du prêt ; ceci démontre une approche très moderne dans la gestion des collections. Les lecteurs doivent respecter un règlement adopté en 1809 qui indique, par exemple, que seul le personnel de bibliothèque est habilité à prélever les ouvrages sur les rayonnages. On se préoccupe de la mise à jour constante de l’état des collections : un récolement complet est prévu chaque année. Les registres de prêt prouvent que cette collection est disponible au-delà des seuls professeurs de la Faculté de médecine : certains autres professeurs, notamment de la Faculté des sciences créée en 1809, consultent ces collections. Ceci démontre une ouverture vers un public érudit montpelliérain plus large que la seule École de santé. Dans cette perspective, la présence de cette collection d’excellence rassemblée par la Faculté de médecine est un facteur d’impulsion intellectuelle du paysage intellectuel montpelliérain, au-delà de la science médicale et de son enseignement. En ce début de xix^e siècle, le paysage universitaire montpelliérain se déploiera en fonction de la présence de certaines collections prestigieuses comme celle de la Faculté de médecine, sans pour autant gommer le dynamisme scientifique qui se nouera localement autour d’autres disciplines : la botanique, discipline enseignée à la Faculté des Sciences, à la Faculté de médecine, et à l’École de pharmacie, en est un parfait exemple.

24Retravailler les sources disponibles sur l’histoire de l’origine des collections de l’École de santé de Montpellier est une tâche qui va se poursuivre de plus belle pendant les mois qui viennent. Deux aspects importants se combinent pour rendre possible ce travail : d’une part, une restructuration administrative toute récente qui a permis d’intégrer le service des collections patrimoniales documentaires dans la direction de la culture scientifique et du patrimoine historique de l’université de Montpellier. Ce changement institutionnel permet une gestion plus globale des diverses collections universitaires, plus conforme à la manière dont elles ont été constituées. Il reste cependant beaucoup à explorer au-delà de la période révolutionnaire. Oser travailler les sources selon une méthode d’historiens, en lien étroit avec les chercheurs, devient un enjeu majeur. Tout est à construire et à inventer sur cette question. Le deuxième aspect est que pour la première fois depuis les années 1950, la bibliothèque de médecine doit déménager 5 km linéaires de collection, en lien avec un chantier de mise en conformité incendie de ses réserves dans le bâtiment historique de médecine. Les équipes se mobilisent et font face à des problématiques très similaires à celles que Prunelle, et que tous ceux qui ont œuvré pour la bibliothèque, ont dû résoudre pendant le grand « chambardement » révolutionnaire, à la fois sur le plan scientifique – il faut analyser les raisons de l’organisation actuelle des collections pour élaborer un plan de redéploiement temporaire puis permanent à la suite des travaux – et sur le plan logistique. Ce type d’opération de grande ampleur permet la redécouverte de certaines sources oubliées et négligées. Ces traces d’une histoire passée redeviennent visibles et acquièrent le statut de sources pour l’historien, qui n’est possible que si conservateurs et historiens travaillent en étroite collaboration : c’est un tournant que nous ne devons pas manquer.